Book Title

Chapitre 2 : Poetria vetus

Jean-Yves TILLIETTE

Le chapitre qui précède a rappelé l’influence considérable du De inventione et de la Rhétorique à Herennius sur la culture scolaire et grammaticale du moyen âge central. Quintilien étant alors peu lu1, les traités de la maturité de Cicéron presque pas, l’autre référence classique qui s’impose en matière de composition littéraire est bien entendu l’ars d’Horace. Dans la mesure où les savants médiévaux, « nains juchés sur les épaules des géants », s’autorisent le plus souvent d’une caution prestigieuse, il est bien légitime de se demander si le poème de Geoffroy de Vinsauf, qui partage avec celui d’Horace la particularité d’être entièrement composé en hexamètres, n’entend pas s’inscrire dans sa lignée – même si les deux textes paraissent à première vue n’avoir aussi peu en commun que l’Ulysse de James Joyce et l’Odyssée. Le premier indice d’une telle parenté est constitué par le titre même de la Poetria nova, dont l’authenticité semble garantie par la tradition manuscrite, les mentions de catalogues anciens de bibliothèques et le témoignage du Registrum multorum auctorum d’Hugues de Trimberg2.

Le titre de la Poetria nova

Le mot poetria est un hellénisme. Employé à l’origine comme féminin de poeta, il désigne la poétesse, la femme poète : Ovide tout comme saint Augustin parlent de la poetria Sapho. C’est, semble-t-il, à l’époque carolingienne que le terme en vient à prendre le sens de « poésie » : le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France latin 10130, copié à Autun vers 850, fait précéder l’Art poétique d’Horace de la mention : incipit de arte poetriae ; à la même époque, l’adjectif poetrius prend chez Jean Scot le sens de poeticus. Au Xe siècle, cet amateur de mots rares et précieux qu’est Rathier de Vérone emploie une fois poetria dans le sens de poesis3. Nous n’avons pas su déterminer avec certitude à la suite de quel processus on a glissé de ce sens-là à celui-ci : est-il lié à l’interprétation erronée, dans les premiers siècles du moyen âge, d’un glossaire de mots rares ? Faut-il l’analyser comme une métonymie, identifiant la poétesse par excellence, la figure féminine de la Muse, à la poésie même ?

Quoi qu’il en soit, un troisième sens, celui d’« art poétique », de « poème sur le poème », qui nous intéresse directement ici, fait son apparition vers la fin du XIe siècle – datation qui n’est sans doute pas indifférente, compte tenu de la chronologie que s’est efforcé d’esquisser le précédent chapitre. Deux manuscrits de l’Epître aux Pisons donnent alors à ce texte le titre de Liber poetriae4. Toujours aux alentours de 1100, un accessus (i.e. une brève notice pédagogique) à l’œuvre d’Horace s’emploie, dans un louable effort de clarté définitoire, à distinguer poetria de poesis :

« Remarque : dans cet ouvrage (sc. l’Art poétique) on désigne Horace du nom de poetrides (« poéticien ») et son œuvre s’intitule Poetria, c’est-à-dire « loi [donnée au] poète ». Quiconque en effet applique les préceptes ici énoncés par Horace est dit poète (poeta), c’est-à-dire « celui qui invente » ou « qui façonne » ; l’œuvre d’un poète particulier est un poème (poema), les écrits de l’ensemble des poètes la poésie (poesis). Autre remarque : on appelle poètes ceux qui présentent comme vraisemblable ce qui n’existe pas réellement – ainsi Virgile, Ovide, Térence. Celui-ci (sc. Horace), du fait qu’il ne procède pas de la même façon, mais bien plutôt énonce ce qui existe réellement, on ne l’appelle pas « poète », mais « poetrides »5.

L’antithèse clairement posée entre les deux couples poeta / poema et poetrides / poetria renvoie donc à deux modalités bien distinctes de l’acte d’écriture. Elles s’opposent comme le « premier degré » au « second degré », le littéraire au métalittéraire. Il faut noter en outre que cette opposition en recoupe une autre, assez maladroitement formulée ici, entre réalité (du travail sur les mots) et caractère fictif (des sujets traités par les poètes). Cette contradiction, que la tradition chrétienne, quasiment dès l’origine, tend à énoncer en termes moraux (vérité vs. mensonge) est au cœur de la réflexion du XIIe siècle sur la poésie. On aura l’occasion d’y revenir au chapitre suivant.

Le sens du mot poetria est encore précisé par un autre texte à vocation pédagogique. Il s’agit du remarquable Dialogue sur les classiques composé vers 1140 par le clunisien Conrad, maître de l’école du monastère d’Hirsau. L’extrait qui suit se réfère toujours à l’Art poétique d’Horace :

« Le disciple : pourquoi a-t-il (Horace) orné ce livre d’un tel titre, je veux dire : Poetria ? Qu’est ce que c’est que poetria ?

Le maître : La poetria (ou poetrida) est une femme qui s’adonne à la poésie. On considère qu’[Horace] a eu recours à un tel titre pour la raison suivante : il présente en tête même de son livre une femme supérieurement belle, par quoi il veut que l’on entende la matière ; c’est en elle que réside et d’elle que procède le sens (sententiae) qui, à l’aide de l’agencement approprié des arguments, parachève le corps entier de l’œuvre. »6

Ce propos passablement alambiqué a du moins le mérite d’essayer d’établir un lien entre le sens classique du mot poetria et celui qu’il a acquis au XIIe siècle. On se souvient que l’Epître aux Pisons s’ouvre sur la description d’un monstre à tête de femme et corps d’animal – le modèle même de juxtaposition incongrue que l’art se doit d’éviter. Sans égard pour un tel contexte, la glose implicite de Conrad d’Hirsau fait du beau visage féminin une allégorie de la « matière » poétique – materia ; il conviendra de préciser le sens de ce terme –, à laquelle toutes les composantes du discours doivent ou devraient congrument s’adapter. Ainsi, par synecdoque, cette image liminaire aurait inspiré à Horace son titre.

On est en droit de trouver ce raisonnement bizarre. Retenons-en les termes materia, sententia, corpus operis, congrua dispositio que la lecture de la Poetria nova permettra d’expliciter. Ce qui est sûr en tous cas, c’est qu’au milieu du XIIe siècle, le mot poetria non seulement se réfère à la composition du poème selon les bonnes règles, mais aussi se trouve décidément associé à l’épître d’Horace.

Cela nous conduit naturellement à gloser la seconde partie du titre donné à son œuvre par Geoffroy de Vinsauf : si sa poetria est nova, c’est en bonne logique qu’elle s’oppose à une poetria vetus. Nous n’avons plus dès lors la moindre difficulté à identifier celle-ci : il s’agit bien de l’Art poétique d’Horace, que 25 manuscrits antérieurs à 1200 désignent du seul titre de Poetria7. Le projet de Geoffroy fut-il donc de remplacer un ensemble de règles qui avaient jusqu’alors organisé les principes de la création poétique, mais se trouvent désormais frappées de caducité, par un autre, plus adapté ? Une telle proposition, polémique et d’ailleurs toujours implicite dans le texte de la Poetria nova, serait alors à mettre au compte d’une certaine valorisation de la modernitas, un concept affecté de connotations très péjoratives au début du moyen âge, mais que plusieurs importantes œuvres littéraires de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle s’emploient à réhabiliter8. C’est ainsi que le dictator Boncompagno da Signa conçoit, avec une franche agressivité, sa Rhetorica novissima comme destinée à démoder les rhetoricae vetus (le De inventione) et nova (la Rhétorique à Herennius) de Cicéron…

Quoi qu’il en soit, le titre même du poème de Geoffroy de Vinsauf nous enjoint de le comparer à celui d’Horace.

La structure de la Poetria nova

Le texte de l’Epître aux Pisons est aujourd’hui considéré par la critique unanime comme « énigmatique », « difficile » et « déconcertant »9. C’est qu’il est loin de répondre à ce que l’on attend en principe d’un écrit appartenant au genre littéraire de l’ars (mais il est vrai que l’on ignore le titre original du poème d’Horace, que Quintilien est le premier à désigner sous l’appellation de De arte poetica), à savoir un manuel, un traité, obéissant aux règles d’un plan rigoureux, logique et bien agencé. Tout au contraire Horace, fidèle à la manière qui est la sienne dans les Satires ou dans les autres épîtres, y adopte le ton et la forme de la conversation à bâtons rompus, des variations sur un thème donné qui sautent de digression en digression, au gré fantaisiste de l’intuition et de l’association d’idées. Ce n’est pas qu’il soit impossible d’extrapoler de son propos une doctrine, autour de la récurrence de quelques idées-force – la notion de « convenance » (decorum, proprietas), l’utilité morale et sociale de la poésie, la nécessité de l’exercice et de l’apprentissage –, mais le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’est pas méthodiquement articulée. La critique moderne s’est ingénieusement appliquée à ordonner ce propos décousu (ars est celare artem !) et à le soumettre, parfois avec un certain bonheur, à diverses grilles de lecture : ainsi, celle qui consiste à subdiviser l’épître en trois parties de longueur sensiblement égale, « sur la poésie » (περὶ ποιήσεως, v. 1-152), « sur le poème » (περὶ ποιήματος, v. 153-294) et « sur le poète » (περὶ ποιητοῦ, v. 295-fin)10. Cette hypothèse de lecture vraisemblable et élégante ne parvient pas pour autant à rendre l’exposé d’Horace rigide et dogmatique. Son cours capricieux l’amène à revenir avec insistance sur certains thèmes, de sorte que les trois parties supposées se compénètrent.

Or, il y a lieu de penser que les maîtres médiévaux, bien plus encore que les modernes, ont été embarrassés par cette absence de ligne directrice nette, avides comme ils l’étaient de disposer en ces matières d’un arsenal de préceptes simples, clairs, logiquement enchaînés et hiérarchisés – en témoigne par exemple le succès du De inventione et de la Rhétorique à Herennius au détriment de textes comme le De oratore. Ils n’en ont pas moins affronté bravement la difficulté suscitée par le caractère vagabond du propos horacien, comme on va bientôt le voir.

Mais considérons d’abord la Poetria nova. Celle-ci, au rebours de son modèle supposé, suit sans faille un plan d’une grande précision, et annoncé presque d’entrée de jeu. Après la dédicace au pape Innocent III, puis quelques considérations d’ordre général sur les relations en poésie entre materia et stilus, le contenu et la forme, on lit en effet sous la plume de Geoffroy :

80 Est operae primae, quo limite debeat ordo

Currere ; – cura sequens, qua compensare statera

Pondera, si juste pendet sententia ; – sudor

Tertius, ut corpus verborum non sit agreste,

Sed civile ; – labor finalis, ut intret in aures

85 Et cibet auditum vox castigata modeste,

Vultus et gestus gemino condita sapore.11

« Ce dont il faut en premier lieu se soucier, c’est du chemin que doit suivre l’ordre [du poème] ; être ensuite attentif au choix de la balance sur laquelle équilibrer les masses si [l’on veut que] le sens soit pesé avec équité (on retrouve ici le lien esquissé par Conrad d’Hirsau entre l’agencement harmonieux des éléments du poème et sa sententia, sa signification profonde – le mot appartient au vocabulaire technique de l’exégèse) ; troisièmement, consacrer sa peine à faire que la matière verbale (litt. : le corps des mots) ne soit pas rustique, mais urbaine ; enfin, s’efforcer que la voix, éduquée aux règles de la mesure, suavement agrémentée à la fois par les expressions du visage et les mouvements du corps, pénètre les oreilles et repaisse l’ouïe. »

(Poetria nova, 80-86)

Dans ce plan en quatre parties, que Geoffroy va suivre pas à pas, on aura sans aucun doute reconnu les subdivisions traditionnelles de la rhétorique :

1. Aux v. 87-202 de la Poetria nova, il sera en effet question de l’ordo (v. 80), c’est-à-dire de la dispositio.

2. Bien plus longue, la deuxième partie (v. 203-741) analysera les procédés de l’amplificatio et, plus succinctement, ceux de l’abrevatio, auxquels fait allusion l’image précieuse de la balance et des poids (v. 81-82). Geoffroy de Vinsauf est le premier des théoriciens médiévaux du langage à étudier de façon systématique ces types d’énoncés. Visent-ils simplement à orner le discours, comme le pense Faral, – auquel cas ils relèveraient de l’elocutio rhétorique ? Ce n’est pas de ce point de vue qu’il convient, selon nous, de les envisager. Chez Geoffroy de Vinsauf comme dans la théorie classique, amplificatio, qui a partie liée avec la mise au jour de la sententia, est à entendre non au sens quantitatif de « dilatation » (comment dire en beaucoup de mots peu de choses), mais au sens qualitatif de « mise en relief »12. Elle tend donc moins à orner le discours qu’à accroître sa force argumentative et à soutenir son intention persuasive. A ce titre, elle relève de la théorie des lieux communs (cf. Rhétorique à Herennius, 2, 47-48), qui sont un des fondements de l’inventio.

3. De façon plus limpide, la troisième partie de la Poetria Nova (v. 742-1946) énoncera la définition et illustrera l’emploi des figures, en vertu de la tripartition canonique en tropes, figures de mots et figures de pensée13. Là, on se trouve sans ambiguïté dans le cadre de l’elocutio : le développement sur les figures non-tropes suit d’ailleurs pas à pas le livre 4 de la Rhétorique à Herennius, consacré à cette partie de l’art. On notera en outre que les considérations sur les « conversions », les « déterminations » et les défauts à éviter qui émaillent ce passage de la Poetria nova relèvent de plein droit de l’enseignement du grammairien, spécialiste, on l’a dit, de la rhétorique restreinte des schemata et des tropi.

4. Enfin, la quatrième et dernière partie de la Poetria nova formulera les règles de l’actio, de la récitation orale du poème – la « performance », dirait-on aujourd’hui. L’aspect vocal et gestuel de la communication littéraire est analysé aux v. 1947-1972 et 2034-2069. Au cœur de ce développement s’insèrent (v. 1973-2033) des considérations sur la mémoire – cette memoria qui constitue pour Cicéron la quatrième partie de la rhétorique, entre elocutio et actio. Sans l’avoir annoncé expressis verbis au début du poème, Geoffroy associe donc, et intègre assez logiquement, des préceptes sur la mnémotechnique à l’évocation de la performance publique.

Ainsi, le plan de la Poetria nova calque-t-il fidèlement celui de la Rhétorique à Herennius – à une différence majeure près, dont il conviendra de mesurer la portée : l’inversion de l’ordre (logique ? hiérarchique ?) entre les deux premières parties, inventio et dispositio. On est décidément fort loin de l’ars d’Horace, à laquelle ne renvoient que quelques parallèles textuels banals et de ce fait peu significatifs14, et dont on peut imaginer qu’elle est apparue soit trop abstraite – lorsqu’elle développe des considérations générales sur l’esthétique –, soit trop concrète – quand elle analyse tel genre poétique particulier – pour servir de modèle utilisable.

Pourquoi, dans ces conditions, le choix du titre Poetria nova ? C’est pourtant bien, en l’opérant, par rapport à Horace, et non à Cicéron, que Geoffroy de Vinsauf entendait prendre position15. Les deux poetriae, l’antique et la médiévale, sont d’ailleurs fort souvent associées par les manuscrits. Nous pensons donc, contre la majorité des commentateurs, qu’il ne faut pas s’en tenir à l’apparence, c’est-à-dire au lien manifeste de filiation entre la Rhétorique à Herennius et la Poetria nova, mais interroger obstinément la relation plus équivoque de celle-ci à Horace, afin de voir dans quelle perspective s’inscrit cette rhétorisation de l’écriture poétique.

Les commentaires médiévaux à l’ars d’Horace

La clé du problème qui vient d’être posé, et qui déborde largement le cadre épistémologique d’une Quellenforschung, est à rechercher dans la façon dont les maîtres du XIIe siècle lisaient l’Art poétique d’Horace. Eux aussi se sont tant bien que mal efforcés d’en déchiffrer l’organisation. Dès les environs de 1100, l’accessus dont nous avons déjà cité un extrait s’y emploie, en mettant l’accent sur les premiers vers de l’épître d’Horace, considérés comme l’énoncé sous forme imagée d’un certain nombre de règles. Après avoir brièvement évoqué les circonstances biographiques de la composition de l’œuvre et en avoir résumé le propos en termes généraux (« nous ouvrir à la connaissance de l’expression correcte et ornée et à la pratique des écrivains qui suivent les règles »16), l’auteur anonyme de l’accessus poursuit :

« La Poetria compte quatre parties. Dans la première, l’auteur réprouve les trois vices les plus souvent nuisibles à l’écrivain, à savoir l’incongruité ou le mélange absurde dans les descriptions de personnes ou de choses (Ars, v. 1 sqq.), la digression inutile (v. 14 sqq.), la variation stylistique inadéquate (v. 24 sqq.). Dans la deuxième, il montre quel sujet (materia) chacun doit plutôt choisir (v. 38 sqq.). Dans la troisième, de quelles couleurs de rhétorique il doit agrémenter et orner le sujet dont il a fait choix (v. 153 sqq.). Dans la quatrième, à quels juges et censeurs il doit la soumettre en vue de l’améliorer (v. 365 sqq.) »17.

Le responsable d’un tel résumé a de toute évidence été plus à l’aise avec les conseils négatifs fournis par Horace (« Ne dites pas… »), l’évocation pittoresque, au début de l’ars, des vices du langage poétique qu’il convient d’éviter, qu’avec le reste de l’épître, le très long développement sur les genres littéraires étant par exemple rapporté de façon vague et inexacte au thème des « couleurs de rhétorique ». C’est au demeurant une tendance générale du genre du commentaire que d’insister sur les propositions figurant en tête de l’œuvre qu’il analyse.

On la retrouve dans le texte qui constitue selon toute vraisemblance le « chaînon manquant » entre l’Art poétique et la Poetria nova. Le mérite entier d’une telle découverte revient au savant danois Karsten Friis-Jensen. Ce dernier a mis en évidence l’importance, dans l’histoire de la poétique au moyen âge, d’un commentaire suivi à l’ars d’Horace composé vers le début du XIIe siècle, et fort répandu, puisque l’on n’en a pas conservé moins d’une vingtaine de copies18. Le texte, désigné d’après son incipit du nom de « commentaire Materia », transforme la réflexion vagabonde sur l’esthétique dont l’épître horacienne est le lieu en catalogue systématique de normes. En effet, avant de passer, conformément aux lois du genre, à l’explication grammaticale vers à vers du poème d’Horace, l’auteur du commentaire Materia, adoptant dans un premier temps un point de vue plus synthétique, fait un sort particulier aux trente-sept premiers vers de l’œuvre qu’il étudie ; il en extrapole de façon peut-être forcée et abusive (mais cela aussi est une des contraintes habituelles de la démarche exégétique) les règles d’or de la poétique.

Comme on vient de le rappeler, Horace évoque dans ce passage – mais de façon rien moins que scolaire et raisonnée – les défauts dont doit se garder avec soin le poète. Le commentateur anonyme en identifie et en énumère six, dont la liste sera d’ailleurs reprise mot pour mot par Geoffroy de Vinsauf dans son Documentum de modo et arte dictandi et versificandi. La voici :

1. partium incongrua positio (cf. Hor., ars 1-13) ;

2. incongrua orationis digressio (14-24) ;

3. brevitas obscura et incongrua (25-26) ;

4. incongrua stili mutatio (26-28) ;

5. incongrua materie variatio (29-30) ;

6. incongrua operis imperfectio (31-37)19.

Pour connaître les lois de la composition poétique, il suffit, dans chacune de ces formules, de remplacer l’adjectif incongrua par congrua : le bon poème sera celui dont les parties seront agencées de façon convenable, dont le propos sera émaillé de digressions pertinentes, etc.

Enoncées dans le désordre où est supposé les donner le texte d’Horace, ces règles renvoient à des aspects centraux de la composition poétique : l’organisation de l’énoncé, l’unité du thème, la cohérence stylistique, l’harmonie entre le tout et ses parties. Or, si l’on relit à la lumière de ces préceptes le plan de la Poetria nova, on s’aperçoit que Geoffroy de Vinsauf n’a rien fait d’autre qu’illustrer les premiers d’entre eux : le chapitre sur la dispositio fait écho à la première des règles horaciennes (ou réputées telles) ; le développement sur l’amplificatio à la notion de congrua digressio (deuxième règle) ; celui sur l’abreviatio à celle de congrua brevitas (troisième règle) ; enfin, la réflexion sur les niveaux de style, ornatus facilis et difficilis, qui introduit au catalogue proprement dit des figures, paraît bien renvoyer à la quatrième des règles énumérées ci-dessus. Il semble au demeurant arbitraire de voir dans la suite du poème de Geoffroy une retractatio des deux derniers principes formulés par le commentaire Materia. On peut en revanche tenir pour établi qu’un gros tiers de la Poetria nova visait à illustrer les lois que la doxa scolaire du temps attribuait à l’autorité d’Horace. On a d’autant moins de mal à l’admettre que notre auteur connaissait le commentaire Materia, comme en témoigne l’usage qu’il en fait dans son Documentum. Quant à la fin du poème – liste et caractérisation des figures, développements sur la memoria et sur l’actio –, elle reste tributaire de la Rhétorique à Herennius, peut-être relayée, au chapitre de l’elocutio, par un traité comme celui de Marbode.

Si ce détour philologique à propos des sources de la Poetria nova n’avait pour objet que de justifier le titre du poème, il pourrait légitimement apparaître oiseux. Nous pensons en réalité qu’il nous contraint à modifier radicalement notre approche du texte et à réduire à de plus justes proportions la perspective exclusivement rhétorique selon laquelle on le lit d’ordinaire. Pour Edmond Faral et Ernest Gallo, les deux éditeurs de texte, la Poetria nova n’est guère plus que la traduction en vers de la Rhétorique à Herennius, agrémentée, selon Gallo, de quelques emprunts à Quintilien, et l’application quasi-mécanique de la doctrine cicéronienne au discours poétique. Si tel était le cas, il faudrait hélas considérer que Geoffroy de Vinsauf et les poéticiens de son époque étaient singulièrement obtus et bornés. Quel qu’ait pu être leur goût pour les catégorisations sommaires, faisons-leur pourtant le crédit de penser qu’ils étaient conscients que le De inventione et la Rhétorique à Herennius se référaient à des situations de parole, à des formes de la communication littéraire fort différentes de celles que met en jeu la poésie. On osera donc l’hypothèse suivante : pour ces auteurs, la rhétorique – car rhétorique il y a, indéniablement – n’est pas une fin en soi, mais elle est l’instrument efficace qui leur permet de formuler explicitement et de formaliser les lois du discours poétique énoncées de façon elliptique et confuse par Horace.

Résumons notre propos. Voici, d’un côté, l’Epître aux Pisons qui, depuis Quintilien au moins, fait figure d’autorité en matière de composition poétique – mais, bien qu’on ne l’avoue jamais clairement, car il ne saurait être question de mettre en cause l’auctoritas, son propos apparaît complexe et déconcertant. Voilà, de l’autre, les schémas très clairs que proposent les deux manuels de rhétorique proto-cicéroniens – dont au demeurant certains poètes comme Ovide et Stace ont mis en œuvre certains des procédés qu’ils décrivent. Au stade de l’enquête où nous sommes parvenu, nous pouvons raisonnablement postuler que l’effort de la « nouvelle poétique » va être d’opérer une sorte de synthèse entre l’un et les autres, d’essayer de traduire et d’illustrer le propos d’Horace à l’aide des catégories cicéroniennes.

Ce qui rend, croyons-nous, possible un tel télescopage, ce qui constitue le point de passage ou d’articulation entre les deux séries de textes, Horace et Cicéron, c’est un concept esthétique, hautement valorisé tant par l’un que par l’autre, et que l’on peut désigner de plusieurs termes : congruentia, proprietas, decorum, aptum – traduisons : harmonie20. Harmonie entre les diverses parties d’un ouvrage, entre son style et son contenu, entre l’ensemble style-contenu que constitue le texte et le message qu’il entend transmettre. Il en résulte qu’analyser le propos de Geoffroy de Vinsauf à la lumière d’une conception « quantitative » de la poésie – la poésie, c’est de la prose plus un certain nombre d’ornements21 – est une démarche totalement dépourvue de pertinence.

Au cœur du commentaire Materia à Horace, suivi en cela par la Poetria nova, se trouve la notion de proprietas : la poésie dit en propre ce qu’elle a à dire, de la façon dont elle le dit. Elle ne pourrait s’exprimer autrement qu’elle le fait, parce que c’est sa nature propre de s’exprimer ainsi. Or, elle s’exprime de façon figurée. D’où cette proposition paradoxale : le sens propre de la poésie, c’est le sens figuré. Le génie de Geoffroy de Vinsauf est d’avoir compris que la seule manière adéquate de parler de la poésie était d’en parler poétiquement, c’est-à-dire en figures. Car le langage poétique, loin de se réduire à de la prose soumise aux contraintes métriques et agrémentée d’élégances stylistiques, correspond à un mode spécifique d’appréhender le monde et de se l’approprier. Cela nous apparaît aujourd’hui, à la lumière de notre propre expérience littéraire, comme d’une évidence triviale. Il n’est pas dit que les écrivains du haut moyen âge et leurs lecteurs en étaient aussi pénétrés22. Il convient donc d’envisager maintenant les aspects de la révolution intellectuelle qui ont autorisé l’émergence de telles conceptions.

____________

1 On n’a conservé de l’Institution oratoire que 13 manuscrits antérieurs à 1200, ce qui est peu, face aux 166 du De inventione, aux 138 de la Rhétorique à Herennius et aux 141 de l’Art poétique d’Horace. Son influence sur la Poetria nova, notamment au chapitre de l’amplification, n’est cependant pas à exclure (Gallo 1971, p. 225-226).

2 Cf. infra, ch. 8, n.l.

3 Ep. IV ad Brunonem, PL 136, 653a.

4 Leipzig, Universitätsbibliothek, Rep. I.6 (fol.37) ; Perigueux, Bibl. mun. 1 (fol.68v).

5Nota : poetrides vocatur ipse Horatius in hoc opere, opus ipsius vocatur Poetria, id est lex poetae (var. : id est fictio) : aliquis enim exequens quod Horatius hic precepit vocatur poeta, id est fictor vel formator, opus unius poetae poema, id est fictio, scripta omnium poetarum poesis. Nota etiam quod illi dicuntur poetae, qui id quod non est in re ita veri simile dicunt (…), ut Virgilius, Ovidius, Terentius. Quod quia iste non facit, sed id potius quod est in re dicit, non poeta vocatur, sed poetrides (ed. Huygens 1970, p. 50-51).

6 D(iscipulus) : Quare librum istum insignivit hoc titulo, id est Poetria ? Quid est Poetria ?

M(agister) : Poetria vel poetrida est mulier carmini studens ; quo titulo hac de causa usus putatur iste poeta (sc. Horatius), quod ipsum operis sui principium quasi mulierem superne formosam (cf. Hor., ars, v.4) premonstrat, per quam ipsam materiam vult intelligi, in qua vel ex qua sententiae sunt vel procedunt, quae corpus totius operis congrua rationum dispositione perficiunt (éd. Huygens 1970, p. 113).

7 Chiffre établi sur la base du catalogue élaboré par Birger Munk Olsen, L’étude des auteurs classiques latins aux XIe et XIIe siècles, t. 1 : Apicius-Juvénal, Paris : Editions du C.N.R.S., 1982, p. 421-522.

8 Cf. E. Gössmann, Antiqui und Moderni im Mittelalter. Eine geschichtliche Standortbestimmung, Munich-Paderborn-Vienne : Schöningh, 1974 (en particulier les p. 81-101).

9 Cf. par ex. la notice introductive à l’édition du texte par François Villeneuve dans la « Collection des Universités de France » (Horace 19553, p. 181-196).

10 Structure qu’Horace aurait héritée du grammairien Néoptolème de Parion (Villeneuve, loc. cit., p. 185).

11 Nous citerons la Poetria nova d’après l’édition, non critique, de Faral, en nous contentant d’apporter à l’occasion quelques retouches à sa ponctuation. Les corrections suggérées par Sedgwick 1927 et Gallo 1971 ne nous paraissent que rarement convaincantes, du moins sur les passages que nous citons.

12 L’autre éditeur de la Poetria nova, Ernest Gallo, considère à juste titre que les deux fonctions ne sont pas antithétiques (p. 150-166). Mais il rattache lui aussi la théorie de l’amplificatio à l’elocutio (p. 136).

13 Sur l’histoire de cette distinction, qui remonte à Quintilien (la Rhétorique à Herennius fait des tropes une catégorie particulière de figures de mots), voir Lausberg 1998, § 600-603.

14 Quint 1988, p. 235-241.

15 On peut à la rigueur plaider que l’adjectif nova fait aussi référence au titre de Rhetorica nova généralement attribué à la Rhétorique à Herennius. Le poème de Geoffroy entretiendrait alors avec l’ouvrage d’Horace le même rapport que celle-là avec le De inventione : soit un exposé plus systématique et plus complet.

16 Ad noticiam rectae et ornatae locutionis et ad exercitationem regularium scriptorum nos inducit (éd. Huygens, p. 50).

17 Est autem Poetria quadripertita : in prima parte removet tria vitia quae maxime scribentibus obesse soient, videlicet eiusdem personae vel alicuius rei inequalitatem et ineptam commutationem, inutilem digressionem (…), incongruam stili variationem (…) ; in secunda parte ostendit quae et qualis materia cuique sit eligenda (…) ; in tercia parte quibus rethoricis coloribus materiam electam poliat et exornet (…) ; in quarta parte quibus iudicibus et correctoribus illam committat emendendam (ibid).

18 Friis-Jensen, 1990 et 1995.

19 Friis-Jensen 1990, p. 336-338. Pour le Documentum, voir Faral 1924, p. 313-317 ; Geoffroy y conclut d’ailleurs son développement par les mots : Sic ergo habemus quicquid boni Horatius docet in Poetria sua.

20 Sur l’importance de ces concepts dans l’esthétique tant romane que gothique, voir de Bruyne 1946, t. 2 et 3, passim – ainsi que la « table analytique », s.v. compositio, congruum, decens, decor, harmonia…

21 On aura sûrement reconnu là une définition articulée par ces rhétoriqueurs modernes que furent les structuralistes autour de la notion d’« écart ». L’ouvrage de Jean Cohen (Cohen 19782), tant décrié et selon nous de façon un peu injuste – il constituait un moment utile de l’analyse du fait poétique –, en constitue un exemple extrême.

22 On en voudra pour preuve la floraison de l’opus geminum, soit la rédaction, par le même auteur, du même récit en prose et en vers. Cette pratique, illustrée notamment par le Carmen paschale et l’Opus paschale de Sédulius, par les Vies des saints Cuthbert, Willibrord et Christophe dues respectivement à Bède, Alcuin et Gauthier de Spire, semble « montrer que le discours en vers et le discours en prose étaient considérés comme interchangeables » (Curtius 19862, t. 1, p. 249).