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Chapitre 6 : La parole pérégrine…

Jean-Yves TILLIETTE

Geoffroy de Vinsauf n’a pas attendu d’en faire la théorie pour user de figures. On aura sûrement constaté que le discours de la Poetria nova, qu’il énonce la norme ou en illustre l’application, est uniment constellé d’ornements, dont l’arsenal entier, de l’allitération la plus cliquetante à la métaphore la plus ébouriffante, a déjà été déployé – bien avant, donc, que le poète n’enjoigne expressis verbis à son disciple de « colorer son discours » (v. 742). On peut donc imaginer que la très longue section de la Poetria nova placée par Faral à l’enseigne des « ornements du style » (v. 742-1845) aura pour fonction d’en raisonner et d’en réglementer l’usage. Le discours, en somme, se replierait d’une certaine façon sur lui-même et en viendrait à justifier a posteriori sa propre pratique. C’est la raison pour laquelle nous maintenons que les sept cents et quelques premiers vers ont une importance beaucoup plus considérable dans l’économie globale de l’œuvre, dans la mesure où y sont définis les enjeux de l’entreprise poétique, dont il ne s’agit plus dès lors que d’organiser le fonctionnement.

Beaucoup de commentateurs ont néanmoins focalisé leur attention sur le chapitre dédié au style. C’est peut-être qu’il s’y trouvaient en pays de connaissance : alors que, par exemple, sa doctrine de l’amplificatio est fabriquée de bric et de broc, à partir d’éléments d’emprunt puisés à diverses sources, Geoffroy suit là les ornières rassurantes d’une pédagogie bien rôdée, celle des traités De schematibus et tropis, auxquels il se bornerait à ajouter sa touche baroque. Une telle approche de la Poetria nova est possible ; nombre de ses lecteurs médiévaux l’ont pratiquée. Quitte à nous répéter, nous persistons à considérer qu’elle est réductrice. La poésie ne se limite pas pour Geoffroy à la mécanique verbale. A propos même de l’elocutio, il met sévèrement en garde son lecteur, dans le Documentum, contre les dangers d’une rhétorique restreinte :

« Il faut ajouter que [l’ornement] n’a aucun poids s’il est purement superficiel (exterior). La surface parée des mots, si elle n’est pas ennoblie par une pensée juste et sûre, est semblable à une peinture de peu de prix qui séduit celui qui la voit de loin, mais déplaît à celui que la contemple de près »1.

La comparaison picturale est reprise d’Horace, dont la fameuse sentence Vt pictura poesis (ars, 361) est d’ailleurs aussitôt citée par Geoffroy. Et pourtant, ce dernier trahit ici son maître. Ce que disait le poète romain, c’est qu’il y a diverses sortes de poésies comme il y a divers types de peintures : celle-ci, vue de loin, charme par l’équilibre des masses, cette autre, regardée de près, par le fini du détail. Mais chacune en son genre, pour peu qu’elle soit bien exécutée, a ses mérites. Le théoricien médiéval est beaucoup moins large d’esprit. La pure virtuosité verbale, c’est-à-dire le bariolage éloquent apte à séduire le spectateur distrait, n’a aucune valeur. Car ce à quoi il faut d’abord veiller, c’est à la qualité de l’idée :

« Il nous faut songer d’abord à l’idée avant que de songer à la conjointure des mots (iunctura verborum) »,

étant donné que

« l’idée est en quelque sorte l’âme du mot (anima verbi) », sans laquelle « les mots sont morts (mortua sunt verba) »2.

Les vers de la Poetria nova qui précèdent la description méthodique des figures tiennent à peu près le même langage :

Verbi prius inspice mentem

745 Et demum faciem (…)

… faciem depingere verbi

Est pictura luti. Res est falsaria, ficta

Forma, dealbatus paries, et hypocrita verbum

750 Se simulans aliquid, cum sit nihil. Haec sua forma

Dissimulat deforme suum : se jactitat extra,

Sed nihil intus habet ; haec est pictura remoto

Quae placet, admota quae displicet.

« Considérez d’abord l’esprit du mot, ensuite seulement son visage…

(…) Farder le visage du mot, c’est peindre de la boue. Il est mensonge, forme feinte, mur blanchi à la chaux3, le mot hypocrite qui prétend être quelque chose quand il n’est rien. Sa forme ici camoufle sa difformité : il se pavane, mais il est creux. C’est une peinture qui plaît au spectateur lointain, et déplaît lorsqu’on la rapproche ».

(Poetria nova, 744-745 et 747-753)

Ce genre de propos soulève une fois encore la question du rapport entre les mots et les choses, verba et res, question bien irritante. La terminologie de Geoffroy sur ce point manque en effet singulièrement de précision et de cohérence, comme nous avons déjà eu l’occasion de le constater. L’extrait du Documentum semble rapporter le mot (verbum) et l’idée (sententia) à deux ordres d’existence clairement distincts, auquel cas verbum se réduirait strictement à ce que nous appelons « signifiant ». Une telle position, peut-être commode à des fins de démonstration didactique, n’est pas tenable dans la perspective que nous avons jusqu’à présent essayé de dégager. Et c’est ainsi que la Poetria nova adopte un point de vue plus subtil et plus nuancé. Elle maintient certes l’existence d’une dichotomie, mais à l’intérieur même du mot, qui a « un esprit » (mens) et « un visage » (facies). Verbum est donc à la fois – mais pas indissociablement – forma et sententia. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de réalité en dehors des mots ? Si, bien entendu : les idées-archétypes. Mais les choses, leur reflet dans le monde sublunaire, n’existent – de la façon dont elles existent – qu’à travers les mots qui les désignent : l’objet « histoire – de – Minos » existera différemment selon les termes qu’on aura choisis pour le présenter. Au bout du compte, on en revient par d’autres voies à un point déjà éclairci : materia et stilus, le corps et le vêtement ne peuvent être pensés séparément, puisque, pour dire les choses, il faut bien en passer par les mots. Il y a de bonnes et de mauvaises façons de le faire. Le travail de l’écrivain ne saurait être d’exprimer un en-dehors du langage – projet tout simplement insensé –, mais d’apparier forma et sententia. D’où l’importance cruciale de la théorie des styles.

« Ornement facile » et « ornement difficile »

Cette théorie a une bien longue histoire4. La tradition antique, telle qu’après Théophraste, la transmet la Rhétorique à Herennius, distingue trois niveaux de style :

– le style élevé ou sublime se caractérise par la grandeur, la noblesse (gravitas) dans le choix des mots comme dans celui des idées ;

– le style bas ou humble emprunte son vocabulaire et sa syntaxe au langage de tous les jours (sermo quotidianus) ;

– quant au style moyen ou médiocre, situé entre les deux précédents, on ne sait guère le définir qu’en termes négatifs : il est fait de mots « moins relevés » (que ne l’est le style sublime), mais toutefois « ni trop bas ni trop communs »5.

Le moyen âge recueille pieusement en héritage cette typologie… mais ne sait trop qu’en faire. Sans doute le style sublime, à travers la lecture des poètes, se laisse-t-il encore assez aisément identifier. Mais, compte tenu du type de conscience linguistique que l’on peut avoir à partir du moment où le latin a cessé d’être sermo quotidianus pour devenir langue apprise, la distinction entre les deux autres devient beaucoup plus aléatoire. On s’emploie malgré tout à sauvegarder le schéma tripartite garanti par l’autorité des anciens, au prix d’une solution jugée par Faral « maladroite ». Elle consiste à traduire la hiérarchie des trois styles en termes de hiérarchie sociale : qui devra, dans une composition littéraire, parler des nobles ou s’adresser à eux pratiquera le style élevé ; aux personnes de rang moyen correspond de même le style médiocre et à celles de basse extraction le style humble6. Ce genre de distribution des rôles est clairement illustré par l’essor de l’ars dictaminis, et en particulier par les conseils fort subtils qu’il énonce à propos des formules de salutatio. Et, somme toute, on peut comprendre que, dans une société très hiérarchisée, un genre comme celui de la lettre reflète linguistiquement la réalité des rapports entre les individus. S’agissant de poésie, la stricte application du système peut avoir des conséquences nettement plus bizarres : poussant à la limite les indications données par certains commentateurs anciens, Jean de Garlande élabore la « roue de Virgile » (rota Virgilii), qui associe chacun des trois grands poèmes virgiliens, avec le vocabulaire et les thèmes qui leur sont propres, à trois catégories sociales. Le poème, s’il met en scène des chevaliers, imitera l’Enéide, des laboureurs aisés, les Géorgiques, ces misérables ouvriers agricoles que sont les « bergers oisifs » (pastores otiosi), les Bucoliques7. Sachant que ces dernières sont sans doute l’œuvre la plus ardue et la plus hermétique de toute la littérature latine, une telle classification laisse songeur…

Elle est pourtant présente, sans atteindre un tel systématisme, dans le Documentum de Geoffroy8. La Poetria nova en revanche, par un véritable coup de force, substitue au modèle ternaire qui ne s’ajuste pas bien à la réalité stylistique de l’énoncé poétique un modèle binaire fondé, quant à lui, sur des données linguistiques et rhétoriques objectives : c’est celui qui oppose ornatus facilis à ornatus difficilis. Ces deux types d’ornement sont respectivement associés à l’emploi de chacune des deux grandes catégories de figures, les schemata ou colores pour le premier, les tropes pour le second.

Notre approche moderne de la poétique nous a accoutumés à conférer aux tropes, ou usages du sens figuré, une plus grande dignité9. Il faut pourtant résister à la tentation d’identifier, comme le fait Franz Quadlbauer, l’ornatus difficilis au style élevé et l’ornatus facilis aux deux autres10. Geoffroy en effet, nous semble-t-il, ne songe nullement à établir une hiérarchie entre eux : la gravitas de l’un et sa force, la levitas de l’autre et sa douceur sont deux séries de qualités différentes, mais également recommandables. Chacun a sa manière, adéquate à l’objet, de donner à voir celui-ci. On peut de plus penser que, si Geoffroy considérait l’« ornement difficile » comme propre à soutenir une expression plus digne, il aurait, en bon pédagogue soucieux d’accompagner le progrès de son élève, présenté en premier lieu les rudiments de l’« ornement facile ». Or c’est l’inverse qui se produit.

La jouvence des mots

Les premières figures dont Geoffroy va donc illustrer l’usage sont les tropes, chargés de « détourner » (trépein) les mots de leur sens premier. La description qu’il en fournit est sans doute le passage le plus célèbre de la Poetria nova :

Ut res ergo sibi pretiosum sumat amictum,

Si vetus est verbum, sis physicus et veteranum

Redde novum. Noli semper concedere verbo

In proprio residere loco : residentia talis

765 Dedecus est ipsi verbo ; loca propria vitet

Et peregrinetur alibi sedemque placentem

Fundet in alterius fundo : sit ibi novus hospes

Et placeat novitate sua. Si conficis istud

Antidotum, verbi facies juvenescere vultum.

« Afin de revêtir le sujet de la robe précieuse qui lui siée, si le mot est usé, soyez médecin, et de ce vieillard faites un jeune homme ! N’autorisez jamais le mot à demeurer en son lieu propre : une telle demeure lui fait honte. Qu’il laisse là son territoire et prenne la route pour ailleurs ; qu’il établisse ses pénates charmants sur la propriété d’autrui, y soit le nouvel hôte et charme par sa nouveauté. Si tu confectionnes un tel élixir, tu rajeuniras le visage du mot ».

(Poetria nova, 761-769)

On comprend pourquoi ces vers séduisent tant aujourd’hui11. Après l’expérience de Mallarmé et celle du surréalisme, ils semblent retentir d’une étonnante modernité. « Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance », proclame Saint-John Perse dans son discours de Stockholm12, dont tant de phrases semblent envoyer l’écho à peine lointain de la Poetria nova.

Tout est donc dit, ou presque : le reste du poème se bornera à inventorier les moyens de réaliser ce programme. Considérons pourtant les deux images qui l’illustrent. Celle, d’abord, du poète médecin, ou plutôt magicien, habile, telle Médée – un personnage que le moyen âge, qui en fait parfois une allégorie de la médecine, ne voit pas d’un œil trop sinistre –, à distiller l’élixir qui rajeunira les traits, flétris par l’usage commun, des mots ; on reste là, métaphore expressive en plus, dans le droit fil de la tradition horacienne, la potion merveilleuse ayant pris la place de la callida junctura (ars, 47-48)13. Plus originale nous semble celle, que ne renierait pas l’auteur d’Anabase, du langage poétique comme pérégrination : le mot est invité à quitter les demeures poussiéreuses de ses significations courantes pour loger chez autrui, l’autre mot, dont l’accueil le fera resplendir. Jamais il ne doit se trouver là où on l’attendait : « son lieu est partout, dans l’anticipation »14.

Or, ces images ont une portée symbolique très forte dans la tradition chrétienne. La médecine suprême, va répétant, depuis les Confessions d’Augustin15, toute la littérature spirituelle, c’est Dieu, et la soumission à Sa loi. C’est elle qui permet de « dépouiller le vieil homme… et de revêtir l’homme nouveau » (Eph 4, 22-24) – tout comme il faut ici veteranum redde (re) novum (762-763). Quant au voyage, au pèlerinage, c’est la condition même de l’existence humaine (homo viator), en quête d’une « demeure plaisante » (sedem placentem, 766), le règne de la grâce où elle trouvera la jeunesse éternelle. Ainsi, le cheminement des mots vers un autre lieu que le leur, un lieu de plaisance où ils seront reçus en « hôtes nouveaux » (cf. Eph 2, 19), reproduit-il dans le langage la marche de l’homme vers le Salut. Un tel propos rejoint exactement les conclusions de certaines de nos analyses précédentes : alors que la poésie païenne demeure obstinément enracinée, de génération en génération, dans le domaine de ses pères – c’est, si l’on veut, l’imitatio virgilienne – la « nouvelle poésie » se doit de suivre d’autres voies.

Se transporter d’un lieu à un autre, en somme. La langue grecque que l’on parle aujourd’hui désigne cette action d’un mot, μεταφορά. S’il est une figure qui fait vraiment cheminer le mot vers l’ailleurs de lui-même, hors de son champ (sémantique) coutumier, c’est bien la métaphore (en latin transsumptio, soit l’action de « prendre » quelque chose dans un endroit pour le placer dans un autre). On comprend dans ces conditions pourquoi Geoffroy, se distinguant sur ce point encore de tous ses prédécesseurs, lui confère un statut très privilégié : dans le développement consacré à l’ornatus difficilis, elle occupe à elle seule deux fois plus d’espace (v. 770-961) que les cinq autres tropes envisagés, métonymie, hyperbole, synecdoque, catachrèse et hyperbate (v. 970-1064) ; elle absorbe par la même occasion les figures d’onomatopée, d’antonomase et d’allégorie que distinguait d’elle la Rhétorique à Herennius16 ; enfin, alors que ce dernier texte, que la Poetria nova suivra pas à pas au moment de décrire les figures de l’ornatus facilis, n’accorde à la métaphore qu’un modeste neuvième rang dans son catalogue de dix tropes, Geoffroy lui accorde la place d’honneur17. Matthieu de Vendôme, il est vrai, la mettait lui aussi en tête de liste, mais sans lui réserver un traitement de faveur par rapport aux autres figures de sa catégorie.

La métaphore est donc d’entre les tropes le plus apte à faire voyager les mots, processus en quoi se réalise pleinement la poésie. Les deux termes qu’elle rapproche entretiennent entre eux une relation d’étrangeté, non de contiguïté ou d’inclusion, comme ceux qu’associent ses sœurs ennemies, métonymie et synecdoque. Aussi bien Geoffroy n’évoque-t-il ces deux dernières que cursivement, par acquit de conscience et comme à regret (v. 970-1016 et 1026-1041). Pour cette raison, nous ne nous y attarderons pas non plus. Faut-il donc considérer que notre auteur anticipe une évolution que Gérard Genette assigne à une époque bien plus tardive, en vertu de laquelle la métaphore aura phagocyté toutes les autres figures pour, au bout du compte, exercer une souveraineté inutile sur un royaume déserté ? Gardons-nous des rapprochements hâtifs ; Geoffroy ne congédie pas les autres figures. On peut toutefois se demander si la tendance analysée par Genette et agressivement attribuée par lui à l’idéologie obscurantiste des modernes et à leur méconnaissance de la terminologie n’est pas aussi à mettre en relation avec leur goût pour une certaine densité expressive, et si le même genre d’aspiration ne s’est pas manifesté à l’époque de Geoffroy : au tournant des XIIe et XIIIe siècles, l’air du temps, en poésie latine, est à une certaine sophistication – voir Joseph d’Exeter ou Jean de Hanville –, liée sans doute à la fois à la volonté de « faire mieux », c’est-à-dire plus compliqué, que les anciens, et à la nécessité de dresser les barrières d’un ghetto érudit contre la concurrence des langues vulgaires. Les mêmes causes entraînant les mêmes effets, c’est le penchant pour un ornatus dificillimus qui expliquerait, aux deux époques, la valorisation de la métaphore.

Nous ne croyons pas à cette explication historique, ne serait-ce que parce que les arts poétiques immédiatement postérieurs à la Poetria nova et parfois inspirés d’elle manifestent un médiocre intérêt pour cette figure18. Le prix que lui attache Geoffroy, avons-nous déjà suggéré, tient à sa capacité supérieure à traduire en mots les idées archétypes. Mais encore faut-il l’établir.

Opacité des mots, limpidité du sens

C’est en tous cas en un exposé très clair, et de ce fait assez lourdement didactique, que notre auteur explore toutes les modalités, tant sémantiques (v. 775-896) que syntaxiques (v. 897-939), de réalisation de la métaphore :

– sémantiques : la métaphore instaure tension harmonieuse, écart fécond entre deux termes appartenant à des ordres de réalité distincts, par exemple celui des êtres animés et des êtres inanimés ; on pourra de la sorte dire que « la terre boit la rosée du ciel » (Tellus / … rorem caeli pota(t), 866-867).

– syntaxiques : la métaphore, à volonté, peut s’appuyer sur l’adjectif – lorsqu’on dit d’un discours qu’il est « succulent ou aride, hirsute ou bien peigné » (sermo / … succosus an aridus, hirtus / An comptus, 915-917) –, sur le nom – quand on parle des « trompes de l’orage » ou de la « fureur de la tempête » (Tuba fulminis / … ira procellae, 925-926) –, ou encore sur le verbe – par exemple :

Papa…          ab ore

Seminat unde cibat oculos et inebriat aures

Et totum satiat animum.

« la parole du pape (…) sème de quoi nourrir les yeux, enivrer les oreilles et rassasier l’âme entière. »

(Poetria nova, 906-908)

Nous n’entrerons pas dans le détail technique de ce développement précis et méthodique, mais plus propre à séduire l’historien de la linguistique que le critique littéraire. Ce qui est plus intéressant, c’est la progression des exemples qui, introduits avec une grande sûreté pédagogique, vont du plus simple au plus compliqué.

Le premier est emprunté à la description d’un beau visage, topos dont le caractère éculé a déjà été signalé plus haut. En des termes auxquels les considérations de Jean Cohen sur la sémantique de la prédication n’ont strictement rien ajouté, Geoffroy constate que, la blancheur étant commune à la neige et aux dents, on peut parler de « dents de neige » (dentes nivei, 778), voire de « la neige des dents » (dentes nix, 780) – ou encore que, le sème « rougeur-et-éclat » connotant à la fois le feu et les lèvres, on dira « des lèvres de feu » (labra flammea, 778) ou « le feu des lèvres » (labra flammae, 780)19.

Toujours à partir d’un topos de la poésie amoureuse, la description du printemps, le maître d’école convie ensuite son élève au jeu du « ne-dites-pas, mais-dites ». Ainsi, à la formulation prosaïque que voici :

Tempora veris

Exornare solum, primos exsurgere flores,

Ad placitum fieri tempus, cessare procellas

« La saison printanière orne la surface du sol, les premières fleurs apparaissent, le temps se fait aimable, les bourrasques s’arrêtent »,

(Poetria nova 786-788)

l’ornatus difficilis préférera :

Tempora veris

Pingere flore solum, nasci primordia florum,

Blandiri tempus placidum, dormire procellas.

« La saison printanière peint de fleurs la surface du sol, naissent les prémices des fleurs, l’air apaisé est caressant, les bourrasques sont en sommeil ».

(Poetria nova, 796-798)

Plus recherchée et plus hardie – peut-être parce que moins rebattue –, voici maintenant l’évocation de l’hiver :

Semper hiems inhiat duris praedura tyrannis,

Imperio cujus contristant aera nimbi,

Excaecat caligo diem, parit aura procellas,

810 Nix claudit stratas, transfigit bruma medullas,

Grando flagellat humum, glacies incarcerat undas.

« Toujours l’hiver cruel aspire à d’odieuses tyrannies. Sous son empire les nuages endeuillent le ciel, les ténèbres aveuglent le jour, le vent enfante les tempêtes, la neige verrouille les chemins, le brouillard transperce les moelles, la grêle fustige le sol, le gel emprisonne les ondes ».

(Poetria nova, 807-811)

Ces images, sans être d’une originalité bouleversante, nous paraissent d’assez bonne venue.

L’exemple suivant, à propos d’une journée calme et propice à la navigation, ne recule pas devant l’assimilation naïvement surréaliste des rayons du soleil au « balai du ciel fangeux » (scopa lutosi / Aeris, 814-815). Le cinquième et dernier, infiniment plus élaboré, décrit en des termes fort inattendus le travail de la forge. Nous y reviendrons en détail un peu plus bas.

Les conclusions de cette démarche progressive et pédagogique sont clairement posées, même si leur formulation adopte l’aspect du paradoxe :

Modus iste loquendi

Est gravis estque levis : gravis est inventio verbi,

Mens levis inventi. Sic se contraria miscent,

Sed pacem spondent hostesque morantur amici.

840 Est ibi temperies quaedam. Ne sit leve verbum,

Vile vel illepidum : trahit a graviate leporem

Et pretium. Gravitas ne turgida sit vel opaca ;

Praestat ei levitas lucem reprimitque tumorem :

Altera castiget reliquam. Sic ergo loquaris,

845 Sic grave junge levi, ne res haec detrahat illi,

Sed sibi conveniant et sede fruantur eadem

Pacificetque suam concors discordia litem.

« Une telle façon de s’exprimer est ardue tout autant qu’aisée : ardu est de trouver le mot, aisé de le comprendre, lorsqu’on l’a trouvé. Ainsi, les contraires se mêlent, mais s’engagent à la paix et, ennemis qu’ils sont, vivent en amitié. Il y a là une sorte d’équilibre : pour éviter d’être simplet ou de vil prix ou rebutant, le mot tire de sa solennité charme et valeur ; afin que la solennité ne soit pompeuse ni obscure, la simplicité l’illumine et en combat l’enflure. A l’une de corriger l’autre. Exprimez-vous donc de la sorte, joignez le solennel au simple sans que l’un ne dénigre l’autre ; que bien plutôt ils se rencontrent et partagent la même demeure et qu’harmonieuse dissonance jette la paix sur leur querelle ».

(Poetria nova, 836-847)20

Contrairement à ce que pourrait laisser supposer l’emploi des mots gravis et levis, le passage ne se réfère pas à la théorie des styles. Ici, ces adjectifs ne dénotent pas deux qualités, ou deux niveaux, stylistiques. Si nous comprenons bien le propos quelque peu elliptique de l’auteur, ils renvoient respectivement à la pratique de l’ornement difficile et à ses effets : le travail sur la langue, la découverte du mot qui fera mouche sont ardus (gravis) ; et en même temps, le résultat de cet effort doit s’imposer comme une évidence à l’œil de l’esprit (levis). La magie de la métaphore tient pour Geoffroy au fait qu’elle est d’autant plus éclairante qu’elle est plus recherchée ; on rejoint ici ce qui a été dit plus haut de l’image poétique « lointaine et juste ». Magie, en effet, puisque la pratique de cet ornatus débouche sur l’alliance des contraires, discordia concors (847). L’oxymore vient de Lucain (1, 98), où l’expression concordia discors définit de façon frappante la guerre civile : le seul point d’entente entre les gens, c’est leur volonté unanime de ne pas s’entendre entre eux. Ici, le déplacement du substantif à l’adjectif, et inversement, est de grande conséquence : la poésie de l’ornatus difficilis est paix civile entre les mots (v. 839 et 847), dont les discordances se résolvent en harmonie. Ainsi se dénoue le conflit entre poétique et poésie, entre complexité de l’élaboration (gravitas) et simplicité de la compréhension (levitas), sous les auspices de la métaphore, qui accorde (concors) des mots tirés de registres différents (discordia). C’est ainsi qu’elle fait naître l’amour dans le langage :

Ipsa (sc. nomen et verbum)

Oderunt sese facietenus, attamen intus

Est amor…

« Leurs visages [ceux des mots associés par la métaphore] se haïssent, mais leurs cœurs sont amoureux ».

(Poetria nova, 877-879)

On rappellera ici qu’Alain de Lille, dans le De planctu Naturae, définit l’amour par une longue litanie d’expressions oxymoriques :

« Satiété affamée, soif enivrée (…), tristesse heureuse, joie comblée de malheur, doux mal, maligne douceur (…), nuit illuminée, lumière ténébreuse… »21

De la poésie, Saint-John Perse disait encore : « l’amour est son foyer… »22

Les belles formules d’Alain de Lille nous aident enfin à évaluer le bénéfice que Geoffroy déclarait attendre de la pérégrination des mots : révoltantes pour le sens commun, elles n’en parviennent pas moins à jeter une clarté éblouissante sur des réalités que le langage commun est impuissant à exprimer. Aussi le discours figuré ne vise-t-il rien moins que l’hermétisme. Tout au contraire. Geoffroy conclut le chapitre de la Poetria nova sur l’ornement difficile et sur les tropes en ces termes :

Sic tamen esto gravis ne res sub nube tegatur,

Sed faciant voces ad quod de jure tenentur.

Quae clausum reserent animum sunt verba reperta,

1070 Ut quaedam claves animi : qui vult aperire

Rem clausam, nolit verbis inducere nubem ;

Si tamen induxit, facta est injuria verbis :

Fecit enim de clave seram. Sis claviger ergo,

Rem citius verbis aperi.

« Prenez garde à user de l’ornement difficile23 sans voiler le sujet de nuées, mais de sorte que les mots accomplissent ce à quoi leur loi les contraint. Il se trouve des mots, telles des clés de l’âme, aptes à déverrouiller l’esprit barricadé. Qui veut ouvrir accès à un sujet enclos, refuse de plonger les mots sous la nuée. En agissant ainsi, il offense la loi des mots, puisqu’il fait de la clé un cadenas. Soyez donc porteurs de clés, ouvrez au plus vite par des mots [l’accès] au sujet ».

(Poetria nova, 1067-1074)

Nous ne tarderons pas à retrouver un autre « porteur de clés »… En attendant, bornons-nous à constater que l’on ne saurait affirmer avec plus de détermination la vocation du langage poétique à illuminer, non à obscurcir. Reste à préciser ce qu’il doit ainsi éclairer.

Marteau sans maître

Pour le faire, nous nous proposons de revenir un moment en arrière, au passage que Geoffroy donne pour la plus belle illustration de l’énoncé métaphorique, la description du travail d’un forgeron – une activité à laquelle on a déjà vu l’auteur faire brièvement allusion :

Ad folles vigilant flammae, sepelitur in igne

820 Massa rudis, coctam transmittit ab igne recenti

Forceps incudi, dat verbera crebra magister

Malleus et duris praecorripit ictibus illam

Sicque quod optat agit : vel cassidis elicit orbem,

Utile consilium capiti, vel procreat ensem,

825 Legitimum socium lateri, vel corporis hospes

Loricae procedit opus ; connascitur illis

Ocrea subterior, clypeo quam tibia sumat,

Et stimulus scitator equi, quem talus adoptet,

Et species aliae ferri quas armat acumen.

830 Exhaurit ferrum facies tam dissona rerum,

Tam variae species armorum. Malleus ictum

Supprimit ; incudes respirant calle peracto ;

Ad metam subsistit opus finitque diaetam.

« Les flammes veillent au chevet du soufflet ; est enfoui dans le feu un bloc informe, que la tenaille délègue, à peine cuit au feu, à l’enclume ; Maître marteau fait pleuvoir sur lui une grêle de coups et le corrige à féroces horions. Ainsi il obtient ce qu’il souhaite : il lui arrache l’orbe d’un casque, profitable secours du chef, ou bien en accouche une épée, la compagne qui sied au côté – à moins que ce ne soit l’œuvre d’une cuirasse, l’hôtelière du corps, qui se présente alors. A de telles naissances s’ajoute celle de la cnémide, dont la jambe s’empare pour en faire son bouclier, et l’aiguillon excitant les chevaux, que le talon prend en adoption, d’autres formes encore que le tranchant du fer équipe. L’aspect si divers de ces objets, toutes ces armes aux visages variés exténuent le fer. Le marteau abolit ses coups ; les enclumes respirent, leur voyage fini ; le travail s’arrête sur la ligne d’arrivée : il a achevé sa journée ».

(Poetria nova, 819-833)

Ce n’est plus du Saint-John Perse, c’est du (médiocre) Audiberti ! L’étrangeté du propos pourtant fascine et appelle deux (ou trois) séries de réflexions.

Tout d’abord, c’est la première fois depuis le début de la Poetria nova que nous voyons Geoffroy entrer directement en compétition avec Virgile, le modèle des modèles. Sa description de la forge fait en effet clairement écho à deux passages du chant 8 de l’Enéide. Celui, tout d’abord, où le poète évoque le travail des Cyclopes :

Antra Aetnaea tonant ualidique incudibus ictus

Auditi referunt gemitus striduntque cauernis

Stricturae Chalybum et fornacibus ignis anhelat.

« Les antres Etnéens font un bruit de tonnerre et les coups puissants portés aux enclumes laissent entendre des gémissements et les masses des Chalybes grincent dans leurs cavernes et le feu halète dans les fournaises ».

(Aen. 8, 419-421)

Comme le fera Geoffroy, Virgile anime par métaphore les objets de la forge : l’enclume gémit, le marteau grince des dents, le feu est haletant. Développant le même thème, mais au moyen d’images encore plus surprenantes, destinées à faire voyager le mot plus loin encore de son sens premier, Geoffroy aurait-il voulu ici manifester sa supériorité en matière d’invention poétique sur l’auteur classique, par une sorte de surenchère ?

Le second passage du chant 8 garantit la pertinence du rapprochement que nous venons d’effectuer : il s’agit, aux vers 620-625, de la liste des armes forgées pour Enée par les Cyclopes. Soit, dans cet ordre : un casque, une épée, ensis (Aen. 8, 621 ; PN, 824), une cuirasse, lorica (Aen., ibid ; PN, 826), des cnémides, désignées par le terme rare d’ocrea (Aen. 8, 624 ; PN, 827), à quoi Virgile ajoute, pour faire bonne mesure, à défaut d’éperons, la lance et le fameux bouclier. Notons en outre que le casque « menaçant » (minantem) et l’épée « porteuse de mort » (fatiferum) d’Enée sont personnifiés par le poète romain, de façon toutefois plus discrète que par Geoffroy.

Le rapprochement, incontestable, a-t-il d’autres fonctions que celle de mettre en évidence le fait que la « nouvelle poésie » est capable de sauts périlleux rhétoriques bien plus hardis que l’ancienne ? On voudrait ici suggérer que le passage pastiché se situe en un lieu stratégique de l’Enéide, puisqu’il introduit à la description du bouclier d’Enée, où les médiévaux comme nous-mêmes ont su reconnaître l’authentique sujet, le véritable dessein de l’épopée : célébrer la gloire militaire et la mission historique de Rome. C’est dire que l’ekphrasis fonctionne ici comme une sorte de gigantesque trope : l’objet d’art – le bouclier – façonné par le personnage de la diégèse, Vulcain, métaphorise, sous la forme d’un autre objet d’art – le poème –, le projet idéologique du narrateur extradiégétique, Virgile (le sujet de cano en Aen. 1, 1). Autrement dit, il y a identité entre le forgeron, le dieu du feu, qui a composé les scènes décrites avec les instruments de son art (le bloc de métal, la fournaise, l’enclume et le marteau), et le poète, qui les compose avec des mots et grâce à l’aide des lois de l’écriture poétique.

Cela nous amène à une deuxième série de remarques, relatives à l’équivalence symbolique entre le travail du poète et celui du forgeron. La comparaison est ancienne24 ; Horace, au vers 441 de l’Art poétique, écrit :… male tornatos incudi reddere uersus « (il faut) remettre sur l’enclume les vers mal façonnés ». On se souvient peut-être qu’aux vers 727 et suivants de la Poetria nova, Geoffroy proposait le même modèle à son élève (fungere lege fabrili, 727), en le précisant par toute une série d’analogies : le sujet du poème est le bloc de métal (ferrum materiae, 728), le feu, attisé par les soufflets de l’intelligence (folles rationis, 733), est sa représentation mentale préalable au travail d’écriture proprement dit (pectoris ign(is), 728 – nous comprenons pectus d’après les vers 58-59 de l’introduction au poème), l’enclume est l’étude, soit la connaissance des lois de l’art poétique (incu(s) studii, 729), enfin le marteau désigne le talent de l’écrivain (malleus ingenii, 730).

Il est absolument remarquable de voir Geoffroy illustrer l’usage de la métaphore, de toutes les figures celle qui est à ses yeux la plus poétique, puisqu’elle est apte à placer les mots dans leur lieu idéal – Egregie sic verba locas, lit-on au v. 834, aussitôt après la description de la forge –, d’un exemple qui renvoie métaphoriquement au travail même du poète. Ou, si l’on veut, il y a ici en quelque sorte métaphorisation à double détente :

– au niveau microstructural, l’attribution aux objets inanimés de la forge de prédicats qui qualifient d’ordinaire des êtres animés ; cela afin de montrer à l’apprenti comment renouveler, au prix il est vrai d’un maniérisme un peu bizarre, la vision que l’on a communément d’une scène de la vie quotidienne ; on peut parler ici de métaphore in presentia.

– au niveau macrostructural (métaphore in abstentia), cette scène renvoie le lecteur attentif de la Poetria nova à ce qui est le sujet même de l’œuvre : la fabrique du poème.

Dans le contexte, ce second niveau d’interprétation est tout implicite. Nous nous y croyons pourtant autorisé par le choix même des termes, des verbes pour l’essentiel, qui font image et dont la bizarrerie se trouvera du même coup justifiée. Ces mots en effet appartiennent presque tous à deux registres sémantiques contigus. Celui, d’une part, de l’enfantement et de la filiation : transmittit (vocabulaire juridique de l’héritage), elicit, procreat, connascitur, adoptet. D’autre part, celui de l’éducation : les flammes, après avoir veillé sur (vigilant) un apprenti (rudis), le transmettent à son magister, le marteau, qui le dégrossira à coup de verges (dat verbera) et d’invectives (praecorripit) (les méthodes pédagogiques médiévales n’étaient pas toujours, pace Pierre Riché, d’une grande délicatesse). Le forgeron, ou plutôt son marteau, préside donc à la formation d’un débutant, qui sera ainsi capable de produire de beaux objets25. Si l’on rapproche cette image de la vieille métaphore, originaire du Banquet de Platon, du livre comme « fils » de son auteur26, on a compris de quoi il est question ici, savoir : de l’art poétique. C’est sa propre œuvre de pédagogue, autrement dit l’ouvrage qu’il est en train d’écrire, que Geoffroy met en scène dans ses vers… On en voudra pour preuve définitive le recours, à la fin du passage, à une troisième série d’images, celles du cheminement (calle peracto, 833 ; ad metam subsistit, 834), dont nous avons constaté à maintes reprises qu’elle structurait la Poetria nova.

Le travail du forgeron sur le fer fournit donc le modèle du travail du poète sur les mots et de celui du poéticien sur les esprits. Geoffroy illustre là à la fois son enseignement et le résultat de cet enseignement, le texte scolaire et le texte poétique, qui apparaissent décidément connaturels : « poétrie » et poésie ne sauraient aller l’une sans l’autre. Les quelques vers que nous venons de commenter se situent vraiment au cœur de la Poetria nova, et indexent le rôle crucial de la métaphore dans le projet poétique élaboré par Geoffroy.

De ce fait même (troisième remarque), il est nécessaire de déplacer (métaphérein) la signification patente de l’extrait, de la situer en son lieu propre. Car enfin, l’effort un peu pédestre de rationalisation auquel nous venons de nous livrer à la lumière des équivalences posées aux vers 727-733 se heurte à la singularité du mode d’expression. Selon quoi l’agent principal de l’action n’est pas le forgeron, mais le marteau. Alors, bien entendu, on peut considérer que malleus est mis là pour ingenium, dont il constitue la traduction en langage précieux. Il n’empêche, le texte est là, rebelle, où les objets industriels, comme dans les cartoons des années 1930, semblent pris d’une véritable frénésie d’autonomie. Aussi notre fantaisie nous dicte-t-elle de rapprocher ce « marteau sans maître » – ou plutôt ce marteau qui a pris la place du maître, malleus magister – de celui de René Char. Le titre du recueil, selon Paul Veyne, a été suggéré à son auteur par un sonnet de Michel-Ange, et signifie que « le poète n’est pas maître de son marteau, qui ne fait que dégager de l’informe un poème nécessaire et comme préformé »27. Par-delà l’espace chronologique qui sépare les contextes esthétiques et moraux, nous ne sommes, au fond, peut-être pas tellement éloignés du propos de la Poetria nova : celui-ci n’est-il pas de traduire dans l’univers sensible les idées archétypes ? Mais du même coup, la portée de l’art poétique comme didactique se voit relativisée : l’« enclume de l’étude » n’est qu’une simple auxiliaire. De ce que les recettes d’écriture, ce que nous avons appelé la rhétorique, ne valent que mises au service d’un grand projet moral, le développement sur les « figures de mots » apporte enfin la claire démonstration.

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1 Hoc adjiciendum quod [ornatus non] est alicujus ponderis, si (…) sit tantum exterior. Superficies enim verborum ornata, nisi sana et commendabili nobilitetur sententia, similis est picturae vili quae placet longius stanti, sed displicet propius intuenti (Documentum II, 3, 2, éd. Faral, p. 284).

2 Cogitandum igitur prius de sententia quam cogitemus de verborum junctura. Mortua sunt enim verba si non incolumi nitantur sententia, quae quodam modo anima est verbi (ibid., p. 285).

3 dealbatus paries : Act 23, 3 (cf. Mt 23, 27). Ces passages bibliques opposent ceux (scribes et pharisiens) qui obéissent à la Loi « de l’extérieur » (foris) et selon la lettre et ceux qui la suivent dans leur cœur (intus) et en esprit. C’est vraiment une entreprise de rédemption de la poésie que conduit la Poetria nova.

4 Quadlbauer 1962.

5 Rhet. Her. 4, 11.

6 Faral 1924, p. 86-89 ; Klopsch 1980, p. 150-152 ; Kelly 1991, p. 71-78. La théorie des trois styles a une notable influence sur les poètes en langue vulgaire, comme Dante qui, confronté à la difficulté que nous venons de signaler, remplace le stilus mediocris par le stilus miserorum, celui de l’élégie (De vulgari eloquentia 2, 4).

7 Parisiana Poetria 2, 116-123. On en trouve encore un vestige bouffon dans les propos du Maître à danser de Monsieur Jourdain : « … Le chant a été de tous temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel en dialogue que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions » (Le Bourgeois Gentilhomme, acte 1, sc. 2).

8 II, 3, 145 (Faral 1924, p. 312).

9 Evaluation sévère de cette limitation de point de vue par un article célèbre de Gérard Genette, « La Rhétorique restreinte », dans Figures III, Paris : Seuil, 1972, p. 21-40.

10 Quadlbauer 1962, p. 109.

11 Notamment la critique d’inspiration « genevoise » : voir Méla 1989 ; Leupin 1989, p. 18-40 ; Wolf-Bonvin, op. cit. supra ch. 3 n. 17, p. 38-45.

12 Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris : Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, p. 446.

13 Dixeris egregie, notum si callida uerbum / reddiderit iunctura nouum. La question est de savoir si le mot iunctura renvoie à l’agencement syntaxique entre les mots, comme le veut l’éditeur des Epîtres d’Horace pour la « Collection des Universités de France », François Villeneuve, ou à leur association sémantique, comme semble le penser le commentaire Materia (Friis-Jensen 1990, p. 344-345).

14 Saint-John Perse, loc. cit., p. 445.

15 R.J. O’Connell, St Augustine’s Confessions. The Odyssey of Soul, Cambridge (Mass.) 1969.

16 Poetria nova, v. 957-959.

17 Pour l’auctor ad Herennium, les tropes ne sont d’ailleurs qu’une sous-catégorie de figurae verborum. Geoffroy serait ici plus proche de Quintilien, qui leur réserve un traitement spécifique, et désigne la métaphore comme longe pulcherrimus (troporum) (Inst. Or. 8, 6, 4).

18 Il est vrai que la Rhetorica de Boncompagno da Signa (1235), qui se veut novissima au sens où la Poetria de Geoffroy est nova, valorise elle aussi considérablement la métaphore.

19 Cohen 19782, p. 99-128.

20 A partir du v. 834, c’est Gallo qui se trompe dans la numérotation des vers ! Le chiffre que nous donnons, exact quant à lui, s’obtient en retranchant 1 à celui de Gallo (et en ajoutant 4 à celui de Faral).

21 Esuriens sacies, sitis ebria (…), / Tristicies leta, gaudia plena malis, / Dulce malum, mala dulcedo, (…) / (…) nox lucida, lux tenebrosa (De planctu Naturae IX, 5-9, éd. Häring, p. 842). Sur l’oxymore au service d’une rhétorique de l’amour, voir (à propos de textes voisins dans le temps de la Poetria nova) R. Glendinning, « Eros, Agape and Rhetoric around 1200 : Gervase of Melkley’s Ars poetica and Gottfried von Strassburg’s Tristan », Speculum 67 (1992), p. 892-925.

22 Loc. cit. supra n. 14.

23 Tel est le sens, ici, de esto gravis.

24 Pascale Bourgain nous signale que le verbe cudere, « forger », est encore plus fréquemment référé à la composition littéraire, en vers ou en prose, au moyen âge que dans l’Antiquité. Employé dans des préfaces ou en contexte polémique, il dénote le plus souvent une « revendication de nouveauté, d’originalité ». A ce titre, c’est « le plus affectif des termes » du vocabulaire de la création verbale.

25 Notons que l’image se trouve déjà chez Cicéron : si quem plane rudem institui ad dicendum velim, his potius tradam assiduis uno opere eandem incudem diem noctemque tundentibus (De or. 2, 39, 162).

26 Curtius 19862, t. l, p. 227-229.

27 P. Veyne, René Char en ses poèmes, Paris : Gallimard, 1990, p. 124.