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PREMIÈRE PARTIE : La Poetria nova dans son environnement culturel

Jean-Yves TILLIETTE

L’assez étrange objet littéraire qu’est la Poetria nova, à la fois liste de préceptes destinée aux apprentis et épopée de la foi dédiée au pape, ne surgit pas pour autant ex nihilo à l’horizon du discours. Comme tout écrit médiéval, elle s’édifie sur d’autres textes, qu’elle retravaille à sa manière. La littérature savante, point trop abondante, consacrée au poème de Geoffroy de Vinsauf en a successivement repéré trois séries. Sans prétendre à l’originalité, nous allons dans un premier temps reprendre ses conclusions, en nous efforçant d’en mesurer la pertinence, convaincu comme nous le sommes que la Quellenforschung n’a d’intérêt qu’à partir du moment où elle justifie le recours à tel modèle de préférence à tel autre.

Les sources d’influence auxquelles puise la Poetria nova sont donc, en partant de celle dont l’impact est le plus manifeste pour aller à celle dont les résonances sont plus diffuses :

– la tradition de la rhétorique classique, telle que l’enseigne l’école du XIIe siècle, c’est-à-dire à travers l’étude de la Rhétorique à Herennius avant tout, mais aussi du De inventione et peut-être de certains Rhetores latini minores1. Edmond Faral et Ernest Gallo ont admirablement mis en lumière les emprunts effectués par Geoffroy, avec une précision presque maniaque, à de tels modèles2. Il ne sera donc pas question de revenir sur un fait scientifiquement acquis, mais plutôt de comprendre pour quelles raisons historiques et culturelles rhétorique et poétique ont convergé, au point de coïncider, dans la théorie littéraire du XIIe siècle.

– l’Art poétique, ou Epître aux Pisons, d’Horace, largement connu au moyen âge, comme nous le verrons, sous le titre de Poetria. L’ouvrage de Geoffroy paraît donc d’emblée lui rendre un hommage à peine déguisé. Mais ce qui était là entretien à bâtons rompus prend ici la forme d’un exposé parfois pesamment didactique. Il conviendra donc de se demander par quelle(s) médiation(s) a pu s’opérer une telle mutation.

– enfin, un ensemble un peu moins nettement circonscrit de textes comme la traduction latine et le commentaire du Timée par Chalcidius, le Commentaire sur le Songe de Scipion de Macrobe, les Noces de Mercure et de Philologie de Martianus Capella, relus dans une perspective platonisante (ou se voulant telle) par nombre de penseurs du XIIe siècle. La critique a récemment établi que ces écrits sur l’ordre du monde et celui du savoir avaient marqué en profondeur les conceptions du temps sur la création littéraire, en latin et en langue vulgaire3. Nous essaierons à notre tour de voir ce que leur doit la doctrine de Geoffroy de Vinsauf sur la valeur et la fonction de la poésie.

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1 J.O. Ward, Ciceronian Rhetoric in Treatise, Scholian and Commentary, Turnhout : Brepols, 1995 (TSMAO 58).

2 Faral 1924, p. 51-54, 98-103 et passim. Excellent tableau récapitulatif dans Gallo 1971, p. 227-231, qn souligne en outre l’influence de l’Institution Oratoire de Quintilien.

3 Bagni 1968, p. 32-45 ; Wetherbee 1972 ; Sebastio 1983, p. 7-62 ; Kelly 1991, p. 57-68. Cf. aussi, par ex. : T.E. Hart, « Chrestien, Macrobius and Chartrean Science : The allegorical Robe as Symbol of Textual Design in Old French Erec », Mediaeval Studies 43 (1981), p. 250-296.