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L’œil dans l’oreille

L’histoire ou le monstre de la fable

Christopher LUCKEN

Université de Paris VIII – Université de Genève

Melusina, mihi causas memora…

Ce n’est pas là où la source apparaît que l’eau commence à être, car elle demeure longuement à travers des voies cachées et indéfinissables par les sens avant d’apparaître dans la source ; aussi n’est-ce que de façon quelque peu abusive que l’on appelle source le lieu où l’eau surgit pour la première fois de manière visible – alors que, longtemps auparavant, elle se tenait cachée de manière invisible dans les profondeurs secrètes de la terre ou de l’océan.

Jean Scot Erigène, Periphyseon, III, 104-05.

L’histoire dans la littérature. Comment entendre ce titre qui nous a été proposé ? et notamment la relation d’inclusion qu’il articule entre deux termes habituellement antinomiques ? Présence du contexte temporel à l’intérieur de l’espace littéraire ou implication de la recherche historique dans une activité d’écriture ? Certes, bien souvent – c’est le cas de l’Université de Genève –, le Département d’histoire fait partie de la Faculté des Lettres. Y aurait-il en effet d’histoire sans lettres, sans « écriture de l’histoire ? »1 Quintilien, conformément à la tradition antique, ne fait-il pas du « commentaire explicatif des récits historiques » la tâche du maître de grammaire ?2 L’exégèse chrétienne médiévale assimile par ailleurs la littera du texte biblique à l’historia3 – l’établissement du fondement historique auquel fait référence le sens littéral étant un préalable indispensable à l’interprétation allégorique. Quant à l’enseignement de la technique narrative nécessaire à l’historien, Quintilien l’attribue au maître de rhétorique. Celui-ci ne se contentera donc pas de lire des textes historiques pour nourrir son discours ; il doit également leur insuffler son éloquence4. Comme l’affirme Cicéron, si l’histoire est « témoin des siècles, flambeau de la vérité, âme du souvenir, école de la vie, interprète du passé, quelle voix, sinon celle de l’orateur, peut la rendre immortelle ? »5 Mais l’historien n’est pas pour autant confondu avec ce dernier. « Lequel […] des rhéteurs grecs a jamais tiré quelque chose de Thucidyde ? » demande par exemple Cicéron. Si on le loue, c’est « pour sa compétence, son sérieux, sa gravité dans l’explication des événements, non en vue de manier des affaires devant les tribunaux, mais pour raconter des guerres comme historien. C’est pourquoi jamais il n’a été compté comme un orateur »6. Le souligne à son tour Quintilien : l’histoire « est écrite en vue de raconter, non de prouver […] ; elle n’est pas composée pour produire un effet réel ou livrer un combat immédiat, mais pour rappeler les faits à la mémoire de la postérité »7. Elle ne serait pas engagée dans le présent et n’aurait donc pas besoin des armes de la rhétorique. Mais si on veut faire revenir le passé, comment se passer de l’éloquence des mots ? Celle-ci n’apparente pas pour autant l’histoire à l’art des poètes qui « s’attachent aux mots plus qu’aux choses »8. Si, comme l’affirme Henri-Irénée Marrou, remarquant que « tous les grands historiens ont été aussi de grands artistes du verbe », « il est nécessaire que l’historien soit aussi un grand écrivain »9, ou, pour citer Richard W. Southern s’adressant aux membres de la Royal Historical Society, si « la première tâche d’un historien est de produire une œuvre d’art »10, je doute que l’un ou l’autre accepte de voir sa discipline intégrée dans quelque département de littérature. « L’histoire est roman », écrit Paul Veyne ; mais il ajoute, et cela fait toute la différence : « un roman vrai »11. De même que roman a perdu ici son sens originel – comme si toute production langagière devait finir un jour ou l’autre par ne désigner qu’une œuvre de fiction – le terme de littérature n’a plus la même signification que le latin litteratura, qui regroupait tout ce qui relevait de la littera, du langage. Faut-il néanmoins y (ré) introduire l’histoire ? Qu’en serait-il alors du statut de la vérité, ou de sa représentation ? Et qu’en serait-il même de la littérature ?

La fiction du regard

La typologie tripartite établie par la rhétorique latine à propos de la narration portant sur des événements peut se réduire pour l’essentiel, au Moyen Age, à une opposition entre fiction et vérité : soit, entre la fable, « qui ne contient rien de vrai ni même d’apparenté à la vérité », à quoi correspondrait la littérature, et l’histoire, qui concerne « les choses qui se sont réalisées mais qui sont éloignées de notre mémoire »12. C’est sur la discussion de ces deux types de récit qu’Isidore de Séville achève le premier chapitre de ses Etymologies, consacré à la Grammaire.

« Les fables des poètes, affirme Isidore, sont ainsi appelées du verbe parler, car il ne s’agit point là de choses qui ont été faites mais seulement feintes en parlant » : non factae, sed fictae13. Ce sont de pures créations verbales, qui se révèlent même « contre nature »14. Ce qui ne les empêche pas, non seulement de provoquer du plaisir, mais de pouvoir être interprétées relativement à la nature des choses ou aux mœurs des hommes – le modèle de référence étant ici la fable animale (I, 40. 1-3).

L’histoire, elle, selon la définition classique, est « la narration des choses accomplies autrefois, grâce à laquelle elles peuvent être connues »15. Isidore en fait remonter l’étymon au grec istorein, qu’il traduit par « voir ou connaître ». Istoria désigne en effet ce que l’on connaît pour l’avoir vu16. On sait d’ailleurs le lien qu’entretiennent traditionnellement ces deux facultés : sur un plan métaphorique, ou intérieur, chez Platon, pour qui il n’y a de regard véritable que de l’âme portée par la réminiscence ; tandis qu’Aristote n’hésite pas à affirmer au début de la Métaphysique que « la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances »17. Aussi, Isidore ne manque-t-il pas de soutenir « qu’auprès des anciens, personne n’écrivait d’histoire, sinon celui qui assistait et qui voyait ce qu’il devait écrire »18. Si l’histoire est connaissance du passé, son écriture est associée à la présence d’un témoin oculaire, l’histôr grec, garant de l’adéquation entre les événements et leur narration. L’histoire s’oppose ainsi aux annales, qui rapportent les faits dont on ne peut plus rien connaître19. Comme le précise Conrad de Hirschau, l’« historiographicus » est le « rei visae scriptor »20. La traduction isidorienne peut d’ailleurs se réduire au seul verbe « voir » : « historin, id est video »21. L’œil serait donc l’organe par excellence de la connaissance historique. En effet, poursuit Isidore, « nous saisissons mieux ce qui arrive avec les yeux que nous ne les recueillons par le moyen de l’audition »22. Quintilien remarquait déjà la possibilité qu’avaient les avocats de discréditer les « témoignages auriculaires », car « ceux qui [les] produisent […] ne sont pas des témoins directs, mais […] rapportent des propos de gens qui n’ont pas prêté serment »23. Alors que la fable est une fiction produite par un langage dont le pouvoir d’invention tend constamment à se détourner des choses, menaçant l’oreille de se tromper sur leur véritable nature, l’histoire fonde l’authenticité de son récit sur l’autorité dévolue à l’œil, seul capable d’en garantir l’origine. « Les choses vues, précise Isidore, sont rapportées sans mensonge »24. Ce que n’admettrait guère la tradition platonicienne : Socrate ne rejette-t-il pas, dans le Phédon, cet « examen des choses existantes » qu’est l’« histoire naturelle » ?25 Mais on comprend qu’au moment de reprendre sa définition initiale, Isidore omette le terme de « narration » : « les histoires sont des choses vraies qui se sont réalisées »26. La complicité supposée de l’écriture avec la vue, la fidélité qu’est censée manifester l’histoire comme narration à l’histoire comme événement, rendent la mention du premier terme inutile, comme s’il était parfaitement transparent. Ce qui n’empêche pas Isidore de rappeler avec saint Augustin que cette « discipline relève de la Grammaire, car tout ce qui est digne de mémoire est confié aux lettres »27. Seulement, celles-ci apparaissent dépourvues d’une incidence quelconque sur ce qu’elles se contentent de transmettre. Contrairement à la fable, qui l’emporte sur toute chose au point de s’apparenter à une coquille vide, la lettre de l’histoire est un réceptacle de la mémoire d’une fidélité sans faille ; elle ne cesserait de préserver, présent à l’intérieur d’elle-même, à l’abri des atteintes du temps, le regard qui s’est porté sur le monde : œil enfermé dans le coffre de l’oreille.

Le premier historien païen fut, selon Isidore, Darès le Phrygien, qui aurait rédigé sur des feuilles de palmiers (I, 42, 1) le De Excidio Troiae Historia. Il s’oppose par conséquent à l’auteur de l’Iliade. Comme l’affirme, à la suite de ce texte, Benoît de Sainte-Maur dans le Roman de Troie, « Omers […] fu clers merveillos / E sages e esciëntos » ;

Mais ne dist pas sis livres veir,

Quar bien savons senz nul espeir

Qu’il ne fu puis de cent anz nez

Que li granz oz fu assemblez :

N’est merveille s’il i faillit,

Quar onc n’i fu ne rien n’en vit28.

Ce qui témoigne plus particulièrement de cet aveuglement d’Homère, dont la caractéristique physique devient ici la marque symbolique d’un éloignement temporel qui ne peut que favoriser l’imagination engendrée par les mots, c’est d’avoir fait combattre les dieux aux côtés des hommes – ce qui, du point de vue du christianisme en particulier, ne peut que relever de la fable et de ses mensonges.

Darès, par contre,

Fu de Troie norriz e nez ;

Dedenz esteit, onc n’en eissi

Desci que l’oz s’en departi. (vv. 94-96)

Il était à la fois chevalier et clerc. Doublement habilité par conséquent à raconter les événements auxquels il participait :

Por ço qu’il vit si grant l’afaire

Que ainz ne puis ne fu nus maire,

Si voust les faiz metre en memoire :

En grezeis en escrist l’estoire.

Chascun jor ensi l’escriveit

Come il o ses ieuz le veeit.

Tot quant qu’il faiseint le jor

O en bataille o en estor,

Tot escriveit la nuit après

Icist que je vos di Darès :

Onc por amor ne s’en voust taire

De la verté dire et retraire.

[…] De l’estoire le veir escrist. (vv. 101-16)

Voir – écrire. L’un rime avec l’autre comme les deux temps d’une seule et même entreprise. Quant aux deux moments qui composent la journée, ils articulent de manière emblématique la relation entre les faits et leur écriture : la mémoire du jour est œuvre de la nuit, mais il n’y a entre eux aucune solution de continuité. Ils appartiennent au seul et même temps. Mimesis exemplaire, l’écriture de l’estoire est au plus près de sa vision. Les actions auxquelles Darès a pu non seulement assister mais participer, et dont il peut témoigner, sont en quelque sorte reproduites sur un mode photographique dans la chambre noire de la lettre. Le veir de l’écriture semble ainsi découler tout naturellement du voir. C’est ainsi qu’à l’avenir il pourra être « oïe » (v. 44 ; cf. vv. 23-28).

Mais cette description de Darès historien est une invention visant à légitimer la véridicité d’une œuvre qui est en fait une sorte de faux. Le De Excidio Troiae Historia a en effet été composé vers le VIe siècle par un auteur qui se dissimule derrière le nom d’un des acteurs de la guerre de Troie qu’il a trouvé chez Homère. L’œil ne serait donc qu’une création de l’oreille. Les res gestae une fiction des mots. Et l’histoire une fable.

Une telle mise en scène relève des procédés de légitimation caractéristiques des prologues dont sont pourvus nombre de textes médiévaux. Qu’il s’agisse de « romans » à caractère fabuleux, qui ne trouvent à justifier leur existence qu’en inscrivant en creux l’histoire qui attesterait de leur vérité : ainsi Chrétien de Troyes dans Cligès, qui s’autorise d’une estoire dont il offrirait la traduction. Ou qu’il s’agisse de récits comme le Roman de Troie, qui participent à une entreprise historiographique s’efforçant de reconstituer le passé. Entre les deux, il n’y a pas de différence de procédure. L’un comme l’autre revendiquent un mode d’écriture authentique fondé sur une histoire vécue dont ils présentent le témoignage. Mais l’un comme l’autre sont susceptibles de n’offrir, avec une telle source, qu’un mirage29.

Le fondement oculaire de l’écriture historique peut être associé au processus complémentaire décrit par la rhétorique sous le terme d’enargeia, d’evidentia, d’inlustratio ou encore d’hypotypose, attaché fréquemment à l’ekphrasis, mais qui paraît également « avoir été l’une des qualités fondamentales de la narration historique »30. « Pour frapper vivement les auditeurs, écrit Cicéron, on peut insister sur un point, exposer les faits brillamment et les placer pour ainsi dire sous les yeux […] » ; de sorte que « l’image qu’en donnera notre discours semblera, pour les auditeurs, la réalité »31. Comme le souligne à son tour Quintilien, l’enargeia « semble non pas tant raconter que montrer, et nos sentiments ne suivront pas moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes »32. Car, précise-t-il, « le discours […] ne produit pas un effet suffisant et n’exerce pas pleinement l’emprise qu’il doit exercer, si son pouvoir se limite aux oreilles et si le juge croit qu’on lui fait simplement le récit des faits dont il connaît, au lieu de les mettre en relief et de les exposer aux yeux de l’esprit »33. Par un tel « effet de réel », le langage paraît s’effacer complètement pour laisser l’œil de l’auditeur rejoindre celui de l’orateur : la lecture cède la place à la vision.

Les enluminures qui viennent s’insérer à l’intérieur des manuscrits médiévaux pour y représenter les scènes décrites par le texte sont en quelque sorte la manifestation sensible de ce pouvoir attribué à la lettre. Elles peuvent d’ailleurs prendre le nom d’estoire. D’où un manuscrit historié : combinaison entre le langage et l’image qu’illustre parfaitement Ulysse au moment de raconter ses aventures à Circé : « et tenoit en sa main une vergecte, si li paignoit l’istoire ou rivage en la gravelle, et ly disoit : ‘Vecy Troie. Vecy les murs, et vecy […]’ »34. La parole s’ajoute à l’image afin d’identifier ce qu’elle représente, mais elle ne cesse en même temps de renvoyer à la vue. Comme l’affirme Richard de Fournival dans le prologue de son Bestiaire d’Amours, « quant on voit painte une estoire, ou de Troies ou d’autre, on voit les fais des preudommes ki cha en ariere furent, ausi com s’il fussent present »35. Phénomène analogue à celui de l’enargeia pour la parole. D’ailleurs, escrire n’est-il pas employé, en ancien français, avec le sens de peindre ? L’un comme l’autre produisent une image. L’histoire apparaît ainsi comme l’origine et le but de toute parole. Plutôt que de désigner simplement le récit de ce qui a été accompli, elle engage un mode de connaissance (ou de représentation) qui, s’il nécessite le passage par l’escriture (lettre aussi bien que peinture), implique avant tout un processus de visualisation. Soit, ce qui, dans la littérature, relève du regard.

Les historiens ont pourtant tendance à attribuer un tel pouvoir imaginatif à la seule littérature. Raison d’ailleurs pour laquelle il leur arrive, nous l’avons vu, d’en revendiquer les qualités. C’est également le cas, au début du XIXe siècle, d’Augustin Thierry, dont l’œuvre se proposait d’être « un travail d’art en même temps que de science historique », capable de produire une impression identique à celle qu’il avait reçue à la lecture des Martyrs de Chateaubriand, à laquelle il fait remonter sa vocation36. Ou, différemment, de Paulin Paris, qui justifie son édition, parue en 1832, du Roman de Berte aus grans piés, premier volume d’une série consacrée aux Romans des douze pairs de France, par l’intérêt que peuvent avoir les chansons de geste auprès de « ceux qui veulent […] étudier nos ancêtres » en étoffant le maigre squelette offert par les chroniques médiévales37. Paris ne soutient pas pour autant « l’exactitude de leurs narrations […]. Mais, à défaut d’historiens, il faut que chaque grande époque inspire des poètes, et quand les sages négligent d’arranger l’histoire dont ils sont les témoins, le peuple contemporain en prépare la poésie ; sa grande voix, naturellement crédule et franchement admiratrice, retentit seule dans le siècle suivant, et, proclamant la gloire des pères, y réveille l’imagination, la verve et l’enthousiasme des enfants. C’est ainsi qu’Homère chanta deux siècles après la guerre de Troie ; c’est ainsi que naquirent, deux et trois siècles après la mort de Charlemagne, tous les grands poèmes appelés Romans des douze Pairs » (pp. xviii-xix). La tâche de l’historien consiste alors à retrouver sous le voile de l’affabulation que tisse la voix du poète, la réalité que celle-ci a pu travestir : l’histoire dans la littérature. Paris n’a pas besoin pour cela de rejeter la tradition poétique, contrairement au pseudo-Darès qui condamne Homère afin d’inventer l’auteur chargé de s’y substituer. Il en célèbre au contraire le pouvoir d’évocation. Mais le procédé n’est pas sans analogie. Et si le De Excidio Troiae Historia supprime ce qui appartient à la fable, il puise dans l’Iliade pour en réécrire l’histoire. « Je ne crains donc pas de le dire, conclut Paris, pour bien connaître l’histoire du Moyen Age, non pas celle des faits, mais celle des mœurs qui rendent les faits vraisemblables, il faut l’avoir étudiée dans les romans, et voilà pourquoi l’histoire de France n’est pas encore faite » (p. xxi).

Paris s’appuie sur le roman qu’il publie pour identifier la reine Pédauque avec Berthe aux Grands pieds. Il efface du même coup le motif féerique et monstrueux des pieds d’oies que la légende associe à l’épouse de Pépin, en le réduisant à une caractéristique anatomique qui relève de l’histoire. Effacement qui me paraît emblématique d’une certaine cécité de cette dernière. Le tableau du passé ne risque-t-il pas en effet de cacher, sous l’apparente fidélité de son témoignage, le regard qui se porte sur lui ? Non pas celui de Darès qui sert à feindre une présence garante d’objectivité. Ni celui produit par l’enargeia d’une lettre qui en redouble le procédé. Le regard n’est ici, dans un cas comme dans l’autre, qu’un effet du discours. Mais celui d’Henri II Plantagenêt pour qui le Roman de Troie, dédié à Aliénor d’Aquitaine, s’inscrit dans l’histoire, mythique, des origines troyennes des Bretons et, partant, de sa propre couronne. Ou celui de Paris, pour qui les Romans des douze Pairs de France conservent « le souvenir d’une époque d’incroyable grandeur nationale » (p. xvi). Soit ce qui, s’insinuant dans l’espace entre le passé et le présent, motive l’écriture même de l’histoire. Le regard de Circé redoublant celui d’Ulysse, qui s’adresse à elle au risque de céder à sa fascination pour la narration de ses aventures troyennes et d’oublier l’Odyssée qui le mène à Ithaque. « Le passé est […] fiction du présent », affirme Michel de Certeau38. Et si, comme l’écrit H.-I. Marrou, « l’histoire est la réponse […] à une question que pose au passé mystérieux la curiosité, l’inquiétude, certains diront l’angoisse existentielle, de toute façon l’intelligence, l’esprit de l’historien »39, quelle place occupe, dans l’image qu’offre sa réponse – sa fabulation –, le point d’interrogation qui en est la véritable origine ? C’est à y réfléchir que nous engage le Roman de Mélusine.

L’œil de la littérature

L’œuvre écrite en prose à la fin du XIVe siècle par Jean d’Arras, puis en vers un peu plus tard par Coudrette, se présente comme un récit à caractère historique. Le premier affirme dans son prologue « traictier comment la noble et puissant forteresse de Lisignan en Poictou fu fondee par une faee, et la maniere comment, selon la juste cronique et la vraye histoire […]. Et me orrez declairer la noble lignie qui en est yssue, qui regnera jusques en la fin du monde, selon ce qu’il appert qu’elle a regné jusques a ore »40. Au moment d’achever son récit, il le ponctue d’un « cy fine la vraye histoire de la noble lignie de Lusegnen en Poictou » (p. 294). Ce qui nous donne le titre peut-être le plus approprié pour désigner cette œuvre, qui répond en tout cas le mieux au projet mis en avant par ses deux auteurs : celui d’Histoire de Lusignan41.

Ce roman s’apparente plus précisément aux récits généalogiques dont est largement pourvue l’historiographie médiévale42. Ceux-ci répondent à la nécessité que semblent avoir les familles nobles, pour fonder leur autorité et leur renommée, de s’inscrire à l’intérieur d’une filiation, essentiellement masculine, remontant à l’ancêtre prestigieux dont ils portent le patronyme et qui légitime leur assise territoriale. Le lignage apparaît en outre comme un des principaux modèles auxquels répond la conception médiévale de l’histoire43. Elle en est la véritable matrice. Elle implique d’une part un schéma narratif linéaire – celui de la chronique, qui consiste à retracer la succession des événements du passé selon l’ordo naturalis – qui va d’un point à un autre selon le déroulement chronologique des faits – ordre que la rhétorique distingue de l’ordo artificialis, illustré notamment par l’Enéide44. Elle tend, d’autre part, à identifier l’histoire aux entreprises successives des membres d’un lignage, tel que le dessine la transmission d’un héritage donné (terre, titre, nom, etc.). On sait combien « l’histoire de France pouvait se résumer à l’histoire des rois de France, et l’histoire des rois de France à la suite de leurs noms »45 – l’arbre généalogique de la famille royale servant d’armature symbolique à l’histoire du pays : support privilégié de la cohésion « nationale » d’une communauté qui y trouve la preuve d’une origine qui légitime son existence et fonde sa pérennité. Les Grandes Chroniques de France commencent notamment par affirmer qu’elles ont été rédigées « pour ce que plusieurs gens doutoient de la généalogie des roys de France, de quel original et de quelle ligniée ils sont descendus »46. Equivalence entre histoire et généalogie qui est également suggérée par Philippe Mousket lorsque, dans sa Chronique rimée composée vers 1243, il dit « Des rois de Franche en rimes mettre / Toute l’estore et la lignie »47.

L’importance de la généalogie comme principe de composition des romans historiques en ancien français (sans parler des chansons de geste) se trouve affirmé à de nombreuses reprises – quelle que soit, à nouveau, la véritable nature de ces textes. Dans le Roman de Brut, qui retrace l’origine troyenne des Bretons et qui s’inscrit dans le prolongement du Roman de Troie et de l’Eneas, Wace commence par souligner le processus lignagier qui préside à son Ecriture et qui en légitime l’intérêt :

Ki vult oïr e vult saveir

De rei en rei e d’eir en eir

Ki cil furent e dunt il vindrent

Ki Engleterre primes tindrent,

Quels reis i ad en ordre eü,

Ki anceis e ki puis i fu,

Maistre Wace l’ad translaté

Ki en conte la verité48.

Le texte s’achève une fois arrivé au terme de cette succession généalogique :

Ci falt la geste des Bretuns

E la lignee des baruns

Ki del lignage Bruti vindrent,

Ki Engleterre lunges tindrent. (vv. 14859-62)

Le Roman de Brut participe à l’essor de l’historiographie politique qu’a connu la cour d’Henri II Plantagenêt. Entreprise que Wace poursuit avec son Roman de Rou, qui retrace la lignée des Ducs de Normandie qui règne désormais sur l’Angleterre.

Pur remembrer des ancesurs

les feiz e les diz e les murs,

les felunies des feluns

e les barnages des baruns,

deit l’um les livres e les gestes

et les estoires lire as festes.

Si escripture ne fust feite

Et puis par clers litte e retraite,

Mult fussent choses ublïees

Ki de viez tens sunt trespassees49.

L’écriture permet de conserver le souvenir des ancêtres de ceux auxquels elle s’adresse ; et qui sont, de manière privilégiée, les descendants de la lignée dont elle retrace l’histoire. C’est également le cas d’un récit biographique comme l’Histoire de Guillaume le Maréchal, rédigée au début du XIIIe siècle :

Quant (li) lignages, frère et suers

Orront ce, molt lor iert as cuers,

[…]

Car bien sai que molt s’esjorront

De cest (livre), quant il l’orront,

Por les granz biens et por l’enor

Qu’il orront de lor anseisor50.

La lecture comme l’écriture participent d’une exigence de la mémoire : mais d’une mémoire qui suit la voie tracée par le lignage paternel pour rejoindre l’ancêtre dont la figure tutélaire sert de représentant emblématique à sa propre identité.

Cependant, la mémoire fait souvent défaut. Ou l’écriture censée la conserver manque. Aussi, dans l’impossibilité dans laquelle on se trouvait souvent de remonter jusqu’à une telle origine, remarque Georges Duby, « on inventa, et les écrivains spécialisés imaginèrent comme premier ancêtre des grandes familles princières un étranger, jeune et brave, miles peregrinus, remarqué pour ses qualités guerrières, et conquérant sa seigneurie parfois par un mariage »51. C’est à quoi répondent les romans « antiques » pour Henri II. Telle serait également la fonction, pour les Lusignan, du Roman de Mélusine. La fée, affirme Jacques Le Goff, « est l’incarnation symbolique et magique de [l’]ambition sociale » de « milites ambitieux, désireux de dilater les frontières de leur petite seigneurie »52.

Le caractère généalogique de ce roman est étroitement lié à ses destinataires. Jean d’Arras et Coudrette écrivent l’un et l’autre à la demande de nobles qui s’inscrivent d’une manière ou d’une autre dans la descendance issue de la souche dont ils présentent l’histoire. Ce sont eux qui leur fournissent les « vrayes coroniques » (p. 1) qui servent de support à leurs traductions et auxquels ils ne cessent de se référer afin de légitimer la vérité de leur récit. Cette perspective est particulièrement sensible chez Coudrette qui en fait l’objet de son prologue. Prolongeant les paroles que lui aurait adressées Guillaume Larchevêque (vv. 68-82), il souligne la nécessité pour « tout homme de bien » :

D’enquerir moult fort des ystoires

Qui sont de loingtaines memoires ;

Et tant plus est de hault degré,

Doit il de degré en degré

Savoir dont il est descendus,

Soit baron ou contes ou ducs,

Si que memoire longue en soit.

Tout grand seigneur fere le doit

Et en faire escripre l’istoire

Affin qu’adés en soit memoire. (vv. 36-46)

Jean d’Arras affirme d’emblée que la maison de Lusignan a été fondée par une « faee ». Guillaume Larchevêque affirme à son tour en descendre (v. 70). Mais comment peut-on les croire sérieusement ? En quoi une fée appartient-elle à l’histoire ? Aussi, Jean d’Arras nous prévient-il « que les merveilles qui sont par universel terre et monde sont les plus vrayes, comme les choses dictes faees » (p. 2). Il s’appuie sur Gervais de Tilbury qui, dans ses Otia imperialia, souligne que, bien qu’elles échappent à notre compréhension, les merveilles relèvent de ce qui est « naturel : ce qui fait la merveille, c’est notre impuissance à rendre compte de la cause d’un phénomène »53. Les récits qu’il rapporte, comme celui de Roger de Rousset qui sert de matrice au Roman de Mélusine, ne doivent donc pas être pris pour des fabulae, mais bien pour des factae54. Et s’il arrive bien souvent qu’on ne puisse « croire par l’ouïr dire » ce qu’on n’a pas vu soi-même, Jean d’Arras soutient avoir « veu des choses que pluseurs ne pourroient croire sans le veoir » (p. 4).

Pourtant, le Roman de Mélusine s’apparenterait bien mieux à une fable. Le latin fata (de fatum : l’oracle, le destin), qui donnera le mot de fée, ne provient-il pas du verbe fari (parler), d’où vient également le mot de fabula ? La fée est une figure du discours : le lieu d’une parole qui a le pouvoir de tisser un destin55. Lorsque Raymondin passe devant la Fontaine de Soif où se tient Mélusine et ses deux sœurs, il ne la voit tout d’abord pas. C’est elle qui commence par lui adresser la parole. Elle est d’abord une voix. Et c’est seulement « quand Remondin l’ouy » qu’il « la regarde, et [qu’il] percoit la grant beauté qui estoit en la dame » (p. 24). Elle le nomme et lui dit connaître son passé : il vient de tuer, involontairement, son seigneur. Elle connaît également son avenir. Au discours historique succède un discours prophétique56. Mélusine promet tout d’abord à Raymondin de le faire « le plus seignoury et le plus grant qui oncques feust en ton lignaige, et le plus puissant terrien » (p. 26). Elle lui décrit ensuite ce qu’il devra accomplir pour qu’une telle promesse se réalise. Le récit des aventures de Raymondin est alors régulièrement précédé du discours de Mélusine, qu’elle lui tient au futur. L’action apparaît ainsi comme la réalisation d’une parole. L’Histoire de Lusignan est le Roman de Mélusine, à entendre ici comme un génitif subjectif : c’est elle qui est l’auteur de ce roman racontant l’histoire de la famille des Lusignan. Et si Mélusine en est l’origine, celle-ci trouve son expression privilégiée à travers la voix de la fée. Voix qui peut être apparentée à celle de sa mère Présine, dont l’aventure, analogue à celle de sa fille, nous est racontée par Jean d’Arras en tête de son récit. Au moment de s’approcher de la fontaine où se trouve Présine, Elinas « entrouy une voix qui chantoit si melodieusement que il ne cuida pas pour l’eure que ce ne feust voix angelique, mais toutes foiz il entendy assez, par la grant doulcour de la voix, que c’estoit voix femmenine » (p. 6). Cependant, Présine « chantoit si melodieusement que oncques seraine, faee, ne nuimphe ne chanta tant doulcement » (ibid.). La « voix femmenine » est en fait celle d’une sirène : voix séductrice de la fée – de la fable – offrant à celui qui l’entend le récit d’une destinée qui réponde à son rêve de toute puissance. La fable de Mélusine est le texte qui tisse le destin de Raymondin. Celui-ci s’en était d’ailleurs pris à Fortune. Et son meurtre avait été prédit par sa future victime, qui l’avait lu dans le cours des étoiles. N’aurait-il pas été écrit par la fée elle-même ? Et ne serait-ce pas elle qui aurait tramé ce meurtre ? Mélusine est à la fois le lieu d’une prophétie et l’instrument qui en permet la réalisation. En suivant ses conseils, Raymondin cède à la fable de son destin.

Lorsque ce dernier rencontre Mélusine, il ignore à qui il a affaire – peut-être quelque « fantosme ou euvre dyabolique » comme le suppose cette dernière qui s’empresse de le rassurer en affirmant être « de par Dieu » (p. 25). Elle paraît se résumer tout entière dans cet émerveillement qu’elle provoque sur le jeune homme, à quoi elle identifie son nom : qui « vault autant a dire comme merveilles ou merveilleuse » (p. 47). L’action de cette merveille à l’origine de la puissance des Lusignan dépend toutefois d’une double condition : que Raymondin la prenne « a femme » (p. 26) et qu’il respecte un interdit consistant à ne jamais chercher à la « veoir » ou à « enquerre » où elle se trouve le samedi (p. 27). Interdit qui répond d’ailleurs à ce que dit Jean d’Arras dans son prologue à propos des merveilles : « la creature ne se doit pas pener par oultrageuse presumpcion que les jugemens et fais de Dieu vueille comprendre en son entendement, mais y penser et soy esmerveillier » (p. 2). La vision de la merveille surgie d’une voix féerique se double d’un « secrez » (p. 35) qui touche au regard en tant qu’il est l’organe du savoir.

Alors même qu’on ne cesse autour de lui de se demander qui est Mélusine « ne de quel lignaige » (p. 36), Raymondin préfère n’en rien savoir et respecter la condition imposée par la fée. Jusqu’au jour où son frère se fera l’écho de rumeurs selon lesquelles elle le trompe ou qu’elle est « un esperit fae, qui le samedy fait sa penance » (p. 241). Raymond va prendre alors son épée et percer un « pertuis » dans la porte de la chambre où sa femme s’était enfermée. Il « regarde dedens, et voit Melusigne […] en une grant cuve de marbre […], qui estoit jusques au nombril en figure de femme et pignoit ses cheveulx, et du nombril en aval estoit en forme de la queue d’un serpent, aussi grosse comme une tonne ou on met harenc, et longue durement, et debatoit de sa coue tellement qu’elle la faisoit saillir jusques a la voulte de la chambre » (pp. 241-42). La beauté merveilleuse qui s’était manifesté au bord d’une fontaine, se double ici, à l’intérieur de la cuve, d’un envers monstrueux. Comme si le miroir en avait été brisé, laissant apparaître ces « monstres que porte l’Océan sous sa surface brillante comme le marbre »57. La voix de la sirène est pourvue d’une queue.

Loin de s’en prendre à Mélusine, et comme s’il n’avait rien vu, Raymond va aussitôt reboucher le trou et chasser son frère qu’il accuse d’être responsable de la transgression qu’il vient d’accomplir. Il retrouve ainsi l’ignorance à laquelle il s’en était tenu. Mélusine lui saura d’ailleurs gré de n’avoir « descouvert » (p. 244) à personne ce qu’il a vu : faisant « semblant » (ibid.) elle aussi d’ignorer ce qui s’est passé, elle reste auprès de son époux. C’est seulement dans un second temps qu’elle disparaîtra, lorsque son secret sera finalement révélé par Raymondin.

Pour cacher le trou à travers lequel il a vu Mélusine au bain, Raymond va prendre « la cire d’une vieille lettre qu’il trouva, et en estouppa le pertuis » (p. 242). Il procède donc comme s’il s’agissait de cacheter une lettre pour en garder le contenu secret. Coudrette souligne d’ailleurs l’analogie58. Lettre qui contiendrait l’histoire au sens où nous l’avons souligné, cette histoire dont Raymond est le témoin oculaire et qui concerne la véritable origine de son pouvoir – comme de la lignée des Lusignan. Qui s’oppose par conséquent à la voix séductrice de la fable se reflétant sur l’eau d’une fontaine. Cette lettre va se mettre à circuler dans le récit, jusqu’à ce que son contenu finisse par être découvert. Circulation et révélation placées sous le signe de Geoffroy à la Grand Dent, le sixième fils de Mélusine et Raymond, et le pendant de Mélusine sur le plan de la narration59, dont les aventures structurent la découverte de la vérité relative à l’origine des Lusignan.

Cela commence un peu avant, lorsque des « nouvelles » annonçant les méfaits du géant Gardon arrivent jusqu’à Raymond. « Mais il n’en monstra nul semblant, afin que Gieffroy ne le sceust, pour doubte qu’il n’alast combatre le jayant, car il sentoit de si grant cuer qu’il ne laisoit point qu’il n’y alast » (p. 239). Peine perdue. Après sa victoire – dont le récit encadre l’épisode de la transgression – Geoffroy « envoya la teste du jayant a Remond, son pere, par deux de ses chevaliers » (p. 248). Envoi auquel celui-ci répond en faisant « escripre a Gieffroy comment Fromont, son frere, estoit rendu moine a Maleres » (ibid.). Ce sur quoi le narrateur s’interrompt pour annoncer le malheur qui va en découler : « Car ce fu la cause de sa tres cruel doulour et de la perte de sa moillier, dont puis n’ot joye au cuer, ainsi que vous orrez » (ibid.).

Geoffroy venait de recevoir des messagers qui lui demandaient de débarrasser leur pays d’un autre géant, lorsque les deux chevaliers auxquels il avait confié la tête de Gardon reviennent lui bayer « les lectres de par son pere. Et Gieffroy rompt la cire et voit la teneur des lectres faisant mencion comment Fromont […] » (p. 250). Furieux contre une telle vocation, il tue son frère. La « nouvelle » en est aussitôt portée à la connaissance de Raymond par « un messager » (p. 252). Et de même qu’il était allé voir Mélusine dans son bain après les rumeurs rapportées par son frère, il s’en va constater sur place le forfait attribué à son fils. Sa vision lui rappelle alors la monstruosité de celle qu’il avait prise « a femme » – ou prise pour une femme : « Par la foy que je doy a Dieu, je croy que ce ne soit que fantosme de ceste femme, ne ne croy pas que ja fruit qu’elle ait porté viengne a perfection de bien ; elle n’a porté enfant qui n’ait apporté quelque estrange signe sur terre […]. Et ne vy je leur mere, le samedy que mon frere de Forests m’acointa les males nouvelles, en forme de serpente du nombril en aval ? Si fiz, par Dieu. C’est aucune esperite ou c’est toute fantosme ou illusion qui m’a ainsi abusé ; premiere foiz que je la vy, ne me scot elle bien dire toute ma mesaventure ? » (p. 253). Mais Raymond ne s’exprime toujours pas publiquement, préférant s’enfermer seul avec ce qu’il sait dans une chambre.

Les barons décident cependant d’informer Mélusine de l’état de son mari et lui dépêchent pour cela « un messaige » (p. 254). Le narrateur prédit à nouveau la conséquence néfaste d’une telle décision60. Avant de reprendre le cours de son récit : « Le messagier a tant erré qu’il est venus jusques a Nyort, et salua la dame et lui bailla la lettre que les barons lui avoient envoyee. Et elle prent la lettre, et rompt la cire, et la lit. Et quant elle appercoit le meschief, si fu moult dolente » (ibid.). Mélusine décide d’aller voir Raymond. Alors qu’elle s’efforce d’excuser le geste de son fils, ce dernier lui répond ouvertement « d’une tres crueuse voix en disant ainsi : Hee, tres faulse serpente, par Dieu, ne toy ne tes fais ne sont que fantosme […] » (p. 255).

Après avoir été décachetée par deux fois – par Geoffroy tout d’abord, qui manifestera à cette occasion la part monstrueuse qui l’habite, par Mélusine ensuite, qui va rejoindre son mari enfermé dans sa chambre pour s’offrir à ses invectives –, la lettre qui recelait le secret de Mélusine que Raymond avait pris soin de sceller, voit son contenu révélé ; comme si, enfin arrivée à destination, elle faisait l’objet d’une lecture publique61. La transgression est désormais consommée : Mélusine va perdre sa « forme femenine » (p. 258) pour se métamorphoser en « serpente » (p. 260) avant de disparaître – non sans pousser un dernier cri qui inversera la voix angélique héritée de sa mère : cri produit par une « voix femmenine » (ibid.) qui provoque l’étonnement de tous ceux qui, comme Raymond, sont revenus de leur fascination initiale pour la beauté de la merveille, « car ilz voient la figure d’une serpente et oyent la voiz d’une dame qui yssoit de lui » (pp. 260-61). La voix de la sirène feint encore d’être celle d’une femme ; mais elle a retrouvé son véritable corps.

Une serpente. Telle est donc l’identité véritable de la merveille à l’origine des Lusignan : une de ces « faees » punies pour quelque « meffaiz secrez » (pp. 3-4) – en l’occurrence, pour avoir enfermé son père et provoqué sa mort. Condamnée à devenir « tous les samedis serpente du nombril en aval », Mélusine ne pouvait espérer vivre « cours naturel comme femme naturelle » que si elle réussissait à trouver un mortel qui accepte de l’épouser tout en respectant l’interdit qu’elle lui aurait imposé (pp. 13 et 256). C’est pourquoi elle avait séduit Raymondin.

Mais que représente plus précisément cette figure monstrueuse dissimulée derrière une voix de sirène ? Une incarnation diabolique comme on l’en accuse, analogue au serpent de la Chute ? A bien des égards en effet, Mélusine rappelle celui qui avait promis à Eve, et par son intermédiaire à Adam, d’être « sicut dii » : de devenir, comme Dieu, tout puissant. A l’instar de celle de la fée, la voix du serpent représente, au regard du Verbe divin, un principe de fabulation à l’origine d’un lignage marqué par la déchéance62.

Un « fantosme », un esprit diabolique qui tente de s’insérer dans le cours naturel des choses de ce monde. Telle serait la véritable identité de Mélusine. Mais peut-on limiter cette révélation à ce seul personnage ? Quelles implications a-t-elle sur la nature historique et généalogique de ce roman ? Si la fée est cette fable du destin sur laquelle se fonde l’histoire des Lusignan, quelles sont les conséquences, pour cette dernière, d’une telle découverte ?

Avant de disparaître, Mélusine affirme une dernière fois n’être ni « serpente » ni « faee » (p. 260). Affirmation qui doit s’entendre comme une sorte de dénégation. Elle permet toutefois d’attirer l’attention sur la responsabilité de Raymond. N’est-il pas coupable d’avoir transgressé l’interdit ? La queue de serpent n’aurait-elle pas surgi de son regard soupçonneux ? Mais sa faute se réduit-elle à cette transgression ? Celle-ci ne serait-elle pas plutôt l’occasion d’une révélation relative à la faute principale de ce roman ? Accusant à nouveau la Fortune après avoir vu Mélusine dans son bain, Raymond rappelle en effet à cette occasion « le grief forfait de mon chier seigneur » (p. 243), c’est-à-dire le meurtre du Comte de Poitiers, son oncle maternel et quasi-père, arrivé par accident au cours d’une chasse au sanglier. C’est ça, ajoute-t-il, qu’elle veut à présent lui faire « comparer ». Et de s’accuser lui-même d’être « le faulx crueux aspis » et d’avoir trahi son épouse « par mon faulx venin », alors qu’elle l’avait « médiciné de mon premier crueulx venin » en l’aidant à dissimuler son meurtre (ibid. ; cf. p. 26). Cette queue de serpent qu’il voit sur le corps de Mélusine, n’est-elle pas l’organe de ce venin qui l’a entraîné à tuer son seigneur – soit ce désir de puissance que dissimule à ses yeux émerveillés la fable de la fée qui tisse la trame de son destin après l’avoir empoisonné. N’est-ce pas finalement ce parricide – qui redouble celui de Mélusine elle-même – qui est à l’origine de la lignée des Lusignan ? Ne serait-ce pas ce crime qui est en jeu dans l’interdit imposé par la fée ? Le secret de Mélusine ne contient-il pas en effet celui de Raymond ? La queue de serpent cache la dent de sanglier auquel s’apparente l’épieu qui aura servi à tuer le Comte (cf. pp. 22 et 27) et dont Geoffroy porte la mémoire. N’est-ce pas d’ailleurs la monstruosité de son père plutôt que celle de sa mère que révèle son fratricide ? Mélusine est la fable qu’épouse Raymond afin de dissimuler sa faute et fonder son propre lignage. La Muse d’une histoire qui repose sur le meurtre.

Le Roman de Mélusine s’apparente à bien des égards à son principal personnage. Le contrat qui en fonde la lecture repose en effet sur une forme d’interdit qui redouble celui passé entre la fée et Raymond : l’origine merveilleuse des Lusignan n’est recevable qu’à condition que le lecteur épouse ce que dit le narrateur, qu’il accepte de croire à la réalité de Mélusine et ne cherche pas à en savoir davantage. C’est ce qu’implique Jean d’Arras dans son prologue ainsi qu’au terme de son texte. Mélusine va employer le même argument en tentant d’expliquer à son mari que la mort de Fromont répond à la volonté divine : « c’est pour le pechié des moines, qui estoient de mauvaise vie et desordonnee ; et en a Nostre Seigneur voulu avoir la punicion, combien que ceste chose soit incongnoissable quant a humaine creature, car les jugemens de Dieu sont si secrez que nul cuer mondain ne les puet comprendre en son entendement » (p. 255 ; cf. pp. 2 – cité ci-dessus – et 311). Au moment de reprendre le récit, le narrateur va appuyer l’affirmation de la fée en se servant des impressions qu’il prête à son époux : « Quant Remond entendy parler Melusigne, si scet bien qu’elle lui dit voir de quanqu’elle lui avoit dit, et que c’est le meilleur selon raison. Mais il fu si tresperciez et oultrez de yre que raison naturelle s’en estoit fuye de lui » (ibid.). C’est pour n’avoir pas admis l’explication de Mélusine que Raymond va lui lancer ses invectives, causant ainsi sa disparition.

La pulsion meurtrière du sanglier que dissimule à deux reprises la voix de la fée comme celle de la fable, une lettre en dévoile la présence sous la forme d’une queue de serpent. L’Histoire de Lusignan met en jeu le mécanisme fabulateur qui gouverne l’écriture de l’histoire qui sert à fonder un lignage ou une nation. Mais tandis que le Roman de Troie et les différents récits généalogiques inventés par l’historiographie médiévale afin de légitimer la noblesse d’une famille donnée, empruntent à la fiction sa parole séductrice, le Roman de Mélusine emprunte à l’histoire son œil afin de révéler le crime – le monstre – qui se cache au cœur même de sa fable. La fable d’un meurtre – ou la fable de la mort (celle de l’ancêtre, celle du passé, celle à laquelle est destinée toute vie) : c’est à quoi peut-être s’apparente l’histoire, dans la littérature.

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1 Cf. Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975. Je dois la citation de Jean Scot Erigène mise en exergue à St. G. Nichols, « Remodeling Models : Modernism and the Middle Ages », dans Modernité au Moyen Age : la défi du passé, éd. B. Cazelles et Ch. Méla, Genève, Droz, 1990, p. 54 (la traduction est mienne).

2 Quintilien, Institution oratoire, I, viii, 18 ; trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975-80, t. I, p. 128.

3 « Littera est factum, quod sancta narrat historia » (Jean Scot, In Jo., fr. 2 ; cité par H. De Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Paris, Aubier, t. II, p. 429 – cf. également pp. 425-39).

4 Cf. Quintilien, Institution oratoire, II, iv, 2, v, 1 et X, i, 31.

5 Cicéron, De l’orateur, II, ix, 36 ; trad. E. Courtaud, Paris, Les Belles Lettres, 192-30, t. II, p. 21.

6 Cicéron, L’Orateur, ix, 31-32 ; trad. A. Lyon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 11. Cf. xx, 66.

7 Si « l’histoire peut […] nourrir l’orateur d’un suc riche et agréable, […] il faut la lire, elle aussi, en sachant bien que l’orateur doit se garder de la plupart de ses qualités. En effet, très proche de la poésie, elle est en une certaine mesure un poème libéré <des exigences métriques>, et elle est écrite en vue de raconter, non de prouver, et, du commencement à la fin, elle n’est pas composée pour produire un effet réel ou livrer un combat immédiat, mais pour rappeler les faits à la mémoire de la postérité et conquérir la renommée de l’écrivain » (Quintilien, Institution oratoire, X, i, 31 ; op. cit., t. VI, pp. 78-79). Ce qui ne veut pas dire, comme le remarque très justement Quintilien (X, i, 33), que Cicéron considère que Thucidyde ou Hérodote sont dépourvus de tout art : « ce sont les premiers, comme le dit Théophraste, à avoir poussé l’histoire à oser s’exprimer avec plus de richesse et d’ornements que chez leurs devanciers » (L’Orateur, xii, 39 ; op. cit., p. 15).

8 Cicéron, L’Orateur, xx, 68 ; op. cit., p. 24 (j’ai modifié la traduction qui ne me semble par répondre de manière suffisamment précise au texte suivant : « vocibus magis quam rebus »).

9 H.-I. Marrou, De la connaissance historique [1954], Paris, Points-Seuil, pp. 274-75 et 273.

10 R.W. Southern, « Aspects of the European Tradition of Historical Writing. 1. The Classical Tradition from Einhard to Geoffrey of Monmouth », Transactions of the Royal Historical Society, 20, 1970, p. 175 [ma traduction].

11 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire [1971], Paris, Points-Seuil, p. 10.

12 « Fabula est quae neque veras neque veri similes continet res […]. Historia est gesta res, sed ab aetatis nostrae memoria remota » (Rhétorique à Herennium, I, viii, 13 ; voir également Cicéron De Inventione I, xix, 27, Quintilien, Institution oratoire II, iv, 2 et, pour l’héritage médiéval, Isidore de Séville, Etymologiarum, I, 44. 5). Le troisième type défini par la rhétorique, l’« argumentum », désigne une fiction qui aurait pu se produire. Il semble hériter de la définition qu’Aristote donne, dans la Poétique, de la poésie par opposition à l’histoire. Mais la catégorie de la vraisemblance paraît étrangère au Moyen Age et, contrairement à ce qu’affirme ici la Rhétorique à Herrenium, elle peut être assimilée à la fable. Comme le remarque en effet B. Guénée, « dans leur ensemble, les auteurs du Moyen Age n’ont retenu que l’opposition fondamentale entre « l’histoire qui s’efforce à la vérité, et la fable, qui tresse des fictions », entre la vérité historique et la fiction, entre l’histoire et la fable » (Histoire et Culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, p. 19).

13 « Fabulas poetae a fando nominaverunt, quia non sunt res factae, sed tantum loquendo fictae » (Isidore de Séville, Etymologiarum, I, 40. 1 ; éd. J. Oroz Reta et M.-A. Marcos Casquero, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1982, p. 356 – traduction mienne).

14 « […] fabulae vero sunt quae nec factae sunt nec fieri possunt, quia contra naturam sunt » (Etymologiarum, I, 44. 5 ; op. cit., p. 360).

15 « Historia est narratio rei gestae, per quam ea, quae in praeterito facta sunt, dinoscuntur » (Etymologiarum, I, 41. 1 ; op. cit., p. 358).

16 « Dicta autem Graece historia apo tou istorein, id est a videre vel cognoscere » (Etymologiarum, I, 41, 1, op. cit., p. 358). Cf. K. Kreuck, Historia. Geschichte des Wortes und seiner Bedeutungen in der Antike und in den romanischen Sprachen, Münster, 1934, pp. 6-7, et P. Louis, « Le mot istoria chez Aristote », Revue de philologie, XXIX, 1955, pp. 39-44.

17 Aristote, La Métaphysique, 980a ; trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1981, p. 2.

18 « Apud veteres enim nemo conscribebat historiam, nisi is qui interfuisset, et ea quae conscribenda essent vidisset » (Etymologies, I, 41. 1 ; op. cit., p. 358). Cf. J. Fontaine, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, Paris, Etudes Augustiniennes, 1959, pp. 180-85 et A. Cizek, « L’historia comme témoignage oculaire. Quelques implications et conséquences de la définition de l’historiographie chez Isidore de Séville », Histoire et littérature au Moyen Age, éd. D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle Verlag, 1991, pp. 69-84. Sur l’origine de ce motif, cf. Fr. Hartog, « L’œil de Thucydide et l’histoire ‘véritable’ », Poétique, 49, 1982, pp. 22-30.

19 « Inter historiam autem et annales hoc interest, quod historia est eorum temporum quae vidimus, annales vero sunt eorum annorum quos aetas nostra non novit » (Isidore de Séville, Etymologiarum, I, 44, 4 ; op. cit., pp. 358-60).

20 Conrad de Hirschau, Dialogus super auctores (cité d’après H. De Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., t. II, p. 426).

21 Robert de Melun, Sent.l. I, P. I, c. vi (cité d’après H. De Lubac, Exégèse médiévale, op. cit., t. II, p. 426 ; cf. pp. 426-28).

22 « Melius enim oculis quae fiunt deprehendimus, quam quae auditione colligimus » (Etymologiarum, I, 41. 1 ; op. cit., p. 358).

23 Quintilien, Institution oratoire, V, vii, 5 (op. cit., t. III, p. 111).

24 « Quae enim videntur, sine mendacio proferuntur » (Etymologiarum, I, 41, 2 ; op. cit., p. 358).

25 Cf. Platon, Phédon 96a et 99b.

26 « Historiae sunt res verae quae factae sunt » (Etymologiarum, I, 44. 5 ; op. cit., p. 360).

27 « Haec disciplina ad Grammaticam pertinet, quia quidquid dignum memoria est litteris mandatur » (Etymologiarum, I, 41. 2 ; op. cit., p. 358). Cf. saint Augustin, De Ordine, 2, 12, 37.

28 Benoît de Sainte-Maur, Le Roman de Troie, vv. 45-46 et 51-56 ; éd. L. Constans, Paris, SATF, 1904-12.

29 Cf. R. Dragonetti, Le Mirage des sources : L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, 1987, pp. 7-55.

30 J. Cousin, en note à Quintilien, L’Institution oratoire, op. cit., t. IV, p. 195. Citant l’analogie célèbre de Simonide selon laquelle « la peinture [est] une poésie muette et la poésie une peinture parlante », Plutarque affirme que « le meilleur historien est celui qui, grâce au pathétique et aux caractères, donne à son récit le relief d’un tableau. Ainsi Thucydide s’efforce-t-il toujours d’atteindre dans son récit à cette suggestivité, car il est animé du désir de transformer, pour ainsi dire, l’auditeur en spectateur et d’inspirer aux lecteurs les sentiments de stupeur et de trouble éprouvés par les témoins oculaires » (« Gloire des Athéniens », 346F, in Œuvres morales, t. V, 1re Partie, trad. Fr. Frazier et Ch. Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 189). Le privilège accordé à l’œil par Thucydide ne serait donc que le support d’un art oratoire qui le rapprocherait d’Hérodote, auquel pourtant il s’oppose (cf. Fr. Hartog, « L’œil de Thucydide et l’histoire ‘véritable’ » op. cit., et Le Miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, 1980).

31 De l’orateur, III, 202 ; op. cit., t. III, pp. 83-84.

32 L’Institution oratoire, VI, 2, 32 ; op. cit., t. IV, p. 32.

33 L’Institution oratoire, VIII, 3, 62 ; op. cit., t. V, pp. 77-78 (j’ai quelque peu modifié la traduction de la fin de ce passage).

34 Ovide, L’Art d’Amours, éd. B. Roy, Leiden, E.J. Brill, 1974, p. 168. Cité d’après J. Cerquiglini, « Histoire, image. Accord et discord des sens à la fin du Moyen Age », Littérature, 74, 1989, p. 111 ; cf. pp. 111-13.

35 C. Segre (éd.), Li Bestiaires d’Amours di Maistre Richart de Fornival e li Response du Bestiaire, Milan-Napoli, R. Ricciardi, 1957, p. 4.

36 A. Thierry, Préface aux Récits des temps mérovingiens, deuxième éd. revue et corrigée, Paris, Just Tessier, 1842, t. I, p. 7 et suiv. Cf. mon étude « Ainsi chantaient quarante mille Barbares. La vocation de la poésie barbare chez les romantiques français », dans Poetiche barbare – poétiques barbares, a cura di Juan Rigoli et Carlo Caruso, Ravenna, Longo, 1997, pp. 153-181, et plus généralement, Fr. Hartog, « L’œil de l’historien et la voix de l’histoire », Communications, 43, 1986, pp. 55-69.

37 P. Paris, « Lettre à M. de Monmerqué sur les romans des Douze Pairs de France », Li Romans de Berte aus grans piés, Paris, 1832, p. vii.

38 M. De Certeau, L’Ecriture de l’histoire, op. cit., p. 17.

39 H.-I. Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 56.

40 Jean d’Arras, Mélusine. Roman du XIVe siècle, éd. L. Stouff, Dijon, 1932, pp. 3-4. Le texte de Coudrette a été édité par E. Roach, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, Paris, Klincksieck, 1982. Les références aux pages renvoient à Jean d’Arras ; celles aux vers, à Coudrette.

41 Cf. mon article « Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan ? La fable de l’histoire », dans Mélusines continentales et insulaires, éd. J.-M. Boivin et P. McCana, Paris, Champion, 1999, pp. 139-167.

42 Ils ont été notamment étudiés par G. Duby. Voir à ce sujet la série d’études recueillies dans La Société chevaleresque, Paris, Champs-Flammarion, 1988, pp. 82-180, et plus particulièrement « Remarques sur la littérature généalogique en France aux XIe et XIIe siècles » [1967], pp. 167-80.

43 Cf. G. M. Spiegel, « Genealogy : Form and Function in Medieval Historical Narrative », History and Theory, XXII, 1981, pp. 43-53, et R. H. Bloch, « Genealogy as a Medieval Mental Structure and Textual Form », La Littérature historiographique des origines à 1500, GRLMA XI/I, Heidelberg, Carl Winter, 1987, pp. 135-56. Modèle qui ne se limite cependant pas au Moyen Age. Ce n’est certainement pas sans raison que M. De Certeau l’introduit à propos des rapports entre histoire et politique : « ce discours « autorise » la force qui exerce le pouvoir ; il la pourvoit d’une généalogie familiale, politique ou morale ; il accrédite l’« utilité » présente du prince lorsqu’il la transforme en « valeurs » qui organisent la représentation du passé » (L’Ecriture de l’histoire, op. cit., p. 14, souligné par l’auteur).

44 « Il n’est pas douteux, affirme B. Guenée, que pour tous les historiens du Moyen Age l’histoire était, comme pour Engelbert d’Admont, « le récit des choses passées dans l’ordre où elles se sont passées » (Histoire et Culture historique, op. cit., p. 22). Cependant, remarque-t-il, « la distinction entre histoire et chronique est […] au Moyen Age fondamentale (p. 205) – la seconde consistant à dater les événements année après année, alors que la première emprunte les procédés rhétoriques de narration. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la chronologie joue un rôle essentiel. D’ailleurs, l’emploi récurrent de la formule « chronique et histoire » témoigne de leur parenté, marquant « à la fois la confusion qui régnait dans les esprits les moins avertis, et la synthèse à quoi tendaient les historiens les plus réfléchis » (p. 207). Sur l’importance de l’ordo naturalis pour l’écriture de l’histoire, cf. H. Bloch, Etymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Age français [1983], trad. B. et J.-Cl. Bonne, Paris, Seuil, 1989, pp. 131-33.

45 B. Guenée, Histoire et Culture historique, op. cit., p. 157.

46 Les Grandes Chroniques de France, éd. P. Paris, Paris, Techener, 1836, t. I, p. 1.

47 Cité par B. Guenée, Histoire et Culture historique, op. cit., p. 321.

48 Wace, Le Roman de Brut, v. 1-8 ; éd. I. Arnold, Paris, SATF, 1938. Début qui reprend la fin de l’Eneas, auquel il est fréquemment associé dans la tradition manuscrite (cf. v. 10150).

49 Wace, Le Roman de Rou, III, vv. 1-10 ; éd. A.J. Holden, Paris, SATF, 1970, t. I, p. 161.

50 Cité par B. Guenée, Histoire et Culture historique, op. cit., p. 64.

51 G. Duby, « Les « jeunes » dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au XIIe siècle » [1964], La Société chevaleresque, op. cit., p. 141.

52 J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie, « Mélusine maternelle et défricheuse », Annales E.S.C., 1971 ; repris dans J. Le Goff, Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1977, p. 328.

53 Gervais de Tilbury, Le Livre des merveilles, trad. A. Duchesne, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 20.

54 « Personne ne doit donc prendre ce que nous écrivons pour des fables, car si nous avons réuni ces faits, ce n’est pas pour encombrer vos oreilles sacrées de vaines paroles ; mais c’est pour qu’en oubliant les mensonges des on-dit qui distillent de rares vérités, vous écoutiez les merveilles ignorées des imposteurs, dont les pays et les auteurs donnent le véridique témoignage » (Gervais de Tilbury, Le Livre des merveilles, op. cit., p. 22 – je souligne).

55 Cf. L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Paris, Champion, 1984, pp. 17-25 et 59-60.

56 Sur les liens entre histoire et prophétie, cf. R.W. Southern, « Aspects of the European Tradition of Historical Writing. 3. History as Prophecy », Transactions of the Royal Historical Society, 22, 1972, pp. 159-80.

57 Virgile, Enéide, VI, 729 ; trad. A. Bellessort, Paris, Les Belles Lettres, 1956.

58 « Mais affin que le trou estouppe, Un petit drapellet decouppe Et de la cirë avec mesle ; Le trou estoupe et bien sëelle, Qu’omme ne pot veoir par la » (vv. 3085-89).

59 « Le héros de Mélusine, c’est Geoffroy à la grand dent », affirme notamment Ch. Méla (« Rétablir les fées », La Quinzaine littéraire, 303, avril 1980, repris dans Le Beau trouvé. Etudes de théorie et de critique littéraires sur l’art des « trouveurs » au Moyen Age, Caen, Paradigme, 1993, pp. 115).

60 « Las ! Tant mal le firent, car ilz les mirent tous deux en grief tourment et en grief misere. Or commence leur dure departie […] » (p. 254).

61 Il faudrait bien sûr poursuivre ce motif de la lettre jusqu’au « tablel » (p. 265) que tient, dans le chambre funéraire que découvre Geoffroy à la Grand Dent, la statue d’Elinas, et où se trouve écrit l’origine de la malédiction qui pèse sur Mélusine.

62 Que ce soit par l’emploi du futur (« eritis ») (qu’utilise également Mélusine lorsqu’elle s’adresse à Raymondin), de la comparaison (« sicut ») ou du pluriel (« dii »), le diable introduit une distance entre les mots et les choses qui ne peut qu’engendrer une fabula. Sa promesse met également en jeu un désir de savoir attaché aux yeux, qui finira par déboucher sur la vision de la nudité humaine.