Pour une écriture de l’exil
Ch. Delbo, J. Améry, A. Kristof, A. Volodine
L’association d’auteurs présentée dans le titre peut paraître surprenante. Comment justifier en effet une telle juxtaposition de témoignages de rescapés des camps de concentration nazis et de textes de fiction écrits ultérieurement ?
La présente recherche est motivée au départ par le constat d’une lacune : dans les différentes histoires et anthologies actuelles de la littérature du XXe siècle, dans les études récentes sur le roman ou la prose du XXe siècle, les textes des rescapés des camps sont inexistants. En effet, remis à jour par les travaux les plus actuels et sous des perspectives d’analyse diversifiées (A. Wieviorka : analyse historique, Alain Parrau : analyse littéraire, A. Brossat : analyse anthropologico-politique), les récits des rescapés sont étudiés comme une catégorie à part, constitués en objet d’étude spécifique et spécialisé dans la mouvance générale de renaissance d’une historiographie des camps et des totalitarismes, mais hors lien avec l’ensemble du champ de production littéraire de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. Or cette perspective ne tient pas compte du fait que des écrivains comme E. Wiesel, J. Améry et surtout P. Levi ont élaboré une véritable œuvre romanesque au-delà du simple témoignage.
Du panorama décrit ci-dessus se détache cependant une exception qui ne mérite pas tant d’être signalée en soi que pour le présupposé qui la fonde implicitement : en 1970, Maurice Nadeau publie un manuel d’histoire littéraire (Le Roman français depuis la guerre, éd. Lepasseur, 1970) dans lequel les récits des rescapés sont présentés et brièvement étudiés dans leur double appartenance historique et littéraire. Sous la rubrique L’événement suscite des œuvres sont regroupés quelques noms : David Rousset, Robert Antelme, Jean Cayrol, Roger Vailland. La perspective ébauchée par Nadeau contient en germe le principe selon lequel la littérature contemporaine connaît un tournant au moment de la guerre et des catastrophes idéologiques ; le discours producteur d’histoire littéraire se doit donc de tenir compte de l’écriture des camps dans la question des enjeux littéraires actuels. D’où la présente tentative de pousser le présupposé plus loin en confrontant témoignages et romans, dans une perspective textuelle et littéraire élargie.
Une problématique : vérité historique et/ou fiction ? Au carrefour entre l’histoire et la littérature
En ce point de la réflexion se pose une question qui suscite le débat : reconnaître le statut littéraire des témoignages – parallèlement à leur statut historique – signifie poser la question de la fiction. Or qui entend parler de fiction, dans ce contexte, est en droit de se rebeller, suivant en cela la conscience interprétative à vif de Jean Cayrol. Ce dernier, en effet, affirme l’opposition irréductible entre vérité et fiction, opposition dont l’évidence surgit de l’expérience elle-même1. Le langage est décrété irrémédiablement insuffisant à représenter la réalité vécue, la vérité de l’événement.
Cependant, au-delà de la souffrance que constitue pour le rescapé l’insuffisance du langage à représenter la réalité vécue, les témoignages et romans étudiés se rejoignent dans une même fonction discursive, précisément au sein de l’opposition vérité-fiction mise en exergue par Cayrol. Un détour par Hannah Arendt s’avère éclairant pour étayer l’hypothèse. La philosophe en effet, dans Le Système totalitaire2, s’arrête sur la question du rapport entre la fiction et la réalité. L’analyse porte sur les discours idéologiques nazi et stalinien qui sont qualifiés de fiction, c’est-à-dire de construction verbale en désaccord avec la réalité (Arendt parle même de mépris de la réalité) et visant à la transformer. Quant à la réalité elle est explicitée comme étant le droit de tout homme à vivre et à agir en tant qu’homme, c’est-à-dire en tant que citoyen au sein de la cité, selon la formule d’Aristote qui prône que l’homme est un animal politique3.
Dans le même sens, en une formule renversante car elle reprend le modèle évangélique pour l’affecter au contre-exemple absolu qu’est la Solution finale, Jean Améry dit : On a pu voir comment le verbe s’est fait chair et comment le verbe devenu chair a finalement formé une montagne de cadavres4.
L’événement totalitaire et l’événement nazi sont ainsi compris comme le résultat destructeur d’un effort d’adéquation entre une fiction et une réalité humaine. Ou, plus précisément, comme le produit d’une volonté d’outrepasser la frontière entre fiction et réalité.
L’équation discours idéologique-fiction posée par Arendt s’inscrit dans le débat séculaire sur la question du statut du discours face à la réalité. De Platon à Saussure, le problème du statut du langage – du verbe – vis-à-vis d’une réalité-vérité définie, jalonne la réflexion linguistique, philosophique, éthique et esthétique occidentale. Avec une constante, à savoir que l’essence même du langage, de la construction discursive, est précisément son inadéquation par rapport à la réalité-vérité établie, sa valeur fictive5.
L’analyse socio-politique d’Hannah Arendt et celle, linguistique, suggérée par Meschonnic se rejoignent donc et permettent de dégager une perspective ancrée non seulement dans la problématique historique précise des totalitarismes et des camps de concentration, mais encore dans une réflexion universelle sur le langage, ses différentes mises en forme et le pouvoir qui en découle. Dans cette perspective, les témoignages et les textes de fiction se retrouvent au sein d’une même fonction : la mise en exergue de l’essence fictive du langage et du discours, de son essentielle inadéquation par rapport à une réalité définie. Historiquement, ce projet esthétique s’inscrit dans une dimension d’opposition au discours idéologique totalitaire qui se caractérise précisément par la transgression de son essence linguistique. La prose littéraire, au contraire, en déployant ses effets verbaux, met en exergue la conscience qu’elle a de sa valeur illusoire et développe un type de discours qui vise à se reconnaître comme tel. Dans le champ de la poésie, les recherches esthétiques de Jaccottet et Bonnefoy pourraient s’inscrire dans une ligne similaire.
Les textes qui nous intéressent sont explicites quant à leur projet discursif :
– Charlotte Delbo, dans le témoignage de sa déportation à Auschwitz intitulé Aucun de nous ne reviendra (1970), relève l’autonomie prise par l’histoire racontée vis-à-vis de la réalité vécue. En épigraphe elle note : Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce que j’ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique. Plus loin, page. 45 : Et maintenant je suis dans un café à écrire cette histoire – car cela devient une histoire ; et page 49 : Et maintenant je suis dans un café à écrire ceci.
– Jean Améry (de son vrai nom Hans Meier, viennois réfugié en Belgique en 1938, arrêté et torturé par la Gestapo avant d’être déporté à Auschwitz) insiste, dans son roman Lefeu ou la démolition (1974), sur l’inadéquation entre le langage et la réalité : page 145 : Là-bas les flammes n’étaient sans doute pas visibles : rien qu’une fumée noirâtre qui sortait des cheminées et creusait des sépultures dans le ciel, je ne parviens pas à me libérer de cet engorgement verbal qui me déforme la réalité.
– Agota Kristof (hongroise exilée en Suisse en 1956 à la suite de la répression féroce des manifestations d’opposition au régime socialiste) met en abyme dans son roman Le Troisième Mensonge (1991) son propre projet d’écriture qui consiste à transformer la réalité vécue en une réalité écrite, nécessairement transposée et rendue plus supportable. Page 14 : Je lui réponds que j’essaie d’écrire des histoires vraies mais, à un moment donné, l’histoire devient insupportable par sa vérité même, alors je suis obligé de la changer. Je lui dis que j’essaie de raconter mon histoire, mais je ne le peux pas, je n’en ai pas le courage, elle me fait trop mal. Alors, j’embellis tout et je décris les choses non comme elles se sont passées, mais comme j’aurais voulu qu’elles se soient passées.
– Antoine Volodine (né en 1950, d’origine russe, traducteur et romancier) explicite dans Le Nom des singes (1994) un véritable programme de prise de la parole. Page 17 : Ce n’est pas la première fois que nous travaillons comme ça, mais je vous rappelle les règles du jeu, dit le psychiatre. On considère qu’il n’y a pas de différence entre votre mémoire et ce qui apparaît sur le mur [des diapositives]. Vous n’avez pas le droit d’hésiter ni le droit de rester muet. Par principe on considère que vous ne pouvez même pas tenter un mensonge. Je me suis bien fait comprendre ? Chez Volodine, le projet d’énonciation touche au paroxysme du sophisme, de l’impasse logique. Le locuteur pose en effet la règle du jeu, qui consiste à ne pas faire mentir la mémoire ; or la règle du jeu est dès l’origine mensongère car elle impose à la mémoire des obligations et des interdits arbitraires ; ainsi, ne pas tenter un mensonge devient par principe impossible sous l’effet des contraintes de base, dire la vérité est impossible, l’énoncé en soi devient donc mensonger.
L’opposition vrai, véridique – changement, déformation constitue la colonne vertébrale explicite de chacun de ces projets d’écriture : chaque texte met clairement en évidence l’effet d’illusion du langage.
Deux approches comparatives pour définir une écriture de l’exil
Pourquoi parler ici d’écriture de l’exil ? L’exil est d’abord une réalité vécue, un arrachement à un lieu, à une langue, à une identité. L’exil provoqué par l’application des idéologies totalitaires en est la forme la plus extrême. C’est cette réalité précisément qui relie entre eux les auteurs étudiés (bien entendu à des degrés de traumatisme différents). Les textes, quant à eux, sont conditionnés par l’effort de réécriture de l’exil (à des degrés divers de véridicité et de vraisemblance). Les composantes de l’exil que sont l’espace, le temps, la langue, l’histoire et la politique jouent précisément un rôle-clé dans la mise en forme écrite. Nous donnerons ici un aperçu des ancrages spatial et linguistique à partir des quatre textes retenus.
a) L’ancrage spatial
Dans Aucun de nous ne reviendra, Charlotte Delbo commence « classiquement » son récit par le voyage de déportation. Mais le lecteur constate rapidement que le lieu d’arrivée – Auschwitz – n’est pas nommé, l’écriture semblant obéir en cela à la règle du tabou (ici il ne s’agit évidemment pas de la frontière entre un espace sacré et un espace profane, mais de la frontière entre l’espace de l’humain et l’espace de l’inhumain). Seuls sont nommés les lieux de provenance des milliers de déportés. Dans ce contexte, le nom d’Auschwitz n’apparaît qu’une seule fois (Minuit, 1970, p. 140), dans un effet percutant de renversement des attentes et des connaissances du lecteur :
Auschwitz
Cette ville où nous passions
était une ville étrange.
Les femmes portaient des chapeaux
(…)
Aucun des habitants de cette ville
n’avait de visage
et pour n’en pas faire l’aveu
tous se détournaient à notre passage
(…)
Il y avait l’heure au cadran de la gare
nous avons été heureuses de la regarder
l’heure était vraie
et allégées d’arriver aux silos de betteraves
où nous allions travailler
de l’autre côté de la ville
que nous avions traversée comme un malaise du matin.
Cette description en prose libre est construite sur l’oppostion entre la ville, lieu fixe, et le passage ; entre les habitants, qui y résident, et ce nous, destiné à passer, à ne pas s’arrêter, à partir. L’espace de l’enracinement et l’espace du déracinement. Mais la véritable opposition surgit du titre, Auschwitz, et du qualificatif descriptif qui lui est affublé : cette ville. C’est ici précisément que le jeu littéraire déploie ses effets et heurte la conscience historique du lecteur. En effet, Auschwitz est présenté sous le jour quotidien et banal d’une ville de passage que les travailleuses (effet de banalisation) se réjouissent de quitter. Auschwitz est décrit, est dénoncé (le déictique cette a une très forte valeur indicative), comme le lieu de la banalité (la ville est dite étrange en raison même de la banalité de ses femmes [qui] portent des chapeaux), de la banalité du mal, pour reprendre la formule arendtienne (comme un malaise du matin : malaise quotidien, banal et passager, qui ne mérite pas l’attention), surgi de la réalité des villes modernes. Dans ce passage il n’est pas question du camp de concentration Auschwitz auquel se serait attendu le lecteur, mais bien de la ville Auschwitz et de ses habitants, dépourvus de visages dans leur indifférence quotidienne.
Cette comparaison déséquilibrée entre le nom-symbole Auschwitz, chargé de son lourd signifié historique, et le nom commun vide de sens qui lui sert de comparant, a pour effet de bouleverser la conscience de l’espace Auschwitz chez le lecteur, de redéfinir l’espace de l’exil, l’espace du mal. En effet, non plus limité à l’espace carcéral du camp Auschwitz, l’espace de l’exil s’étend, dans le texte, à la ville et à ses habitants, puis, par élargissement extratextuel, aux villes et à leurs habitants, donc également au lecteur. Celui-ci, en effet, touché de près par la ressemblance de la banalité de la ville Auschwitz avec son propre quotidien est contraint d’abandonner sa position historique distante pour se découvrir complice de ces habitants sans visages, complice de l’exil forcé subi par le nous. La conscience du lecteur est ainsi aiguillonnée : grâce au procédé littéraire de la comparaison inadéquate, l’espace de l’exil, de réalité extérieure circonscrite, devient conscience intérieure.
Dans les romans d’Agota Kristof, on retrouve un effet similaire d’universalisation et d’intériorisation de la dimension de l’exil à travers la représentation de l’espace. Ici c’est le choix littéraire de l’absence de noms de lieux qui opère. L’espace est construit en trois dimensions, formellement séparées dans Le Grand Cahier, se confondant et se troublant dans les romans postérieurs. Il y a pour commencer un lieu de référence, l’ici, à partir duquel se profilent deux perspectives d’ailleurs : l’ailleurs dans le passé, lié au souvenir de la petite enfance en famille avant la guerre, et l’ailleurs dans l’au-delà de la frontière, dans l’autre pays, lié à l’espoir d’un avenir. Mais au moment de la séparation des jumeaux, à la fin du Grand Cahier, les deux dimensions de l’ailleurs perdent leur sens et finissent par se superposer ; ne subsiste alors que la dimension de l’ici, liée au maintenant de l’écriture, tournant sur elle-même. Le trouble de l’espace est relayé par le trouble de la voix narrative et engendre l’altération des repères identitaires et psychiques : le personnage resté seul dans La Preuve et Le Troisième Mensonge se retrouve en effet étranger en son propre pays aussi bien qu’en son pays d’accueil, étranger à soi-même. L’écriture d’Agota Kristof ne vient à aucun moment rétablir les frontières spatiales et narratives. L’exil logique augmente au contraire en cours de lecture, faisant ainsi pénétrer le lecteur dans un univers de déracinement et d’oppression psychique insoluble.
Dans ces deux textes, le déplacement spatial engendre le déplacement du sens et de la logique.
b) L’ancrage linguistique
Dans son roman-essai Lefeu ou la démolition6, Jean Améry met en scène un personnage, Lefeu, artiste-peintre à Paris, dont on apprend progressivement qu’il est un ancien de la Résistance française, qu’il est juif, allemand et survivant des camps de la mort. L’histoire est celle de la résistance entêtée de Lefeu à la démolition de son misérable et insalubre logement d’artiste, résistance qui se solde par un échec.
La mise en forme narrative est emblématique : la voix narrative soliloque, tantôt en fusion avec le personnage de Lefeu, tantôt distante de lui, mais en permanence centrée sur celui-ci. Cette voix narrative et son personnage détiennent le monopole de la parole : la dimension du dialogue est inexistante ; les ébauches de dialogue sont en effet tronquées, les phrases ou les mots demeurant inachevés ; les rares prises de parole des personnages autres que Lefeu sont fondues dans le flux typographique ininterrompu du texte et ne se démarquent qu’après relecture et revérification du sens. Le cadre narratif rompt ainsi avec les conventions élémentaires d’établissement d’un discours.
Tendu entre deux langues et deux cultures, le texte est en outre traversé par un réseau enchevêtré de différents types de langages :
– le langage poétique
– le langage théorique
– le langage juridique
– le langage « populaire ».
La fonction de cet étroit et invraisemblable enchevêtrement de différents registres de langage est la perversion de l’énonciation. Le cadre narratif démembré permet en effet de mettre en scène un espace communicationnel aliéné, où toute langue (allemand ou français), tout niveau de langage et toute théorie sont, dès le moment même de leur énonciation, tournés en dérision. En fin de roman l’exil linguistique et communicationnel devient absolu : Lefeu, frappé d’un malaise cardiaque à la suite de la remémoration de son passé concentrationnaire, s’exclame : Salut ! dis-je, ou bien heil ! Heil ! Heil ! Jeu de sens cynique entre la signification première et positive du terme allemand et sa contextualisation hitlérienne. Ce mot de la fin est révélateur de la valeur double, instable et inadéquate de la langue, ici l’allemand. Le roman se clôt sur un changement de langue, le français : Et maintenant il [mon cœur] flanche, c’est ça, docteur ? Oui, restez tranquille. En tant que langue à moins haut risque de contextualisation historique que l’allemand, le français permet de conclure sur un apaisement. Il s’agit cependant d’un masque ostensiblement posé sur l’équivoque fondamentale du langage ; il s’agit plutôt d’un constat non dissimulé de résignation face à l’impuissance de la création par le langage, au-delà des particularités propres à chaque langue, à assurer le salut, la guérison de l’homme.
La question du langage et de l’impuissance de l’homme à l’utiliser à bon escient fonde également l’univers imaginaire de Volodine.
Le Nom des singes est une fiction politique mettant en scène l’échec d’une révolution dans un pays sans nom (qui rappelle cependant l’Amérique latine) et les méthodes de répression qui s’ensuivent.
Ainsi commence le roman (pp. 9-12) :
La révolution était morte une fois de plus et même très morte. J’avais honte d’avoir participé à ce ratage.
Oui, on a compris, s’impatienta Gonçalves, le psychiatre.
(…)
Racontez-moi du solide au lieu de gémir, dit-il.
(…)
Et l’araignée ? se passionna Gonçalves. Quelle espèce ? Une caranguejeira ? quelle espèce de caranguejeira ? Taille, poids ? Une janduparaba ?
J’essaie de reconstituer, mon docteur, prétendit Fabian. Mais je bute sur la limite extrême du souvenir, où rien de précis ne se détache.
(…)
Dites donc, Golpiez, intervint encore Gonçalves. Donnez aux choses un nom correct. Lentilles d’eau, algues brunâtres. Je vous cite. On croirait assister aux aveux d’un touriste impérialiste. Faites un effort. La nomenclature indienne n’est pas pour les chiens.
D’entrée de jeu la caricature s’impose comme mode discursif : les conventions typographiques régissant les prises de parole successives des personnages ne sont pas respectées. Formellement, les voix des personnages et celle du narrateur ne se distinguent pas les unes de l’autre. La caricature pervertit ainsi dans ses conventions primaires la fonction de communication du langage.
La nature des langues est également remise en question. Plus précisément l’association langue-terre-identité, triangle constitutif des discours idéologiques totalitaires, fiction légitimante. Dans l’extrait ci-dessus, la fonction de nomination est utilisée comme arme par le psychiatre tortionnaire. Or l’unité langue indienne-terre indienne-identité indienne à laquelle vise le psychiatre est corrodée par le ridicule de l’objet qui devrait la légitimer : l’espèce animale « araignée ».
Dans les romans de Volodine, toute position discursive est pervertie dès l’origine et conduit à l’échec du sens. A travers la caricature et le grotesque, le lecteur est conduit à la conscience du danger extrême d’aliénation que constitue l’usage du langage et du discours collectif à visées identitaires.
Langage, histoire et littérature
Autour de la question du langage et de son essence fictive, à l’autre bout de la chaîne événementielle, se constitue sur le mode de la prose une écriture littéraire de l’exil contemporain, face au discours idéologique totalitaire.
Parallèlement aux recherches esthétiques pures de l’après-guerre, telles celles des Nouveaux Romanciers, des recherches esthétiques profondément ancrées dans une histoire vécue tentent donc de faire entendre leur voix7. C’est ce champ de l’écriture de l’exil qu’il s’agit de définir, dans son unité historique de fonction et de position discursive et dans la diversité de ses manifestations formelles.
Au carrefour entre histoire, politique et littérature, ce champ littéraire de l’exil est constitué d’œuvres dont les procédés d’écriture favorisent chez le lecteur le développement d’une conscience du langage comme instrument ambivalent de création et de destruction8.
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1 Alain Parrau, Ecrire les camps, Paris, Belin, 1995, pp. 21-22.
2 Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972 [1951], pp. 17-18, 80-81, 91.
3 Ibidem, pp. 224 sq.
4 J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, préface à la nouvelle édition de 1977, Actes Sud, 1995, p. 18.
5 Cf. Henri Meschonnic, Le Signe et le poème, Paris, Gallimard, 1975, qui retrace l’histoire du signe linguistique de Platon à Saussure, de son statut de reflet d’une idée – qui serait la vérité – à l’établissement de son arbitraire par rapport à la réalité tangible.
6 Lefeu oder der Abbruch : le roman est en effet écrit en allemand, mais il contient de très fréquentes incursions dans la langue française – à relever le pseudonyme francophone de l’auteur –, ainsi que des jeux de mots sur la traduction d’une langue à l’autre ; on compte aussi de brèves citations en anglais et en russe.
7 Cf. N. Wolf, Une Littérature sans histoire. Essai sur le Nouveau Roman, Droz 1995, conclusion.
8 Autre référence bibliographique : Jean-Pierre Faye, Le Langage meurtrier, Hermann, 1996.