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Chapitre 7 : … et le Verbe incarné

Jean-Yves TILLIETTE

Pendant plus de mille vers, la Poetria nova s’est présentée comme un monologue adressé par le maître – « je », Geoffroy de Vinsauf – à un disciple – « tu », dont on s’efforcera plus loin de préciser l’identité. Ce n’est qu’au v. 1089, peu après la condamnation de l’hermétisme en poésie, que l’on voit enfin apparaître un « il », acteur essentiel pourtant de la communication littéraire, le lecteur ou auditeur :

… sermone potes simul esse facetus

Et facilis. Proprias igitur ne respice vires,

Immo suas, cum quo loqueris. Da pondera verbis

1090 Aequa suis humeris…

« Votre discours peut être à la fois élégant et simple. Ne faites donc pas acception de vos propres forces, mais de celles de la personne à qui vous vous adressez : donnez aux mots le poids que ses épaules puissent supporter… »

(Poetria nova, 1087-1090)

Il se confirme là, à la lumière du gauchissement de l’image horacienne – les vers 38 à 40 de l’Art poétique précisent que ce sont ses propres forces, la solidité de ses propres épaules que le poète doit mesurer au moment de choisir son sujet (materia)1 –, que l’opposition entre gravis, « lourd », et levis, « léger », réfère moins à la réalisation stylistique du poème qu’à sa nature d’« acte de parole ». Pour le dire de façon sans doute simpliste, la sévérité de l’ornement difficile est de nature à séduire les initiés, tandis que l’aisance de l’ornement facile parviendra à charmer un public moins aguerri, mais sans pour autant que cela implique que le second vaille moins que le premier. Ce souci de l’efficacité dans la transmission du message poétique, que dénote également le caractère très « expressionniste » des conseils relatifs à l’actio oratoire (v. 2035-2069), mérite d’être relevé : il montre que, dans l’intention de notre auteur au moins, la poétique est tout autre chose qu’une science de, et pour, pédants. On notera d’ailleurs que la simplicité du discours (planities, 1100) est associée à la beauté dans une phrase où, pour la première fois depuis le début du texte, apparaît l’adjectif pulcher (v. 1098)2.

Comme on l’a déjà dit, Geoffroy, alors qu’il associe l’ornatus difficilis à l’emploi des tropes, des sens figurés, lie l’ornatus facilis à celui des schemata, qui prennent les mots dans leur sens propre, mais jouent sur leur forme phonosémantique et sur leur agencement, que ce soit au niveau microstructural (figurae verborum) ou macrostructural (figurae sententiarum)3. Notre auteur illustre de façon très complète et méthodique l’emploi de ces divers procédés, au moyen de deux exemples, le premier consacré aux figures de mots, le second aux figures de pensée, auxquels une série de traits singuliers confère un statut à part au sein de la Poetria nova :

– la dimension des exemples : ce sont, de très loin, les plus longs de tout l’ouvrage, puisque le premier compte 120 vers (1102-1221) et le second pas moins de 248 (1284-1531) – l’apostrophe à la Neustrie, qui vient en troisième position, s’étendait sur 63 vers ;

– l’agencement des exemples : contrairement à ce que nous avons pu constater à propos, par exemple, des procédés de l’amplificatio ou des tropes, Geoffroy n’envisage pas séparément et l’une après l’autre chacune des figures caractéristiques des deux catégories mais les enchaîne entre elles, sans solution de continuité, au sein d’un énoncé unique et homogène ;

– la contextualisation du premier exemple : en contravention là encore avec sa pratique habituelle, notre auteur ne fait pas précéder la mise en œuvre des figures d’une description théorique de leur fonctionnement, mais en illustre aussitôt la pratique – les figures de pensée faisant quant à elles l’objet d’une rapide présentation (v. 1234-1279) ;

– le contenu des exemples : on a vu jusqu’alors Geoffroy, au fil du texte, s’essayer à traduire en hexamètres des thématiques issues des genres les plus variés, le récit mythologique (Minos), la plainte funèbre (apostrophe à la Neustrie), le chant de croisade (prosopopée de la Croix), le roman (descriptions de la beauté féminine ou du banquet des princes), le conte à rire (l’enfant de neige), le lyrisme amoureux (exorde printanier), etc… Rassemblant ici des suggestions éparses dans la plupart de ces essais préalables, il expérimente un genre qui ne connaît guère de précédent en littérature médiévale (si l’on excepte, peut-être, le génie solitaire de Jean Scot), celui de l’épopée, non pas religieuse, mais théologique : ce qu’on entend par là, c’est que son propos n’est pas de paraphraser l’histoire sainte en l’agrémentant éventuellement de considérations typologiques, comme ont fait, depuis Juvencus, d’innombrables poètes, mais d’exposer et d’expliquer rationnellement les mystères de la foi, Incarnation et Rédemption. L’« intrigue » organisée autour de ces deux pôles est donc développée à deux reprises, en termes d’abord plus concis et abstraits (premier exemple), plus circonstanciés et imagés ensuite (second exemple) – on caractérisera en leur lieu ces nuances.

Reprenons tout d’abord, dans l’ordre inverse, les quatre traits distinctifs du passage, ci-dessus énumérés et perceptibles même à la lecture la plus inattentive. Comment les expliquer ?

1. On peut en effet tout d’abord s’étonner que ce soit l’ornement stylistique qualifié de « facile » qui se voie confier mission de vêtir de mots le sujet le plus sublime et le plus complexe. Ce n’est pas, une fois encore, sous l’angle hiérarchique et quantitatif qu’il faut envisager la question. La poésie, on le sait depuis les premiers vers de la Poetria nova, se doit d’être révélation sur le monde des essences. Le plus souvent elle ne peut en droit et en fait y parvenir qu’au prix du travail de l’analogie. Mais il est un moment dans l’Histoire où la réalité supérieure s’est faite présente à ce monde-ci : c’est lorsque le fils de Dieu a assumé jusqu’à la mort la chair de l’homme. Plus besoin donc de sens figuré pour l’évoquer. Le Christ n’est pas une métaphore, il est Dieu et homme au sens propre…

Si l’on considère d’autre part l’économie d’ensemble du poème, on constate que le développement qui semble bien, vu son ampleur, en constituer le sommet et qui nous intéresse ici était peu à peu annoncé par une série de notations disséminées dans le texte, notamment au chapitre de l’amplificatio. Ce dernier laissait apparaître que la « poésie nouvelle » se fixe pour dessein de faire voir les choses et les êtres sous un angle neuf. Divers objets ont ainsi été travaillés par Geoffroy dans cet esprit. Il lui en reste un à mettre en scène, l’homme, roi de la création. Suivant la voie tracée par Bernard Silvestre, Alain de Lille et, dans une certaine mesure, Jean de Hanville (les poètes d’inspiration « chartraine »), la Poetria nova a pour visée ultime de représenter l’homo novus, comme l’établit Charles Méla dans un article fort perspicace4. Or, l’homo novus, on le sait bien depuis l’Anticlaudianus – et, déjà, l’Epître aux Ephésiens –, c’est le Rédempteur…

2. Le fait que les règles relatives à la fabrication des figures de mots soient traitées par prétérition peut recevoir une explication pratique : cette catégorie particulière de figures est depuis si longtemps intégrée à l’art poétique (voir Marbode) que Geoffroy a pu juger superflu d’en énumérer les principes de fonctionnement à l’usage d’un étudiant déjà avancé. Ce raisonnement e silentio cadre mal toutefois avec son souci habituel d’exhaustivité. Il nous paraît plus raisonnable de penser que notre auteur, au moment d’entonner le morceau de bravoure de son poème, s’est là aussi inspiré du modèle de Bernard Silvestre et de sa Cosmographia. Celle-ci, pour les lecteurs du temps, donne à voir la poétique en acte sans daigner en expliciter les règles5. Geoffroy à son tour, conjoignant pour la première fois de façon exacte acte poétique et art poétique, délaisse les béquilles de l’énoncé normatif. Or, il se trouve que la présentation des figures de mots est particulièrement propice à cette démarche, sans doute parce qu’elles sont bien connues, mais surtout parce qu’elles quintessencient, pour ainsi dire, les vertus du signifiant : aucun autre procédé poétique ne fait adhérer aussi précisément les unes aux autres res et verba (nous en donnons quelques exemples ci-dessous) : l’exposé descriptif, qui partout ailleurs a pour fonction de gloser le rapport qu’ils entretiennent, est donc ici inutile.

3. L’analyse du trait suivant, l’enchaînement des figures à l’intérieur d’un énoncé unique et cohérent, aboutit pour le moment à un « comment » plutôt qu’à un « pourquoi ». Geoffroy, ainsi qu’on l’a déjà dit, s’est là inspiré du quatrième livre de la Rhétorique à Herennius, et plus précisément de ses paragraphes 19 à 41 pour les figurae verborum et 47 à 69 pour les figurae sententiarum6. Mais ce qu’il y a d’absolument remarquable dans cet exercice d’imitation, c’est que, non content d’illustrer la totalité des 35 figures de mots et 18 sur 19 des figures de pensée7 répertoriées par le pseudo-Cicéron, notre auteur les a intégrées à un discours parfaitement cohérent dans l’ordre de succession exact selon lequel les présente sa source. C’est un authentique tour de force8, que ne désavoueraient pas les membres de l’OuLiPo.

4. La fidélité méticuleuse au manuel de rhétorique ancien explique aussi la longueur des exemples. La Rhétorique à Herennius fournit en effet de certaines figures, notamment de la seconde catégorie (expolitio, effictio, notatio) des modèles fort développés. Globalement, sinon dans le détail, la Poetria nova respecte la même économie. Plus profondément, la référence envahissante à un traité d’éloquence judiciaire prouve que Geoffroy de Vinsauf conçoit ses deux poèmes, qui entremêlent récits, invocations et raisonnements, comme des plaidoyers. Nous avons rappelé au tout début de cet essai que, si la poétique s’empare au XIIe siècle de la rhétorique (non l’inverse !), c’est que la poésie, loin de cultiver l’art pour l’art, doit impressionner les cœurs et enseigner les esprits. La question en débat dans le passage qui nous intéresse n’est pas de mince conséquence, puisque c’est celle du Salut. Or, chacun sait qu’elle sera tranchée par un jugement, le Jugement. C’est en quelque sorte la parole de l’homme face au Dieu du dernier jour que donnent à lire nos deux exemples (le second se termine par les mots : destitit ira, v. 1531).

Nous allons donc les déchiffrer (de façon plus détaillée pour le premier, plus cursive pour le second) à la lumière de ces considérations générales. Si l’on accepte le modèle judiciaire que nous venons de proposer, on constate en effet sans difficulté que le poème Res mala… (v. 1102-1221) est structuré comme un discours d’avocat : un bref exorde (1102-1103) et une conclusion tout aussi lapidaire (1219-1221) encadrent la narratio, ou exposé des faits (1104-1142), la confutatio, ou réfutation de l’adversaire (1143-1178) et la confirmatio, ou exposé de la thèse de la défense (1178-1218)9. Nous les examinerons successivement.

Narratio : la Chute

Res mala ! Res pejor aliis ! Res pessima rerum !

O malum ! miserum malum ! miserabile malum !

Cur tetigit te gustus Adae ? Cur unius omnes

1105 Culpam flemus Adae ? Fuit haec gustatio mali

Publica causa mali. Pater, in nos tam ferus hostis,

Se perhibet non esse patrem, de divite pauper,

De felice miser, de tanta luce retrusus

Ad tenebras. Ubi nunc paradisus et illa voluptas

1110 Cujus eras dominus ? Tibi dico, potissima rerum,

Unde tibi tantum scelus ? Erras mente favendo

Uxoris facto, vetitum gustando, loquela

Facta tuendo. Favens igitur, gustansque tuensque,

Nonne ruis merito ? Dic ergo : cur tetigisti

1115 Pomum tam nocuum ? – Mihi conjux obtulit. – At quid

Gustasti ? – Suasit mihi rem non esse nocivam.

– Quare fautor eras ? – Timui fecisse molestam.

– Post factum, cur segnis eras deflere reatum

Ad veniam flectendo Deum ? Dic, mortis in hac re

1120 Quae ratio ? – Solus fuit error pro ratione.

Liber is est vitiis qui non est servus. At ille

Cum servus fuerit, an libertate fruemur ?

Si tanta virtute potens non restitit hosti,

Unde resistemus fragiles ? Incepit ab hoste

1125 Lapsus, et arte sua lapsi sumus, et sine lapsu

Vivere corrupti non possumus. Utile lapsis

Hoc genus auxilii : lacrimae, jejunia, psalmi.

Cui potior Deus est quam mundus, non nocet illi

Spiritus immundus. Qui spem non ponit in hoste,

1130 Unde timere potest hostem ? Gravis ad nocumenta

Si solus solet esse suus, lex non sinit aequa

Ut simus de plebe sua. Ne forte procellae

Nos mergant gravitate sua, servemus honesta

Et mala vitemus ; quia virtus optima rerum,

1135 Pessima res vitium, nihil aeque perniciosum.

Hoc erat expertus, cujus fuit ille misertus

Qui dignans nasci venit de morte renasci,

Unus qui potuit quod profuit omnibus esse.

Hic in carne sine carie, nec criminis hamo

1140 Captus, homo simplex et supplex lusit iniquum

Serpentem, quae nos elusit ; et, hostia factus,

Hostem confecit et eum moriendo remordit.10

« O malheur ! Malheur plus dur que les malheurs ! Malheur entre tous le plus dur ! Fruit ! Triste fruit ! Sinistre fruit ! Pourquoi t’es-tu laissé saisir et mordre par Adam ? Pourquoi, nous tous, gémissons-nous sur le péché du seul Adam ? La morsure imprimée au fruit infligea la blessure à tous. Notre père, pour nous bien cruel ennemi, ne se montre guère paternel. Riche il était, le voici pauvre ; bienheureux, le voici misérable ; nimbé d’une vaste lumière, le voici jeté aux ténèbres. Où sont le paradis et les belles délices dont tu étais le maître ? Je te le demande, être primordial entre tous, qui t’a inspiré un tel crime ? Tu pèches en encourageant le forfait de ta femme, en goûtant au fruit défendu, en plaidant pour ton acte. Ces encouragements, cette dégustation, ce plaidoyer, ne justifient donc pas ta ruine ? Allons, dis-le : pourquoi t’es-tu saisi d’une pomme à ce point néfaste ? – Mon épouse me l’a offerte.

– Mais pourquoi y goûter ? – Elle me convainquit que l’on ne risquait rien.

– Pourquoi l’approuvas-tu ? – J’eus peur de la fâcher.

– Le forfait accompli, pourquoi être lent à pleurer sur ta faute et à pousser Dieu au pardon ? Dis-moi, en ces circonstances mortelles, quelle fut ta raison ? – En fait de raison, il n’y eut qu’égarement. Libre qui n’est pas l’esclave des vices. Quand Adam fut esclave, jouirons-nous de la liberté ? Si, fort de toutes ses vertus, à l’ennemi il succomba, comment, fragiles que nous sommes, ne lui succomberons-nous pas ? L’ennemi a causé la chute et sa ruse nous a déchus et notre corruption ne nous permet de vivre sans cette déchéance.

Voici des secours profitables aux êtres déchus : larmes, jeûnes et psalmodies. A celui pour qui Dieu vaut mieux que le monde ne nuit en rien l’esprit immonde. Qui ne fait pas fond sur l’ennemi, comment craindrait-il l’ennemi ? Si seul l’homme accablé par le poids du péché lui appartient, dit-on, la loi juste ne permet pas que nos soyons, nous, de ses gens. Pour que la force des bourrasques ne nous livre pas au naufrage, observons le bien, le mal évitons – car la vertu est bien suprême, le vice mal extrême : rien ne nuit de même. Voilà bien ce qu’a éprouvé l’homme qui pitié a trouvé auprès de Celui qui daigna naître pour de la mort renaître, qui fut à lui tout seul capable d’être à tous autres secourable. Homme de chair, non de charogne, lui que le péché n’hameçonne, homme de simplicité et d’humilité, il s’est joué de l’inique serpent qui nous avait joués et, devenu l’hostie, Il a vaincu celui qui nous était hostile qu’Il a, par sa mort, mordu à son tour. »

(Poetria nova, 1102-1142)

Rarement la faute d’Adam aura été évoquée avec plus de grandiloquence, et de façon plus propre, selon les lois de l’art rhétorique, à impressionner le public réputé naïf de l’ornatus facilis. Geoffroy se montre ici excellent élève de l’auctor ad Herennium : l’emploi de l’anaphore (v. 1102) fournit un excellent exorde, dans la mesure où cette figure « a énormément de puissance et de vigueur » (Rhet. Her. 4, 19)11 ; l’exclamatio (v. 1109-1111) remplit pleinement sa fonction, qui est de « susciter l’indignation chez l’auditeur » (4, 22)12, la ratiocinatio (v. 1114-1120) la sienne, « retenir son attention par l’attente des explications » (4, 2413 – on notera que le dialogue fictif, où Adam donne de lui-même une image à la fois piteuse et cocasse, était sans doute de nature à séduire particulièrement un public par ailleurs spectateur du Jeu d’Adam anglo-normand) ; l’usage de la sentence (v. 1121) permet de s’assurer du consensus de l’auditoire (4, 25)14, celui du contrarium, ou raisonnement a fortiori (v. 1121-1124), possède une très grande force argumentative (4, 26)15.

Par-delà cette emphase, qui vise à emporter la conviction par les moyens de l’émotion, il nous semble d’autre part que le discours de Geoffroy tire une grande partie de son efficacité de sa brevitas : le récit proprement dit de la tentation et de la chute est réduit à l’os et centré sur le protagoniste auquel le lecteur est appelé à s’identifier, Adam, les autres personnages (Dieu le Père, le serpent et Eve) se limitant, si l’on ose dire, à jouer les utilités. On remarquera au passage que, dans le second exemple, notre auteur s’emploiera à produire le même effet au moyen du procédé exactement inverse, en détaillant dans ses moindres circonstances, sous forme d’hypotypose, la scène du Jardin (v. 1441-1488). Ici, la violence du drame est soulignée par les antithèses dives-pauper, felix-miser, lux-tenebrae (v. 1107-1109) et surtout dominus-servus (v. 1110 et 1122), un couple d’opposés sur lequel nous voudrions nous arrêter un instant. Il sert en effet de fil d’Ariane à l’ensemble du poème, où le terme d’« esclave » est successivement appliqué à Satan (v. 1149), au poète suppliant comme figure de l’être humain (v. 1182) et surtout à l’abaissement volontaire du Christ (v. 1187). Il y a là tout l’enjeu d’un drame bien connu : puisque le maître de la terre s’est, par égarement, fait esclave, il faut que le maître du ciel se fasse esclave pour le délivrer, que la servitude consentie de celui-ci rachète la servitude subie de celui-là. Ce qui est difficile à comprendre, dans cette proposition, c’est bien sûr les mots « il faut que ». La dernière partie du texte s’emploie à les expliquer. Nous y reviendrons donc.

Au préalable, les vers cités et traduits ci-dessus appellent encore une remarque. Il est un point sur lequel Geoffroy se distingue du pseudo-Cicéron, et même s’oppose à lui : c’est celui qui concerne les figures fondées sur l’homophonie, similiter cadens, similiter desinens et annominatio (paronomase). La Rhétorique à Herennius prescrit en effet à l’orateur d’en faire un usage des plus parcimonieux, car leur abus nuirait à (sa) crédibilité et à (son) sérieux et « semble dénoter complaisance pour des jeux de style puérils » (4, 32)16. Notre texte pourtant, aux v. 1102-1103, 1105-1106 et 1136-1142, en fait une véritable orgie. C’est peut-être dans cette discordance entre les deux auteurs que l’on perçoit le mieux pourquoi, au moyen âge, la rhétorique s’est déplacée vers la poétique et pourquoi les figures de mots sont les plus immédiatement aptes à désigner le mystère. Car il ne s’agit pas ici de jeux puérils. Ni de suggérer, en termes assurément anachroniques, que le calembour dévoile l’inconscient du langage. On considérera plutôt que Geoffroy et les poètes latins et vulgaires de son époque, contre les grammairiens et logiciens contemporains, sont tributaires de la pensée cratylienne d’Isidore de Séville pour qui nomina sunt consequentia rerum. Voilà une des causes de la supériorité de la poésie, arcboutée à de vieilles évidences, sur le langage discursif. Voilà aussi qui justifie ce que nous avons dit de l’autosuffisance des figures de mots. Ils parlent assez clairement tout seuls pour exiger la moindre glose : l’homophonie et homographie entre mălum, le mal, et mālum, le pommier, inscrivent dans la langue les circonstances de la chute et en imposent la nécessité (cf. v. 1102-1106). De même les poètes français associeront-ils « le mors de la pomme » à « la mort de l’homme »17 – proposition que Geoffroy retourne au dernier vers du passage cité, en déclarant que la mort du Christ a rendu au serpent sa morsure (moriendo remordit, v. 1142).

Ce dernier exemple nous incite même à aller un peu plus loin dans l’interprétation : les vers 1136-1142, qui annoncent l’Incarnation, sujet central du poème, illustrent l’annominatio en une véritable fête du langage : rimes léonines expertus-misertus (1136), nasci – renasci (1137), allitérations et assonances qui potuit-quod profuit (1138), paronomases carne-carie, hamo-homo, simplex-supplex, hostia-hostem, moriendo-remordit (1139-1142), figure étymologique lusit-elusit (1140-1141). Ces quelques vers ont enthousiasmé Charles Méla, qui y voit « l’annomination (se faire) Incarnation ». « Le langage, ajoute-t-il, est soulevé d’une force inconnue à l’instant d’évoquer le mystère qui a bouleversé la condition humaine et rendu l’homme restauré en dignité à la vie »18. Le travail sur les signes illustre cette juste intuition : l’adjonction de la syllabe re- fait passer de la mortalité (nasci) à la gloire (renasci), hostia gomme hostis, entre la chair (carne) revêtue par le Christ et la pourriture humaine (carie), il n’y a que l’écart d’un jambage – oserons-nous suggérer : l’initiale I (n principio)19 ? Ainsi, le jeu même des vocables mime l’incarnation du Verbe. Point n’est besoin, ou presque, à la nouvelle poésie de donner d’autres preuves de sa capacité à représenter l’Etre.

Confutatio : la Rédemption

Aussi bien la deuxième partie du poème va-t-elle, selon nous, marquer une certaine baisse de tension. Le poète-avocat s’y emploie à contredire son adversaire, le diable, désigné avec insistance du nom d’hostis, en établissant la proposition tout juste énoncée (moriendo remordit), à savoir que la mort du Christ en croix réfute la mortalité infligée par Satan au premier homme.

Voici ce texte :

Serpens invidiae nostraeque propaginis hostis20

Cur cruce damnasti Christum ? Meruitne ? Sed expers

1145 Omnis erat maculae. Corpus fantasma putasti ?

Sed veram carnem sumpsit de virgine. Purum

Credebas hominem ? Sed de virtute probavit

Esse Deum. Quare merito damnare. Memento :

Servis qui damnat dominum, damnatur ab illo.

1150 Sic in eo juste damnatio desiit a quo

Coeperat. Hostis enim primus damnaverat Evam,

Eva secunda virum, vir tertius omne quod ejus

Stirpis erat, stirps quarta Deum, Deus ultimus hostem,

Cui mors ipse fuit ; fuit et sic profuit orbi ;

1155 Profuit et patuit ; patuit, quia cuncta redemit.

Si de posse suo contenderet, absque labore

Omnia salvasset. Est ejus namque potestas

Omnipotens virtus et cui datur omnia posse

Nutu vel verbo vel solo velle. Videtis

1160 Quod potuit ; sequitur cur noluit : ecce tenorem

Causae. Si fieret hosti violentia, posset,

Immo pateret, in hoc id agens injurius esse.

Unde – sed ut notum pertranseo – regula juris

Dixerat ut, sicut hominem fallaciter hostis

1165 Mortificavit, ea forma subtiliter hostem

Mortificaret homo, captum deitatis ab hamo.

Hac ratione Deus in vera carne morari

Nobiscum venit, a carnis labe notari

Non potuit, tandemque suo nos sanguine lavit ;

1170 Qui vitae mortisque potens hanc rupit et illam :

Rupit enim vitam moriens, mortemque resurgens,

Nec praesumpta suos, sed vita resumpta redemit.

Proditor humanae naturae, proditor, inquam,

Vis ubi nunc tua ? Vis ubi ? Mors tua vincula rupit.

1175 Rupit vi mira tua vincula mors sua. Quam mors

Felix ! Quam felix mors ! Illa, redemptio nostra.

Haec sua mors animae sanavit vulnera, lavit

Sordes, amovit culpas.

« O toi serpent de jalousie, l’ennemi de notre lignage, pourquoi condamnas-tu le Christ à la croix ? L’avait-il mérité ? Mais il est indemne de toute souillure. Pensais-tu son corps un fantôme ? Mais de la Vierge, il a bien assumé la chair. Le croyais-tu simplement homme ? Mais de sa vertu se déduit qu’il est Dieu. Tu es donc à bon droit puni. Rappelle-toi : le serviteur qui fait tort à son maître reçoit de celui-ci dommage.

C’est ainsi justement que cessa notre perte, avec celui qui en était l’auteur. L’ennemi le premier perdit Eve, Eve en second lieu son mari, le mari tiercement toute sa descendance, quarto la descendance Dieu, Dieu enfin l’ennemi, dont il causa la mort. Il la causa et servit de cette façon l’univers ; il le servit et se révèle ; il se révèle en rachetant tous les êtres.

S’il avait mené l’entreprise selon sa puissance, il aurait tout sauvé sans peine. Car sa domination est force sans limite, à quoi il est donné de tout pouvoir d’un signe, ou bien d’un mot ou d’un simple vouloir.

Vous voyez ce qu’il pouvait faire ; on va maintenant énoncer la raison pourquoi il ne l’a pas voulu. Voici les termes du débat : faisant violence à l’ennemi, il pouvait (ou plutôt il apparaissait) de la sorte être inéquitable. Aussi – mais je passe le fait bien connu –, la droite équité avait-elle commandé que, comme l’ennemi avait par fourberie causé la mort de l’homme, de même un être d’apparence humaine causât avec adresse la mort de l’ennemi, ferré à l’hameçon de la divinité. C’est ainsi que Dieu est venu chez nous, pour demeurer vraiment dans notre chair, qu’il ne put subir l’atteinte des flétrissures de la chair et finalement nous lava dans son sang. Lui qui avait pouvoir sur la vie et la mort a détruit l’une et l’autre : car par sa mort, il a détruit la vie, par sa résurrection la mort. Et c’est sa vie – non pas celle qu’il avait d’abord revêtue, mais celle qu’il vêtit ensuite – qui racheta les siens.

O toi qui trahis la nature humaine, traître, dis-je, où est désormais ta puissance ? où est-elle ? La mort a rompu les liens serrés par toi. Elle a rompu avec une force admirable les liens serrés par toi, sa mort, mort bienheureuse et bienheureuse mort. La voici, notre rédemption ! Sa mort a guéri les blessures de l’âme, en a nettoyé les souillures, en a effacé les péchés. »

(Poetria nova, 1143-1178)

Le propos, on le constate, n’est pas d’une originalité foudroyante : ce qu’il met en relief, juste avant l’invective qui clôt le développement, c’est le thème paulinien et augustinien vita mortalis – mors vitalis, souligné par les figures de disjonction, de conjonction et d’adjonction, dont la Rhétorique à Herennius (4, 38) signale la grande puissance de séduction21. Pour rester sur le plan de la rhétorique, on ajoutera que la figure de subjectio illustrée en tête du passage (v. 1143-1148) et les figures du redoublement, conduplicatio et interpretatio, qui le concluent (1173-1178), sont particulièrement bien adaptées au contexte d’une réfutation, puisque la première, qui consiste à anticiper la défense de l’adversaire pour l’anéantir, « amplifie l’indignité du forfait » (Rhet. Her. 4, 33)22, tandis que les autres, « frappant vivement l’auditeur, infligent une blessure particulièrement grave à la partie adverse » (4, 38)23.

Plus intéressante est la traduction en terme sociaux du jeu de rôles à trois qui jouent Dieu, l’homme et le diable. Nous retrouvons là le maître et l’esclave. Adam, qui était seigneur (v. 1110) de la création et père (v. 1106) de l’humanité, a été transformé en serf (v. 1122) et en ennemi (v. 1106) du genre humain par le diable, hostis (v. 1151) et servus (v. 1149), qui l’a en quelque sorte assimilé à lui-même. Il sera rétabli dans sa dignité seigneuriale par le sacrifice du Fils. Ce processus cyclique du retour à l’origine est fort bien matérialisée dans le langage par l’emploi de la figure de gradatio (v. 1150-1154) : la damnatio – un terme du vocabulaire juridique – est ainsi transmise, comme le furet de la comptine, de Satan à Eve, d’Eve à son époux, de celui-ci à l’humanité, de cette dernière à Dieu qui, par là-même, finira par en frapper le diable. La boucle est bouclée. La mise en facteur commun du verbe damnaverat et l’emploi des adjectifs ordinaux donne à cette démonstration par enchaînement d’effets une grande efficacité persuasive. Elle n’en est pas moins fallacieuse : les préjudices infligés à Eve par le serpent, à Adam par Eve, et ainsi de suite jusqu’au dommage que fait subir le Christ à Satan ne sont pas du tout de même nature ni de même conséquence. Pur sophisme, alors ? Pas exactement. Car ce que met en relief la figure, c’est que les relations entre les divers acteurs de l’aventure sotériologique sont réglées par la violence. Violence insidieuse ou brutale, volontaire ou inconsciente, mauvaise ou bonne, mais violence toujours. Au fond, l’histoire aurait pu s’achever sur l’anéantissement sans phrases de son adversaire par le plus fort, le détenteur de l’omnipotens virtus (1158).

Or, ce n’est pas ainsi que se sont passées les choses. Le cercle maudit a été brisé. Par un geste que l’on ne peut qu’attribuer à sa conception chevaleresque de l’honneur, un vrai geste de seigneur, Dieu a choisi de combattre à armes égales – plus exactement de retourner avec habileté (subtiliter, 1165) contre le diable les armes mêmes que celui-ci avait traîtreusement (fallaciter, 1164) utilisées contre l’homme24. Au règne de la force et de la fraude, il a substitué celui de l’équité et du droit (regula iuris, 1163). D’où la nécessité de plaider (ecce tenorem / causae, 1160-1161). Et d’où l’envoi du Verbe…

Confirmatio : l’Incarnation

O quam pia Christi

Gratia ! Quam grata pietas ! Tibi, fons pietatis,

1180 Ex hoc me totum voveo. Da, tolle ; flagella,

Parce ; jube, prohibe, facias utrumlibet : ecce

Servus ego, Domine ; sicut libet, utere servo ;

Quicquid agas, grates ago. Jesu tam bone, quem te

Dicam ? Sive pium te dicam, seu pietatem

1185 Ipsam, seu fontem pietatis, seu magis addam,

Major es. Hic tantus voluit tantillulus esse.

In forma servi veniens evincere venit

Quas emisit oves, quae vi raperentur ab hoste,

Non de judicio, nisi forte revinceret hostem,

1190 Sicut erat praevictus homo. Sed debuit esse

Talis homo purus, aut angelus, aut Deus. Esse

Purus non potuit, quia purum vinceret hostis

Impurus possetque leves incurrere lapsus.

Angele non poteras : quia, cum natura ruisset

1195 Propria, non stares in nostra. Sed tamen esto.

Esto quod alteruter firma virtute stetisset

Nosque redemisset. Constat minus esse creari

Quam redimi. Reparatus homo minus ergo creanti

Plusque teneretur redimenti ; sicque fuisset

1200 Pluris opus factore suo. Fuit ergo necesse

Ut Deus esset homo, cujus sapientia plena

Sensus humanos regeret deitatis habena,

Cui soli mundus deberet utrumque creari

Et redimi, cultumque Deo persolveret uni.

1205 Sicut opus fuerat, sic res processit in actum.

Personis aliis simplex natura remansit :

Filius univit se nostrae, clausus in aula

Virginis ; inclusit uterus quem claudere mundus

Non potuit ; coepit in tempore quod fuit ante

1210 Tempora. Verus homo, verus Deus, omnia nostra

Pertulit, excepta culpa. Ludibria passus

Conticuit ; caesus plagis per vincula mortis

Transiit, in dira cruce corpus mite pependit ;

Spiritus emissus, novus hospes, ad infera venit,

1215 Post triduum victor propria virtute revixit.

Abductas ita pastor oves ad ovile reduxit.

Res haec quanta fuit ! Et qua… sed transeo nomen,

Cum nequeat sumi tanto conforme stupori.

Ergo cum redimi non possent ni Deus esset

1220 Factus homo, nec homo factus nisi vincere mortem

Disposuit : mors victa suos a morte redemit.25

« Comme est pitoyable la grâce du Christ ! Combien gracieuse sa pitié ! A toi, fontaine de pitié, je m’abandonne tout entier. Prends, ôte ; châtie, pardonne ; commande, interdis, fais ce que tu voudras. Je suis ton esclave, ô Seigneur. Uses-en de ton esclave à ton bon plaisir. Quoi que tu fasses, je rends grâces. Jésus si bon, comment te nommerai-je ? dois-je te dire pitoyable, ou bien la pitié même, ou bien la source de toute pitié, ou plus encore (tu es plus grand) ? Et c’est ton immensité qui a voulu se faire minuscule ! Sous l’apparence d’un esclave, il est venu regagner les brebis ravies par l’ennemi de force, non de droit, et les a délivrées, à moins qu’il n’ait tiré de l’ennemi revanche sur la défaite jadis à l’homme infligée.

Or, il fallait qu’un tel être fût homme pur, ange ou bien Dieu. Homme pur, il n’a pas pu l’être, car l’ennemi impur aurait vaincu sa pureté et l’exposait à déchoir, fût-ce légèrement. Ange, tu étais sans pouvoir, car, anéantissant ta nature propre, tu n’assumais pas pour autant la nôtre. Mais soit. Admettons qu’homme pur ou ange, il ait fermement pris appui sur sa vertu et nous ait rachetés. [Or], il est clair qu’être créé, c’est moindre chose que d’être racheté. L’homme restauré serait par conséquent moins obligé à son créateur qu’à son rédempteur ; et ainsi l’œuvre eût valu plus cher que son auteur. C’est pourquoi il était nécessaire qu’il y eût un homme-Dieu, dont la sagesse, dans sa plénitude, guidât l’intelligence humaine avec les rênes de la divinité, à qui seul le monde dût d’être à la fois créé et racheté et acquittât ses dévotions comme à l’unique Dieu.

Ainsi qu’il le fallait, la chose se réalisa. Les [deux] autres personnes conservèrent leur nature dans sa simplicité, le Fils s’unit à la nôtre, et fait son palais d’une vierge. Un ventre renferma celui que le monde ne pouvait contenir, il connut un début temporel, celui qui fut avant le temps. Vrai homme, vrai Dieu, il assuma notre condition toute entière, fors le péché. Accablé sous l’outrage, il garda le silence ; déchiqueté de plaies, il franchit les rets de la mort ; à la féroce croix son gentil corps fut suspendu ; ayant rendu l’esprit, il vint aux enfers, hôte inouï ; vainqueur après trois jours, revécut par ses forces propres. Voilà comme le pasteur ramena au bercail ses brebis égarées. Quelle sublimité ! et quelle… mais je tais le mot, vu qu’on n’en peut trouver aucun qui soit digne d’un tel miracle. Puis donc qu’ils ne pouvaient obtenir le rachat si Dieu ne s’était pas fait homme, fait homme, Il n’eut d’autre dessein que de vaincre la mort et sa victoire sur la mort racheta de la mort ses frères. »

(Poetria nova, 1178-1221)

Le Seigneur a donc fait justice de son esclave rebelle, le diable. Il a, en toute loyauté, recouvré (evincere, 1187)26 le bien qui lui avait été arraché « de force, non par décision de justice » (vinon de judicio, 1188-1189). Reste à comprendre la mécanique de ce procès. Autrement dit : fallait-il vraiment que Dieu s’humiliât pour l’emporter, lui qui, en tout état de cause, aurait triomphé ? Cur Deus homo ? On reconnaît dans la question, aussi ancienne que le dogme chrétien, le titre d’un ouvrage majeur du père de la théologie spéculative, le grand Anselme de Cantorbéry. Et nous voyons ici Geoffroy mettre ses pas dans ceux de son compatriote d’adoption, dont il condense avec exactitude et pertinence la doctrine. Le Cur Deus homo, selon son excellent éditeur René Roques, n’a d’autre projet que de « démontrer par une argumentation rationnelle qu’il était nécessaire que Dieu se fît homme pour acquitter la dette du péché de l’homme »27. On comprend mieux dès lors pourquoi Geoffroy a eu recours ici aux instruments de l’éloquence judiciaire : c’est qu’il s’agit de soutenir une argumentation destinée à établir un point de droit – et les conclusions atteintes seront scandées par des ergo triomphants (v. 1200, 1219).

Ne revendiquant aucune compétence dans le domaine de la théologie, nous nous bornerons ici à énumérer brièvement les quelques points sur lesquels la Poetria nova nous semble directement faire écho au dialogue d’Anselme :

– La question du dominium : issu de la haute noblesse féodale, le théologien envisage spontanément les relations entre Dieu et ses créatures en termes de rapports sociaux et juridiques : l’un est maître, les autres esclaves ; l’un est possesseur, les autres ses propriétés ; or, nous avons à maintes reprises noté l’insistance avec laquelle Geoffroy s’appliquait à définir les relations entre dominus et servus. Il s’ensuit que, comme le diable, en tant qu’il est créé, est servus (PN, 1149), il ne peut légitimement revendiquer aucun droit sur l’homme (PN, 1189 : non de judicio – cf. CDH I, 7)28. La séduction d’Adam est donc un vol pur et simple (PN, 1188 : raperentur – cf. CDH I, 11)29. Dans ces conditions, l’idée, pourtant soutenue par Augustin, selon laquelle Dieu, en usant de la force pour récupérer son bien, aurait fait au diable une injuste violence, doit être écartée, comme le fait Geoffroy à l’aide de la figure de correctio aux v. 1161-1162 (cf. CDH I, 7)30. C’est donc à d’autres causes qu’il faut rapporter la nécessité de l’Incarnation.

– La satisfaction du péché : en bonne morale chevaleresque, il est nécessaire que l’outrage soit réparé par un être appartenant au lignage de celui qui a forfait. Le péché d’Adam sera donc lavé, et l’honneur de Dieu rétabli, par quelqu’un de la race d’Adam (PN, 1163-1166, qui invoque à ce propos la regula iuris, cf. CDH II, 8)31. Mais cette tâche ne peut être affrontée par l’homme déchu, qui en a pourtant le devoir ; elle devra donc l’être par Dieu (qui en a le pouvoir) assumant pleinement la nature humaine, à l’exclusion du péché (PN, 1167-1169 ; cf. CDH II, 6-7)32. Anselme démontre encore pourquoi cet homme-Dieu doit nécessairement naître d’une vierge (CDH II, 8 ; PN 1207-1208)33, pourquoi c’est au Verbe qu’il revient de recevoir la double nature humaine et divine, alors que celle des deux autres personnes reste simple (CDH II, 9 ; PN, 1206-1207)34, pourquoi, à la différence des autres mortels, il ne saurait être assujetti à l’ignorance (CDH II, 13 ; PN 1201-1202)35. Notons cependant que Geoffroy définit la pleine participation du Christ à la nature humaine par une formule provocante de saint Paul (v. 1187 : In forma servi veniens ; cf. Phil 2, 7) que s’abstient soigneusement de citer Anselme, par préjugé aristocratique ou plutôt parce qu’elle contredit son analyse du dominium ; d’autres théologiens de l’Incarnation, comme Achard de Saint-Victor, y ont abondamment recours36.

– Les convenances de l’Incarnation : dès les premières lignes de son traité, Anselme assortit la question : « en vertu de quelle nécessité Dieu s’est-il fait homme pour rendre la vie au monde… » de la concessive : « … alors qu’il aurait pu obtenir le même résultat par une autre personne, angélique ou humaine ? »37 La réponse du théologien à cette possible objection est lapidaire et catégorique (CDH I, 5)38. Aussi ne satisfait-elle pas un certain nombre de penseurs du XIIe siècle qui, sur la base d’autorités patristiques, considèrent contre l’archevêque de Cantorbéry que Dieu avait effectivement le choix entre plusieurs instruments de rédemption possibles39. Le texte de la Poetria nova témoigne de l’approfondissement de ce débat alors très vif, en le présentant sous forme d’expeditio, ou « raisonnement par élimination » (v. 1190-1200), une figure réputée d’une extrême efficacité dans le cadre des argumentations conjecturales (Rhet. Her. 4, 41)40. Nous avions cherché en vain la source précise à laquelle Geoffroy avait puisé ses preuves, jusqu’à ce que Peter Dronke nous fournisse la clé probable de cette petite énigme : le « chaînon manquant » entre Anselme et notre auteur est sans doute le fameux sermon prosimétrique In domino confido prononcé en 1174 par Gautier de Châtillon devant l’université de Bologne. Leur argumentaire commun peut se résumer ainsi : étant donné que la Rédemption est un acte plus sublime encore que la Création, la créature, ange ou homo purus (pour reprendre l’expression consacrée), qui aurait assumé la fonction rédemptrice se serait trouvée supérieure à son créateur – ce qui est évidemment absurde41. Ce qui est en tous cas certain, c’est qu’à l’instar de Gautier, notre auteur campe ici sur une position rigoureusement anselmienne.

Soyons clair. Nous ne pensons assurément pas avoir établi avec certitude que Geoffroy voulait ici paraphraser le Cur Deus homo, ni même qu’il l’a lu. Il n’en est pas moins fort bien informé de la doctrine en matière de théologie de l’Incarnation et de la Rédemption. Et c’est la pensée la plus abstraite et la plus profonde avant celle de Thomas d’Aquin qu’il confie à la poésie « rhétorisée ». Celle-ci en effet fournit mieux que tout autre discours les instruments verbaux capables de cerner le mystère, voire de l’exprimer : ainsi, les antithèses inclusit… / claudere… non potuit (v. 1209-1210) et in tempore… / ante tempora (v. 1210-1211) traduisent le paradoxe scandaleux de l’Incarnation. La rhétorique, jamais à court de ressources, a même une figure pour dire l’ineffabilité : l’aposiopèse, ouverte sur l’indicible divin (v. 1217-1218). On aura peut-être reconnu, dans les mots novus hospes qui qualifient le Christ descendu aux enfers (v. 1214) une formule que Geoffroy de Vinsauf a déjà employée beaucoup plus haut, au v. 767 de la Poetria nova. Elle s’appliquait là au mot, pérégrin en terre étrangère, accueilli dans le domaine d’un autre mot lointain. Et ce voyage inouï, novus, avait pour résultat de régénérer le discours. Ainsi la nouvelle poésie, arrachant les vocables à leurs chaînes immémoriales, assume-t-elle vraiment fonction rédemptrice…

La même chose, autrement

Le second exemple d’emploi de 1’ornatus facilis est deux fois plus long que le précédent. C’est qu’il illustre les « figures de pensée » qui, affectant le plus souvent le discours au niveau macrostructural, autorisent plus aisément que les autres développement ou amplification. Des trois catégories de figures distinguées par la typologie classique, ce sont elles qui sont les plus difficiles à identifier comme telles. Leur définition est en effet parfois très compréhensive : ainsi, la descriptio ou diatypose est « un exposé qui présente les conséquences d’un fait » (Rhet. Her. 4, 51)42 ; le genre « expolition », qui consiste à « s’arrêter sur un même point tout en paraissant exprimer des idées toujours différentes » (4, 54)43 se monnaye en sept espèces ; la demonstratio ou hypotypose « consiste à narrer un fait de telle manière que l’action semble se dérouler sous nos yeux » (4, 68)44. On précisera donc, avec Georges Molinié, qu’« il y a figure dans un discours lorsque l’effet de sens produit ne se réduit pas à celui qui est normalement engagé par l’arrangement lexical ou syntaxique occurrent »45. La demonstratio, par exemple, ne sera pas seulement récit pittoresque, mais aussi insinuation, suggestion relative à certains traits des personnages ou de l’affaire en cause. On comprend que l’illustration fournie par Geoffroy de tels procédés soit encore moins qu’ailleurs scolaire, ne ressemble plus qu’à peine à un discours fabriqué à des fins pédagogiques, que la poésie, en somme, y paraisse décidément prendre son envol hors du nid de la « poétrie ».

Cet exemple, comme le précédent, se compose de trois parties à peu près équilibrées :

– la première (v. 1284-1355) évoque la personne du pape, image terrestre de Dieu dont il assume le rôle à la fois miséricordieux et justicier ;

– après une transition un peu artificielle assurée par une citation du pseudo-Caton, la deuxième (v. 1356-1437) rappelle à l’homme, toujours récalcitrant au bien, les souffrances qu’a pour lui endurées son rédempteur sur la croix ;

– la troisième (v. 1438-1531), qui illustre à elle seule la figure de demonstratio, relate en détail les circonstances de la chute originelle, et expose les raisons qu’a eues le Fils de Dieu, après cette catastrophe, de vouloir s’incarner.

Ce squelettique résumé suffit à suggérer que notre auteur ici a rassemblé toute une série de thèmes et synthétisé toute une série d’enseignements épars dans les 1200 premiers vers de la Poetria nova. Ainsi, en choisissant de commencer par la glorification du pape pour ensuite, en un ordre chronologique régressif, narrer l’histoire de la Rédemption, puis celle de la Chute, il opte en faveur des prestiges de l’ordo artificialis. On a remarqué en son lieu à quel point, dans ce type d’énoncé, le thème initial était important, en ce qu’il orientait la lecture de l’ensemble du texte. Il nous faudra donc réfléchir sur le sens à donner à la grande figure du pape – tâche que nous réservons au chapitre suivant, adoptant nous aussi pour la commodité de l’exposé une sorte d’ordo artificialis.

Les deuxième et troisième parties du texte reproduisent quant à elles, en intervertissant l’ordre d’exposition, le propos de l’exemple illustrant l’usage des figures de mots. On ne répétera donc pas la présentation qui vient d’en être faite, et l’on se bornera à mettre en évidence les nuances de forme ou de contenu qui singularisent la « version revue et augmentée » du récit de l’histoire du Salut.

L’évocation de la Rédemption prend la forme d’une invitation à méditer sur les souffrances de la Passion du Christ, selon une démarche dévotionnelle que la spiritualité franciscaine ne tardera pas à mettre au goût du jour. Elle s’organise pour l’essentiel autour des trois figures de notatio (éthopée), sermocinatio (dialogisme) et conformatio (personnification). Après un rapide portrait (effictio) du Christ, « second Adam, dont la mort est la clé qui nous ouvrit les portes de la vie »46, Geoffroy interpelle avec véhémence son lecteur, qu’il portraiture à son tour, par notatio, de la façon ironique que voici :

Ad illa vocati

Gaudia quid facimus ? Torpemus imagine pigri.

1370 Scisne moram pigri ? Si mane vocetur, obaudit.

Si citetur adhuc iterata voce sonora,

Nare vigil stertit. Tandem clamore coactus,

Ore tamen lentus, linguam movet, et : « Mihi quid vis ? »

Inquit. – « Surge ! Veni ! – Nox est, permitte quiescam.

1375 – Immo dies est : surge ! – Deus meus ! Ecce ego surgo.

Vade : sequar. » Nec eum sequitur, quem decipit ; et tum :

« Non venies ? – Dudum venissem, sed mihi vestes

Quaero nec invenio. – Nihil est. Te, Birria, novi.

Surge cito ! – Domine, sum praesto. » Non est tamen, immo

1380 Vel caput huc, illuc vertit, vel brachia scalpit,

Membra vel in longum distendit. Sic sibi quasdam

Undelibet morulas quaerit. Semper venit ore,

Non pede ; sic veniens nunquam venit ipse ; coactus

Forte movens gressum trahit a testudine motum.

1385 Hujus imago sumus, ad gaudia vera vocati.

« Appelés à ces sublimes joies, que faisons-nous ? Nous nous engourdissons comme le paresseux. Vous connaissez la lenteur du paresseux ? Si on l’appelle de bon matin, il fait la sourde oreille47. De nouveau, on le hèle à grands cris : il ronfle à plein nez. Vaincu enfin par les appels, mais la parole embarrassée, il met en mouvement sa langue : « Que me veux-tu ? », dit-il. « Debout, viens ! – C’est la nuit, laisse-moi me reposer. – Non, il fait jour : debout ! – Mon Dieu ! D’accord, je me lève. Va devant, je te rejoindrai ». Il ne le fait pas. Alors, l’ami de ce menteur : « Vas-tu venir, oui ou non ? – Je serais là depuis longtemps, mais je n’arrive pas à trouver mes habits. – Ça suffit ! Birria, je te connais. Debout tout de suite ! – Me voici, ô maître. » Il n’en est rien pourtant. Il tourne la tête de droite, de gauche, se gratte sous les bras, s’étire. Ainsi cherche-t-il partout un prétexte à traîner. Il arrive sans jamais arriver. Sous la contrainte, peut-être se met-il en marche, mais au pas de la tortue. Nous sommes à son image, quand on nous convie à la vraie joie »,

(Poetria nova, 1368-1385)

Cette délicieuse scène de comédie, finement observée, paraît détonner dans le contexte austère et tragique qui l’environne. Nous pensons tout au contraire qu’elle joue à la perfection le rôle de contrepoint assigné plus haut à la digression. Le contraste qu’elle fait avec l’énoncé principal pique l’attention du lecteur, et en même temps elle éclaire par des indices textuels discrets la teneur du message : les citations bibliques camouflées (surge cito, 1379 : cf. Ct 2, 10 ; sum praesto, ibid : cf. I Reg 3, 16)48 réitèrent l’exigence de conversion énoncée bien plus haut par la croix du Christ, le fait que les personnages mis en scène soient Birria, l’esclave fainéant de la « comédie élégiaque », 49 et son maître renvoie à la problématique anselmienne du Salut.

De la même façon, le récit grandiose et pathétique de la Passion du Christ entre en résonance avec d’autres passages de la Poetria nova. Ainsi la personnification de Nature, qui éteint ses luminaires en signe de deuil (v. 1415-1426) rappelle à la fois, pour la technique discursive, la prosopopée de la croix, et, pour le contenu, la plainte sur la mort du roi Richard. Quant à la Passion proprement dite (v. 1391-1414), elle répond symétriquement à la scène de comédie que l’on vient de lire et qui la précède immédiatement dans le texte, puisqu’elle prend aussi la forme d’un dialogue – cette fois tragique, bien sûr –, dont les répliques sont empruntées aux évangiles (dans l’ordre : Jn 18, 22-23 ; Mt27, 23 ; 26, 67 ; 27, 42)50 ; peut-être ce passage est-il à rapprocher des premiers « mystères de la passion », à la fois liturgiques et jongleresques, dont le XIIIe siècle voit le développement, hélas assez mal attesté par les textes51. L’ornatus facilis fait là décidément la preuve de sa capacité à mettre des vérités profondes à la portée de la compréhension des simples.

Le « Paradis perdu » de Geoffroy de Vinsauf (v. 1438-1531) atteint de la sorte à une vraie grandeur. Il faut dire qu’il adopte la forme de l’hypotypose, cette demonstratio qui conclut en beauté la Rhétorique à Herennius – une des figures les plus fortes, puisqu’elle vise à mettre l’action sous les yeux de l’auditeur. L’effet de réel entraîne l’effet de sens : un tel énoncé, portant à un très haut degré le pathétique, est particulièrement apte à entraîner l’adhésion du public.

Le drame mis en scène par Geoffroy se déroule en trois actes : le récit de la tentation et de la faute est en effet précédé de la description de la cause qui les a provoquées (ante rem), la chute de Lucifer et des mauvais anges, et suivi de celle de leur conséquence (post rem), l’Incarnation. Comme le poème de Milton, l’histoire commence donc par la chute du grand rebelle. Suivant une tradition semble-t-il origénienne, peut-être relayée par un auteur comme Honorius Augustodunensis, Geoffroy en attribue le motif à l’orgueil : c’est parce qu’il voulait s’égaler à Dieu, et plus précisément au Fils52 (le détail a son importance, on le verra) que Lucifer a été rejeté dans les ténèbres extérieures. Il se vengera sur l’homme, appelé à prendre au ciel la place par lui laissée vacante53.

Le récit de la tentation d’Eve prend la forme d’un dialogue entre elle et le serpent, non dénué d’une certaine finesse psychologique :

Clam venit ad Evam,

Affari non ausus Adam : « Cur, inquit, ab esu

Praefati ligni prohiberis ? » Subdidit illa :

« Hoc ideo ne forte per hoc moriamur. » Ad illud

1475 « Forte » minus fortem credentem vidit ; et inde

Fortior his illam vicit : « Non sic, ait, immo

Vescere, sicque sciens potes esse bonique malique,

Sicut dii ».

« [Le serpent] s’approcha d’Eve en tapinois, car il n’osait affronter Adam : « Pourquoi, dit-il, t’interdis-tu de manger [du fruit] de cet arbre ? » Elle de répondre : « Je crains que, peut-être, nous n’en mourions. » A ce « peut-être » il vit qu’elle était moins ferme dans sa croyance, et renforcé par ce soupçon, il l’emporta sur elle. « Point du tout, dit-il, manges-en. Et ainsi tu maîtrises la science du bien et du mal, comme les dieux ».

(Poetria nova, 1471-1478)

La faute d’Adam est double : accepter de goûter au fruit, pour préserver la paix des ménages (ne turbaret eam, 1480), et surtout, péché bien plus grave (deterior, 1482), plaider devant Dieu sa cause avec maladresse. Au lieu de reconnaître ses torts et de demander pardon, il cherche à fuir sa responsabilité en la rejetant sur sa femme. L’avocat n’a pas su choisir les lieux communs qui convenaient à sa défense (defensio, 1485)54. Ainsi, c’est son maniement maladroit de la rhétorique qui a causé sa perte. Si l’on peut se permettre un mauvais jeu de mots, la chute (lapsus) est d’abord l’effet d’un lapsus linguae…

… Et c’est une parole, la Parole, qui va en corriger les conséquences néfastes. Le dénouement heureux est en effet amené par un monologue très étonnant du Fils. Développant un point de vue fort singulier et, nous semble-t-il, à la limite de l’orthodoxie mais en tout état de cause d’une extrême efficacité dramatique, Geoffroy va imaginer que la cause involontaire de l’introduction du mal dans le monde n’est autre… que le Verbe de Dieu lui-même : suscitant malgré lui la jalousie de Lucifer, il en a entraîné la chute, qui provoque à son tour l’enchaînement inévitable des misères précédemment rappelées55. Bien qu’indemne de toute responsabilité, et a fortiori de toute culpabilité, il estime qu’il en va de son honneur de réparer :

« Quia Lucifer in me

Praesumpsit, ruit et periit. Fuit illa ruina

1495 Istius radix. Sic sum quasi causa remota

Hujus pestis : ero vicinae causa salutis.

Si certare velim propria vi, corruet hostis

Ex facili. Sed, sic si vicero, viribus utar,

Et non judicio. Quare, cum vicerit hostis

1500 Calliditas hominem, ductu rationis oportet

Ut sit homo qui vincat eum, lapsusque resurgat

Qui cecidit, seseque potens avellat ab ejus

Unguibus, et liber incedat vertice recto

Qui servile jugum subiit, vivatque beatus

1505 Qui misere periit. Sed oportet ut ille Deus sit :

Non aliter virtus hominis prosterneret hostem

Ni Deus indueret carnem ».

« Parce que Lucifer contre moi a exercé sa présomption, il a chu et il a péri. Cette chute-ci fut la racine de cette autre. Je suis donc, si l’on veut, la cause lointaine de ce malheur ; je serai la cause de sa réparation prochaine. Si je veux dans la lutte employer ma force, l’ennemi sera aisément abattu. Mais, triomphant ainsi, je ferai usage de violence, non pas de justice. Aussi, puisque l’homme a été vaincu par la ruse de l’ennemi, il faut, si l’on suit la raison, que soit homme qui le vaincra, que celui qui a chu se relève, qu’il s’arrache à ses griffes d’un geste vigoureux, qu’il marche libre et le font haut après avoir ployé sous le joug de l’esclave, qu’il vive dans la béatitude après avoir dans le malheur péri. Mais il faut qu’un tel être soit Dieu. Les forces de l’humain n’abattraient pas l’ennemi, si Dieu ne revêtait sa chair… »

(Poetria nova, 1493-1507)

Surprenante auto-théodicée ! Il fallait que Dieu lui-même introduisît dans le monde cette négativité qui est la condition nécessaire à l’avènement de la grâce (Propter quem coepit sic destitit ira, 1531)56. Les autres arguments relatifs à la nécessité de l’Incarnation du Fils sont plus convenus : nous les avons déjà entendus quelques vers plus haut. Mais ils sont ici énumérés au style direct : la poésie s’est faite voix de Dieu. Le texte l’établit par un jeu d’homologies plutôt vertigineux : l’Esprit pour le Fils « tisse des vêtements humains » (contexuit… humanos habitus, 1513-1514) comme la poésie habillait de mots sa matière (v. 61) ; le Verbe fait Christ s’assimile aux idées archétypes faites verbe. Voilà pour l’Incarnation. Et pour la Rédemption : le Christ, descendu au « Tartare » (v. 1528 – rappelons ici le novus hospes du v. 1214), « convertit pour ses amis les ténèbres du deuil en joies de la lumière »57… et Geoffroy, dans le long passage il est vrai fort ennuyeux qui suit (v. 1591-1764), va exposer la théorie grammaticale des « conversions », soit le remplacement par le mot juste de l’expression gouvernée par le pur hasard58. La poésie est donc dépositaire du corps glorieux du mot. Reste à dessiner la figure du porteur éminent de cette parole.

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1 Sumite materiam uestris, qui scribitis, aequam / uiribus et uersate diu quid ferre recusent, / quid ualeant umeri. La syntaxe du réfléchi étant ce qu’elle est au moyen âge, on pourrait imaginer que le possessif suis, au v. 1090 de la Poetria nova, renvoie à verba. Cette interprétation ne nous paraît aujourd’hui présenter aucun sens, contrairement à ce que nous avons écrit à tort dans un article déjà ancien (« Un art du patchwork : la poésie métrique latine (XIe-XIIe siècles) », Littérales 4 (1988), p. 59-73 [p. 68]).

2 Ce qui peut sembler surprenant dans un ouvrage dédié à l’esthétique, qui a jusqu’alors fait appel à toutes les autres ressources du vocabulaire de la beauté (forma, species, decus, decorum, aptum, iocundum, etc.). Notons cependant que l’adverbe pulchrius est employé dès le vers 1027, ce qui limite la portée de cette remarque.

3 Nous empruntons par commodité ces notions à l’excellent Dictionnaire de rhétorique de Georges Molinié (Paris : Le Livre de Poche, 1992), bien qu’elles ne recoupent pas exactement la distinction entre figures de mots et figures de pensées. De l’auctor ad Herennium (et de ses probables modèles grecs de l’école d’Isocrate) à Heinrich Lausberg et au Groupe μ, les tentatives pour raisonner le catalogue des figures sont innombrables…

4 Méla 1989.

5 Cf. supra, ch. 3.

6 Les paragraphes 42 à 46, sur les tropes, ont été beaucoup plus librement paraphrasés au chapitre de l’ornatus difficilis (cf. supra, ch. 6).

7 Il laisse de côté la figure de commoratio (« insistance »), dont le pseudo-Cicéron se déclare incapable de fournir des exemples, au motif qu’elle affecte le discours tout entier, et non certaines sections de celui-ci (Rhet. Her. 4, 59).

8 L’expression se rencontre déjà sous la plume de Gallo 1971, p. 207.

9 Cf. Inv. 1, 19 ; Rhet. Her. 1, 4 – dont nous appliquons ici les divisions de façon peut-être un peu forcée.

10 Aux vers 1110 et 1121, nous conservons le texte de Faral (eras ; est servus) contre celui de Gallo (erat ; inservit). Au vers 1131, nous corrigeons le suis des éditeurs en suus.

11 Haec exornatio habet grauitatis et acrimoniae plurimum.

12 Hac exclamatione si utemur (…), ad indignationem animum auditoris adducemus.

13 Haec exornatio… animum auditoris retinet attentum rationum expectatione.

14 Necesse est eam (sententiam) conprobet auditor.

15 … ex eo quod dubium non est expedit illud quod est dubium.

16 Si crebro his generibus utemur, puerili uidebimur elocutione delectari.

17 Cf. Faral 1924, p. 93-97.

18 Méla 1989, p. 12.

19 Cf. Dragonetti, op. cit. supra (ch. 4 n. 20), p. 69-72.

20 Ici, nous adoptons contre Faral (auctor) la leçon hostis préférée par Gallo, mieux soutenue par les manuscrits et plus aisée à comprendre.

21 Ad festivitatem adposit(ae).

22 … facillime fit ut exaugeatur indignitas negotii.

23 Vehementer auditorem commouet eiusdem redintegratio uerbi et uulnus maius efficit in contrario causae.

24 Cf. Hugues de Saint-Victor, De sacramentis 8, 6 : Venit sapientia ut hostis, qui astutia vicerat, prudentia vinceretur (PL 176, 310c).

25 Nous ne comprenons pas bien les corrections de Gallo aux v. 1181 (juve pour jube) et 1188 (emisset pour emisit), ni sa ponctuation du v. 1221 (virgule après Disposuit). Nous restons donc fidèle sur ces points au texte de Faral.

26 Le verbe evincere, depuis Ulpien, est le plus souvent employé au sens juridique.

27 Anselme de Cantorbéry, éd. Roques, p. 66.

28 Ibid., p. 230 : Cum autem diabolus aut homo non sit nisi Dei et neuter extra potestatem Dei consistat, quam causam debuit habere Deus cum suo, de suo, nisi ut servum suum puniret ?

29 Ibid., p. 264 : quod rapuit, cf. aussi p. 230 : fur cum furto Domini sui suscep(it).

30 Ibid., p. 230 : Deum debuisse prius per justitiam contra diabolum agere, ut liberaret hominem, quam per fortitudinem,… alioquin injustam violentiam fecisset illi (opinion réfutée par Anselme : cf. p. 230, n. 1).

31 Ibid., p. 368 : necesse est ut satisfaciens idem sit qui peccator aut ejusdem generis.

32 Ibid., p. 362-364.

33 Ibid., p. 370-374.

34 Ibid., p. 374-378.

35 Ibid., p. 396-400.

36 Dans les quinze sermons de cet auteur qu’il a publiés (Paris : Vrin, 1970), Jean Châtillon n’en recense pas moins de huit occurrences (p. 270).

37 Anselme de Cantorbéry, éd. Roques, p. 210 : qua necessitate Deus homo factus sit, et morte sua mundo vitam reddiderit cum hoc per aliam personam, sive angelicam, sive humanam, facere potuerit.

38 Ibid., p. 224 : (dans cette hypothèse) ipse (homo) qui non nisi Dei servus erat, servus esset ejus qui Deus non esset.

39 L’objection est soulevée par Roscelin et reprise par les théologiens de l’école d’Abélard, ainsi que, plus discrètement, par certains victorins. Etat de la question dans J. Châtillon, Théologie, spiritualité et mystique dans l’œuvre oratoire d’Achard de Saint-Victor. Etudes d’histoire doctrinale précédées d’un essai sur la vie et l’œuvre d’Achard, Paris : Vrin, 1969, p. 178-180.

40 Haec exornatio plurimum iuuabit coniecturalis argumentationes.

41 Si purus homo fieret redemptor et non alius, / redemptus homo crederet deo quiddam potentius / eique genu flecteret et in cunctis obnoxius / culture ius impenderet, quo nichil est absurdius (éd. Karl Strecker, Moralisch-satirische Gedichte Walters von Châtillon, Heidelberg : C. Winter, 1929, Ged. 3, 35, 3, p. 50). La ressemblance entre cette strophe et les vers 1197-1200 de la Poetria nova est tout à fait frappante.

42rerum consequentium continet expositionem.

43est cum in eodem loco manemus et aliud atque aliud dicere uidemur.

44ita uerbis res exprimitur ut geri negotium et res ante oculos uideatur.

45 Op. cit. supra n. 3, p. 152 (s.v. figure).

46 Ille secundus Adam, qui nobis ostia vitae / Clave suae mortis patefecit (PN, 1367-1368). Pour l’image de la porte et de sa clé, voir nos commentaires, supra, aux v. 109-110 (ch. 4) et 1069-1074 (ch. 6)

47 Obaudire est à entendre ici au sens, non classique, de « refuser d’entendre » (ob adversatif).

48 Récit de la vocation (par trois appels successifs) du jeune Samuel.

49 Et plus précisément de la plus célèbre d’entre elles, le Geta de Vital de Blois. Geoffroy s’est lui aussi essayé à ce genre (cf. PN, 1892-1913 et E. Cadoni (éd.) De tribus sociis in F. Bertini, Commedie latine del XII e XIII secolo, II, Gênes 1980, p. 303-349).

50 Pontificis servus Domini responsa maligne / Arguit et feriens : « Respondes taliter, inquit, / Pontifici ? » Subjecit ad haec mansuetus : « Amice / Si male quid dixi, dic in quo ; si bene, cur me / Caedis ? » Item, Pilate, tibi pro posse rebellis, / Intonuit Judaea fremens : « Crucifige ! », resumens / et clamans iterum : « Crucifige ! » Subintulit alter, / ictibus incussis, haec ridiculosa : « Propheta / Christe, quis est qui te percussit ? » Et addidit istis / Improperans alius : « Alios salvabit et in se / Deficit !… » (PN, 1395-1405).

51 La Passion des jongleurs semble à peu près contemporaine de la PN, les autres « mystères de la Passion » étant étant nettement plus récents.

52 L’origine de cette opinion assez équivoque du point de vue de la théologie trinitaire est peut-être à rechercher dans le De Victoria Verbi Dei de Rupert de Deutz, qui étymologise ainsi le nom du diable : Satanas, id est adversarius, dicitur ex quo adversari coeperit Verbo Dei (1, 5, PL 169, 1221 c-d).

53 Geoffroy télescope ici deux traditions assez classiques, mais qui ont suscité d’infinis débats théologiques (cf. DThc, s.v. « démon ») : celle qui fait de l’orgueil (superbia) la cause de la chute de Lucifer et celle qui voit en l’envie (invidia) le moteur de son entreprise tentatrice.

54 Cf. Rhet. Her. 2, 22-27.

55 L’origine lointaine de cette idée est peut-être à rechercher dans le De Victoria Verbi Dei (ch. 2, 3) de Rupert De Deutz : on peut, suggère cet auteur, interpréter le verset d’Ezéchiel Fili hominis, leva planctum super regem Tyri (28, 11) comme une invite, adressée au « fils de l’homme », à pleurer la chute du plus lumineux des anges (le « roi de Tyr » – PL 169, 1246b).

56 Par un raisonnement inverse, mais selon une logique un peu comparable, Jorge Luis Borges envisage, dans une de ses nouvelles érudites, l’hypothèse assez vertigineuse selon laquelle Judas, instrument nécessaire de la Rédemption, se serait, par amour ou par ascétisme, volontairement exposé à la damnation éternelle, afin que puisse advenir le mystère salvateur (« Trois versions de Judas », dans Fictions (trad. fr.), Paris : Gallimard, 1957).

57ejus amicis / Convertit tenebras luctus in gaudia lucis (PN, 1528-1529).

58 Il s’agit, si l’élégance du propos l’exige, de remplacer un mot par un autre de même famille, mais de catégorie différente – par ex. un verbe par un nom, dolor manat pour doleo (v. 1627-1628), ou un adjectif par un nom, candidus est pour illuminat candor (v. 1659-1661). Ici, Geoffroy se borne à systématiser, à l’intention du débutant (Gallo 1971, p. 212) un enseignement déjà imparti au fil de l’exposé. Ce développement répétitif et très mécanique, de même que celui consacré à la « théorie des déterminations » (v. 1765-1845), ne nous apprend rien de neuf sur son projet poétique. C’est pourquoi nous avons choisi de ne pas nous y arrêter (pour une présentation synthétique de la doctrine, voir Faral 1924, p. 97 ou, de préférence, Gallo 1971, p. 209-216).