Perspectives 3
La Poetria nova n’est pas un chef d’œuvre, il s’en faut même de beaucoup. En dépit de la vive admiration que le poème de Geoffroy paraît bien avoir suscitée auprès de ses lecteurs du moyen âge tardif et de l’époque moderne, certains passages descriptifs fort abstraits, assez peu nombreux il est vrai, ressemblent à de la prose ardument versifiée, la rigidité de l’ordre d’exposition laisse peu de place à la coopération interprétative du lecteur et surtout la recherche constante de l’effet finit par être lassante. L’œuvre ne mérite pas pour autant le discrédit dans lequel elle est aujourd’hui tombée (comme hélas la quasi-totalité de la poésie médiolatine en vers classiques). Au terme de trois pages d’anthologie et d’une lecture, apparemment limitée aux cinquante premiers vers de la Poetria nova, que l’on qualifiera par charité de superficielle, Anne Berthelot exécute sommairement notre auteur de la façon suivante : « à l’époque de l’essor formidable de la langue vulgaire, que Geoffroy de Vinsauf ne pouvait ignorer, il y a là [sc. dans le fait d’écrire en latin] une volonté de nivellement et d’exclusion systématiques. Les Arts poétiques, clos sur eux-mêmes, refusent la translatio studii » (sic)1. On n’estime pas nécessaire de discuter ici les étranges présupposés qui fondent un tel jugement, sauf peut-être pour rappeler timidement que l’enseignement, quelque chagrin qu’on puisse aujourd’hui en éprouver, se faisait au XIIIe siècle en langue latine (mais il est vrai que le grand œuvre d’Ernst Robert Curtius, qui le souligne de façon sûrement indiscrète, n’a été publié que voilà un demi-siècle).
Plutôt donc que de se complaire à d’inutiles polémiques, on se bornera à constater que le point de vue qui vient d’être cité est démenti par des faits peu contestables. A supposer que Geoffroy et ses confrères en poétique aient labouré un champ stérile, ce dernier ne se situe guère que dans le domaine même où leurs œillères de pédants sont censées les avoir confinés, celui de la littérature latine : là, en effet, il est possible que l’application de la norme ait étouffé l’invention poétique. Mais ce phénomène résulte plus sûrement encore de « l’essor formidable de la langue vulgaire » – un essor que, loin de le contrecarrer, a justement accompagné la Poetria nova, puisque ses plus ardents promoteurs furent tous disciples studieux du maître anglais. Il est aisé d’en accumuler les preuves : Douglas Kelly a mis en évidence tout ce que la technique narrative des romanciers français devait aux conseils dispensés par les poétiques, notamment celle de Geoffroy2 ; Hennig Brinkmann a de même marqué son influence sur Gottfried de Strasbourg3 ; le Trésor de Brunetto Latini recueille la substance de la doctrine élaborée par la Poetria nova, dont il traduit d’amples extraits ; un des commentateurs les plus inspirés de notre texte, Pace da Ferrara, appartient au cercle pré-humaniste padouan de Mussato et Lovati4 ; on trouve un exemplaire du poème de Geoffroy dans la bibliothèque de Boccace, qui, selon la voix autorisée de Vittore Branca, en aurait tiré parti pour agencer certaines nouvelles du Décaméron5 ; Geoffrey Chaucer salue en son homonyme un « cher et souverain maître », avec plus d’affection que d’ironie6 ; et il est même avéré qu’en plein triomphe de l’humanisme, Poggio Bracciolini a tiré de la Poetria nova l’argument de certaines de ses Facetiae7… La liste pourrait sans doute être allongée8. Malgré les savants et précieux travaux de Marjorie C. Woods, l’histoire de la réception du poème est encore à écrire. Elle ne constitue pas l’objet de la présente étude. Qu’il nous suffise de constater qu’à travers l’étude qu’en ont faite des écrivains de langue vulgaire, notre Poetria a effectivement « renouvelé » la poésie.
Mais, à vrai dire, la question ne se situe pas là. Il est certain que l’art poétique des années 1170-1230 a fourni à maint auteur majeur des recettes sur les façons de commencer, d’amplifier ou d’orner. Mais nous avons essayé d’établir que, pour Geoffroy de Vinsauf, cet arsenal de techniques, plutôt que de constituer une fin en soi, devait être référé à une certaine idée de la poésie. En trouve-t-on ailleurs des traces précises ? Il est bien difficile de l’établir, mais il nous semble que la pensée de notre auteur sur la nature et les fins de l’écriture poétique rencontre des échos somptueux dans l’œuvre du plus grand, Dante. La Vita nuova n’est-elle pas récit d’une conversion, certes morale et spirituelle, mais aussi littéraire, puisqu’on y voit le poète abandonner les séductions périssables de la lyrique de Cavalcanti au profit d’une « matière nouvelle et plus noble » (VN, XVII) qui lui ouvre accès à la vérité immuable ? Et la Divine Comédie n’accomplit-elle pas le projet conçu par Alain de Lille d’une poésie authentiquement chrétienne que Geoffroy de Vinsauf s’est à sa manière employé à théoriser ?
Si Dante n’a pas connu de première main la Poetria nova – ce qui semble improbable vu la diffusion de ce texte et son rôle dans les écoles –, il a du moins pu s’imprégner de sa substance à travers l’enseignement de Brunetto Latini ; il est possible en outre qu’il ait fréquenté à Bologne maître Guizzardo, qui y enseigna longtemps le trivium et fut le commentateur le plus fin du poème de Geoffroy et le plus sensible à sa qualité littéraire9. Quoi qu’il en soit de ces canaux de transmission, il apparaît que les deux auteurs conçoivent dans des termes voisins, puisés peut-être aux mêmes sources, le mode de fonctionnement de la poésie, et ses effets. On en fera l’épreuve sur trois notions qui, de la plus particulière à la plus englobante, sont au cœur de leurs poétiques respectives : l’image, la figure et la rhétorique.
Imago. Comme on a essayé de le montrer, notamment au chapitre 6, l’image est au cœur du dispositif élaboré par Geoffroy pour renouveler la poésie. Or, elle a aussi un statut particulier dans la langue de Dante, comme le souligne justement l’auteur de l’Epître à Can Grande, qu’il soit ou non à identifier au poète florentin :
« Le poète vit donc [au Paradis]… ce qu’on ne peut redire, descendant de là-haut (cf. II Cor 12, 4). (…) Il ne le peut parce que, s’il se souvient et s’il retient ce qu’il a vu, les mots du langage humain sont insuffisants. En vérité, notre intellect nous permet de voir bien des choses que nos signes linguistiques ne nous permettent pas d’exprimer ; et Platon nous le montre bien, lui qui dans ses œuvres fait usage des métaphores (metaphorismorum) : il vit en effet, dans la lumière de l’intellect, beaucoup de choses qu’il ne put exprimer dans le langage direct (sermone proprio). »10
Une telle valorisation de l’image, a montré Peter Dronke, est étrangère à la tradition rhétorique classique : pour Aristote, la métaphore ne sert qu’à orner et à procurer du plaisir aux auditeurs ; selon Cicéron, qui va un peu plus loin, elle peut également aider à éclairer l’idée, mais en quelque sorte par défaut, et à titre de pis-aller ; elle manifeste alors plus la faiblesse (inopia) du langage que sa propre puissance. Aussi considérera-t-on que la valorisation de cette figure résulte de l’impact des modèles constitués par le style biblique et surtout par celui de l’exégèse chrétienne qui, d’Ambroise à Honorius Augustodunensis et à Rupert de Deutz, consacre le triomphe de l’analogie. Notre auteur apparaît là encore comme au confluent d’une double tradition. Car Geoffroy est, toujours d’après Dronke, le premier à avoir conféré à l’image la fonction non plus seulement ornante, ni même argumentative, mais proprement créatrice qu’elle assume chez Dante. « La source, à savoir le thème du poème – écrit le savant anglais à propos du développement de la Poetria nova sur la collatio occulta (v. 247-262) –, se diffuse avec plus de pureté à travers le torrent, à savoir l’image inventée par le poète : dans l’image, la source devient cristalline. Il ne s’agit plus seulement d’éclaircir, mais de renouveler, de créer : le lien entre image et thème peut devenir à ce point organique qu’il approche de l’union parfaite entre forme et substance qui caractérise l’œuvre vivante de nature »11. On a déjà dit le parti que tire la poésie moderne de telle démarche.
Figura. Comme l’a superbement montré Erich Auerbach, 12 « figure », qui depuis Quintilien désigne aussi l’instrument privilégié d’une rhétorique de l’ornatus, ne peut au moyen âge, et spécialement chez Dante, s’assimiler à ce que nous nommons aujourd’hui « allégorie », c’est-à-dire un discours « mis-pour » un autre (all-egoria). Dans figura coexistent avec une égale dignité la signification immédiate, factuelle (res) et le(s) sens profond(s) (sententia). L’énoncé à la fois représente et signifie. Ainsi, on caractérisera, en termes lapidaires, ce qu’il y a de plus neuf dans la réflexion du XIIe siècle sur la poésie comme l’annexion à son domaine, en plusieurs étapes, de ce concept de figura jusqu’alors réservé à l’exégèse : c’est d’abord l’élucidation du système mythologique construit par les grands textes, Enéide ou Métamorphoses, conçus comme l’expression de vérités sur la marche du monde et le mystère de la destinée humaine. Puis vient Alain de Lille qui, dans l’Anticlaudianus, formule l’ambition plus haute d’atteindre à la vérité de Dieu, comme l’a montré Pascale Bourgain : « justement parce que le langage poétique lui (sc. à Alain) semble propre par son inadéquation créative à recouvrir et à transfigurer l’inadéquation congénitale du langage humain à parler de son objet divin (…), cet objet ne peut être saisi que par une intuition de type poétique, par superposition d’images inadaptées, mais porteuses d’une analogie profonde »13. Ce sublime projet rencontre toutefois ses limites dans le choix esthétique effectué par le poète de mettre en scène des abstractions personnifiées, ce qui conduit nécessairement à une interprétation univoque. Un tel écueil sera en revanche soigneusement évité par la Comedia, dont les personnages sont et des existants réels et des signes. Il nous semble que l’analyse parfois confuse effectuée par Geoffroy des rapports entre verbum, res (ou materia) et sententia annonce l’ambition protreptique que conçoit pour la poésie le Convivio. Dans la légende de Minos ou le récit de la Chute originelle, la texture même des mots et leur agencement figural renvoient à une histoire, mais aussi à un sens.
Rhetorica. Au milieu du XIIe siècle, Jean de Salisbury affirme : « Ou bien la poétique relèvera de la grammaire, ou bien on la rayera de la liste des disciplines libérales »14. L’effort de Matthieu de Vendôme et celui, bien plus systématique, de Geoffroy ont abouti à faire passer la poétique de la juridiction de la plus humble des sciences du trivium sous celle de la plus noble. On a suffisamment exposé ci-dessus les motifs d’un tel déplacement pour y revenir. Mais on voudrait signaler que cette démarche trouve son aboutissement dans le De vulgari eloquentia et surtout dans le deuxième livre du Convivio. La métaphore topique qui sert de titre et de cadre à ce dernier traité aurait d’ailleurs, selon certains commentateurs, été empruntée par Dante à la Poetria nova : on se souvient que celle-ci dépeint avec insistance la poésie comme un banquet joyeux où le prologue, « tel un serviteur bien stylé », doit accueillir la materia avec honneur ; de même Dante se présente-t-il d’emblée comme le serviteur chargé de préparer la table et de nettoyer de ses souillures le pain qui y sera offert (Conv. 1, 2)15. De façon plus profonde, et sans doute plus exacte, on remarquera que les deux œuvres (comme, aussi, la Vita nuova) observent la même structure : dans l’une et l’autre alternent le texte poétique et son commentaire didactique. Si le pari, que nous avons essayé de tenir, de réhabiliter les « exemples » jusqu’alors délaissés par la critique au profit des « préceptes » a été jugé convaincant, on peut considérer que la Poetria nova représente la matrice formelle du Convivio. Bien sûr, la pédagogie de Dante est beaucoup plus ambitieuse. Mais de l’appareil aristotélicien qui fonde son herméneutique, on retiendra que la poésie trouve son origine au ciel de Rhétorique. Du commentaire à la chanson Voi che ‘ntendendo il terzo ciel movete, qui constitue le deuxième livre du Convivio, il ressort que le troisième ciel, celui des intelligences célestes, les Trônes, qui conduisent la raison humaine à la connaissance par l’amour, celui de Vénus aussi, est à identifier à la rhétorique (Conv. 2, 13-15). Or le poète tire son inspiration de l’amour – amour de Béatrice et de Philosophie, mais c’est bien entendu exactement la même chose. Rhétorique et poésie, une poésie qui vise de hautes fins morales et cognitives, se voient donc, avec une rigueur quasi-syllogistique, assimilées l’une à l’autre. Le rôle que Dante assigne aux Trônes, Geoffroy, on s’en souvient, le confiait au pape Innocent, parangon d’éloquence, en qui se conjoignent le pouvoir (Pierre) et l’amour (Jean).
Pour Geoffroy comme pour Dante, l’arrangement approprié des mots, des figures et des images ne comble donc pas seulement le plaisir de l’oreille, et de la partie sensitive de l’âme. Il donne accès à la lumière éblouissante du monde supérieur. Mais la révélation n’advient qu’au prix de l’expérience du négatif. Au chapitre antépénultième de la Vita nuova, Dante, en deuil de Béatrice, voit sous ses fenêtres passer des pèlerins mélancoliques (pensosi) qui traversent la « cité dolente » en quête de la Face du Seigneur (la « Véronique », vera icona). C’est ce spectacle – vécu ou non, qu’importe – qui déclenchera en lui l’illumination. Car ces pèlerins, et lui, qui s’y identifie, sont ceux d’Emmaüs, témoins accablés de la souffrance et de la mort de leur dieu. Et c’est au creux du désespoir que surgit l’être capable de faire brûler leur cœur d’amour et de leur « ouvrir les Ecritures » (aperire… scripturas, Lc 24, 32). Ainsi Dante revendique-t-il pour la jeune poésie vernaculaire le droit d’user des figures de rhétorique, mais à condition de savoir en « ouvrir » le sens (aperire, VN XXV). Et de même Geoffroy, à sa manière cuistre, enjoint-il au poète d’« ouvrir la matière par (ses) mots » (PN, 1074 : rem… verbis aperi). Mais encore faut-il que ceux-ci, pèlerins, aient encouru la chance d’abandonner le sol natal de la grande tradition classique pour être en rédempteurs, novi hospites, accueillis dans une autre patrie. Quelques minces que soient les mérites que l’on consent à reconnaître à notre auteur, du moins aura-t-il compris que la vraie poésie est exil…
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Les poètes modernes n’ont pas lu Geoffroy de Vinsauf. N’y a-t-il pas quelque abus à les interpréter, fût-ce en supposant l’entremise géniale de Dante, point focal de la culture européenne, à la lumière de la Poetria nova ? Faute de méthode plus grave encore, à déchiffrer celle-ci, comme je sais l’avoir fait, en se laissant guider par l’expérience que l’on a de la littérature d’aujourd’hui ? C’est pourtant à ce seul prix que les vieux textes méritent l’amour qu’on leur porte. Ce que je découvre, dans la Poetria nova, et qui ne s’y trouve peut-être pas, c’est l’alliance nécessaire, dans le poème, entre connaissance et écriture ou, plus justement, la définition du poème comme connaissance parce qu’écriture : le corps et la robe qui le vêt ne sauraient, on l’a vu, exister l’un sans l’autre. Or, il me semble que ce qui s’est écrit en poésie, depuis le romantisme allemand et surtout depuis Baudelaire, vise à réaliser cette postulation. Que l’écriture soit aujourd’hui le plus cher souci des poètes est d’une évidence banale : la mise entre parenthèse du référent, le saccage concerté des lois de la grammaire, l’abandon aux purs jeux du signifiant en constituent autant de preuves. La péripétie structuraliste – mais Novalis déjà appelait de ses vœux « les poèmes qui ne veulent être que sonores et harmonieux, mais dépourvus de signification et de cohérence » – a pu un temps nous faire imaginer la poésie comme combinatoire de signes langagiers ne renvoyant qu’à eux-mêmes. Pour se limiter à l’exemple de la « figure de mots » favorite du moyen âge, les calembours hugoliens, le « langage cuit » de Robert Desnos, les expériences de laboratoire de l’OuLiPo (pour ne pas parler de tentatives plus farfelues) marquent l’apothéose de l’annominatio.
Pourtant, comme l’a fortement montré Hugo Friedrich, qui ne fut pas pour rien l’élève de Curtius, la poésie moderne a ses lois de fonctionnement, obéit, même si elle s’en défend, aux règles strictes d’une rhétorique16. Et la rhétorique, on le rappelait au tout début de cet essai, est autant contenu que forme. Les plus lucides ne s’y sont pas trompés : le travail sur la syntaxe de Mallarmé, la pesée des sons et des rythmes par Valéry, la mécanique des figures chez Queneau sont consciemment producteurs de sens, l’échec du contact entre l’homme et l’absolu (Prose pour des Esseintes), l’impermanence de l’être (Le cimetière marin), le tragique banal de l’existence (Chêne et chien).
Ces exemples sans doute suggèrent ce qu’il en est désormais de la fonction cognitive de la poésie. Certes, le poeta theologus, dont seuls les ignorants, bien excusables, de la tradition médiolatine voient en Dante le premier représentant, a tout d’abord trouvé un héritier laïc en la personne du mage (Novalis, Hugo). Mais ensuite, que dire d’un ciel d’où Dieu s’est absenté ? Si les horreurs du siècle inspirent à l’athée André Frénaud un Cur Deus homo ? poignant – et composé selon les règles d’un ornatus facilis moderne !17 –, c’est d’autres voies que celles de l’ontologie que frayent aujourd’hui les poètes. Hors de toute perspective de salut, leur visée commune est, je crois, de dire « les choses », « le réel » dans sa pure immanence, non pas l’Etre (Geoffroy non plus n’employait pas le mot). Mais ce désir déchirant de ressaisir par le langage un monde opaque et labile est voué à l’inassouvissement. Car il trouve son expression métaphorique dans l’image – toujours la même ! –, parfois informulée, de la quête. Je suis frappé de constater que, depuis le Rimbaud des Illuminations, les poètes, réinvestissant le vieux topos du locus amoenus (ou sedes placens), orientent leur voyage de mots vers un monde lavé, primordial, « les hautes terres non rompues » (Saint-John Perse), « le pays natal » (Char), « un nouveau matin » (Ponge) – en somme le jardin dont nous avons été exclus nous ne nous remémorons plus pourquoi. Mais l’espoir de nommer les choses avec la science et l’innocence d’Adam est un leurre. Car la « poésie nouvelle » programmée par Geoffroy de Vinsauf n’invente pas le monde – quelle présomption de s’arroger un privilège réservé à Dieu ! –, elle s’invente elle-même, à la lumière de la Révélation.
Existe-t-il encore une révélation qui puisse nous faire inventer la poésie ? Ou devrons-nous nous contenter d’alimenter « le rêve de réparer un jour, mais comment ? la faute de celui qui s’était enfui au matin du monde » ? 18
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1 Figures et fonction de l’écrivain au XIIIe siècle, Paris-Montréal : Vrin – I.E.M. 1991, p. 26.
2 Kelly 1969.
3 Brinkmann, op. cit. supra, ch. 4 n. 20 (à nuancer d’après Jaffe, cit. ibid.)
4 Woods 1991, p. 60-65.
5 Boccacio medievale e nuovi studi sul Decameron, Florence : Sansoni, 19907, p. 86-87 et passim.
6 Chaucer invoque l’autorité de Geoffroy dans le Nun’s Priest’s Tale, v. 4537-4544 et traduit les vers 43-49 de la Poetria nova dans Troylus and Criseyde 1, 1065-1069. De l’importante bibliographie consacrée aux rapports entre les deux auteurs, on retiendra les articles de J.M. Manly, « Chaucer and the Rhetoricians », Papers of the British Academy, 1926, p. 95-113, de K. Young, « Chaucer and Geoffrey of Vinsauf », Modern Philology 41 (1944), p. 172-182 et celui, contestable, de J.J. Murphy, « A New Look at Chaucer and the Rhetoricians », Review of English Studies 15 (1964), p. 1-20.
7 A. Bisanti, « Noterelle braccioliniane », Maia 44 (1992), p. 173-192. Kelly 1991, p. 126-129 ajoute encore un nombre considérable de références relatives à l’influence de la Poetria nova sur la composition littéraire au cours du moyen âge tardif.
8 Pierre Laurens nous signale qu’en pleine Renaissance, des pans entiers de la doctrine formulée par Jules César Scaliger dans sa Poétique renvoient l’écho exact du projet de Geoffroy (sur la fin morale de la poésie, sur son ambition de figurer un monde idéal, sur le rôle des images dans cette entreprise…).
9 Woods 1991, p. 61 n. 22.
10 Dante Alighieri (?), ep. XIII domino Cani Grandi de la Scala, § 29.
11 P. Dronke, Dante e le tradizioni latine medioevali (trad. it.), Bologne : Il Mulino, 1990, p. 33-36. Sur l’emploi des images comme instrument efficace de connaissance par la poésie lyrique en ancien français, voir Kelly 1978b, notamment les p. 26-56, qui soulignent le rôle essentiel d’« agents de transmission » joué dans cette perspective par les Poetriae de Matthieu de Vendôme et de Geoffroy.
12 E. Auerbach, Figura (trad. fr.), Paris : Belin, 1993, notamment p. 78-87.
13 Bourgain 1997b, p. 172 (c’est nous qui soulignons).
14 Metalogicon 1, 27 : aut poeticam grammatica optinebit, aut poetica a numero liberalium disciplinarum eliminabitur.
15 M. Shapiro, « On the Role of Rhetoric in the ‘Convivio’ », Romance Philology 40 (1986-87), p. 38-64.
16 Structure de la poésie moderne (trad. fr.), Paris : Le Livre de Poche, 1999.
17 « Chuchotements aux Oliviers », dans La Sainte Face (Paris 1968).
18 Y. Bonnefoy, « L’Egypte » dans Rue Traversière, Paris, 1977.