Le nazi
Sémiotique d’un personnage du mal
Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne.
Racine, Britannicus, III, 8, v. 1046
Le Néron de Racine est sans doute une figure emblématique d’un mal « innocent » – parce que insensible aux effets provoqués –, pratiqué quotidiennement, rendu banal. L’intérêt que l’on peut porter à la lecture de la tragédie qui, elle aussi, fait figure de modèle, c’est d’analyser, comme l’affirme l’auteur dans sa première préface, « un monstre naissant »1. Comme d’autres personnages raciniens, Néron garde une étonnante actualité, celle d’un être exceptionnel qui, par l’exercice d’un Mal radical, domine les autres mais qui parvient à se donner l’image d’un homme « normal », « humain »2.
L’interrogation que nous nous proposons d’esquisser dans cet article qui se veut une ébauche de réflexion, porte sur la question de savoir quels moyens narratologiques, quelles sortes de stéréotypes thématiques et quels éléments doxaux sont mis en œuvre pour créer un personnage-type, symbole d’un Mal radical du vingtième siècle : le « nazi ». L’entreprise qu’il faudrait mener dans le cadre d’une recherche fondamentale paraît périlleuse : comment en effet circonscrire les champs de signification d’un personnage aussi flou qu’ambigu, à la fois réellement existant en tant que militant d’un parti totalitaire fondé au début du XXe siècle, resurgissant au sein de l’extrême droite d’aujourd’hui et personnage de fiction, antihéros figurant dans d’innombrables films et romans de gare, réduit souvent au simple cliché et pourtant objet obsessionnel – enfin un « monstre » lui aussi ? Tiraillé entre son historicité, l’Histoire et nos histoires, le « nazi » reste néanmoins un fruit (maudit) de notre culture : il est en nous au même titre que le Néron racinien. Aussi faut-il se livrer à un exercice de lecture qui ressemble, comme le veut la tradition, à un acte de naissance.
Données lexicologiques
On peut reconnaître deux points de repère distincts dans l’évolution sémantique du mot « nazi ». Le premier est élaboré dans une fine étude que lui a consacrée Leo Spitzer, philologue, romaniste et stylisticien allemand qui avait fui le régime hitlérien3. Dans l’article intitulé « La vie du mot ‘nazi’ en français » publié en 1934 par la revue Le Français Moderne, Spitzer tire le constat suivant :
On connaît l’histoire du mot et de la chose en Allemagne. Le mot « nazi » a été formé d’après « sozi », qui est, de son côté, une abréviation familière et teintée d’ironie de « socialiste »4.
En Allemagne, et selon les enquêtes de Spitzer, le terme a été successivement perçu dans un sens railleur, puis neutre et finalement désuet après l’arrivée au pouvoir du national-socialisme en 1933. Par contre en France, « nazi » se serait imposé comme terme neutre pour désigner le membre d’un parti politique :
[Ce] n’était pas non plus ici [en France] une désignation officielle ; la nuance ironique ne manquait pas au commencement, mais j’ai l’impression que le mot « nazi » a tendu plus vite vers l’objectivité d’un terme technique, qu’à l’heure actuelle la nuance ironique est en train de disparaître. […] Comment expliquer le sort différent du mot en français et en allemand ? C’est que d’abord le Français avec sa haute culture politique sait dégager le côté objectif et théorique dans tout mouvement, si opposé soit-il à ses habitudes de pensée5.
Soixante années plus tard, on peut noter que, à l’instar du Petit Larousse illustré de 1994, le terme « nazi » continue à renvoyer au parti national-socialiste. Cependant, la définition de ce dernier englobe non seulement son idéologie, sa stratégie politique, mais également les actes criminels commis en son nom, à savoir « l’extermination de l’Autre, en particulier des Juifs et des Tsiganes »6. Par rapport à l’article de Spitzer, il faut donc tirer un double constat : d’abord, le terme de « nazi » est sémantiquement dépersonnalisé par le renvoi à la désignation officielle que le romaniste avait pourtant qualifiée de « rébarbative » en 1934. De plus, la définition actuelle associe national-socialiste à un processus génocidaire. Ainsi, le lexème « nazi » est retiré de la sphère politique abstraite dont il est issu pour désigner, concrètement, les instigateurs d’un crime inouï. Il paraît étonnant que Spitzer ait déjà anticipé ce glissement de sens ultérieur en affirmant que « [l’expression] française nazi, à peu près vidée qu’elle est de sens polémique, se prête bien à cette façon – à vrai dire assez populaire – de faire représenter des forces historiques par les individus que les ont déclenchées »7.
Certes, lorsque Spitzer, arrivé au terme de ses réflexions, conclut que « [le] sort de nazi en français est, dans une certaine mesure, indépendant de celui du NAZI allemand »8, il faut tenir compte du fait que l’expérience de l’Occupation allemande à partir de 1940 aura marqué de manière décisive les formes de représentation du « nazi », l’un des acteurs principaux des « années noires ». Pourtant, à l’instar du premier volume du journal de Victor Klemperer (1997), professeur en romanistique à l’Université de Leipzig, on peut se rendre compte que le « nazi » parvient à instaurer une terreur collective sur l’ensemble de la société allemande des années trente, véhiculant les angoisses spécifiques de cette même société9. Il paraît donc pertinent de suivre la conclusion proposée par Spitzer. Cela signifie qu’il faudra définir ce que nous appelons la « mémoire allemande », c’est-à-dire l’ensemble des données culturelles, épistémologiques et idéologiques particulières à ce personnage.
La mémoire allemande
L’intérêt que nous portons à l’égard de la « mémoire allemande » repose sur un constat paradoxal. Malgré la médiatisation sans précédent de la Seconde guerre mondiale à laquelle nous assistons ces dernières années, force est de constater que le « nazi », en tant que personnage romanesque, reste curieusement abstrait, distant, sans « épaisseur » psychologique, réduit au simple cliché d’agent du mal10. Or l’hypothèse de la « mémoire allemande » consiste à soutenir que le « nazi » se définit certes par ses crimes et par la fidélité qu’il manifeste à l’égard de ses actes, mais que, simultanément, il transcende l’époque historique à laquelle il réfère. Comme le montrent Louis Dumont dans son livre intitulé L’idéologie allemande (1991) ou Wolfgang Leiner dans Das Deutschlandbild in der französischen Literatur (1989), l’analyse de l’entour sémantique de ce personnage doit tenir compte des données culturelles qui le constituent11.
Par voie de conséquence, on peut se demander si la « mémoire allemande » anticipe les modes de représentation des crimes commis au nom de l’idéologie nationale-socialiste lors de l’Occupation. Cette interrogation complète l’approche immanente des textes. On peut donc suivre Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer constatant que « […] la projection anthropomorphe qui commande la construction du personnage (par le lecteur ou le spectateur) est irréductible au simple décodage sémiologique d’un système différentiel de rôles actantiels et d’attributs. On a sans doute raison de dire que le personnage est construit au fil de la lecture, mais cette construction présuppose toujours déjà l’existence de la catégorie du personnage comme quasi-personne à laquelle renvoient les différentes manifestations textuelles liées à son nom propre »12. Ainsi, nous envisageons le « nazi » comme un pôle actantiel communiquant avec la dimension intra-référentielle des textes – constitutive du régime de littérarité13 – et l’univers sémionoétique englobant, c’est-à-dire la dimension doxale qui fait que les lecteurs reçoivent ces textes comme des objets culturels – littéraires. De cette manière, le pacte de communication conclu entre les pôles émetteur et récepteur vise non seulement un effet de vraisemblance, mais également l’actualisation d’une mémoire collective. Cette dernière pose le cadre doxal spécifique sur lequel s’articulent à la fois les différentes manifestations discursives et les parcours interprétatifs qu’elles entraînent.
Si nous effectuons une coupe diachronique à travers les Lettres françaises, c’est dans le but de recueillir des données épistémiques de la « mémoire allemande ». Trois de ses constituantes majeures sont repérables dans des ouvrages aussi bien lexicographiques que littéraires. La première composante englobe le fond commun d’opinions acquises et partagées par la société française des XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi, Antoine Furetière, grammairien et lexicographe du Grand siècle, définit dans son Dictionnaire universel (1690) le terme ALLEMAND (subst. masc.) en dressant une sorte de liste des lieux communs véhiculés par l’époque.
Il est venu en usage dans la Langue en ces phrases proverbiales. Vous me prenez bien pour un Allemand, c’est-à-dire, pour une dupe, pour un homme qui ne connoist pas le prix des choses […] On dit aussi, une querelle d’Allemand, c’est-à-dire une querelle faite sans sujet et de gayeté de cœur. Je n’entends non plus cela que le haut Allemand, c’est-à-dire, que c’est une chose qui n’est point intelligible. […] de même que les anciens habitants de même pays avoient été appellés autrefois Germains, parce qu’ils vivoient entr’eux en paix, sans haine ni jalousie.
Avant d’examiner les traits caractéristiques mis en valeur par Furetière, il faut souligner le procédé d’enregistrement pratiqué. En effet, il est curieux que l’entrée soit constituée de « phrases proverbiales ». A propos du substantif « proverbe », Furetière note : « Se dit communément des façons de parler triviales et communes qui sont en la bouche de toutes sortes de personnes ». Ainsi, « toutes sortes de personnes » semblent avoir eu l’expérience de nombreux contacts avec leurs voisins d’outre-Rhin pour que s’enracinent des sentences aussi marquées dans le langage. On peut penser notamment aux guerres menées par Louis XIV. Pourtant, au XVIIe siècle il n’y avait que peu de Français qui voyageaient en « l’Ancienne Germanie » et encore moins qui savaient parler l’idiome allemand. Ces proverbes témoignent de deux attitudes bien précises : d’une part, ils visent à mettre en valeur la position des locuteurs français et d’autre part ils chargent les Allemands de sèmes particulièrement négatifs. Ce qui importe pour la suite de cet essai, c’est de voir de quelles caractéristiques négatives les Allemands sont affublés. On peut dégager deux perspectives :
a. Celle qui privilégie chez les Allemands la bonhomie assortie d’une certaine simplicité intellectuelle : « Vous me prenez bien pour un Allemand » ou encore l’explication donnée au sujet des « pays Germains : ils vivoient entr’eux en paix, sans haine ni jalousie ».
b Celle qui attribue aux Allemands la gratuité ou la volonté de l’acte que sous-entend « une querelle d’Allemand », ainsi que le mystérieux et l’insaisissable mentionnés dans la locution « Je n’entends non plus cela que le haut Allemand ». On peut conclure que ces proverbes dressent une image hétéroclite des Allemands.
Montaigne, en voyage vers l’Italie de 1580 à 1581, retient une autre caractéristique du pays qu’il traverse. Arrivé à Augsbourg le 15 octobre 1580, il inscrit dans son journal la note écrite suivante :
Le premier apprest étrange, et qui montre leur propreté, ce fut de trouver à nostre logis les degrés de la vis de nostre logis tout couverts de linges, par dessus lesquels il nous falloit marcher, pour ne pas salir les marches de leur vis qu’on venoit de laver et fourbir, come ils font tous les samedis14.
Le sens de la « propreté » des Allemands est devenu un stéréotype. Ce que l’illustre voyageur indique par l’épithète « étrange » désigne la façon dont le nettoyage de la demeure bascule dans la « manie ». En effet, recouvrir de draps un escalier fraîchement poli afin de le protéger est d’une utilité douteuse. Les habitants s’astreignent à une tâche qui paraît certes louable, mais qui est teintée de ridicule et d’absurdité.
Le deuxième aspect renvoie à la période révolutionnaire où l’Allemagne fut terre d’asile pour bon nombre d’intellectuels français. Parler d’un « âge d’or » de la représentation des Allemands ne doit pas faire oublier ce que, deux cents ans plus tôt, Montaigne avait déjà relevé : « il [Montaigne] mesloit à la vérité à son jugement un peu de passion du mépris de son païs »15. Cela est particulièrement vrai pour Madame de Staël en exil dont l’œuvre De l’Allemagne publiée en 1813 joue un rôle capital pour une perception différente des Allemands. Cet « âge d’or » fait écho à l’époque de la culture classique et romantique allemande. L’éclosion du génie allemand a suscité un engouement chez les Français et continue à le faire16. Mais comme le montre l’extrait suivant, Madame de Staël, malgré son enthousiasme, ne parvient pas à se défaire d’anciens préjugés :
On est frappé sans cesse, en Allemagne, du contraste qui existe entre les sentiments et les habitudes, entre les talents et les goûts : la civilisation et la nature semblent ne s’être pas encore bien amalgamées ensemble. Quelquefois des hommes très-vrais sont affectés dans leurs expressions et dans leur physionomie, comme s’ils avaient quelque chose à cacher : quelquefois au contraire la douceur de l’âme n’empêche pas la rudesse dans les manières17.
Les raisonnements développés par l’auteur conduisent à une représentation dichotomique de l’Allemagne déchirée entre la culture et la nature. Les Allemands sont certes « vertueux » parce qu’ils ne sont pas encore sujets d’une nation policée : « Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité ; ils ne manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est étrangère »18. Mais ce trait de caractère résulte de règles de conduite avilissantes :
Il n’est point d’assemblage plus bizarre que l’aspect guerrier de l’Allemagne entière, les soldats que l’on rencontre à chaque pas, et le genre de vie casanier qu’on y mène. […] Toutes les institutions cependant tendent et doivent tendre à donner à la nation des habitudes militaires19.
Madame de Staël consacre une grande partie de son ouvrage à la présentation et à l’étude de la pensée allemande, en particulier à sa philosophie, mais aussi à sa littérature. Ce faisant, elle contribue à l’accueil enthousiaste que le public français de la première moitié du XIXe siècle réservera à la culture allemande :
L’esprit philosophique, par sa nature, ne saurait être généralement répandu dans aucun pays. Cependant il y a en Allemagne une telle tendance vers la réflexion, que la nation allemande peut être considérée comme la nation métaphysique par excellence. Elle renferme tant d’hommes en état de comprendre les questions les plus abstraites, que le public même y prend intérêt aux arguments employés dans ce genre de discussions20.
Si l’Allemagne reste souvent une énigme pour les penseurs français, Madame de Staël n’en donne pas moins naissance à l’image manichéenne d’un peuple tiraillé entre les bienfaits de la civilisation et des penchants « irrationnels » provoqués par la nature sauvage21. Cependant, Lessing, Goethe, Kant, Nietzsche et Heidegger ne cesseront de fasciner les Français. Outre les mérites incontestables des sciences allemandes, une autre raison peut expliquer cet engouement des Français – en tout cas jusqu’à la guerre de 1870 – pour la pensée de leurs voisins, à savoir le rôle qu’ils se sont attribué dans l’éclosion de la culture allemande. En effet, l’origine de la pensée allemande peut être située dans la civilisation française. Madame de Staël va jusqu’à formuler l’idée suivante :
Les nations dont la culture intellectuelle est d’origine latine sont plus anciennement civilisées que les autres. […] Et quand les peuples du Nord sont venus les conquérir, ces pays ont adopté, à beaucoup d’égards, les mœurs du pays dont ils étaient vainqueurs22.
La pensée allemande serait le fruit de la culture latine en général et celui de la France en particulier. Dans le passage cité, l’écrivain pense probablement aux invasions franques de 430 à 450. Par contre, les côtés obscurs de cette même pensée peuvent être attribués à son caractère spécifiquement germanique. Considérée comme étrangère, voire hostile à la civilisation française, la culture allemande se caractérise par son aspect rustre, encore proche de l’état de nature.
La troisième composante de la mémoire allemande marque une rupture radicale avec cet « âge d’or » mais également avec les anciens préjugés. Les lexicographes des nouveaux dictionnaires populaires, par exemple celui de Bescherelle intitulé Dictionnaire national publié en 1843, de même que Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe (1848-1850) ou, trois décennies plus tard, Maupassant dans un conte intitulé Mademoiselle Fifi (1882), dressent le portrait d’un Allemand hideux et agressif qui met son génie au service du mal. C’est ainsi que naît au lendemain de la guerre de 1870 le nom générique de « boche ». Comme le confirme Leo Spitzer en 1934, ce terme désignait déjà pendant la guerre de 1914-18 « l’Allemand typique »23, ce qui signifie que la valeur injurieuse de « boche » était devenue une norme sociale.
A titre d’exemple, nous nous proposons d’analyser brièvement le personnage de Mademoiselle Fifi. L’histoire se déroule dans le château d’Uville occupé par les Prussiens lors de la campagne de 1870. Le passage ci-dessous met en scène des officiers prussiens qui détruisent le salon du château, lieu symbolisant les valeurs culturelles des propriétaires français. Les premières pages de ce récit laissent entendre que les militaires allemands sont des agresseurs du fait de l’incompatibilité des deux mentalités qui s’affrontent. Mais il en va différemment du héros du conte, le sous-lieutenant marquis Wilhelm d’Eyrik, surnommé Mademoiselle Fifi :
Son œil clair et dur cherchait quelque chose à briser. Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune blondin tira son revolver. « Tu ne verras pas cela toi », dit-il ; et, sans quitter son siège, il visa. Deux balles successivement crevèrent les deux yeux du portrait24.
Comme son surnom l’indique25, Mlle Fifi est rongé par un dédain profond d’autrui, allié à un esprit ludique qui l’incite à jouir de la supériorité du vainqueur. Ainsi, à un premier niveau, le héros anthropomorphise la toile (« Tu ne verras pas cela ») afin de tirer de son geste le plaisir qu’il recherche. Mais à un degré plus profond, en sélectionnant une partie précise de l’objet d’art, il va au-delà du simple désir de destruction. En tirant sur « les yeux » du portrait, il cherche à anéantir la valeur symbolique de cette œuvre d’art française.
Cette volonté d’affirmer la présence allemande souligne un point essentiel : l’objet de désir qui consisterait en la mainmise sur les êtres ne cesse de lui échapper. Mlle Fifi a beau s’en prendre au décor français, il ne parviendra pas à combler l’absence des anciens habitants. Les prostituées que les Allemands ont fait venir ne pallieront nullement ce manque, bien au contraire. En effet, au moment où Mlle Fifi prétend transgresser leur statut professionnel, il signe son arrêt de mort. L’intrigue se caractérise par sa circularité, à savoir que les Français s’effacent au moment où la « véritable » nature des Allemands se révèle : « elle (Rachel) courut à la fenêtre, l’ouvrit avant qu’on eût pu l’atteindre, et s’élança dans la nuit »26. La présence des Allemands provoque la fuite des Français.
On peut constater que la guerre de 1870 n’a pas produit une nouvelle représentation des Allemands, apparemment parce que, à l’exemple des personnages du conte de Maupassant, les protagonistes ne se sont jamais véritablement rencontrés. La perception du voisin d’outre-Rhin s’est singulièrement rétrécie dans la mesure où la soldatesque prussienne n’est plus chargée que de sèmes négatifs. Par sa seule présence, elle crée un vide qui s’en prend même au mobilier. Cet effet dévastateur est attribué à une absence radicale d’assises culturelles. Les aristocrates prussiens semblent entraînés par leurs instincts naturels : manger, boire, s’amuser avec des prostituées et, faute de mieux, détruire les symboles de la civilisation française. Maupassant leur confère l’image de bêtes humaines, et par leurs aspects physiques (« un géant », « un paon », « un petit rougeaud à gros ventre »), et par leur comportement (« leurs soldats automates »27). Leur victoire n’est qu’une reconquête de la civilisation par la nature. Mais pour ne s’en tenir qu’au héros, Mlle Fifi, le portrait que Maupassant dresse des Prussiens ne se réduit pas à la seule caricature de simples barbares venus du Nord. La malice et la lucidité du sous-lieutenant donnent une noirceur particulière à l’image des Allemands, déjà fortement négative.
A partir de Madame de Staël et jusqu’à la guerre de soixante-dix, on peut relever deux tendances différentes pour représenter les Allemands et leur pays. L’une, à l’exemple de Gérard de Nerval, suit les grandes lignes tracées par Madame de Staël. Nerval fait dépendre la pensée allemande de la civilisation française, bien qu’il ne nie pas une création véritablement « allemande » en songeant notamment à Schiller et à Goethe. Cependant, il ne parvient pas à marquer les différences28. L’autre, dont Chateaubriand est un représentant illustre, prône le rejet de tout ce qui s’inspire de l’Allemagne. Dans les Mémoires d’outre-tombe, on peut découvrir par exemple le passage suivant : « La France est le cœur de l’Europe ; à mesure qu’on s’en éloigne, la vie sociale diminue ; on pourrait juger de la distance où l’on est de Paris par le plus ou moins de langueur du pays où l’on se retire. […] En Allemagne, malgré la moralité des habitants, on se sent expirer. En Autriche et en Prusse, le joug militaire pèse sur vos idées, comme le ciel sans lumière sur votre tête ; je ne sais quoi vous avertit que vous ne pourriez ni écrire, ni parler, ni penser avec indépendance ; qu’il faut retrancher de votre existence toute la partie noble, laisser oisive en vous la première des facultés de l’homme, comme un inutile don de la divinité »29.
Ainsi, nos observations concernant l’« âge d’or » permettent de dénoncer le mythe de la double identité du voisin d’outre-Rhin selon lequel il y aurait une « Allemagne pensante » et une « Allemagne sauvage ». A partir de Madame de Staël, le courant positif ne se distingue du courant négatif que dans la mesure où il tient compte de l’éclosion formidable de la pensée allemande du début du XIXe siècle. Mais sous l’influence de la guerre de 1870, les traits positifs des Allemands qui étaient liés à la valorisation de leur culture disparaissent. Il n’en reste plus que l’image d’êtres incultes. Le caractère énigmatique qui sous-tendait jusqu’alors la représentation des Allemands, s’est transformé en une menace pour la France, la nature (allemande) ayant reconquis la civilisation (française). On peut donc inférer du terme injurieux « Boche », né au lendemain de la guerre franco-prussienne, le sens |+ANGOISSE| ou |+INQUIETUDE| et non seulement |+ESPRIT REVANCHARD|30.
Pour s’en assurer, on peut relire les récits qui traitent de la Première guerre mondiale. Dans son roman intitulé Les croix de bois (1919), Roland Dorgelès n’emploie le terme « Boche » que par allusions. Le lecteur doit l’envisager dans une perspective pragmatique, c’est-à-dire en fonction des actes commis au nom des « Boches ». On ne manquera pas de tracer des parallèles avec la soldatesque prussienne du conte de Maupassant et notamment avec son personnage principal, Mlle Fifi. Rappelons que dans le roman de Dorgelès, les « Boches » se comportent d’une manière ignoble, voire maligne, à l’égard des Français, en particulier lorsque ces derniers sont livrés à leur merci.
Le nazi, personnage des années noires
Dans cette section, on examinera dans quelle mesure cette « mémoire allemande » s’inscrit dans les représentations du « nazi », personnage clé des années noires de l’Occupation. L’image paradoxale de l’Allemand hideux et perfide, mais doté d’un remarquable savoir culturel, exprimant une hantise des Français d’avant-guerre, est largement actualisée dans les récits qui mettent en scène la « Débâcle » de mai-juin 194031. Toutefois, l’irruption des troupes allemandes va altérer cette perception à cause d’un phénomène nouveau que l’on pourrait appeler la « modernité allemande ». Comme le montre l’exemple ci-dessous tiré du Journal des années noires de Jean Guéhenno, le nouveau trait de caractère qui marquera la représentation de l’occupant est lié à la toute-puissance de la technique.
Entrevu place de Jaude, autour de leurs voitures, les hommes de la garde de Hitler (?). […] Ils travaillent, cirent leurs bottes, graissent leurs machines, nettoient leurs armes. Robots !32
Le verbe « entrevoir » de la première phrase indique l’immédiateté de la saisie extérieure. Le rapprochement qu’établit la deuxième phrase entre « les hommes » et les « robots » n’est à première vue qu’un procédé ancien qui vise à déshumaniser le voisin d’outre-Rhin. Déjà Voltaire avait raillé, par exemple dans Candide, la lourdeur et le dogmatisme des Allemands. Le choix du terme « robot » met l’accent sur une réalité différente33. Cette métaphore associe les envahisseurs allemands à des machines et leur enlève toute identité humaine. Cette rupture de la « mémoire allemande » est figurée dans le destin de Werner von Ebrennac, héros du Silence de la mer de Vercors publié en 1942. En raison des ses aspirations idéalistes, von Ebrennac y revêt le rôle de l’Allemand typique : officier de l’armée d’occupation, il rêve de l’union entre une Allemagne « barbare » et la France « civilisée » :
[Je] compose de la musique. Cela est toute ma vie, et, ainsi, c’est une drôle de figure pour moi de me voir en homme de guerre. Pourtant je ne regrette pas cette guerre. Non. Je crois que de ceci sortira de grandes choses…34
Le musicien von Ebrennac fait la guerre, car ses idéaux exigent qu’il soit « homme de guerre ». Ce personnage actualise le thème de l’union entre l’Allemagne et la France qui, sous l’effet de ce conflit, donnerait naissance à un monde nouveau. Cependant, on peut avancer que c’est précisément le concept de l’homme de la Kultur – transformé en un soldat pour la Kultur – qui est condamné à disparaître. Par là, l’image du « bon » Allemand aspirant à la civilisation française pour se libérer de sa nature primitive fait place à l’Allemand nouveau – le « nazi » – qui, se moquant des idéaux d’un Werner von Ebrennac, cherche à instaurer son pouvoir absolu :
La politique n’est pas un rêve de poète. Pourquoi supposez-vous [W. von Ebrennac] que nous avons fait la guerre ? Pour leur vieux Maréchal ? […] Nous ne sommes pas des fous ni des niais : nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi. […] Nous en ferons une chienne rampante35.
Pour identifier ce « nous » qui reste anonyme dans le livre de Vercors, nous nous proposons d’analyser un personnage que nous appellerons le « nazi-bourreau ». Le passage suivant, tiré d’un roman de Joseph Kessel intitulé L’armée des ombres, en dresse le portrait suivant :
Ils [les détenus] venaient d’apercevoir, à quelques pas, des mitrailleuses. Un lieutenant de S.S., très maigre, le visage minéral, qui commandait le peloton d’exécution, regarda sa montre. […] Il avait des yeux glauques, murés.
– « Il sait très bien ce que veulent mes jambes », pensa brusquement Gerbier. « Il se prépare au spectacle. »
– « Dans une minute vous allez vous placer le dos aux mitrailleuses et face à la butte », dit-il.
« Vous allez courir aussi vite que vous pourrez. Nous n’allons pas tirer tout de suite. Nous allons vous donner une chance. Qui arrivera derrière la butte sera exécuté plus tard, avec les condamnés prochains. »
– « Allez… » dit le lieutenant de S.S. […]
– « Je ne veux pas… je ne veux pas courir » se répétait Gerbier. Le lieutenant de S.S. tira trois balles de revolver qui filèrent le long des joues de Gerbier et de ses compagnons. Et l’équilibre fut rompu…36
On remarque d’abord l’interdépendance des signifiés du sigle « S.S. » (pour Schutzstaffel) et des caractéristiques de la physionomie du bourreau. Le militaire allemand appartient à ces unités spéciales, dévouées entièrement au Führer et qui se sont acquis une réputation particulièrement sinistre en commettant des actes d’une cruauté inouïe. Le portrait de ce membre des S.S. recourt au gros plan, du corps « maigre » au « visage minéral », puis aux « yeux glauques, murés ». La focalisation procède à une dramatisation égale à la force évocatrice du sigle « S.S. ». Ainsi, le physique « maigre » ne porte en soi que peu de connotations négatives si ce n’est par une extension au mode comportemental. L’homme serait alors « sec », « décharné » selon l’isotopie de |+INHUMAIN|. Cette impression est renforcée par « le visage minéral ». L’épithète ordinairement attribuée à la matière inorganique caractérise donc l’aspect non humain du « lieutenant de S.S. ».
La mise en premier plan des yeux, traditionnellement conçus comme le miroir de l’âme, constitue l’ultime étape de cette dramatisation ascendante. L’adjectif « glauque », qui associe la couleur des yeux à celle de la mer (bleu verdâtre), signifie par extension la profondeur au caractère insaisissable de l’eau |+SINISTRE|. Il en va différemment du participe adjectif « murés ». Ici, la perspective se réduit au seul plan de la surface. Ce n’est plus le mystère d’un abîme inconnu, mais l’inaccessible d’un espace fermé : « le lieutenant de S.S. » suit bien une logique interne, mais elle est inintelligible à autrui. Le « nazi-bourreau » est déchiré entre deux pôles contradictoires dans la manière d’accomplir sa tâche : son esprit rationnel et ses fantasmes irrationnels. Cette dichotomie se traduit jusque dans ses gestes. En effet, « regarder sa montre » aussi bien que « tapoter une cigarette » indiquent la volonté de remplir son devoir militaire : exécuter les condamnés. Mais en même temps, ces gestes révèlent une certaine frustration – celle de ne pas pouvoir prolonger le supplice. C’est l’instant précis où le bourreau est au comble de son pouvoir puisqu’il investit littéralement sa victime selon le constat de cette dernière : « Il sait très bien ce que veulent mes jambes ».
Le point culminant de la scène est le moment où le « nazi-bourreau » prend possession de sa victime : « Et Gerbier se sentit mieux enchaîné par l’assurance de cet homme qu’il ne l’avait été par ses fers ». La victime réifiée devient un produit imaginaire qui n’a en soi plus d’être, mais qui existe pour le bourreau comme signe de son pouvoir absolu. C’est la raison pour laquelle il se préoccupe si manifestement de sa victime-signe : « Vous allez courir aussi vite que vous pourrez. » […] « Nous allons vous donner une chance ». « Qui arrivera derrière la butte sera exécuté plus tard […] ».
Le dénouement de la scène fait penser à l’assouvissement d’un fantasme sexuel. En effet, le possédant (=le nazi-bourreau) qui s’apprête à réaliser son désir (« Allez »), se heurte à la volonté de sa victime : « Je ne veux pas… ». Celle-ci n’est réellement investie que lorsqu’elle subit l’acte : « Le lieutenant de S.S. tira trois balles de revolver. Et l’équilibre fut rompu ». Cette scène produit un effet de choc parce que le non-sujet n’a pas d’autre choix que de consentir à l’acte, malgré sa ferme résolution de ne pas céder à la pression : « Je ne veux pas leur donner ce plaisir ». Cependant le pronom personnel (« leur ») indique qu’au début de la scène le bourreau fait partie d’un groupe anonyme (« le peloton d’exécution »). Dès qu’il entame son jeu, il exerce une attraction irrésistible sur la victime (« Gerbier se sentit mieux enchaîné »). Or, le fait de se sentir investi par une force irrésistible présuppose une disponibilité communicative de la part de la victime. L’acte n’est réalisable que si les deux parties établissent un réseau interlocutif commun. En fait, cette situation communicative ne se conçoit que dans une situation interactionnelle extrême37. Le locuteur S.S. s’adresse à la victime dans le seul but d’affirmer son pouvoir absolu38.
A l’instar du « nazi-bourreau », la brillante surface de son esprit rationnel cache une dimension passionnelle qui se manifeste dans des actes inhumains. Le mal nazi tient à l’union de sa mission idéologique (exterminer l’Autre) avec le plaisir individuel qu’il en tire (jouir de la mise à mort). Or cette fusion ne peut se faire que par une parfaite maîtrise de ses facultés mentales. L’exemple du « nazi-bourreau » en est la preuve : l’organisation du temps (« il regarda sa montre »), la mise en scène de l’exécution (« Dans une minute vous allez vous placer le dos aux mitrailleuses et face à la butte »), sans oublier la maîtrise de la langue (« il s’adressa aux condamnés dans un français très distinct »). Le « nazi » sait orchestrer une machination à la fois rationnelle et fantasmatique à laquelle la victime ne peut échapper.
Ainsi naît des années noires de l’Occupation une nouvelle figure du Mal. Cependant, compte tenu des analyses précédentes, peut-on toujours le qualifier de l’épithète « allemand » ? Ne s’agit-il pas davantage d’un archétype nouveau qui véhicule simplement certains stéréotypes anciens (la langue allemande, les cheveux blonds, les yeux bleus, l’uniforme des S.S., etc.) ? En tout cas, le « nazi » se distingue du « Boche » en ce sens qu’il ne représente plus le simple barbare, le sauvage, l’ogre, en somme, le monstre allemand de l’imaginaire fantastique. On peut s’expliquer cette transformation par la mise en rapport de l’épistémè de la « mémoire allemande » avec la réalité de l’Occupation. En effet, « le lieutenant de S.S. » du roman de Joseph Kessel, en tant que représentant de l’idéologie nationale-socialiste, n’est pas une figure qui incarne pleinement la « modernité allemande ». Au contraire, le bourreau, par sa fonction même, ainsi que par les passions qui l’animent, est un personnage qui ne constitue pas en soi une figure inédite du Mal39.
Au-delà du nazi : le Mal radical
Pour relever l’enjeu profond des années noires de l’Occupation allemande dont le « nazi » est la figure symbolique, nous nous proposons d’analyser, à titre d’exemple, un passage du récit de Serge Doubrovsky intitulé La Dispersion :
Les Allemands arrivèrent en tenue de combat Ils avaient des armes automatiques et étaient vêtus comme sur le front Je suis sorti Sur le seuil je vis qu’une foule de Juifs venait de l’extrémité du Ghetto De chaque maison on faisait sortir des Juifs et encore des Juifs Je marchais avec ma mère On nous a conduits sur la place du marché au centre du village On nous a fait mettre à genoux tête baissée Quiconque levait la tête recevait une balle dans le crâne Nous sommes restés ainsi à peu près une heure Ensuite on nous a conduits hors du village On nous a fait quitter la route nous mettre de nouveau à genoux tête en bas Nous entendions seulement des coups de feu Alors on commença à conduire les Juifs en direction de la fosse en rang groupe par groupe On leur a ordonné de se déshabiller et lorsqu’ils montaient sur le talus on entendait des rafales de coups de feu et ils tombaient dans la fosse J’ai vu une jeune fille qui se débattait qui ne voulait absolument pas se déshabiller Ils l’ont frappée et elle a été abattue elle aussi Des enfants des femmes famille après famille chaque famille allait ensemble Il y avait une espèce de monticule qui formait comme une estrade et en dessous un trou une fosse On nous a fait monter sur ce monticule et ces quatre hommes ces quatre anges de la mort ont tiré sur les gens un à un et les ont tués C’étaient des SS40
L’apparition des soldats allemands se fait sous le signe d’une modernité technologique figurée par l’alliance de l’homme avec la machine. Le fait qu’ils « arrivèrent en tenue de combat » et qu’ils « avaient des armes automatiques » indique une puissance militaire écrasante. De même l’application méticuleuse de leurs méthodes (« chaque maison », « des Juifs et encore des Juifs », « Quiconque levait la tête », etc.) désigne le caractère implacable avec lequel ils remplissent leur mission. Par ailleurs, le procédé rhétorique qui consiste à rendre l’actant principal de plus en plus abstrait (« les Allemands », « ils », « on ») souligne l’effet produit par cette « modernité allemande » : la destruction d’une communauté humaine. Ainsi, le choix du personnage de la « mère » comme première victime crée une tension d’autant plus forte qu’il se trouve à l’opposé du « nazi » en connotant les sèmes suivants : |+AMOUR|, |+TENDRESSE|, |+GENEROSITÉ|. Cette isotopie regroupe les autres victimes (« des enfants », « des femmes » et « la famille »).
On peut constater que le « on » identifié aux « SS » se définit, à l’instar du « nazi-bourreau », par un environnement spécifique. Il agit dans un endroit clos, comme s’il avait besoin de s’isoler du monde visible pour accomplir son crime (« on nous a conduits hors du village » ; « On nous a fait quitter la route »). Mais il est surtout caractérisé par sa manière de procéder à une série de transformations qui lui permettent d’investir totalement ses victimes :
a. La première étape de ce processus consiste à fonctionnaliser son devoir pour en tirer un maximum de profit. Dans le présent passage, cela est indiqué par la volonté des Allemands de récupérer les vêtements des victimes (« On leur a ordonné de se déshabiller »). Cette démarche repose sur une conception rationaliste du devoir militaire et bureaucratique chez le « nazi-bourreau » qui lie le nécessaire à l’utile. Mais en même temps, c’est le signe d’un premier investissement personnel, car il suspend (pour une durée indéterminée) la mise à mort « des Juifs ». Ainsi les victimes n’ont plus que la valeur de non-sujets.
b. Si ce premier écart suppose encore un caractère rationnel du processus d’annihilation, la deuxième étape le fait glisser dans le mode fantasmatique, c’est-à-dire que le tortionnaire projette dans l’objet ses désirs de transcendance. La victime n’est alors plus que le signe de sa quête de pouvoir absolu (« On nous a fait mettre à genoux tête baissée »).
c. L’aboutissement de cette recherche introduit la notion de jouissance, car cette dernière suscite un sentiment de plénitude chez le « nazi », revêtant dès lors le rôle d’agent du Mal radical. Or l’accomplissement de cet acte présuppose une relation entre le « possédant-nazi » et le « possédé-signe », c’est-à-dire que les deux parties engagées doivent consentir à un acte de communication préalable. Le caractère insoutenable de ce mode de représentation consiste dans le fait que les victimes consentent à « sortir » de « leurs maisons » et à se laisser « conduire » au lieu d’exécution41. Or, à l’instar de la jeune fille qui se débat, cela signifie également qu’au moment où le « possédé-signe » coupe le réseau interlocutif, la machination du « nazi » s’écroule. Il doit alors renoncer à la jouissance parce qu’il est forcé de redonner sa pleine identité au non-sujet : identifiée comme victime, la jeune fille sera immédiatement tuée.
La fin du passage indique que les champs sémantiques du « nazi » sont délimités. En effet, la séquence tirée de La Dispersion opère un transfert métaphorique entre la classe sémantique du concret humain (les « SS ») et celle de l’abstrait idéologique (les « quatre anges de la mort »). En véhiculant des éléments de la parabole biblique, les « SS » fonctionnent certes sur le mode spécifique du « nazi » : accomplir un Mal radical. Mais associés à des codes culturels institutionnalisés, en l’occurrence ceux de l’idéologie judéo-chrétienne, les « SS » revêtent le rôle de figures du destin auxquelles les victimes ne peuvent échapper. Le recours à ces données culturelles traduit le manque d’épistémès susceptibles d’actualiser l’expérience inouïe de la Shoah. Ainsi se creuse un écart entre le langage qui est censé représenter cette expérience extrême et le monde d’aujourd’hui – celui d’après Auschwitz – dont les années noires constituent pourtant une référence essentielle ; le conflit en ex-Yougoslavie en est la preuve.
Un moyen de rétablir un lien entre la doxa traditionnelle et la présence du « nazi » consiste à gauchir les usages langagiers conventionnels. L’exemple du passage analysé permet de constater que l’omission de toute ponctuation devient un facteur de dynamisation de la lecture et qu’elle produit des effets de sens réaliste. Mais ce genre de procédé réduit la lisibilité là où, selon les attentes du lecteur, elle devrait être immédiate42.
Contrairement au « lieutenant de S.S. » qui, dans l’Armée des ombres, s’offre le « plaisir » d’exécuter des otages en organisant une chasse au lapin, « les quatre anges de la mort » définissent une démarche génocidaire. Pourtant, deux obstacles s’opposent à la quête de transcendance sous-jacente à la figuration du « nazi » : le nombre presque illimité des victimes impose l’utilisation de moyens rationnels pour les mettre à mort. On peut donc avancer que la multitude même des victimes empêche le « nazi » d’entamer la transformation fantasmatique de la victime en un signe. Le second obstacle est lié à une conception particulière du temps. En effet, la dialectique du « nazi » exige une progression continue pour parvenir à la jouissance du pouvoir absolu ; la suspension répétée de la mise à mort des victimes y joue un rôle central. C’est pourquoi la « solution finale » s’est caractérisée par la rationalisation du processus d’extermination, l’organisation des horaires temporels ayant été déterminante.
Au terme de nos réflexions, nous constatons que le personnage du « nazi » apparaît aujourd’hui sous des variantes innombrables, notamment comme seigneur de l’empire du mal, comme démon, comme ange exterminateur, etc. Il se définit par un certain nombre de traits caractéristiques et il évolue dans des lieux particuliers, souvent dans un endroit isolé, pour déclencher le processus meurtrier selon les étapes suivantes :
1. La fonctionnalisation de la victime : au lieu de tuer, de torturer ou de jouir immédiatement, le nazi optimise le profit qu’il peut tirer de la victime (retrait des vêtements, exercices de tir sur silhouettes mobiles, etc.). Cet acte, purement rationnel, est un premier écart de sa fonction militaire et bureaucratique qui consiste à tuer, à torturer et à exterminer l’Autre. Ainsi, le « nazi » transforme sa victime en un non-sujet profitable.
2. La signification de la victime : ce procédé métamorphose l’objet du nazi en un objet de valeur pour le nazi. Celui-ci procède donc à un transfert de signe pour s’octroyer une identité supérieure. L’insoutenable de ce processus réside dans la relation interactionnelle entre le « possédant-nazi » et le « possédé-signe ». En effet, le « nazi », figure du destin maléfique, ne pourrait exister sans le consentement premier de la victime.
3. La destruction finale : l’annulation du non-sujet, réduit à l’état de signe, équivaut à la mise à mort de la victime. Cette dernière étape déclenche du même coup un nouveau processus de destruction.
Pour conclure, il faut donc se poser la question de savoir si le « nazi » est une figure du mal qui traduit le mal radical du XXe siècle. Nous avons d’abord constaté qu’il s’agit d’un personnage contradictoire : au moment où il atteint une réelle épaisseur de personnage-type, il est contraint d’annuler son signe d’identification : la victime. Mais simple fonctionnaire au service de la mort, le « nazi » ne peut pas assumer le rôle d’anti-héros. En effet, par rapport à ce mal qui aura marqué le siècle – les multiples tentatives d’extermination de l’Autre – le « nazi » joue le rôle de bourreau, de tortionnaire ou de fonctionnaire : il est l’instrument d’un crime inouï. Or, la dialectique même de ce personnage le définit comme un archétype du mal, ce qui le rend conventionnel par rapport au Mal radical qu’est la « solution finale ». Aussi faut-il essayer de penser ce crime-là sans le « nazi »43.
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1 Racine, Britannicus, in J. Morel et A. Viala A. (éds), Racine. Théâtre complet, Paris, Editions Garnier, p. 254.
2 Dans le contexte que nous envisageons, nous renvoyons au livre de Hannah Arendt intitulé Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991 (1963). Voir également Primo Levi, « La violence inutile », in Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 104-124. Jorge Semprun, dans Mal et Modernité, Paris, Climats, 1995, développe une profonde réflexion sur la problématique du mal radical.
3 Cf. la préface de Jean Starobinski intitulée « Leo Spitzer et la lecture stylistique » (1980 : 7-39).
4 L. Spitzer, « La vie du mot ‘nazi’ en français », Le Français Moderne, t. 2, Paris. p. 263.
5 Ibidem, p. 265.
6 Le Petit Larousse illustré, 1994, p. 690.
7 Spitzer, op. cit., p. 268
8 Ibidem.
9 Il s’agit là d’un document exceptionnel, d’une remarquable profondeur humaine et intellectuelle. Sous la plume de Klemperer, Juif et Allemand convaincu, ce qui a failli lui coûter la vie, on assiste à l’instauration d’un pouvoir totalitaire causant lentement mais infailliblement la mort de la civitas humana. Ce journal, œuvre majeure du genre, n’a pas encore paru dans une traduction française.
10 A titre d’exemple, on peut évoquer la cas de Didier Daeninckx. Auteur de romans policiers, c’est un observateur averti du renouveau du mouvement nazi. Ainsi, dans un article intitulé « De ‘Treblinka’ à Papon » paru dans le quotidien romand Le Temps le 7-4-98, Daenincks parvient à retracer l’étonnante carrière politico-littéraire de Jean-François Steiner, auteur du roman intitulé Treblinka (1966). Reçu par de nombreux lecteurs comme un témoignage véridique relatant la réalité du camp d’extermination, sa réédition en 1986 a été préfacée par Gilles Perrault qui, à l’occasion, a récrit la dernière partie de ce même ouvrage. Le 22 octobre 1997, Jean-François Steiner a témoigné en faveur de Maurice Papon accusé de crime contre l’humanité. Mais dans le polar intitulé Nazi dans le métro (Paris, Baleine, 1996), Daenincks ne confère pas de réalité anthropomorphe aux nazis, adversaires du héros nommé « Le Poulpe ». Ils restent de simples agents d’une force maléfique obscure.
11 Cf. le n° 359 du Magazine littéraire intitulé « Deux siècles de passions intellectuelles. France-Allemagne. L’amour et la haine », novembre 1997.
12 O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 630.
13 G. Molinié, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, P.U.F, 1998, p. 104-105.
14 Montaigne, « Journal de Voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne en 1580 et 1581 », in Thibaudet A. et Rat M. (éd.), Montaigne. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1115-1342.
15 Ibidem, p. 34.
16 Cf. à ce propos le catalogue consacré à l’exposition « Marianne et Germania 1798-1889. Un siècle de passions franco-allemandes » qui s’est tenue à Paris de novembre 1997 à février 1998.
17 G. de Staël, De l’Allemagne, Paris, Garnier-Flammarion, 1968 (1813), p. 59-60.
18 Ibidem, p. 56.
19 Ibidem, p. 60.
20 Ibidem, p. 141.
21 Cf. le chapitre que Jean Starobinski a consacré aux concepts de civilisation et de culture (die Kultur) dans son ouvrage intitulé Le remède dans le mal (Paris, Gallimard, 1989 : 11-59).
22 G. de Staël, op. cit., p. 45.
23 L. Spitzer, op. cit., p. 265.
24 G. de. Maupassant, : « Mademoiselle Fifi », in L. Forestier (éd.), Maupassant. Contes et nouvelles, vol. I, Paris, Gallimard, 1974 (1882), p. 388.
25 « Ce surnom lui venait de sa tournure coquette, de sa taille fine qu’on aurait dit tenue en un corset, de sa figure pâle où sa naissante moustache apparaissait à peine, et aussi de l’habitude qu’il avait prise, pour exprimer son souverain mépris des êtres et des choses d’employer à tout moment la locution française – fi, fi donc, qu’il prononçait avec un léger sifflement » (: 386-387).
26 Ibidem, p. 395.
27 Ibidem, p. 385-386 et 386.
28 Cf., pour un aperçu, son « Introduction [aux ‘Poésies allemandes’] », in Guillaume J. et Pichois C. (éds), Gérard de Nerval. Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, 1989 (1830), pp. 263-277.
29 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, 1948 (1848-1850), p. 644.
30 Le terme est lexicalisé en 1889 ; le Petit Robert (1990) note qu’il s’agit d’une aphérèse d’Alboche ou d’Allemoche, termes argotiques utilisés pour désigner « allemand », d’après tête de boche (« tête de bois »).
31 Lire, par exemple, Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1979 (1942), Serge Doubrosky, La dispersion, Paris, Mercure de France, 1990, ou de Philippe Labro, Le petit garçon, Paris, Gallimard, 1990.
32 J. Guéhenno, Journal des Années noires, Paris, Gallimard, 1973 (1947), p. 17.
33 Selon Le Petit Robert (1988) le terme « Robot » a été lexicalisé en 1924. Emprunté au tchèque, le néologisme « robota » signifiait à l’origine « travail forcé », désignant des « ouvriers artificiels » dans une pièce de K. Capek.
34 Vercors, Le Silence de la mer, Paris, Albin Michel, 1989 (1942), p. 28-29.
35 Ibidem, p. 53.
36 J. Kessel, L’Armée des ombres, Paris, Plon, 1990 (1963), p. 226-228.
37 Cf. notre étude consacrée à ce type de relation dans le contexte du jeu d’échecs : « La variante de l’indicible : une mise en texte du génocide », in J. Berchtold (éd.), G. Steiner (prologue), Echiquiers d’encre. Le Jeu d’échecs et les Lettres (XIXe-XXe s.), Genève, Droz, pp. 539-548.
38 Cf. Wolfgang Sofsky, Die Ordnung des Terrors. Das Konzentrationslager, Frankfurt a. M., Fischer, 1993.
39 Cettte approche peut être complétée par d’autres types de personnages, par exemple celui du « nazi-tortionnaire » dans le roman de Jean-Louis Curtis intitulé Les forêts de la nuit (1969 : 360-364). Le récit de Jean Genet intitulé Pompes funèbres (Paris, Gallimard, 1987, p. 68) présente un autre type de personnage que l’on pourrait nommer le « nazi-jouisseur ».
40 S. Doubrovsky, La Dispersion, Paris, Mercure de France, 1990 (1969), p. 279-280.
41 Cf. notre livre intitulé Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé, 1998, notamment le chapitre 7 consacré à des analyses interactionnelles, pp. 181-246.
42 Une autre stratégie discursive consiste à empêcher les parcours interprétatifs conventionnels. cf. notre article intitulé « L’indicible du génocide. La pratique de l’ironie » (1998b).
43 Autres références bibliographiques :
– DORGELÈS R. 1931 (1919) : Les croix de bois, Paris, Albin Michel.
– DUMONT L. 1991 : L’idéologie allemande. France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard.
– FURETIÈRE A. 1690 : Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam.
– KLEMPERER V. 1997 (1995) : Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten. Tagebücher 1933-1941, NOWOJSIK W. (éd.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
– LEINER W. 1989 : Das Deutschlandbild in der französischen Literatur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
– RINN M., « L’indicible du génocide. La pratique de l’ironie », Energeia, n° 4, 1998, Paris, 19-26.