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Chapitre 8 : Le nom imprononçable

Jean-Yves TILLIETTE

Etrange idée que de dédier au pape un ouvrage destiné à faciliter l’enseignement du professeur de grammaire ! C’est pourtant au grand Innocent III que Geoffroy de Vinsauf fait « hommage spécial de (son) petit livre » (munus spéciale libelli, 2103). Et, parmi les nombreux personnages que met en scène la Poetria nova, le successeur de Pierre occupe assurément la place d’honneur : le prologue-dédicace trace de lui un portrait en majesté (v. 1-42), l’épilogue lui adresse une humble requête (v. 2070-2102) ; entre les deux, l’évocation de la « puissance de son verbe » aura servi à illustrer celle de la métaphore (v. 906-911) et sa figure juste et clémente aura été mise en exergue au long récit de l’histoire du Salut (v. 1284-1355). Quel est le sens d’un tel dispositif ? Deux hypothèses contrastées viennent à l’esprit, qui seront une après l’autre explorées.

Papa nocens

Hugues de Trimberg, dans son Registrum multorum auctorum, présente la Poetria nova en ces termes :

« Geoffroy publia une Nouvelle poétique à l’intention de ceux qui veulent écrire selon les lois de la rhétorique, et afin de réconcilier le roi d’Angleterre avec le pape, en apaisant ce dernier par son livre. Car le roi en question, à ce qu’on dit, avait fait tuer Thomas, évêque de Cantorbéry. »1

La chronologie du bibliographe est assurément défaillante, le roi en faveur de qui intercède Geoffroy ne pouvant en aucun cas être Henri II, l’assassin de Becket, mort neuf ans avant l’élévation d’Innocent III au trône de Pierre, en 1198. Il n’en est pas moins vrai que les derniers vers de la Poetria nova associent l’offrande du livre à une requête :

Memor imprime menti :

2090 Quando nocere potes, noli ; satis est nocuisse

Posse nocere. Nihil facias quod postmodo velles

Non fieri, sed mens sit cauta praeambula facti.

Nonne vides, si vera notes in principe nostro,

Et Crucis est factus et Christi miles et ensis

2095 Totius Ecclesiae ? Devotio talis amorem,

Non odium, laudem, non culpam, praemia poscit,

Non poenam. Toleres igitur, qui cetera vincis,

Te vinci, vertique velis regemque reverti.

Flos et apex cleri, solita dulcedine stillant

2100 Praedulces ex corde favi. Pro principe nostro

Supplico. Sum minimus ; es maximus. Attamen esto

Flexilis, et sit ei melius ratione petentis.

« Souviens-t’en bien : Quand tu as le pouvoir de nuire, n’en aie pas le vouloir. C’est avoir nui suffisamment que d’avoir le pouvoir de nuire. Que rien, par ton action, n’advienne que tu souhaiterais par la suite ne point avoir vu advenir, mais qu’une réflexion prudente ouvre la voie à ton action. Ne vois-tu pas que notre prince, si tu regardes en vérité, s’est fait soldat de la Croix et du Christ, et glaive de l’Eglise entière ? Un tel dévouement veut l’amour, non la haine, l’éloge, non l’accusation, la récompense, non la punition. Supporte donc, toi qui vaincs toutes choses, de te vaincre et de revenir sur toi-même ; laisse le roi venir à toi. Fleur et couronne du clergé, ton cœur distille à l’ordinaire la douceur du miel le plus doux. Pour notre prince je supplie. Je suis tout petit, toi très grand ; laisse-toi cependant fléchir. Et qu’il obtienne sort plus digne eu égard à celui qui te prie. »2

(Poetria nova, 2089-2102)

Ces paroles conclusives, ou peu s’en faut – elles précèdent un second et bref envoi à Guillaume, évêque de Londres, maître des négociations entre la couronne anglaise et le Saint-Siège (v. 2103-2120) –, placent d’un coup tout le poème sous un éclairage politique. On en avait, à vrai dire, déjà perçu des reflets, si les apostrophes à l’Angleterre et à la Normandie faisaient bien allusion au drame de l’interdit jeté sur le royaume. La chronologie de la publication de l’œuvre, entre 1208 et 1213, ayant été établie sans faille par Faral3, le prince en faveur de qui Geoffroy implore l’indulgence du pape ne peut être que le roi Jean – qui ne possède sans doute pas les mérites dont le gratifie le poète (v. 2094-2095), mais le genre du panégyrique n’est guère regardant à ce genre de détail. La Poetria nova serait donc aussi (d’abord ?) un écrit de circonstance. Son auteur aurait cherché à gagner la bienveillance du dédicataire en lui offrant son chef d’œuvre en manière de don propitiatoire, et en assortissant cette offrande de louanges exaltées. Le prologue en effet, tirant du vieux topos de surenchère le parti le plus extravagant, n’hésite pas à proclamer Innocent supérieur aux docteurs de l’Eglise, Augustin, Léon le Grand, Jean Chrysostome, Grégoire le Grand (v. 15-16), et même aux apôtres Pierre et Jean (v. 23-27)… L’explication est pourtant un peu courte, et ne rend nullement raison du choix par Geoffroy de son thème : pourquoi, encore une fois, confier à un traité de rhétorique, fût-il en vers, le soin de dénouer une crise politique et spirituelle majeure ?

L’hypothèse toutefois mérite d’être approfondie. Qu’est-ce en effet que l’interdit, cette procédure d’autant plus solennelle et effrayante qu’elle est d’usage encore assez récent au début du XIIIsiècle et qu’Innocent III est sans doute de tous les pontifes celui qui l’appliquera avec le plus de rigueur ? Une parole d’anathème4. Le pape, rappelle Geoffroy, est puissant par son verbe (potens verbo, 906), on comprendra : tire sa puissance de son verbe, capable de lier et de délier (ibid. : si linguam solvat, que l’on peut entendre, selon la prononciation du XIIIe siècle : si linguā solvat). L’office du rhéteur va être, en toute modestie, de lui enseigner à user selon les bonnes règles de cette parole supérieure à toute parole. Cette proposition outrecuidante est soutenue par un certain nombre d’indices textuels. Ainsi, nul n’a jamais songé à se demander qui était le « tu » à qui le poète, du début à la fin de l’œuvre, adresse ses conseils. Bien entendu, le pronom a une certaine valeur de généralité : « tu », c’est le nom commun de l’élève, du lecteur quel qu’il soit. Mais c’est d’abord, grammaticalement, le nom propre de celui que le texte désigne comme son destinataire privilégié, donc le pape. Celui-ci confesse d’ailleurs, dans un monologue que lui prête notre auteur :

Nondum decurso tempore multo,

Cor gessi sciolum, fuit os rude…

« Il y a peu de temps encore, j’avais l’esprit d’un apprenti, mon éloquence était rustique ».

(Poetria nova, 1317-1318)

Et, lorsque dans le même contexte, Geoffroy ouvre son évocation, par l’ornatus facilis, de la puissance pontificale sur les mots (on connaît l’importance des phrases liminaires) :

Est papae leges sacras dictare.

« La fonction du pape, c’est d’édicter les lois sacrées, »

(Poetria nova, 1284)

on suspectera que le choix du verbe n’est pas tout à fait neutre. Dictare, au moyen âge, et singulièrement dans un traité de rhétorique, c’est d’abord « s’adonner à la composition littéraire (en vers ou en prose) ». La Poetria nova enseigne à ses élèves les lois du dictare, et donc au pape son métier…

Il n’est pas sûr, en effet, qu’il n’ait pas besoin de quelques leçons. Dans la supplique conclusive, Geoffroy enjoint au pape, avec une autorité assez brutale, de ne pas se hâter de sévir : « Qu’une réflexion prudente précède dans sa marche ton action » (mens sit cauta praeambula facti, 2092). Le même vers, à peu près, se rencontrait au tout début du poème (mens discreta praeambula facti, 52). Il était là question, on s’en souvient peut-être, des conditions générales du travail poétique, selon lesquelles une réflexion préalable doit précéder la mise en mots, la formulation de l’énoncé. Pour corriger sa hâte, le pape est invité à « faire retour sur lui-même » (verti, 2098) ; la « conversion » est par ailleurs le procédé grammatical le plus apte à conférer au discours élégance et propriété (v. 1592-1764). Enfin, un rapprochement moins hasardeux et moins ténu assimile le pape à l’apprenti-poète : les clés, confiées par le Christ à saint Pierre – Mt 16, 29 : ego tibi dabo claves caelorum ; cf. PN 1315 : (Deus) dat (papae) claves regni caelestis –, sont aussi l’attribut de l’écrivain, appelé à ouvrir les portes du banquet céleste du sens (v. 109, 1069-1074) : sis claviger ergo (1073), lui intime Geoffroy.

Comment celui-ci s’y prend-il donc pour enseigner à son auguste élève les lois du dictare ? En lui mettant sous les yeux l’exemple d’un alter ego. Le pape, on va le voir, est une figure christique. Or, le plus long des « poèmes dans le poème » (v. 1284-1531) met en regard son image et celle du Fils de Dieu, dont l’œuvre rédemptrice a ouvert les portes des Enfers, brisant donc l’interdit et la damnation qu’il programme. Voilà le Verbe auquel Innocent III est appelé à conformer le sien. Vue ainsi, la Poetria nova est pédagogie d’une parole salvatrice.

Au-delà du langage humain

L’hypothèse qui vient d’être développée part du principe que le pape est capable de nuire (cf. v. 2090 : nocere potes)5. La vérité du rythme poétique semble d’ailleurs le confirmer : le nom d’Innocens, un crétique (‐ ᴗ ‑) ne saurait en aucun cas entrer dans l’hexamètre. Et si cette évidence linguistique avait une autre explication ?

Le règne d’Innocent III (1198-1216) est sans doute le moment de l’histoire où la fonction pontificale a revêtu le prestige le plus haut et exercé la plus grande souveraineté. C’est à compter de cette époque que l’épithète de vicarius Christi (substitut du Christ), employé au vocatif au vers 2078 de la Poetria nova, est exclusivement référée à la personne du pape. Mieux encore : la réflexion ecclésiologique, couronnant une évolution amorcée dès le milieu du XIe siècle, la définit désormais comme image vivante du Christ, participant comme lui des deux natures humaine et divine. Dans un sermon qu’il prononce pour la fête des saints Pierre et Paul, Innocent III est le premier à formuler explicitement cette identification6. Geoffroy lui emboîte le pas, en des termes un peu différents :

… maxima rerum,

Non Deus es nec homo : quasi neuter es inter utrumque,

Quem Deus elegit socium. Socialiter egit

Tecum, partitus tibi mundum ; noluit unus

2075 Omnia, sed voluit tibi terras et sibi caelum.

« … toi, le plus grand des êtres, tu n’es ni Dieu ni homme, ni l’un ni l’autre mais entre les deux, toi que Dieu a choisi pour allié. Il t’a traité en allié, en partageant le monde entre vous deux : il n’a voulu tout avoir à lui seul, mais a voulu pour toi la terre, pour lui le ciel. »

(Poetria nova, 2071-2075)

A l’opposé du Christ Dieu et homme, mais au point où l’on dit que les contraires se touchent, le pape, entre les deux natures, est un être inouï. Et, comme la naissance du Christ bouleverse l’ordre de la nature, l’élection d’Innocent ébranle le cours usuel des choses, ce que traduit l’usage rhétorique du topos du monde à l’envers :

O quam

1310 Mira Dei virtus ! Quam magna potentia ! Quantus

Sum ! Quantillus eram ! Subito de stipite parvo

In cedrum magnam crevi. Deus ille deorum

Magnificavit opus proprium : sub flore juventae

Me voluit caput esse senum. Mirabile donum !

1315 Dat juveni claves regni caelestis et orbis

Imperium. Nondum decurso tempore multo

Cor gessi sciolum ; fuit os rude, posse pusillum.

Jam cor et os et posse meum sic extulit et sic

Praetulit hoc aliis, ut sim stupor unicus orbis.

« Admirable puissance de Dieu ! Sublime pouvoir ! Que je suis grand ! Comme j’étais petit ! En un instant, d’une modeste souche, me voici devenu un grand cèdre. Le dieu des dieux a magnifié sa créature : dans la fleur de la jeunesse, il a voulu faire de moi le chef des vieillards. Admirable présent ! Il donne à un jeune homme les clés du royaume céleste et l’empire sur l’univers. Il y a peu de temps encore, j’avais le cœur d’un apprenti, ma parole était fruste, mon pouvoir minuscule. Il a maintenant à ce point exalté mon cœur et ma parole et mon pouvoir et m’a tant élevé par-dessus tous les autres que je suis objet sans égal de stupeur pour le monde. »

(Poetria nova, 1309-1319)

N’allons pas chercher dans ce monologue prêté au pape de référent historique ou biographique. Certes, appelé à succéder à l’octogénaire Célestin III, Lothaire de Segni pouvait par contraste faire figure de jeune homme. Mais à trente-huit ans, l’âge qu’il avait lors de son élection, on est alors un homme mûr ; et quand il se voit dédier la Poetria nova, il a atteint la cinquantaine7. Ce que donne à voir l’image des vers 1310-1314, c’est l’enfant Jésus parmi les docteurs de la loi (Lc 2, 41-50), ce qu’elle suggère, c’est la figure symbolique du puer senex, que nous ne tarderons pas à retrouver. A la lumière de ces allusions, on a compris sous quels traits notre auteur entendait dépeindre le pape : ce sont ceux de l’homo novus d’Alain de Lille, doué par Jeunesse de ses prestiges, tout en restant exempt de ses frivolités (Anticlaudianus 7, 92-109)8, et destiné à apporter au monde fraîcheur et renouveau. Quel est en effet ce pouvoir que Dieu lui-même a dévolu au pape ? Celui de rajeunir le monde. « Tout ce que tu auras délié sur cette terre sera aussi délié dans le ciel » (Mt 16, 29). Autrement dit, la capacité de guérir l’univers de ses souillures. Aussi le pontife est-il défini au vers 1344 comme physicus et pastor, « médecin et pasteur »9.

Geoffroy, on s’en souvient, a déjà employé une fois le mot physicus. Au moment de lui enseigner les vertus de l’ornatus, il enjoignait au poète : sis physicus et veteranum / redde novum, « sois médecin et de ce vieillard (sc. le mot) fais un jeune homme » (v. 762-763). Le médecin de l’âme et celui du verbe échangent ainsi leur pouvoir : l’art d’écrire s’identifie à celui de purifier l’homme. Contrairement à ce qu’une lecture hâtive nous faisait écrire il y a quelques pages, le pape n’est pas l’apprenti du rhéteur, il est son modèle et son maître. Détenteur du pouvoir des clés, il a de ce fait même accès, de façon souveraine et innée, aux arcanes du langage poétique, défini comme clé capable d’ouvrir au sens les serrures du cœur (v. 1069-1070).

Le travail créateur de la poésie, déclaraient après Horace les premiers vers de la Poetria nova, est le fruit d’une triple opération : d’abord la conception d’ensemble du sujet, élaboré avec sagesse et discernement (opus totum prudens… contrahe, 58-59) ; puis son organisation par l’intelligence (cum res digesserit ordo…, 60) ; enfin, la mise en mots (materiam verbis veniat vestire poesis, 61). La personne du pape possède à un degré éminent les trois qualités permettant de mener à bien les étapes successives de cette entreprise, ainsi qu’une quatrième :

Pater ergo, vicarie Christi,

Me totum committo tibi, sapientia cujus

2080 Ut fons scaturiens, rationis acumen ut ignis

Scintillas jaciens, velox facundia tanquam

Torrens praerapide currens, et gratia mira est.

« O père, vicaire du Christ, tout entier je me confie à toi, dont la sagesse semble une source bouillonnante, le fil de la raison un feu jetant des étincelles, l’éloquence abondante un torrent au cours impétueux – et la grâce admirable ».

(Poetria nova, 2078-2082)

L’« art pontifical » est donc bien figure transcendante de l’art poétique : il conjoint la sagesse qui invente, la raison qui ordonne et la parole qui orne – série qui peut-être renvoie aussi à l’existence trinitaire de Dieu Père, Esprit et Fils – en vue de produire ce « surplus » qu’on appelle la grâce. Gratia, le mot est à entendre, ici comme chez Baudoin de Cantorbéry, à la fois au sens spirituel, la rédemption des hommes, moral, la faveur accordée au poète et à sa requête,… et esthétique10. Mais comment dire la grâce ? On est là aux frontières de l’expression humaine :

Omne quod humanum transcendis11 dicere vellem

Plene, sed res est longe facundior ore.

« Je voudrais dire à fond que tu transcendes tout ce qui est humain, mais la matière (sc. la res que dénote ton éminence) est de beaucoup plus éloquente que ma bouche ».

(Poetria nova, 2083-2084)

Nous voici donc au seuil de l’ineffable qu’essayaient déjà de cerner les tout premiers vers du poème :

Papa stupor mundi, si dixero : « Papa Nocenti »,

Acephalum nomen tribuam ; sed, si caput addam,

Hostis erit metri. Nomen tibi vult similari :

Nec nomen metro, nec vult tua maxima virtus

5 Claudi mensura. Nihil est quo metiar illam :

Transit mensuras hominum, Sed divide nomen,

Divide sic nomen : « In » praefer, et adde « nocenti »,

Efficiturque comes metri. Sic et tua virtus

Pluribus aequatur divisa, sed integra nulli.

10 Egregius sanguis te confert Bartholomaeo,

Mite cor Andreae, pretiosa juventa Johanni,

Firma fides Petro, perfecta scientia Paulo,

Ista simul nulli. Superest de dotibus una,

Quam nulli fas est attingere : gratia linguae.

15 Augustine, tace ! Leo papa, quiesce ! Johannes,

Desine ! Gregori, subsiste ! Quid eloquar omnes ?

Esto quod in verbis aut hic aut ille sit ore

Aureus et totus resplendeat : os tamen ejus

Impar est, orisque tui praejudicat aurum.

20 Trans homines totus : ubi corporis12 ista juventus

Tam grandis senii, vel cordis tanta senectus

Insita tam juveni ? Quam mira rebellio rerum :

Ecce senex juvenis ! Fidei sub tempore primae

Cum Dominus Petro praeferret amore Johannem,

25 Papatu Petrum voluit praeferre Johanni.

In te, Papa, modo nova res his accidit annis,

Papa senex Petrus, et papa juventa Johannis.

Suntque tui quales talem decuere : relucent

Et circumlucent papam quasi sidera solem.

30 Tu solus mundo quasi sol, illi quasi stellae,

Roma quasi caelum. Me transtulit Anglia Romam

Tanquam de terris ad caelum, transtulit ad vos

De tenebris velut ad lucem. Lux publica mundi,

Digneris lucere mihi ; dulcissime rerum,

35 Dulce tuum partire tuo. Dare grandia solus

Et potes, et debes, et vis, et scis : quia prudens,

Scis ; quia clemens, vis ; quia magnus origine, debes ;

Et quia papa, potes. Quia talis es et quia tantus,

Hic mens subsedit, cum fecerit undique gyrum,

40 Inque suis dandis te praetulit omnibus unum :

Totum posse suum tibi destinat. Accipe, magne,

Hoc opus exiguum, breve corpore, viribus amplum.

O pape, objet d’ébahissement pour le monde13, si je dis les mots : « pape nuisant »14, je te donne un nom acéphale ; mais si je lui remets sa tête, il sera l’ennemi du mètre. C’est que ton nom entend refléter ton image : de même qu’il ne veut être enclos dans des bornes, ne le veut pas non plus l’excellence de ta vertu. Nul moyen de la mesurer : elle transcende les humaines limites. Mais fragmentez le nom, fragmentez-le ainsi : placez d’abord « in », puis ajoutez « nocent », vous le ferez ami de la métrique. Et ainsi ta vertu pour peu qu’on la fragmente, est égalée par bien des autres – si elle est prise comme un tout, aucune ne la vaut. Barthélemy t’est comparable par la noblesse de son sang, André par sa douceur de cœur, Jean par l’éclat de sa jeunesse, Pierre par la fermeté de sa foi, Paul par l’éminence de son savoir, aucun pour la réunion de ces qualités. Il est en outre un don unique selon lequel nul n’a pu (t’)approcher : le charme de la parole. Augustin, fais silence ! pape Léon, en paix ! toi, Jean, restes-en là ! Grégoire, ne va pas plus loin ! A quoi bon les nommer tous ? Admettons que pour l’éloquence, l’un ou l’autre soit « bouche d’or », qu’il en fulgure tout entier. Cette bouche pourtant n’est pas à la hauteur et fait injure à l’or de ta parole. De tout ton être tu surpasses l’humanité : où trouver jeunesse de corps jointe à vieillesse si auguste, si grande vieillesse dans le cœur grandie dans un homme aussi jeune ? Admirable révolution de l’univers : voici un jeune homme – vieillard ! Dans les premiers temps de la foi, quand le Seigneur donnait dans son amour la préséance à Jean sur Pierre, il donna dans la charge papale la préséance sur Jean à Pierre. En toi, ô pape, un événement inouï est advenu de notre temps : pape est le vieillard Pierre et pape Jean en sa jeunesse. Et tes proches sont dignes d’un tel homme : ils resplendissent et entourent de leur splendeur le pape comme les astres le soleil. Tu es seul en ce monde comme (est seul) le soleil, eux sont pareils à des étoiles, et Rome se compare au ciel. L’Angleterre en m’envoyant à Rome m’a envoyé de terre jusqu’au ciel, en m’envoyant chez vous me fit passer des ténèbres à la lumière. Lumière universelle du monde, donne-moi part à ta douceur. Conférer le sublime, toi seul et le peux et le dois et le veux et le sais : étant sage, tu sais, clément, tu veux, noble, tu dois, et comme tu es pape, tu peux. C’est parce que tu es si noble et si grand que l’esprit fait halte sur ton seuil, après avoir vagabondé de toutes parts et que toi seul, au moment d’offrir ce qui lui appartient, il te met au-dessus de tout. Il te dédie tout son pouvoir : reçois, grandeur, ce petit livre, exigu dans corps, vaste par sa puissance.

(Poetria nova, 1-42)

Ces quelques vers de dédicace portent en germe le projet entier de la Poetria nova. Qui renverse terme pour terme celui de la Poetria vetus d’Horace. Ce dernier, d’entrée de jeu, vouait à l’opprobre et à la dérision toute tentative de décrire le monstre au beau visage de femme et au corps noir et écailleux – la Gorgone au regard qui fige. Pour Geoffroy, il s’agit de dire un objet tout aussi « stupéfiant », cet Innocens que refuse le mètre et qui semble aussi se situer au-delà de toute formulation poétique possible. Si le texte s’emploie pourtant à l’énoncer, c’est en recourant aux recettes éprouvées de la rhétorique cicéronienne, c’est-à-dire en pratiquant la divisio : il a la noblesse de Barthélemy, la bonté d’André, la jeunesse de Jean, la foi de Pierre et la science de Paul. La rhétorique ne parvient pas pour autant à ses fins, car il y a un reste, un « surplus » (superest, 13), la gratia linguae (v. 14), dont nous venons de parler. Et de celle-ci, on ne peut donner l’idée qu’au moyen des négations de la théologie apophatique : elle n’est pas celle d’Augustin, ni celle de Léon, ni celle de Grégoire, ni même celle de « Bouche d’or ».

Et c’est ainsi qu’ayant épuisé les ressources de la parole humaine, on entre dans le domaine du trans (v. 20). La préposition s’interprète de double façon :

– elle dénote d’abord dépassement. Le nom du pape le situe au-delà des lois de nature, de l’humanité ordinaire. Et le voici identifié à cet autre monstre éblouissant, le puer senex, qui réunit en sa personne le pouvoir exercé par Pierre et le désir que Jean suscite (v. 20-27)15. Cette figure de vieillard aux traits juvéniles qui hante les visions apocalyptiques inaugure, on l’a dit, les temps de l’homo novus. L’avènement d’un univers paradisiaque, celui de l’Adam coupable régénéré en Innocent, est ici traduit par une grandiose évocation cosmique, qui de la cour romaine fait un empyrée (v. 28-31). Edgar de Bruyne a montré admirablement pourquoi et comment les XIIe et XIIIe siècles voyaient le triomphe d’une esthétique de la lumière. C’est la contemplation éblouie du ciel transféré sur la terre qui a pour Geoffroy ouvert la voie à l’inspiration.

– car trans suggère aussi voyage. On se souvient que la métaphore, transsumptio ou (v. 956) translatio, est par notre auteur définie comme pérégrination du mot vers « une demeure de plaisance » (sedes placens, 766). Le voyage de Geoffroy – me transtulit Anglia Romam, 31 – d’Angleterre, région maudite frappée par l’interdit, à Rome, la patrie des anges, reproduit la démarche de toute poésie, s’arracher aux ténèbres bourbeuses de ce monde pour retrouver, dans sa splendeur toujours nouvelle, le lieu idéal des archétypes.

C’est ainsi que l’image terrestre du Verbe incarné, le pape, répand sa lumière sur le clerc gyrovague (gyrum, 39) et le fait participer de sa douceur (v. 33-35). La douceur, elle est pour Horace la qualité suprême de la poésie :

Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto

Et, quocumque uolent, animum auditoris agunto.

« Ce n’est pas assez que les poèmes soient beaux ; ils doivent être doux et conduire à leur gré l’esprit de l’auditeur. »

(Ars, 99-100)

A-t-on enfin compris pourquoi la poésie devait se faire rhétorique ?

*

Le pape est l’élève du rhéteur, et de ce fait le rédempteur que l’on attend. Le pape est la figure incarnée du Verbe, et de ce fait la source de l’art de rhétorique. Voilà, selon nous, les deux clés possibles de l’intrigue que dessine la Poetria nova. Nous n’essaierons pas de les concilier. Dans le dernier chapitre du Crime de l’Orient-Express, Hercule Poirot offre aux juges désignés par les circonstances – et aux lecteurs d’Agatha Christie – deux solutions distinctes de l’énigme qu’il avait mission d’élucider. La première est marquée au coin de la raison et de la vraisemblance, mais repose sur des approximations ; la seconde, seule apte à conférer une signification à tous les indices, est vraie, mais insensée… M’autorise-t-on à laisser mes lecteurs, et juges, face au même genre de choix ?

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1 Ganifredus rhetorice Novam Poetriam / Edidit scribentibus, et ut conciliaret / Papae regem Angliae per librumque placaret. / Nam idem rex, ut dicitur, Cantuarensem Thomam occidit praesulem (cité par Faral 1924, p. 31.).

2 ratione petentis n’est pas facile à comprendre. Nous entendons ratio au sens de « compte » (que l’on tient de), de « considération » (due à) ; Gallo traduit le même mot « argument » ; pour Nims, l’expression renvoie au roi « in his role of suppliant », ce qui nous paraît improbable. On peut encore faire de l’ablatif ratione le complément du comparatif melius : « que son sort vaille mieux que (ne le mériterait) la considération due à qui te supplie ».

3 Il se trouve quelques auteurs – Dronke 1984 (1973), p. 21 ; A. G. Rigg, A history of Anglo-Latin literature 1066-1422, Cambridge : Cambridge UP, 1992, p. 108 – pour situer la publication du poème entre 1200 et 1202. Ils se fondent en cela sur l’opinion de la traductrice Margaret Nims, formulée avec prudence (« There is no strong reason for assigning a date after 1200-1202 ») et appuyée sur des arguments à nos yeux assez fragiles – dont le plus consistant est l’absence de l’adresse finale à Innocent III et à Guillaume de Londres (v. 2085-2120) dans plusieurs manuscrits anciens et de bonne qualité (Nims 1967, p. 11-12). L’étude critique de la tradition reste cependant, comme on l’a dit, encore à faire. Rien n’interdit de penser que la rédaction du poème ait été lente et progressive, et qu’il ait pu en circuler des versions provisoires, ce que d’ailleurs admet Nims (« Révisions, additions were made as later as 1215 », loc. cit.) Aussi, jusqu’à plus ample informé, nous en tiendrons-nous à la datation proposée par Faral sur la base d’une argumentation qui nous semble imparable (p. 28-33).

4 Voir supra, ch. 5 n. 24. La lettre 15, 233 du régeste d’Innocent III, adressée par le pape à Jean Sans Terre en janvier 1212 (PL 216, col. 771-772), manifeste toute la solennité et toute la sévérité de cet « acte de parole ».

5 Jacques Dalarun nous rappelle opportunément que cette charte de la féodalité que constitue la lettre 51 de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine (v. 1021) fait du non nocere la pierre de touche des rapports entre suzerain et vassal. Ainsi, lorsqu’il se soumet à Innocent, Jean sans Terre s’engage à non laedere les prélats anglais (Regesta epistularum Innocentii III, ep. 16, 76 du 13 mai 1213, PL 216, col. 876-878). Si, comme le suggère encore Dalarun, cet acte d’allégeance doit se lire à l’horizon d’attente de notre poème, il faudrait repousser la date de publication de celui-ci à 1213, ce qui n’a rien d’incompatible avec les autres critères internes de datation.

6 Voir A. Paravicini Bagliani, Le corps du pape (trad. fr.), Paris : Seuil, 1997, p. 77 (vicarius christi) et 87-88 (la double nature).

7 Noter en outre que les papes sont promis par la tradition à une mort précoce : ils ne sauraient dépasser « les années de Pierre », soit un règne de vingt-cinq ans (Paravicini Bagliani, op. cit., p. 21-36).

8 V. 92-96 : Munera leticie largitur grata Iuventus, / Et quamvis huius soleat lascivia semper / Esse comes, deponit eam moresque severos / Induit atque senis imitatur moribus evum : / In senium transit morum gravitate Iuventus (éd. Bossuat, p. 159).

9 On remarquera qu’Innocent III se définit lui-même comme médecin, lorsqu’il écrit au roi Jean : Gaudemus (…) quod adeo tibi nostra medicamina profecerunt ut tua per illa sanasse vulnera videamur (Reg. epist. Innocentii III, ep. XVI, 130 du 30 octobre 1213, PL 216, col. 922c).

10 Nous renvoyons ici, d’après Edgar de Bruyne (de Bruyne 1946, 3, p. 49), au septième Traité spirituel de Baudoin de Cantorbéry (par ailleurs dédicataire de l’Iliade de Joseph d’Exeter), qui, à propos de la salutation angélique, distingue gratia honoris, gratia favoris et gratia decoris (PL 204, col. 469-473).

11 Petit problème de texte : les lectures de Faral (transcendes) et de Gallo (transcendens) ne nous semblent ni l’une ni l’autre satisfaisantes. D’où notre correction.

12 Pour des raisons métriques autant que syntaxiques, nous maintenons la leçon de Faral (corporis) contre celle de Gallo (corpus).

13 Stupor mundi : il est piquant de constater que l’épithète sera peu après appliquée à l’ennemi farouche de la papauté, Frédéric II.

14 La traduction échoue à rendre ici le jeu sur les mots, qui fait coïncider le vocatif de *Nocentius avec le datif de nocens. C’est Jacques Dalarun, encore, qui nous souffle que l’on peut tirer parti de cette ambiguïté et, analysant nocenti comme un datif, comprendre le premier vers : « si je te parle, pape, [comme à quelqu’un] de nuisant… » Ce qui l’amène à gloser l’incipit : « Si tu perds la tête, tu es une nuisance terrifiante (stupor en mauvaise part) ; si tu reprends tes esprits, tu es merveilleux (stupor en bonne part), mais au risque de la démesure (hostis erit metri, v. 3) ». Le passage serait alors à déchiffrer, selon la perspective politique développée par la première partie de ce chapitre, comme une allusion à la doctrine de la plenitudo potestatis, qu’Innocent ne contribue pas peu à élaborer. Nous devons cependant avouer nos réticences vis-à-vis de cette interprétation subtile, peu soutenue par la sémantique historique (le moyen âge ne connaît pas la métaphore « perdre la tête » au sens de « déraisonner »).

15 On croit voir ici annoncées, en plus lisible, les analyses de Pierre Legendre sur le pouvoir du pontife, « géniteur de la Parole » (L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris : Seuil, 1974, notamment les p. 64-71).