Book Title

Présentation

Laurent ADERT

Éric EIGENMANN

La domination de la linguistique dans le champ des études littéraires, des années soixante aux années quatre-vingts, si elle a beaucoup contribué à reconfigurer l’objet d’art verbal en dégageant sa spécificité (la célèbre « littérarité »), a eu pour effet secondaire regrettable de rendre presque impossible toute problématisation historique de la littérature. Une réévaluation des relations entre Histoire et Littérature paraît dès lors souhaitable, à d’autant meilleur titre que le discours historiographique a lui-même beaucoup changé entre-temps, si bien que faire de l’« histoire littéraire » ou de l’« histoire de la littérature » aujourd’hui ne revient pas nécessairement à reconduire les projets positivistes du siècle passé, ni à oublier les enseignements de l’analyse formelle des œuvres.

Que les cultures autant que les individus soient mortels constitue certainement le temps comme dimension cardinale de notre expérience. L’histoire, dans la double acception de ce qui a eu lieu et du discours sur ce qui a eu lieu, peut être considérée comme le monnayage de ce temps mortel : au sein d’une même culture, elle marque notre altérité à nous-mêmes, notre décentrement perpétuel. Au regard de la dialectique du temps, le présent, modalité sous laquelle nous vivons nos vies tant individuelles que collectives, prend le nom d’oubli, inévitable et nécessaire ; mais ce présent ne passe pas sans laisser des traces matérielles, et c’est dans leur resaisie et leur questionnement que prend place l’historiographie. Entre oubli et mémoire, tel est le mouvement que le temps structure pour nous comme histoire (res et verba).

Si l’histoire est toujours une dimension irréductible du questionnement dans le champ des sciences humaines, elle n’est pas pour autant une inflexible déesse tutélaire à qui nous devrions tout sous n’importe quel rapport, car l’un des traits remarquables de cette dialectique entre oubli et mémoire demeure son incomplétude : d’une culture vivante, rien n’est définitivement historicisable, ni les traces ni leur questionnement rétrospectif. C’est au reste l’un des traits qui distinguent l’histoire du mythe, dans leur mise en forme du temps. L’opération que nous ne pouvons pas réaliser sur notre présent vivant (nous historiciser entièrement dans la dimension d’une conscience de soi absolue), nous ne pouvons pas plus l’accomplir sur notre passé. Même la trace la plus factuelle – par exemple, le document – ne peut être l’objet d’une historicisation complète, puisqu’entre la trace et sa signification (son interprétation) il y a justement toute la distance du temps. Matériellement, nous appelons histoire une temporalisation de la signification, de la relation entre le signifiant et ses signifiés. Il en va ainsi de la trace la plus élémentaire, et plus encore de ces traces hautement complexes que sont les monuments symboliques, les œuvres d’art verbales.

De quelle manière la référence historique, c’est-à-dire aussi bien l’histoire que l’historiographie, intervient-elle dans vos recherches et dans votre enseignement ? Telle est la question que nous avons adressée aux jeunes chercheurs de la « relève » universitaire suisse en littérature, réunis en colloque à Genève les 6 et 7 juin 1997. Diverses, mais à nos yeux convergentes, leurs interventions témoignent de la fécondité de cette problématique dans leurs travaux actuels.

L’erreur de l’histoire littéraire positiviste de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle en France (Lanson, Bédier) aura été de croire possible et souhaitable une historicisation complète des œuvres littéraires. La première étude, d’Alain Corbellari, s’attache à déconstruire le dispositif qui soutient un tel positivisme. On constate avec ironie que le discours qui s’est voulu le plus objectif aura engendré une version mythique de l’inscription des œuvres dans le temps. Qui veut le Passé tel qu’en lui-même le présent du discours prononcé sur lui ne l’affecte pas, produit un passé mythique qui signifie essentiellement, et ironiquement, le présent oblitéré de celui qui parle.

Aussi la manière contemporaine d’aborder la question de l’histoire de la littérature emprunte-t-elle d’autres voies. Au-delà ou en marge de la déconstruction critique des gestes qui ont fondé une discipline (les études médiévales) et légitimé sa démarche positiviste, les chercheurs explorent prudemment mais fermement de nouvelles manières de poser le problème. Yasmina Foehr-Janssens et Wagih Azzam exposent les éléments d’une histoire littéraire du Moyen Age rénovée (« La belle Inconnue »). C’est le retour du passé dans le présent qui constitue l’axe de cette nouvelle perspective, laquelle accentue la dimension dialogique de leur relation : interroger les œuvres léguées implique minimalement d’accepter de se laisser interroger par elles. Que l’on n’imagine pas en l’occurrence de simples déclarations de principe ou une révérence feinte au dialogue en général ; Yasmina Foehr-Janssens et Wagih Azzam (guidés par leur maître, Jacqueline Cerquiglini-Toulet) exposent concrètement sous quelles formes les œuvres littéraires du Moyen Age interrogent nos pratiques actuelles de la lecture et de l’écriture, jusqu’aux catégories les plus ordinaires dont il apparaît pour le coup que nous faisons, nous autres modernes, un usage naïf et peu critique : la notion d’auteur, d’identité textuelle, de signature.

Que la littérature médiévale déconcerte, voire interdise, l’application des catégories reçues de l’histoire littéraire nous place devant un paradoxe fécond. On voit sur pièce à quel point l’œuvre d’art verbal tient tête au métadiscours historicisant qui le prend pour objet, dans quelle mesure elle y résiste et le questionne en retour. C’est ainsi que, parti pour catégoriser les textes médiévaux, l’historien de la littérature voit ses propres catégories déconstruites. Les deux contributeurs ne sont pas conduits pour autant à plaider en faveur d’un radical scepticisme ou d’une impossibilité d’aborder leur domaine dans une perspective historique ; ils soutiennent que l’on peut parfaitement pratiquer l’histoire littéraire sur ce corpus, mais que cette opération nous rend simultanément conscients de la spécificité de ces œuvres et de la relativité de nos catégories analytiques. Faire de l’histoire revient donc à être affecté sérieusement et profondément par l’objet même que l’on examine, à être déstabilisé et inquiété par lui. L’objectivation pure et simple des textes médiévaux est rendue impossible par leur textualité même, et c’est sans doute à cette intense résistance de l’objet que l’on doit la perspective d’un véritable dialogue, d’un authentique travail du lien historique, entre le passé qui revient et le présent qui passe.

Feux croisés. Les penseurs et écrivains médiévaux avaient eux aussi réfléchi sur les relations entre histoire et fable littéraire. Ils l’avaient fait sous l’autorité des Anciens, par la réception active de l’héritage de la Rhétorique, laquelle opposait l’histoire à la fable. Cette opposition entre historia et fabula, rappelle Christopher Lucken dans son étude, est supportée chez les médiévaux par celle entre voir et entendre : l’histoire se garantit par un témoignage oculaire, tandis que la fable peut relever et se réclamer sans complexe de l’ouïr et de l’ouï-dire (ce dernier emblématisant parfaitement son statut de fiction). Cette ferme opposition théorique, les généalogies ou pseudo-généalogies (la limite est justement floue dans presque tous les cas) la subvertissent : raconter l’histoire d’une famille, d’un lignage, et surtout leur origine, comme c’est le cas dans l’« histoire des Lusignan » examinée ici, c’est enclaver l’histoire et son « voir » au cœur d’une fable qui l’englobe, au titre de ce qui est le plus mythique ou légendaire. Histoire et fable échangent alors assez spectaculairement leur place et leur fonction, puisque le noyau de l’histoire apparaît comme plus fabuleux que la fable elle-même qui l’enveloppe.

Il arrive qu’un événement relève moins de l’histoire qu’il ne la brise. C’est le cas de l’événement concentrationnaire, au cœur de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Comme d’autres intervenants du colloque, Alexandre Dauge-Roth aborde la question difficile et douloureuse des camps d’extermination et de la Shoah. Voici que de l’histoire elle-même nous vient une rupture du cours de l’histoire. Un événement de cette espèce s’appelle un traumatisme, il produit un trou, un béance. C’est à penser un pareil événement que s’emploient à la fois la littérature dite testimoniale – les récits de déportés – et les historiens qui tentent de poursuivre le récit et l’analyse de notre histoire. Car le statut tellement singulier de cet événement met en défaut les médiations traditionnelles de l’historiographie et de la littérature. Ni les formes reçues du témoignage historique, ni la médiation littéraire qui y supplée, ne suffisent à la tâche. Seule leur force conjuguée, dans l’invention de formes nouvelles d’énonciation et de négociation du sens avec le lecteur, peut répondre à la provocation obscène de ce réel traumatique. Dauge-Roth insiste sur le fait que la réussite de cette entreprise de symbolisation, dont dépend la recréation d’un espace symbolique commun, est tributaire autant du lecteur – nous-mêmes, comme destinataires des témoignages des camps – que du locuteur. On relira ici sa conclusion : « La lecture de ces récits demande de notre part une forme de don tout comme d’abandon, nous enjoignant d’accueillir une parole qui nous confronte à l’historicité et aux présupposés de nos propres représentations, que celles-ci soit historiennes ou littéraires. Souscrire à cette exigence revient en somme à accueillir une parole qui nous expulse de notre propre espace culturel, en redéfinit les contours tout comme les repères. C’est à ce prix que la ‘provocation’ radicale de l’expérience concentrationnaire, peut ne plus être perçue comme ‘obscène’, mais comme partie intégrante de notre ‘scène’ symbolique et signifiante. »

L’analyse de Michael Rinn qui lui fait suite dans le présent volume confirme ce résultat. Centrée sur l’examen sémiologique du personnage du Nazi, l’enquête montre que les personnifications traditionnelles du mal – le bourreau, le tortionnaire, l’ange infernal, etc. – répètent des formes vides qui ne saisissent rien du désastre, qui ne parviennent qu’à le folkloriser sans effet. C’est probablement qu’un tel drame historique ne se subjectivise pas, qu’il ne peut s’instancier dans un personnage, fût-il le condensé de l’horreur. Aussi Michael Rinn conclut-il son enquête en soulignant qu’il « faut essayer de penser ce crime-là sans le ‘nazi’ ».

Dans le même cadre de questionnement, la communication de Marie Bornand, partant de l’idée que le langage a toujours un statut de fiction, défait l’opposition entre cette dernière et la réalité. Autour des romans de l’exil signés par Delbo, Améry, Kristof et Volodine, elle vise à montrer également que l’écriture du témoignage et l’écriture de la fiction ne s’opposent pas, mais se complètent.

Si les textes se rapportant aux camps d’extermination affrontent directement l’obscénité d’un désastre, les œuvres poétiques de deux grands poètes d’aujourd’hui, Philippe Jaccottet et Yves Bonnefoy, ne paraissent pas en porter la trace. Aussi différents soient-ils, ces deux écrivains sont entièrement tournés vers le monde sensible, qu’ils célèbrent. Tout se passe comme si leurs textes, pourtant contemporains de la Deuxième Guerre mondiale, tournaient le dos à l’Histoire. Cela tient-il au fait que la poésie célèbre l’Etre et ne se soucie guère du monde comme il va ? Les choses sont plus compliquées, comme le montre minutieusement Dominique Kunz. Les œuvres des deux poètes répondent secrètement à l’événement historique, si bien que ce dernier est comme crypté dans l’œuvre. C’est dans le questionnement du statut de l’Image que la guerre s’inscrit alors in absentia, discrètement mais très profondément.

En scrutant le premier recueil de Jaccottet, intitulé Requiem, Dominique Kunz montre que la poésie s’explique ici avec l’obscénité de la guerre sous les espèces d’une rencontre avec des photographies de cadavres. Le poème inscrit donc le traumatisme, tout son effort étant de forger des symbolisations capables d’assumer le choc et d’inventer des formes verbales susceptibles de se soustraire à la violence des images sans les dénier. Ainsi s’éclaire, d’une manière surprenante, une poétique, celle de Jaccottet, qui se détourne des images et relève d’un geste ontologique dont on aurait pu croire qu’il ne devait rien à l’histoire. « Par la complexité de ses régimes représentatifs, écrit Dominique Kunz, Requiem éclaire donc la genèse de choix esthétiques auxquels le poète restera définitivement attaché. Plus particulièrement, il révèle la parenté avec les événements historiques – la découverte des images de guerre, questionnant le statut du réel, provoque à la fois une surenchère métaphorique, toujours insuffisante, et l’élaboration d’une esthétique négative, susceptible de dire la prégnance de l’agonie et de restituer le visible. » Une démonstration analogue est conduite sur l’exemple de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, qui suit un cheminement parallèle

L’étude d’Adrien Gür sur André Frénaud, poète engagé directement dans la Deuxième Guerre, souligne également la déroute de l’expression lyrique. Mais si le traumatisme des événements disqualifie une tradition de l’énonciation poétique, l’histoire et sa prétention à être le lieu d’une articulation du sens est disqualifiée en retour par le dire poétique. Si l’histoire hante la poésie moderne et vient s’y inscrire là aussi de manière allusive voire cryptée, toute téléologie historique est démasquée et renvoyée à une religion inavouée et inavouable.

A-t-on jamais affaire à un donné brut quand on se tourne vers ce que l’on appelle l’histoire ? Pour la plupart, les contributeurs de ce volume répondent par la négative et font preuve d’une grande circonspection épistémologique. René Wetzel, notamment, rappelle au début de sa communication que la « réalité » est toujours une construction, et que s’il y a une historicité des textes, il y a aussi une textualité de l’histoire.

Les « mémoires fictifs » du dix-huitième siècle, particulièrement sous la plume de Courtilz de Sandras, qui en a fait son cheval de bataille, offre à notre questionnement un objet hautement ironique. En effet, ils utilisent tous les procédés du mémoire authentique, lequel est à cette époque le recours efficace, exact et modeste, d’une historiographie qui entend rompre avec l’apologétique rhétorique du Grand Siècle. Le court-circuit est dès lors d’un intérêt certain : au moment même où les historiens nouveaux s’efforcent de se montrer empiriques et de se dégager des codes a priori de l’historiographie du pouvoir, les écrivains viennent brouiller les cartes, en compliquant le statut de l’énonciation des mémoires utilisés comme source d’information. Avec le mémoire fictif, qui attire l’ire de Pierre Bayle, la littérature vient jouer les trouble-fêtes au cœur même des entreprises de la nouvelle historiographie, en questionnant le statut de vérité du discours testimonial et les procédés d’accréditation de l’authenticité, ainsi que le contrat de lecture qui en ordonne la transmission. Le mémoire fictif, Jacques Berchtold le montre bien, se situe délibérément entre Roman et Histoire, et sa force de provocation tient tout entière dans le fait qu’il rend indécidable le statut de l’énonciation de réalité.

Avec Notre-Dame de Paris, Hugo pousse à l’extrême le paradoxe que constitue le roman historique. Grâce à Pierre Monnoyeur, on retrouve ici sous une autre forme un problème apparenté à celui du statut des mémoires fictifs au dix-huitième siècle. Le roman historique partiqué par Hugo est un genre bifrons, profondément dialogique en somme, il se réfère au Moyen Age comme au dix-neuvième siècle ; pour le saisir véritablement, il faut même le lire simultanément des deux façons, comme un propos croisé sur le Moyen Age et sur le dix-neuvième siècle. C’est là sa bizarrerie, c’est là aussi sa force. Sous les descriptions apparemment centrées exclusivement sur la cathédrale médiévale, Pierre Monnoyeur dégage avec subtilité les inquiétudes de Hugo devant l’expansion anarchique du Paris moderne. Autrement dit, puissance de la fiction littéraire, Notre-Dame de Paris est tout à la fois très authentiquement médiéval et très profondément dix-neuvième siècle.

En questionnant une grande figure de l’Humanisme, Michel de l’Hospital, Loris Petris souligne les confusions qui ont pu naître du maniement délibérément équivoque que cet auteur fait du mythe et de l’histoire. L’ironie veut que la réception de cet auteur ait été elle aussi, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, entachée d’un mélange étrange de mythe et d’histoire. Loris Petris s’emploie à rétablir l’exactitude historique, à dissiper les mythologies complaisamment entretenues autour de cet homme et de son œuvre. C’est l’occasion de souligner que les types de discours n’étaient pas séparés à la Renaissance comme ils le sont aujourd’hui, que la littérature ne se détachait pas alors, au sein de l’empire de la Rhétorique, des discours de genres oratoires et judiciaires, et que s’il y a là l’une des sources de l’équivoque entre discours mythicolittéraire (la référence constante aux Anciens) et discours historique strict chez Michel de l’Hospital, équivoque qui lui servait à instancier un discours sur l’histoire capable de transcender l’histoire elle-même, rien ne nous autorise, nous autres modernes, à reconduire une telle confusion intéressée.

Chaque fois que nous avons affaire à une grande œuvre, et que nous entendons situer son rapport à l’histoire, nous devrions nous aviser de ce qu’elle s’est en quelque sorte déjà chargée de la besogne, et qu’elle formule implicitement ou explicitement la place qu’elle prétend occuper dans l’histoire. Nerval se livre ainsi explicitement à un travail d’historien de la littérature et désigne sa généalogie en commentant Ronsard. Dagmar Wieser démontre à quel point le Ronsard de Nerval est en partie controuvé, réinventé, mais à quel point aussi les distorsions que Nerval fait subir à son modèle sont significatives de sa poétique propre. L’histoire littéraire pratiquée spontanément par les grands écrivains est plus riche que toute autre quand on sait la lire : elle informe sur le mouvement interne des filiations et nous rappelle utilement qu’il n’y a sans doute pas de tradition féconde sans trahison nécessaire, et donc réinvention.

L’étude de Philippe Moret donne justement un aperçu d’une histoire modeste mais efficace d’un genre littéraire donné. La séquence qu’il retrace de l’histoire de la maxime – de La Rochefoucauld à Vauvenargues en passant par La Bruyère – est instructive. Elle permet de comprendre comment une forme change de fonction, de statut, de sens enfin, traçant l’histoire autonome d’un type d’énonciation. L’histoire d’un genre littéraire éclaire ici une mise en tension féconde entre forme et référentialité, entre moule énonciatif et instanciation historique, comme on le voit bien par exemple dans le cas de La Bruyère, dont l’élaboration formelle de la maxime prime sur l’intérêt de l’anthropologie historique qu’elle sert à articuler (contrairement à La Rochefoucauld ou à Vauvenargues).

Jérôme David dégage l’énonciation des romans créolisants de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau, ce qui lui permet de les éclairer sous les feux croisés de la sociologie et de l’histoire. Ici aussi, l’analyse formelle trouve une référentialité historique féconde, puisqu’elle conduit à une approche intime de la colonisation française et du phénomène de la décolonisation. L’analyse littéraire offre une subtilité qu’aucun discours historiographique, saisissant son objet de l’extérieur, ne peut offrir. Au reste, si la colonisation est profondément une domination symbolique, l’examen des formes littéraires de résistance à cette domination se révèle cruciale.

A partir d’un questionnement portant sur un problème de dénomination générique – l’œuvre de Mercanton relève-t-elle d’un « classicisme moderne », à la Thomas Mann, ou d’un romantisme inavoué ? – Brooks La Chance pratique une histoire littéraire qui sait conjuguer sans contrainte l’analyse formelle des œuvres et leur inscription diachronique.

La méthodologie qu’il applique et revendique représente bien ce que peut être une manière de ne céder ni sur la singularité des œuvres ni sur leur contextualisation : « La critique immanente seule est incapable de déceler l’essentiel de l’œuvre, faute d’une confrontation différentielle avec d’autres ; et la critique fondée sur l’histoire littéraire seule perd le caractère spécifique de l’œuvre ».

Anke Bosse montre pour sa part combien un texte peut comporter sa propre et explicite historicisation, toute relative qu’elle soit. C’est le cas du Divan occidento-oriental, ouvrage dans lequel la poésie renouvelée de Goethe, sous l’inspiration des poètes orientaux, intègre des commentaires de l’auteur sur les circonstances de sa production, et des indications sur la manière de les lire et de les comprendre.

Certes, il semble bien exister des objets symboliques que l’on peut historiciser entièrement, mais ce sont des objets morts. Un genre littéraire est d’autant plus justiciable d’une analyse socio-historique que sa densité strictement artistique est faible (on peut aller jusqu’à dire que le rapport est ici inversément proportionnel). Ainsi en va-t-il par exemple du monologue dramatique, genre littéraire né en France à la fin du siècle dernier et qui disparaît avec le début de notre siècle. Françoise Dubor désigne le lien intrinsèque que cette paralittérature entretient avec son époque, produit et miroir direct de celle-ci. Ce vaudeville à un personnage, mêlé de satire, manifeste le malaise d’une bourgeoisie incapable de produire une forme nouvelle et viable d’art, en même temps que la nécessité dans laquelle elle se trouve de produire une littérature à son usage. Fruit d’un malaise historique et reproduisant ce malaise, le monologue dramatique aura été un fugace « intermédiaire entre bourgeois et artiste ».

La représentation littéraire de l’histoire, et plus particulièrement de la fin de l’empire austro-hongrois, fait l’objet de l’analyse proposée par Jasna Adler. En se penchant sur les œuvres de canetti, de Krleza et d’Andriç, elle dégage trois manières distinctes d’inscrire l’histoire récente dans la fiction, pour aboutir à cette conclusion surprenante : l’auteur qui se veut le plus historien des trois, Andriç, et qui l’est en effet par sa manière de recourir au document vérifiable, est aussi celui qui fond dans un seul creuset le folklore, la légende et l’histoire, pour restituer une sorte d’histoire « totale » de la période envisagée.

Une forme de discours sur l’histoire, pourtant, ne relève pas du regard sur le passé. C’est ce que l’on appelle l’actualité, soit « l’histoire immédiate ». Patrick suter, sur la base de l’examen du Génie du lieu de Butor, montre comment l’intérêt de cette articulation repose notamment sur le fait que le présent « historique » vécu par l’auteur correspond à son présent d’énonciation, soit à son présent de créateur et de romancier. Tout se passe alors comme si l’histoire, au moment de son surgissement, passait immédiatement à l’état de fiction. Qu’il y ait là une manière de dé-mystifier l’ascendant que l’histoire peut exercer sur une culture, la nôtre, qui en est saturée, ne fait aucun doute. Si bien que le roman butorien, se modelant sur la forme d’un Journal planétaire, relativise le Discours de l’histoire, en le configurant comme un discours parmi d’autres qui modélise notre relation au monde.

Jamais, sans doute, la représentation littéraire ne se confronte donc sans médiation à ce dehors qu’est l’histoire. Non seulement, elle constitue une série de faits représentationnels relativement autonomes, dont on peut écrire l’histoire, mais elle entre en résonance avec d’autres types de représentation eux-mêmes issus d’une histoire. Les représentations scientifiques d’une époque sont effectivement liées, selon des modalités complexes, aux représentations littéraires ou artistiques : c’est ce dont nous convainc la communication de Danielle Chaperon, qui met en parallèle, autour de la notion d’espace, une étude de Baudelaire sur la sculpture, d’Apollinaire sur la peinture cubiste, et de Dali sur la photographie. C’est au sein d’une histoire des représentations en général que la représentation littéraire doit être replacée avant que ne soit évaluée avec exactitude sa relation avec l’histoire tout court.

Enfin, Marta Caraion interroge les fantasmes que la photographie a fait naître, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, pour l’entreprise de l’écriture de l’histoire. Que serait-ce, en effet, si nous disposions de documents photographiques de la Rome antique, quelles erreurs d’appréciation cela nous éviterait-il ! Il y a eu là, autour de la photographie, un rêve d’arrêter le temps, voire d’en inverser le cours, et un rêve d’objectivité et d’exactitude où se lit l’ombre portée du positivisme. Marta Caraion, autour du voyage en Egypte de Du Camp, montre comment et pourquoi la photographie aura dû se rabatttre sur l’enregistrement des traces des civilisations disparues pour satisfaire son fantasme, et de quelle manière le rêve positiviste a pu tourner à la rêverie mélancolique. En traçant les claires limites du rêve photographique en matière de documentation historique, elle nous rend attentifs et critiques à l’endroit de l’usage contemporain de la photo dans l’écriture de l’histoire contemporaine.

L’histoire ne se voit pas et ne saurait se fixer sous l’œil d’un objectif ; elle se vit et se parle, s’écrit et se lit, tributaire d’un processus de communication complexe qui, entre tradition et invention, engage profondément la responsabilité de ses participants. Elle demeure avant tout le lieu troublant d’un dialogue avec nous-mêmes, à travers le temps.