Chapitre 1 : Rhétorique et poétique dans la culture des XIIe et XIIIe siècles
Les termes de « rhétorique » et de « poétique », apparus comme substantifs sous la plume de Platon1, réfèrent à des sciences voisines, puisqu’elles visent l’une et l’autre à inventorier et à décrire certains procédés de fabrication du discours, mais aussi clairement distinctes, en ce qu’elles prennent en compte des situations de communication tout à fait différentes. La première, comme le suggère son étymologie (rhèma : « parole ») a partie liée avec l’oralité, dans la mesure où elle enseigne les méthodes de l’éloquence, sous sa triple forme politique, judiciaire et épidictique ; la seconde, originellement plus indifférenciée (poièsis : « fabrication »), analyse les techniques et les effets de l’énoncé poétique, notamment épique et surtout dramatique. La pratique de l’une tend donc, en son principe, à manifester l’évidence et ainsi entraîner la conviction, celle de l’autre à agir sur les émotions et à susciter le plaisir.
Si nous rappelons, en termes trop généraux et trop simplificateurs pour ne pas être caricaturaux, ces données de fait, c’est pour pointer d’entrée de jeu un paradoxe : les deux textes qui servent au moyen âge de référence indispensable en matière de composition littéraire, dans quelque genre que ce soit, à savoir le De inventione de Cicéron et la Rhétorique à Herennius, qui lui est attribuée (ce sont les deux ouvrages de l’antiquité païenne de loin les plus répandus : on en a conservé des milliers de copies souvent glosées et de nombreux commentaires), sont des manuels assez platement scolaires d’éloquence judiciaire, les vademecum du parfait avocat. Les procédés stylistiques qui y sont analysés visent l’efficacité probatoire, non l’ornement poétique. C’est pourtant à eux qu’un ouvrage comme la Poetria nova emprunte dans une large mesure un plan en cinq parties, correspondant à autant d’étapes dans l’organisation et la transmission du discours : l’inventio, c’est-à-dire non pas le choix du thème (celui-ci est donné d’avance par l’affaire à plaider), mais d’un type d’argumentation ; la dispositio, soit l’agencement entre eux des arguments ; l’elocutio, ou les figures de style chargées de donner plus de force persuasive au propos ; la memoria et l’actio, deux « parties de la rhétorique » auxquelles Geoffroy de Vinsauf est l’un des rares théoriciens médiévaux à faire un sort, ce qui témoigne de sa dépendance envers les traités cicéroniens.
La coïncidence entre les deux modèles, rhétorique et poétique, qui, ainsi énoncée de façon brutale, apparaît à nos yeux plutôt artificielle et arbitraire, est en réalité le fruit d’une longue histoire. Au premier siècle de notre ère, l’avènement à Rome de l’autocratie impériale, sonnant le glas d’un certain type de fonctionnement de la cité, réduit massivement le champ d’application de la rhétorique, comme l’expose avec nostalgie Tacite dans son Dialogue des orateurs. La décision politique et, de plus en plus, judiciaire appartient désormais à l’arbitraire du souverain. Ne subsiste donc vivante de l’éloquence que sa troisième forme, celle du panégyrique, de l’éloge ou du blâme, que l’on peut considérer comme la plus littéraire, puisqu’elle n’est suivie d’aucun effet pratique. La rhétorique est dès lors comparable à une belle machine qui fonctionnerait à vide, puisqu’elle continue de produire, à coups de raisonnements brillants et de figures élégantes, des exercices aussi remarquables par leur virtuosité que par leur gratuité, controverses fictives, suasoires, etc. C’est qu’elle reste, par tradition, la science reine de l’enseignement, le couronnement d’une éducation libérale2. Et cette qualité même fait que, coupée des lieux où elle s’exerçait traditionnellement, elle va progressivement coloniser les formes de l’expression littéraire. Il est important de noter que des techniques jusqu’alors associées à l’énonciation orale sont désormais mises au service de l’écriture. L’épistolographie qui, de Cicéron à Symmaque et Sidoine Apollinaire en passant par Pline, s’exténue peu à peu en pur jeu verbal étincelant et vide, en fournit l’exemple lumineux. Mais cela est vrai aussi de la poésie, dont la beauté se mesure dorénavant à la virtuosité dans l’emploi des figures : les trois poètes sans doute les plus goûtés des lettrés du XIIe siècle, Ovide, Lucain et Stace, furent élèves des rhéteurs et le manifestent surabondamment dans leurs techniques d’écriture.
A la fin de l’Antiquité, lorsque le système pédagogique des sept arts libéraux dont héritera le moyen âge acquiert sa forme définitive3, la rhétorique, au sens aristotélicien ou cicéronien du terme, tout en conservant une prééminence théorique au sein des trois arts du langage (le trivium)4, se voit en fait dépouillée de sa substance par les deux autres : c’est la dialectique qui reprend en charge la doctrine de l’inventio – qui concerne, comme on l’a dit, les formes logiques du raisonnement –, alors que la grammaire récupère à son usage l’elocutio, la théorie des figures ; l’illustre grammairien Donat, l’un des précepteurs du moyen âge, compose un traité De schematibus et tropis.
Cette situation perdure pendant plusieurs siècles : c’est à l’école du maître de grammaire, ce terme étant à entendre au sens large qu’on lui donne alors, qu’on apprend les lois de la composition poétique, dont la rhétorique de l’elocutio, l’étude des figures (schemata) et des tropes, est considérée comme partie intégrante, au même titre que la métrique5. La méthode du grammaticus, plutôt que l’énoncé des règles d’un savoir théorique, est d’ailleurs la lecture commentée des poètes, l’enarratio poetarum – dans un premier temps (VIIIe-IXe s.) le plus grand d’entre eux, Virgile, ainsi que les épiques chrétiens des IVe et Ve siècles, auxquels viennent ensuite (Xe-XIe s.) s’adjoindre Lucain, Horace, Térence, Juvénal et Perse, enfin (XIIe s.) Stace et Ovide6. Sur la base d’un tel apprentissage, on ne s’étonnera pas de voir les poètes des premiers siècles du moyen âge suivre rigoureusement les principes d’une esthétique de l’imitatio. Les écrivains s’emploient à rester au plus près des prestigieux modèles classiques pour en adapter les caractères stylistiques – sous forme de remplois lexicaux, de citations littérales ou à peine gauchies, mais jamais avouées comme telles, de clausules ou d’hémistiches – à l’expression de contenus nouveaux. Dans le domaine de la versification métrique, la stabilité des formes de l’énoncé poétique est, pendant un millénaire, si grande que la science a longtemps hésité, et parfois hésite encore, à attribuer à l’antiquité tardive ou aux alentours de 1100 telle épigramme, telle bucolique7. Impossible en revanche d’avoir le moindre doute quant à la datation des œuvres composées, à partir du milieu du XIIe siècle environ, en vertu des préceptes de la « nouvelle poétique »8.
C’est que la rhétorique, au sens cette fois de rhétorique générale, et non plus de rhétorique restreinte à l’elocutio, a dès lors opéré un retour en force sur la scène culturelle occidentale. On peut dater ce phénomène de la seconde moitié du XIe siècle et l’associer dans une large mesure à un événement politique (tout comme l’évolution politique du Ier siècle avait provoqué l’étiolement de la rhétorique classique) : nous faisons ici allusion à la querelle du Sacerdoce et de l’Empire. La controverse en effet, développée notamment dans les villes d’Italie centrale et septentrionale où la tradition scolaire antique était peut-être moins anémiée qu’ailleurs, adopte, tout autant que les voies du conflit militaire, celles de l’échange d’arguments polémiques. D’où une floraison d’écrits de propagande, visant à soutenir de façon persuasive l’une ou l’autre thèse9… et d’où la nécessité de revenir aux manuels classiques sur la façon de composer un plaidoyer. C’est alors que les deux traités cicéroniens – redécouverts au début du IXe siècle pour le De inventione, quelques décennies plus tard pour la Rhétorique à Herennius, mais jusqu’alors surtout fréquentés par des dialecticiens érudits10 – acquièrent vraiment droit de cité dans l’enseignement scolaire. L’un des propagandistes les plus zélés et les plus talentueux de la cause pontificale, Manegold de Lautenbach, est d’ailleurs réputé l’auteur du plus ancien commentaire médiéval au De inventione11. Il se trouve d’autre part que les écrits polémiques dont on vient de parler prennent le plus souvent la forme de « lettres ouvertes ». Ainsi, les premiers traités de rhétorique proprement médiévaux seront-ils des manuels d’épistolographie, les artes dictandi ou artes dictaminis12 – de dictare, fréquentatif de dicere, « composer ». Que les plus anciens, entre 1080 et 1120, soient issus des milieux où s’élabore la doctrine de la papauté réformatrice, l’abbaye du Mont-Cassin puis les écoles de Bologne, n’est sans doute pas un hasard…
… Mais ce détour par l’évocation de la naissance du dictamen semble nous écarter de notre propos. C’est à voir : l’adaptation des préceptes de la rhétorique à des genres auxquels ils n’étaient en principe pas destinés à s’appliquer est, vers la même époque, à la source du développement d’une autre vague de traités, les artes poeticae. On aimerait pouvoir saisir, et établir plus fermement, le lien entre les deux catégories d’artes et les raisons de leur essor concomitant. La patiente étude des techniques de l’enseignement des lettres dans les écoles médiévales reste encore largement à faire. Bornons-nous à rappeler que les écoles cathédrales, d’où sont le plus souvent issus dictamina et poetriae, visent notamment à former leurs élèves à des professions juridiques et administratives, et donc à les familiariser avec les formes du raisonnement éloquent, dont on s’efforce aussi, comme on le verra plus bas, d’extrapoler les règles de l’enarratio poetarum. Le mot dictare, outre le sens que l’on a identifié ci-dessus, revêt également dès le Xe siècle celui d’« écrire en vers » (cf. allemand Dichten)13. Enfin, le titre même du traité en prose de Geoffroy de Vinsauf, Documentum de modo et arte dictandi et versificandi, semble établir un strict parallèle entre la prose d’art, le dictandum, et l’écriture poétique, le versificandum14. De ces arguments disparates, il ressort en tous cas qu’au début du XIIIe siècle, toute composition littéraire, en prose comme en vers, est perçue comme soumise à l’empire de la rhétorique. A ce stade, on est donc fondé à se demander si l’opposition, sur laquelle s’appuyait jusqu’alors notre raisonnement, entre les diverses sciences de la composition littéraire est encore opératoire. Même si les théoriciens médiévaux affectent toujours, suivant les anciens, de maintenir clairement la distinction entre rhétorique et poétique, on peut se demander jusqu’à quel point ils « l’éprouvaient dans leurs cœurs »15. Rapporter, sur la base de catégorisations modernes, l’une à l’argumentation, l’autre à l’ornement, a quelque chose d’un peu forcé : après tout, il est assez naturel que le discours qui vise à convaincre par les moyens de l’inventio cherche aussi à plaire grâce à ceux de l’elocutio. Que dire cependant de la proposition inverse, selon laquelle l’énoncé poétique, lieu privilégié de l’ornement verbal, songerait à se charger d’intentions démonstratives ?
De ce projet l’on trouve en effet des témoignages précoces : bien avant la synthèse incarnée par l’œuvre de Geoffroy paraissent de brefs traités destinés à souligner l’efficacité poétique de l’emploi de certaines figures de rhétorique. Ils émanent de prestigieuses écoles cathédrales, comme celle d’Angers où Marbode rédige à l’intention de ses élèves un De ornamentis verborum16. Il convient de s’arrêter un instant sur cette œuvre et sur son auteur. L’école d’Angers, où Marbode officie en qualité d’écolâtre et d’archidiacre de 1067 à 1096, date de son élévation à l’évêché de Rennes, est traditionnellement considérée comme le fer de lance de la pré-renaissance humaniste de la seconde moitié du XIe siècle. A sa renommée est attaché le nom de grands poètes comme – outre Marbode lui-même – Hildebert de Lavardin et Baudri de Bourgueil, fervents admirateurs et talentueux imitateurs des grands écrivains de l’antiquité païenne. C’est là en outre que se forment les scribes et notaires de la chancellerie du comte d’Anjou (un des premiers monarques médiévaux à s’équiper d’un embryon de bureaucratie), dont la production documentaire témoigne de solides compétences linguistiques17. Marbode, d’origine modeste, semble avoir été un partisan modéré, mais sincère, de la réforme religieuse, sur le modèle de ces prélats français du temps qui doivent leur belle carrière à leurs mérites plus qu’à leur sang. C’est sans aucun doute à son œuvre de pédagogue qu’il faut associer l’opuscule dont il est ici question.
Ce mince traité est l’un des premiers textes médiévaux à poser explicitement l’équivalence entre la qualité poétique d’un énoncé et l’emploi des figures de l’elocutio rhétorique. Ce projet est clairement défini par les quelques hexamètres qui constituent le prologue de l’ouvrage :
« A toi qui veux écrire en vers, j’ai soin de te communiquer quelques-unes des figures de mots (scemata verborum) illustrées par l’effort des anciens, qui d’ailleurs ne sont pas moins resplendissantes en prose. Si tu peux en user à la façon de bourgeons et de fleurs, l’œuvre s’illuminera comme un jardin de délices qui exhale la bonne odeur de divers parfums. Et le fruit porté par ces fleurs ne fera pas non plus défaut : l’éclat de leur couleur emporte la conviction de l’auditeur. »18
La lecture de ce petit texte nous inspire d’abord deux remarques cursives, que l’on voudra bien considérer comme autant de pierres d’attente en vue de raisonnements ultérieurs. La première concerne le jeu de la métaphore : celles des « fleurs » de rhétorique est assurément banale et ancienne19 ; il vaut toutefois la peine de relever la précision avec laquelle elle est ici filée (évocation du jardin, de ses parfums et de ses fruits). Tout se passe donc comme si l’on ne pouvait parler que figuralement de la figure… On notera en second lieu l’idée que l’objectif et la fin même (fructus) de la poésie est pour Marbode la persuasion : ainsi l’écriture que nous désignerions aujourd’hui comme littéraire s’assigne-t-elle mission non plus seulement de charmer, mais aussi, en charmant, de convaincre. L’ornement, générateur de plaisir, n’est qu’un moyen subordonné à cette visée. Voilà qui semble bien répondre à la question posée ci-dessus du lien qui associe rhétorique et poésie. Une telle réponse, qui au demeurant constate sans expliquer, peut toutefois nous laisser perplexes ou insatisfaits, dans la mesure où nous ne concevons guère de soumettre des formes d’expression réglées par les principes de l’esthétique à une finalité pédagogique ou morale. La critique littéraire du XIIe siècle va au contraire répétant que la poésie « relève de l’éthique » (ethicae subponitur)20. Pour quelles raisons et par quels moyens ? La Poetria nova, on va le voir, éclairera de superbe façon le propos encore confus et elliptique de Marbode.
Revenons en attendant au De ornamentis verborum. Comme l’indique le prologue que l’on vient de lire, il est exclusivement consacré à l’emploi des « figures de mots », celles qui, selon la typologie traditionnelle, affectent les jeux du signifiant. Les trente brefs chapitres qui le composent se constituent tous de la définition lapidaire, en prose, d’une figure et de l’illustration de son emploi par un exemple de 4, 5 ou 6 vers. Voyons ainsi les trois premiers d’entre eux :
« 1. Anaphore. Il y a anaphore lorsqu’on utilise avec insistance, quel que soit le sujet, un seul et même mot en début [de phrase]. Par exemple :
(…) La femme a donné naissance à la justice, la femme a donné naissance à la faute ;
De la femme est née la vie, de la femme la mort.
2. Antistrophe (conversio). Il y a reprise lorsqu’on répète, non pas comme ci-dessus, le premier mot, mais le dernier. Par exemple :
Tu es seul Dieu, seul bon, seul pieux, seul sage,
Toi par qui la terre est portée, la mer est portée, les astres portés,
Et que ni mer, ni terre, ni ciel, ni éther ne peuvent porter.
3. Embrassement (complexio). L’embrassement associe les deux ornements décrits ci-dessus : on recommence avec insistance par le même mot, et on revient en fin [de phrase] au même mot. Par exemple :
Qui est-ce qui combat avec courage ? les Angevins.
Qui est-ce qui vainc les ennemis ? les Angevins.
Qui est-ce qui épargne les vaincus ? les Angevins (…) »21
Et ainsi de suite… Les trente figures décrites par Marbode sont toutes recensées par le quatrième livre de la Rhétorique à Herennius et les définitions en prose qu’en donne l’écolâtre angevin reprennent souvent mot pour mot celles du pseudo-Cicéron. Les exemples sont en revanche de son cru. On reste donc bien dans le cadre de la vieille tradition grammaticale de l’enseignement sur « les figures et les tropes », à ceci près toutefois – et la différence est capitale – que la création littéraire n’apparaît plus comme résultant de la seule imitation, comme c’est le cas dans les traités De schematibus et tropis du haut moyen âge, où les exemples illustratifs sont tirés des auteurs antiques, mais de l’adaptation des vieux schémas linguistiques à des contenus nouveaux, la Chute et la Rédemption, la gloire militaire de l’Anjou. On demeure toutefois dans le cadre strict d’une « rhétorique restreinte » de l’elocutio, pour laquelle la spécificité du langage poétique s’identifie à l’ornement du style. Il n’en reste pas moins que, sur le plan des principes, l’écriture poétique n’est plus envisagée comme une pure et simple technique, mais dans une perspective pédagogique, ou même, au sens littéral du terme, psychagogique, puisqu’elle se voit assigner pour fin ultime de persuadere mentes, c’est-à-dire de les conduire à une certaine connaissance de la vérité22.
Notre troisième chapitre présentera les causes et les aspects de cette évolution, au XIIe siècle, du statut littéraire de la poésie, qui n’est plus alors simplement conçue comme une façon élégante et réglée par certaines contraintes métriques et stylistiques de dire ce que l’on pourrait tout aussi bien exprimer en prose, mais comme une manifestation autonome et spécifique de l’usage de la langue et des pouvoirs de celle-ci. Limitons-nous pour le moment à constater que cette promotion du discours poétique est concomitante de sa soumission progressive aux règles de la rhétorique, mais d’une rhétorique cette fois générale, et non pas restreinte.
Témoin de cette dialectique neuve de l’idée et de la forme et du renoncement aux formules rebattues et désormais stériles de l’imitatio est le premier des grands arts poétiques médiévaux, l’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme (v. 1170). Professeur à Orléans, alors réputée capitale de l’étude des belles-lettres, par opposition à Paris, vouée aux spéculations philosophiques et théologiques, Matthieu y a pour collègues Bernard de Meung, maître ès-dictamen, et Arnoul de Saint-Euverte, commentateur méticuleux de Lucain et d’Ovide, habile à déchiffrer sous la lettre des textes leurs significations morales latentes23. Son ars composée comme le traité de Marbode sous forme prosimétrique (définitions en prose, exemples en vers) formule en quatre livres de longueur inégale les règles de fonctionnement propres à l’énoncé poétique. L’ordre d’exposition en est un peu confus : si les livres 2 et 3, respectivement consacrés à l’identification et au choix d’un lexique propre à la poésie et à l’usage des figures et des tropes, relèvent encore de l’enseignement traditionnel du grammairien, les deux autres manifestent en revanche l’originalité orgueilleusement revendiquée par le prologue de l’ouvrage24. Ainsi, le livre 1, après de substantielles considérations sur l’ordre des mots, critère décisif de distinction entre prose et poésie (Non enim… dinumeratio pedum facit versum, sed junctura dictionum), élabore une théorie de la description très lourde d’influence y compris sur la poésie en langue vulgaire, comme l’a montré Edmond Faral25. Cette théorie repose sur le traité de logique pseudo-cicéronien De attributis personae et negotio et relève donc de la doctrine de l’inventio. Autrement dit, la description des personnes ou des faits y est présentée non comme un ornement, mais comme un argument ; elle doit démontrer en montrant : ainsi, la description physique d’un personnage, non seulement est indice de ses qualités morales, mais connote le rôle qu’il est appelé à jouer dans le récit. Quant au livre 4, après quelques conseils pédagogiques sur les défauts à éviter, il dessine les linéaments d’une pratique de la variation rhétorique, en essayant de classifier les divers types de transformations, syntaxiques ou stylistiques, qui permettent de « faire du neuf avec du vieux », de donner d’un objet connu une vision originale et frappante.
Nous allons retrouver ces divers éléments, distribués de façon assez différente, dans la Poetria nova, dont l’auteur connaît assurément l’œuvre de Matthieu de Vendôme. Avec ce dernier en tous cas et au terme de l’évolution que nous avons sommairement retracée, il apparaît que désormais champ de la poétique et champ de la rhétorique se recouvrent l’un l’autre presque exactement. C’est le recours à celle-ci qui définit dès lors le domaine propre à celle-là.
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1 Phèdre, 266d et passim (rhétorikè) ; Sophiste 265b (poiètikè, au sens général de « technique de la production » ; le sens actuel vient d’Aristote).
2 Cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, t. 2 : Le monde romain, Paris : Seuil (« Points-Histoire » 57), 19817, p. 87-96.
3 Voir notamment I. Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, Paris : Etudes augustiniennes, 1984, en particulier les p. 101-214.
4 En témoigne la place que lui réserve Martianus Capella dans le De nuptiis Philologiae et Mercurii : en vertu d’un plan qui classe les sciences selon un ordre hiérarchique ascendant, Rhétorique vient après Grammaire et Dialectique.
5 C’est ainsi que les traités de Bède De metrica ratione et De schematibus et tropis, parfois considérés comme deux livres d’un même ouvrage, sont le plus souvent transmis par les mêmes manuscrits.
6 Sur la tripartition du moyen âge latin en aetas virgiliana, aetas horatiana et aetas ovidiana, suggérée par Ludwig Traube (Vorlesungen und Abhandlungen, Bd.2, Munich : Beck, 1911, p. 113), voir G. Glauche, Schullektüre im Mittelalter. Entstehung und Wandlungen des Lektürekanons bis 1200 nach den Quellen dargestellt, Munich : Arbeo-Gesellschaft, 1970 et B. Munk Olsen, I classici nel canone scolastico altomedievale, Spolète : CISIAM, 1991. Bonne présentation des techniques de l’enarratio poetarum par R.J. Hexter, Ovid and Medieval Schooling. Studies in Medieval School Commentaries on Ovid’s Ars amatoria, Epistulae ex Ponto and Epistulae Heroidum, Munich : Arbeo-Gesellschaft, 1986.
7 Parmi divers exemples, on peut citer, dernier en date, celui des Bucoliques du mystérieux Marcus Valerius que leur éditeur, Franco Munari, et la majeure partie de la critique datent du XIIe siècle, tantis que François Dolbeau, avec des arguments à nos yeux convaincants, les fait remonter au VIe (Mittellateinisches Jahrbuch 22 (1987), p. 166-170). A l’inverse, des poèmes de Godefroid de Reims et Hildebert de Lavardin (fin XIe s.) ont été inclus jusqu’au début de ce siècle dans les éditions de l’Anthologie latine.
8 On trouvera une description savante et complète de cette mutation, qu’amorcent, dès le début du siècle, certaines des pièces attribuables à Hildebert et qui se caractérise par une tendance marquée au maniérisme stylistique, dans l’article de Pascale Bourgain, « Le tournant littéraire du milieu du XIIe siècle », dans Françoise Gasparri (éd.) Le XIIe siècle. Mutations et renouveau en France dans la première moitié du XIIe siècle (Cahiers du Léopard d’Or 3), Paris 1994, p. 303-323.
9 Cf. I.S. Robinson, « The ‘colores rhetorici’ in the Investiture Contest », Traditio 32 (1976), p. 209-238.
10 Ward, op. cit., p. 88-104.
11 M. Dickey, « Some commentaries on the De inventione and Ad Herennium of the eleventh and early twelfth centuries », Mediaeval and Renaissance Studies 6 (1968), p. 1-41 ; W. Hartmann, « Manegold von Lautenbach und die Anfänge der Frühscholastik », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters 26 (1970), p. 47-149.
12 Camargo 1991.
13 A. Ernout, « Dictare, ‘Dicter’, allem. Dichten », Revue des Etudes Latines 29 (1951), p. 155-161.
14 Camargo 1988. Notons au passage que la version longue de ce traité attend encore d’être éditée.
15 Ward, op. cit., p. 52 note 9.
16 On associe souvent à cet ouvrage le traité De coloribus rhetoricis composé entre 1050 et 1075 par l’écolâtre de Spire Onulf. Il s’agirait pourtant, selon John O. Ward (op. cit., p. 113-116) d’une critique en règle de l’usage des couleurs de rhétorique (science captieuse et ergoteuse)… mais rédigée par un homme qui en maîtrise et en expose parfaitement l’emploi.
17 O. Guillot, « A propos de la qualité littéraire de certaines chartes angevines au XIe siècle », dans La littérature angevine médiévale. Actes du colloque du samedi 22 mars 1980, Maulévrier : Hérault, 1981, p. 25-39.
18 Versificaturo quaedam tibi tradere curo
Schemata verborum studio celebrata priorum,
Quae sunt in prosa quoque non minime speciosa.
Si potes his veluti gemmis aut floribus uti,
Fiet opus clarum velut hortus deliciarum,
Quo diversorum fragrantia spirat odorum,
Nec deerit fructus florum de germine ductus,
Mens auditoris persuasa nitore coloris (v.1-8 ; éd. Leotta, p. 2).
19 Cf. par ex. Cic., De or. 2, 96.
20 Sur cette question capitale du lien étroit (singulier à nos yeux, encore que la superbe floraison poétique née de la Résistance contre le nazisme en fournisse une éloquente illustration) établi par le moyen âge entre poésie et éthique, voir notamment Allen 1982 et T.M.S. Lehtonen, Fortuna, Money and the sublunar World. Twelfth century Ethical Poetics and the Satirical Poetry of the Carmina Burana, Helsinki : Finnish Historical Society, 1995, p. 37-70.
21 Repetitio. Repetitio est cum continenter ab uno atque eodem verbo in rebus similibus principia sumuntur, hoc modo : (…)
Femina iustitiam produxit, femina culpam ;
Femina vitalem dedit ortum, femina mortem.
Conversio. Conversio est per quam non, ut ante, primum repetimus verbum sed ad postremum continenter revertimus, hoc modo :
Tu solus Deus es, bonus es, pius es, sapiens es,
Qui terram portas, mare portas, sidera portas,
Quem mare, terra, polus nequeunt portare vel aer.
Complexio. Complexio est quae utramque complectitur exornationem quam ante exposuimus, ut et repetatur idem verbum saepius et crebro ad idem postremum revertamur, hoc modo :
Qui sunt qui pugnant audaciter ? Andegavenses.
Qui sunt qui superant inimicos ? Andegavenses.
Qui sunt qui parcunt superatis ? Andegavenses (éd. Leotta, p. 4).
22 Nous n’ignorons pas que la rhétorique qui, dans son principe (aristotélicien), repose sur l’argumentation conjecturale, vise le vraisemblable, non le vrai. Nous pensons toutefois qu’il n’en va plus ainsi au moyen âge : une fois baptisée par Augustin (De doctrina christiana IV, iv, 6-IV, vi, 10), elle passe tout entière au service d’un message univoque et inaccessible à la contradiction. C’est du moins ce que, dans la lignée des travaux de Peter von Moos, nous avons naguère essayé de montrer à propos de la figure d’exemplum (« L’exemplum rhétorique : questions de définition », dans Jacques Berlioz et Marie-Anne Polo de Beaulieu (éd.) Les Exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, Paris : Champion, 1998, p. 43-65).
23 Pour Bernard de Meung, dans l’attente de la publication de la grande thèse de Charles Vulliez, voir Camargo 1991, p. 33-36 et 52 ; pour Arnoul d’Orléans, F. Ghisalberti, « Arnolfo d’Orléans, un cultore di Ovidio nel secolo XII » Memorie del R. Istituto Lombardo di scienze et lettere 24 (1932), p. 157-234.
24 Matthieu y évoque entre autres la novitas opusculi (sui) (§4, éd. Munari, p. 41).
25 Faral 1924, p. 75-84 ; id., Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Age, Paris : Champion, 1913, p. 99-109. Pour une bibliographie plus récente sur la question, nous nous permettons de renvoyer à notre article « La Descriptio Helenae dans la poésie latine du XIIe siècle », Bien dire et bien aprandre 11 (1993), p. 419-432.