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De arte et ex arte

Jean-Yves TILLIETTE

La Poetria nova, « nouvelle poétique », composée dans la première décennie du XIIIe siècle par Geoffroy de Vinsauf, un auteur dont on ignore presque tout, sinon qu’il était anglais et a séjourné quelque temps à Rome auprès du pape Innocent III à qui il dédie son poème1, occupe dans l’histoire de la littérature latine du moyen âge une position tout à la fois centrale et paradoxale.

Une position centrale, en ce qu’aucun poème latin du moyen âge ne rencontra une telle popularité, ne fut autant lu et autant étudié, sinon sans doute l’Alexandréide, épopée en dix chants sur les hauts faits du roi de Macédoine publiée vers 1180 par Gautier de Châtillon : de l’un et l’autre texte, on a conservé plus de deux cents manuscrits – un chiffre vraiment exceptionnel pour un poème médiolatin d’une certaine ampleur et d’inspiration profane – ; tous deux sont très tôt intégrés aux programmes scolaires, et font l’objet de gloses et de commentaires suivis. Lors même du triomphe de la culture humaniste, Erasme, qui n’a pas de mots assez durs pour les productions et techniques littéraires de l’âge gothique, situe Geoffroy de Vinsauf au rang d’Horace et même de Quintilien, son idéal pédagogique2.

Une position paradoxale, toutefois. Si la Poetria nova vient à la suite, et marque le couronnement, de l’extraordinaire renouveau de la poésie latine de forme classicisante qui, de Marbode de Rennes à Alain de Lille, a marqué la « renaissance du XIIe siècle », si donc on peut imaginer qu’elle rassemble et exploite les enjeux de cette éclosion multiforme, elle ne paraît pas pour autant les avoir fait fructifier. Il faut sans doute faire la part de nos ignorances, vastes encore en ce qui concerne la poésie latine du XIIIe siècle. Aucun fait ne semble pourtant devoir démentir de façon spectaculaire l’opinion enregistrée par les histoires littéraires du moyen âge, et selon laquelle celle-là est pauvre d’invention aussi bien formelle que thématique. Tout se passe donc comme si la Poetria nova, et les autres « arts poétiques » de la première moitié du XIIIe siècle – ceux de Gervais de Melkley, d’Evrard l’Allemand, de Jean de Garlande –, constituaient une sorte de chant du cygne, marquaient un point d’aboutissement, voire de non-retour, comme si, selon un de ces schémas téléologiques qu’affectionnent les historiens de la littérature, le corset de la norme devait venir, après coup, étouffer le bouillonnement créateur. En somme, le triomphe scolaire constituerait le corollaire inévitable d’une manière d’échec littéraire : ambitieuse d’énoncer les règles de fabrication du poème parfait, la Poetria nova aurait trouvé maint lecteur pour les étudier, aucun pour savoir les mettre en pratique (le renouveau de la poésie épique, avec l’Africa de Pétrarque, obéira à de tout autres préceptes).

De fait, sauf rares exceptions, la critique, à l’exemple des maîtres d’école médiévaux, s’est à ce jour attachée à étudier l’ouvrage de Geoffroy de Vinsauf en tant que poème didactique, mais de façon à placer l’accent beaucoup plus fortement sur le prédicat (le didactisme) que sur la substance (la poésie) d’un tel énoncé. La Poetria nova entendait-elle donc n’être qu’un catalogue raisonné de techniques et de modèles d’écriture ? Voilà le jugement que nous nous donnons ici pour objectif de nuancer, en faisant valoir que l’œuvre de Geoffroy, à travers l’énonciation d’une série rigoureusement ordonnée de recettes de fabrication, vise la réalisation d’un projet poétique fort, cohérent et original. Que ce projet n’ait pas été actualisé par la poésie latine du moyen âge tardif, c’est l’affaire de contingences historiques, qu’il conviendra d’évaluer en leur lieu. Mais il n’est pas illégitime de se demander si certains lecteurs attentifs de la Poetria nova, à commencer par Dante, n’ont pas, dans leur langue maternelle, essayé de rendre justice à l’ambition du maître anglais.

Il est assurément prématuré de répondre à une telle question avant d’en avoir posé les termes de façon moins allusive. Il convient donc de partir d’un examen serré du texte de la Poetria nova. Au moment même de l’aborder, si l’on se limite, dans un premier temps, à feuilleter l’édition qu’en a donnée Edmond Faral, on ne peut manquer d’être frappé d’emblée par le fait qu’il met en scène, de façon spectaculaire, son propre énoncé : il apparaît en effet comme le lieu d’une alternance constante – soulignée par la présentation typographique de l’édition citée – entre passages prescriptifs, imprimés en romains (l’énoncé des règles) et passages illustratifs, en italiques (leur mise en pratique). L’auteur a eu à cœur d’organiser une circulation permanente entre le discours métalittéraire, l’exposé de la norme, et le discours littéraire, qui en fournit la manifestation. Pour éclairant qu’il soit, le choix typographique de l’éditeur moderne a cependant quelque chose de trompeur. Car il va de soi qu’il ne reflète, et ne peut refléter, la présentation matérielle d’aucun manuscrit médiéval. Ce que nous percevons comme va-et-vient entre règle et exemple s’y inscrit comme continuité. Continuité encore soulignée par l’emploi exclusif, d’un bout à l’autre de l’œuvre, et quel qu’en soit le propos, d’un mètre unique, celui de l’épopée. En quoi Geoffroy rompt avec la tradition des arts poétiques qui ont précédé le sien, le De ornamentis verborum de Marbode ou l’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme : là, seuls les exemples, originaux ou empruntés aux auteurs classiques, sont en vers, les énoncés normatifs étant formulés en prose. On doit, certes, considérer que le modèle même des arts poétiques, celui d’Horace – auquel, on va le voir, entend répondre Geoffroy –, est lui aussi entièrement écrit en hexamètres. Mais il adopte d’un bout à l’autre le mode de l’injonction et n’entend pas représenter les conseils qu’il profère. L’emploi du vers dans ces divers textes peut donc se figurer ainsi :

Horace, Ars poetica : discours normatif ;

Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria : discours illustratif ;

Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova : discours normatif et illustratif.

De ce schéma trop simple, pour ne pas dire simpliste, doit-on déduire que le propos de Geoffroy fut d’opérer une sorte de synthèse du genre, de remplir la forme horacienne un peu abstraite d’une substance plus immédiatement pédagogique, comme celle qui nourrissait les premiers arts poétiques médiévaux ? On ne tardera pas à y revenir en détail. En attendant, ce qu’il y a de sûr, c’est que la spécificité de la Poetria nova réside dans cette espèce de retournement de l’acte poétique sur lui-même. On a le sentiment que, pour son auteur, la seule façon d’énoncer ce que doit être un poème, c’est d’énoncer ce poème même : comme si le meilleur moyen d’expliquer un ornement, c’était de l’exhiber. Les figures productrices de l’effet poétique n’existent pas en soi, dans la pureté froide d’une définition formelle, mais par leur fonctionnalité, contextuellement (faut-il voir dans une telle démarche le reflet ou l’écho de la réflexion plus générale menée, depuis Abélard, par logiciens et grammairiens sur le fonctionnement du langage ?). Dans ces conditions, les frontières entre le discours théorique et sa réalisation pratique se brouillent et même s’estompent.

La stratégie d’écriture élaborée par Geoffroy de Vinsauf a donc pour effet d’assimiler, en un processus que l’on pourrait qualifier d’auto-référentiel, le discours sur la poésie au discours de la poésie3. C’est leur articulation mutuelle que l’on entend ici interroger. Si en effet la norme s’énonce bien souvent, ainsi qu’on va le voir, par l’entremise du langage figuré, se laisse en quelque sorte pénétrer par lui, il y a lieu de penser que, dans le sens inverse, le choix même des exemples « illustratifs » revêt une portée didactique. Or, au fil du texte, on voit peu à peu ceux-ci prendre pour argument l’exposé des mystères de la foi. Assortissons cette constatation d’une autre, parallèle : à mesure que l’on avance dans la lecture du poème, les italiques de l’édition Faral envahissent la page au détriment des caractères romains. Comme si l’exemplification, qui est en droit seconde et secondaire, finissait en fait par se suffire à elle-même, par phagocyter le propos théorique et en autoriser ainsi l’économie. Le lieu où coïncident le plus étroitement « discours de » et « discours sur » la poésie – pour reprendre une dernière fois la distinction sans doute fallacieuse énoncée ci-dessus – est donc celui où se discutent les vérités théologiques. Cette rencontre a-t-elle un sens, et lequel ? Telle est la question que ne peut manquer de se poser le lecteur naïf de la Poetria nova, tandis que la critique savante, soucieuse de la réduire à un arsenal de préceptes, n’a, curieusement, presque jamais songé à l’affronter4. On aura compris que nous prenons ici le parti de la naïveté, en choisissant de considérer le poème de Geoffroy comme un tout homogène et cohérent, non comme une juxtaposition de passages en romains et de passages en italiques, comme une œuvre littéraire et non comme un document pour servir à l’histoire des techniques de la composition poétique au moyen âge.

Nous ne méconnaissons pas ce qu’une telle démarche peut avoir de subjectif, voire d’anachronique – est-ce que quelque chose de comparable à ce que nous appelons « littérature » existe au XIIIe siècle ? Les glosateurs médiévaux de l’œuvre de Geoffroy n’en ont-ils pas souligné les mérites didactiques plutôt que poétiques ?5 C’est pourquoi la partie centrale de cet essai, à savoir la lecture suivie et méthodique de la Poetria nova, sera précédée de considérations historiques visant à situer le poème dans son environnement culturel. Cette approche « extrinsèque » (pour reprendre la terminologie des pédagogues du moyen âge) s’articule autour de trois questions :

– celle de l’histoire des rapports entre rhétorique et poétique, puisque les artes poeticae des XIIe et XIIIe siècles sont réputés manifester la colonisation complète de la seconde de ces sciences par la première ;

– celle des relations entre la Poetria nova et le texte que son titre même désigne à la fois comme un modèle et un rival, l’Art poétique d’Horace ;

– enfin, celle de la situation du poème de Geoffroy vis-à-vis des idées sur la nature et la fonction de la poésie élaborées au XIIe siècle par certains des penseurs que l’on a coutume de rattacher à l’« école de Chartres ».

L’approche « intrinsèque » de la Poetria nova, quant à elle, suivant l’ordre du texte, mettra particulièrement l’accent sur les chapitres relatifs à la dispositio, aux procédés de l’amplificatio et à l’ornatus facilis, sans négliger pour autant d’autres passages déjà bien étudiés par la critique, comme celui consacré à la métaphore.

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1 On ne sait rien de plus sur la biographie de Geoffroy de Vinsauf que l’esquisse qu’en fournit Faral 1924, p. 15-18.

2 Opus epistolarum 1, 117 (à Cornélius Gérard). Cf. G.J. Engelhardt, « Mediaeval Vestiges in the Rhetoric of Erasmus », Publications of the Modern Language Association 63 (1948), p. 739-744. Selon Gallo 1971 (p. 163-166), la théorie de l’amplification développée par Geoffroy aurait fortement influencé le De copia de l’humaniste hollandais.

3 De arte et ex arte, comme le signalent avec admiration la plupart des commentaires à la Poetria nova (cf. Woods 1985).

4 Seules exceptions, à notre connaissance : Méla 1989 ; Leupin 1989 et 1993.

5 Ce point de vue, que les remarques de Woods 1991 suggéreraient d’ailleurs de nuancer, est encore celui des modernes : le commentaire magnifiquement érudit d’Ernest Gallo sur la doctrine de Geoffroy et ses sources (Gallo 1971, p. 131-224) ne comporte pas un mot sur le choix des exemples.