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De quelques réécritures de l’histoire au XIXe siècle

Littérature et photographie

Marta CARAION

Université de Lausanne

Au milieu du XIXe siècle, le dialogue entre l’histoire et la littérature est aussi complexe que fécond. Mais lorsque dans ce face à face vient s’immiscer la photographie, le rapport de l’histoire à la littérature se teinte de couleurs nouvelles. Et d’abord il se médiatise : l’image – une image réputée fidèle, précise et totalement objective – lui sert d’intermédiaire. Ce sont quelques modalités de cette relation à trois qu’il s’agira d’interroger ici.

Lorsque littérature et photographie se rencontrent durant les premières décennies qui ont suivi la découverte, en 1839, de cette dernière, c’est presque toujours pour parler d’histoire, pour faire de l’histoire, ou pour imaginer l’histoire passée ou à venir. Si on sait (au moins depuis Roland Barthes) que la photographie, par essence, a des comptes à régler avec le temps qui passe, et que ce temps passé est l’objet même des études historiques, il reste à examiner comment les liens se tissent entre ces deux disciplines faites pour collaborer, et comment les littéraires en rendent compte.

Cette question sera considérée de biais pour commencer, par la lecture de deux extraits de texte, l’un d’un critique photographique dont le nom s’est perdu parmi les milliers de pages de périodiques que la photographie a suscitées ; et l’autre, son écho littéraire, de Villiers de L’Isle-Adam. Ces deux extraits permettent d’avoir un bref aperçu de la manière dont le XIXe siècle fantasme les rapports entre photographie et histoire, fournissant en fin de compte matière à fiction. Ensuite, la photographie sera abordée en tant que pratique, à travers l’œuvre issue du voyage en Egypte de l’écrivain et photographe Maxime Du Camp.

Histoire et fictions photographiques

De la reconstitution véritable d’une tranche d’histoire à l’utopie historique, écrivains et critiques se servent de la photographie pour mieux revivre ou mieux fantasmer le passé de l’homme, mais aussi pour dresser les jalons de l’histoire présente à l’intention des générations futures. Au regret sans cesse exprimé que la photographie n’ait pas été inventée assez tôt pour offrir des images fidèles des grands moments de l’histoire, répond le besoin de constituer une encyclopédie visuelle complète du présent.

Ainsi, aux frontières de l’histoire réelle et de l’histoire rêvée, on trouve ce sentiment, maintes fois exprimé au XIXe siècle, d’un rendez-vous manqué avec l’histoire. Le regard de dépit jeté sur le passé par l’anonyme rédacteur du Rayon bleu (journal photographique qui n’a connu que quelques numéros dans la seconde moitié du siècle) est tout aussi caractéristique que l’ébauche d’utopie historique qu’il commence par proposer :

L’histoire plastique que léguera la photographie, l’histoire reproduisant les hommes et les faits tels qu’ils ont été, sans erreur possible, froide et calme comme le destin ; celle-là sera authentique et donnera aux penseurs des points certains pour leurs études. Cette histoire dira aux siècles futurs ce qu’auront été nos grands hommes dans tous les genres, nos monuments, nos batailles, nos goûts, notre luxe, nos habitudes, notre industrie aussi et notre commerce, par les trésors d’actualités que les musées et les collections particulières offriront aux populations.

Le cliché ! quel monde dans ce simple mot qui si modestement résonne à l’oreille et n’éblouit nullement le regard ! Le cliché, on peut le dire sans crainte d’exagération, aura marqué une phase nouvelle dans la civilisation humaine : il assure à l’avenir la connaissance exacte d’un long passé. Cela ne sera-t-il pas un précieux trésor pour nos descendants ? Ah ! que de choses seraient claires pour nous, qui restent obscures, indécises, si la photographie avait existé dans les temps antiques et au commencement de notre ère. Si, à l’appui des anciens écrits, cent fois réédités, commentés, dénaturés peut-être, nous avions des photographies qui nous disaient ce que furent tels ou tels hommes déifiés ou maudits par l’histoire ; si nous pouvions voir leurs traits tels qu’ils étaient et retrouver sur une antique image un événement de leur vie, quel changement peut-être dans nos idées ! Si les grandes poésies du christianisme revivaient à nos yeux sous une forme précise ; si l’éloquence de la ligne prise sur nature venait en aide à l’éloquence des écrivains chrétiens, qui donc douterait ? Et si les traits des grands génies grecs et romains nous avaient été légués, ainsi que la reproduction des principaux événements de leur vie, quels documents explicites, irrécusables auraient eus les historiens et les philosophes !

La photographie s’est formulée bien tard pour nous et ce n’est peut-être pas le siècle qui vit cet art s’épanouir qui en tirera le plus grand bénéfice. Mais enfin elle a surgi tout entière ; elle rayonne, et l’avenir lui appartient1.

Cette boulimie d’images rétrospectives nourrit aussi bien la soif de connaissances historiques que le besoin mélancolique de se tourner vers un passé irrémédiablement perdu. C’est une nouvelle archéologie que l’auteur fantasme, où le savoir se trouverait augmenté à travers un dialogue constant avec les morts dont on aurait conservé l’apparence intacte. Le contact avec l’événement historique figé une fois pour toutes par la photographie aurait pu être réitéré par tout historien ou poète en quête d’images du passé.

Tout un potentiel mélancolique se trouve gaspillé par négligence : car toutes les données, chimiques et optiques, étaient connues depuis longtemps sans qu’un inventeur de génie pense à les rassembler de manière à ce que la photographie existe avant le XIXe siècle. Le sentiment mélancolique s’exerce à vide à défaut d’être suffisamment stimulé par des signes émanant du passé, alors qu’il aurait pu s’épanouir sans l’impardonnable retard des sciences (et cela revient de façon obsédante dans toutes les histoires de la photographie du XIXe siècle). Un « si » hypothétique rythme la prose de ce rêveur et suffit pour faire basculer la réflexion sur l’écriture photographique de l’histoire dans la fiction. Le « si » donne l’esquisse d’un monde possible que Villiers de l’Isle-Adam reformulera quelques années plus tard, dans un chapitre intitulé « Photographies de l’Histoire du monde » de l’Eve future. Le savant Edison passe tour à tour des « gens d’autrefois » aux êtres de légende, dieux et déesses, puis au monde impalpable des idées.

– La Photographie, elle aussi, est arrivée bien tard ! – continua-t-il. N’est-il pas désespérant de songer aux tableaux, portraits, vues et paysages qu’elle eût recueillis jadis et dont le spectacle est à jamais détruit pour nous ? Les peintres imaginent : mais c’est la réalité positive qu’elle nous eût transmise. Quelle différence ! – C’en est fait, nous ne verrons plus, nous ne reconnaîtrons jamais, en leurs effigies, les choses et gens d’autrefois […].

C’est dommage.

Il nous eût été agréable de posséder quelques bonnes épreuves photographiques (prises au moment même du phénomène) de Josué arrêtant le soleil par exemple, – de quelques Vues du Paradis terrestre prises de l’Entrée aux épées flamboyantes ; de l’Arbre de la Science ; du Serpent, etc. ; de quelques vues du Déluge, prises au sommet de l’Ararat (l’industrieux Japhet, aurait, je le parierais, emporté un objectif dans l’arche s’il eût connu ce merveilleux instrument). Plus tard, on eût cliché les Sept Plaies d’Egypte, le Buisson ardent, le Passage de la mer Rouge, avant, pendant et après l’épisode, le Mané, le Thécel, Pharès, du festin de Balthazar ; le bûcher d’Assurbanibal, le Labarum, la Tête de Méduse, le Minotaure, etc., – et nous jouirions aujourd’hui, des portraits-cartes de Prométhée, des Stymphalides, des Sibylles, des Danaïdes, des Furies, etc., etc.

Et tous les épisodes du Nouveau-Testament ! Quelles épreuves ! Et toutes les anecdotes de l’Histoire des empires d’Orient et d’Occident ! Quelle collection ! Et les martyres ! Et les supplices ! […]

Et les scènes de torture, depuis le commencement des sociétés […].

Et les portraits de tous les civilisateurs, de Nemrod à Napoléon, de Moïse à Washington […].

Et les portraits de toutes les belles femmes, depuis Vénus, Europe, Psyché […] !

Et tous les dieux, enfin ! et toutes les déesses ! Jusqu’à la déesse Raison, sans oublier monsieur de l’Etre ! Grandeur nature !

Hélas ! n’est-ce pas dommage qu’on n’ait pas les photographies de tout ce monde-là ? – Quel album !

Et en Histoire naturelle ? En paléontologie, surtout ! […]

A l’euphorie de voir l’écriture de l’histoire radicalement modifiée par l’avènement de l’image photographique répond immédiatement la tristesse rétrospective devant un passé qui ne reflète aucune image de lui-même. Avec une prudence d’usurier il s’agira désormais de thésauriser les images plutôt que de commettre l’erreur de laisser des lacunes dans cette histoire illustrée qu’il s’agit de léguer au futur.

Les traces de Maxime Du Camp

Pourtant, avant de s’atteler à l’enregistrement exhaustif de la réalité présente, les photographes se tournent avec avidité vers le passé, avec une préférence très marquée pour l’Antiquité. Dès lors, le récit de voyage en Orient agrémenté de photographies devient un genre courant. Le texte le plus connu et aussi le plus significatif, car premier de ce type en France, est celui de Maxime Du Camp. Flaubert et Du Camp voyagent en Egypte de 1849 à 1850. De ce périple Maxime Du Camp ramène deux ouvrages de nature différente. Un album de photographies précédé d’une ample introduction érudite, intitulé Egypte, Nubie, Palestine et Syrie2 : « sorte d’incunable où la photographie et la typographie se sont côtoyées pour la première fois »3 : c’est le pan scientifique du voyage. Et un récit de voyage plus classique, Le Nil4, rédigé sous forme épistolaire et adressé à Théophile Gautier, que Du Camp situe avec autorité dans la lignée des grands récits de voyage romantiques : c’est le pan proprement littéraire.

Pourtant, si l’album photographique prétend d’abord être un ouvrage destiné aux historiens et aux archéologues, un ouvrage d’érudition et de science, et si le Nil se veut au contraire un récit de voyage de tradition romantique, les deux œuvres communiquent. L’agencement du texte historique, du texte littéraire et de la photographie forme un ensemble plus complexe que ce partage des savoirs qui les divise à première vue. Il suffit de lire le début de l’Egypte, Nubie, Palestine et Syrie pour comprendre que cet album est plus qu’un inventaire de données historiques à l’usage des savants :

Alexandrie. – « On raconte, dit Strabon, comme un présage de la prospérité future de la ville, ce qui arriva lorsqu’il s’agit d’en tracer le plan sur le terrain. Les architectes marquaient la ligne d’enceinte avec de la craie ; cette substance vint à manquer ; le roi arriva dans ce moment ; alors les administrateurs des farines livrèrent aux architectes une partie de celles qui étaient destinées aux travailleurs, et l’on s’en servit pour tracer les divers alignements des rues. Ce qui fut, dit-on, interprété à bon augure. »

Etrange, ce début du premier album de voyage photographique ; et à la fois incontournable. Comme si une « histoire de trace » s’imposait pour commencer la nouvelle ère de la communication par la photographie. Et Maxime Du Camp de continuer :

Le présage ne fut pas menteur ; Alexandrie devint une des villes les plus importantes du monde antique ; son port reliait l’Europe à l’Asie ; elle eut des palais, des temples, des cirques, des théâtres, des académies et d’immenses nécropoles ; au temps d’Auguste, elle avait sept cent mille habitants ; ses rois s’appelaient Dieux et donnaient à leurs fils le nom des astres. Mais des religions nouvelles ont surgi du sein de l’humanité, des races d’invasion sont venues, le temps a fait son œuvre ; les temples, les palais, les théâtres ont disparu ; le port s’est comblé ; le phare, une des sept merveilles du monde, s’est égréné pierre à pierre, et de l’Alexandrie d’autrefois il ne reste plus qu’une colonne debout et deux obélisques5.

Ainsi la trace originelle dessinée sur le sol avec de la farine s’est perdue, et avec elle les palais, temples, théâtres et nécropoles qu’elle avait fait naître, redevenus à leur tour traces, ruines que le voyageur cherche à rebâtir du moins mentalement. Maxime Du Camp suit ces traces parvenues à lui par-delà les siècles, chargé de l’encombrant matériel du photographe, occupé à saisir les vestiges sur la plaque sensible pour les changer une dernière fois en un nouveau type de traces : les images photographiques, plus durables, espère-t-il (et avec lui tout le XIXe siècle), que les grandeurs disparues de l’Antiquité. La photographie, poudre argentée qu’impressionne le soleil, vient remplacer cette autre poudre, blanche aussi, mais trop éphémère, que la légende plaçait aux origines. Une trace devenue ville redevient trace. Et cette trace à son tour sera trace de trace en devenant photographie.

Si la légende fondatrice d’Alexandrie figure en début d’ouvrage n’est-ce pas pour situer la photographie au terme du déclin qui transforme les villes en poussière ? et peut-être au début d’un nouvel élan ascendant, qui va rejouer la légende de fondation de la ville ? Une trace nouvelle est produite, qui se situera à l’origine d’un processus de reconstruction, de restauration, de « reconstitution exacte ». La photographie crée un monde parallèle, réplique de l’original. Elle fige le mouvement destructeur et marque un temps d’arrêt dans l’évolution naturelle des choses. Pendant un instant seulement les deux mondes correspondent, mais insensiblement ils s’écartent, le travail de dégradation se poursuit tandis que l’image reste immobile. La reconstruction s’opérera alors mentalement, avec l’image comme point de départ, image qui par magie aura le don d’être plus réelle que le réel, car immuable et révélatrice de détails que l’œil ne saura voir que par sa médiation.

Du Camp insiste sur le processus de « ruinification » – qui n’est autre que le mode de fabrication des traces archéologiques – comme n’étant pas œuvre achevée, mais se poursuivant inexorablement depuis l’époque de gloire de la ville et jusqu’à la fin des temps. On quitte alors l’univers de la légende : quelques repères pour remonter le temps esquissent dans la suite du texte le déclin d’Alexandrie de ses premiers fondements à ses ultimes vestiges. L’histoire nous est livrée en quelques lignes, emblématique de toutes les cités antiques, jalonnée de personnages témoins qui, telles les figures étalon servant à mesurer l’espace sur les photographies, marquent ici le temps de la destruction. Du Camp, voyageur lui-même arrivé sur les lieux en un moment assez avancé de cette évolution vers le néant, peut espérer figer les choses sur image avant de tenter de remodeler les formes pour leur rendre quelque chose de leur allure d’autrefois. Passant des « étaient encore » aux « n’existent plus », des « autrefois » foisonnants aux « maintenant » désertés, on aboutit à un constat de manque : « On marcherait longtemps sur cette terre autrefois couverte d’édifices sacrés avant de trouver leurs traces » ; et plus loin : « De toutes ces villes, de toutes leurs merveilles, il ne reste plus rien ».

Après un début fantasmatiquement riche, le thème de la destruction revient, obsédant au fil de l’album ; et son revers, la trace. Si le temps, la nature et les hommes ont fait table rase du monde antique, celui-ci est à recréer à partir d’indices. La destruction est telle que seules les plus malfaisantes des créatures, scorpions, chacals, hyènes, chauve-souris animent encore des lieux jadis prospères. C’est un univers sans hommes. Dans les photographies, le même désert, décoré quelquefois d’un humain étalon, forme creuse, fût-elle celle de Flaubert. L’homme n’est là que pour mieux signifier que sa place est ailleurs, alors que là, dans l’immobilité des ruines, il risquerait fort de perdre lui-même la vie.

Entre l’album et le récit de voyage le lien se crée naturellement à travers ce faisceau de thématiques communes : la quête de la trace, la destruction, la mort. C’est ce que Du Camp ramène de cet Orient dont il ignore à dessein le foisonnement de mouvements et de couleurs qui fait l’étonnement de Flaubert. Rien d’un feu d’artifices dans les images de Du Camp. Et cela ne tient pas uniquement aux contraintes techniques de la photographie à ses débuts. L’Egypte de Du Camp est un monde immobile : son mouvement est dans l’imperceptible progression des forces de destruction. Armé de l’appareil photographique, médiateur entre lui et monde, il se donne cet œil supplémentaire pour essayer de capter des réalités autres que celles qui viennent à lui dans l’immédiateté du quotidien. Il laisse échapper la vie dans ses manifestations éphémères pour se tourner vers un monde fantôme, fait de traces d’existences depuis longtemps disparues, de momies et de tombeaux. C’est l’univers de la mort que regarde Du Camp avec une attention qui dépasse le banal intérêt des voyageurs pour les usages funèbres des anciens. Et lorsqu’il s’éloigne des lieux abandonnés de l’Antiquité, c’est souvent pour se retrouver dans d’autres déserts, non moins éprouvants pour le regard que les éblouissements kaléidoscopiques de son ami :

Autour de la colonne, sur un terrain pierreux et désolé, s’étend un cimetière arabe qui ne ressemble en rien aux incomparables champs des morts que tu as vus à Smyrne, à Scutari, à Constantinople, à Brousse et dans presque toutes les villes turques. Ici point de cyprès, point de sycomores, point de tourterelles, point de tombes en marbre de Marmara ; mais une nudité stérile, une terre grise, laide et fatigante aux yeux, des sépulcres tous semblables, en briques et en pisé, et, dès le soir, les miaulements plaintifs des chacals toujours affamés de cadavres. Si l’on remue les pierres, on verra s’agiter des scorpions ; de grandes chauves-souris y volent au coucher du soleil. (Nil, p. 78. Je souligne.)

Lorsque le voyageur pénètre dans les entrailles de cette terre aride à l’extérieur, il la découvre de surcroît vidée de sa substance propre, saturée des « débris de momies, des langes pulvérisés de vieillesse », devenue « poudre impalpable », « âcre poussière des momies », menaçant de momifier à son tour tout organisme vivant s’y attardant imprudemment. Avançant dans les méandres de la terre « par ondulations comme une couleuvre », réduit à se comporter comme ces animaux néfastes qui seuls peuplent encore le sol, le voyageur doit se garder de se voir soudain pétrifié :

Lorsqu’on relève les yeux on aperçoit un spectacle horrible.

Un cadavre encore couvert de sa peau est assis sur une roche arrondie ; il est hideux. Il étend ses bras comme un homme qui bâille en se réveillant ; sa tête, rejetée en arrière et convulsionnée par l’agonie, a courbé son cou maigre et desséché. Son nez pincé, ses yeux démesurément agrandis, son menton crispé par un effort surhumain, sa bouche tordue et entr’ouverte comme un cri suprême, ses cheveux droits sur le crâne, tous ses traits contorsionnés par une épouvantable souffrance lui donnent un aspect effroyable. Cela fait peur ; involontairement on pense à soi. Ses mains ratatinées enfoncent leurs ongles dans la chair ; le thorax est fendu ; on voit les poumons et la trachée-artère ; lorsqu’on lui frappe sur le ventre, il résonne sourdement comme un tambour crevé. Certes, cet homme était plein de vie lorsqu’il a été pris par la mort ; sans doute, il s’est perdu dans ces couloirs obscurs, sa lumière épuisée a fini par s’éteindre, il a en vain recherché sa route en poussant de grands cris que nul n’entendait ; la faim, la soif, la fatigue et la peur l’ont rendu presque fou ; il s’est assis sur cette pierre et il a hurlé de désespoir jusqu’à ce que la mort fût venue le délivrer. L’humidité chaude, les exhalaisons bitumeuses l’ont si bien pénétré, que maintenant sa peau est noire, tannée, impérissable comme celle d’une momie. (Nil, p. 233)

Cette momie contemporaine figée malgré elle dans la posture de sa mort fonctionne comme memento mori pour le voyageur trop avide de savoir ce que ces souterrains recèlent.

A suivre de près les traces de l’Antiquité, c’est à des champs de morts que le voyageur aboutit, et là, un mort d’aspect plus mort que les autres, parce que saisi en plein mouvement et momifié par surprise, provoque un retour sur soi. De la trace légendaire d’Alexandrie au cadavre des grottes de Samoun, Du Camp parcourt toutes les possibilités que le passé lui offre pour se constituer une mémoire prenant racines dans la lointaine fable d’origine et se poursuivant jusqu’à soi. C’est sur la rencontre avec son alter ego momifié que se clôt la prospection de Du Camp dans les entrailles du monde passé. Comme il le dira à Gautier à la fin de son texte, le reste de son voyage se fera en « terre ferme », et la formule prend tout son sens lorsqu’on l’a vu évoluer dans les territoires mouvants des momies.

Et la photographie ? Ce qui frappe dans les photographies de Du Camp après avoir lu ses textes, c’est que cette omniprésence de la mort en Egypte est soigneusement camouflée dans les images. La mort matériellement si présente par ses cadavres multiplement disposés sur le chemin des voyageurs, n’y figure qu’en tant qu’absence. L’absence de vie ne signifie qu’en creux la présence de trop de morts. C’est que cet univers photographié, certes mort, privé de la vie minimale qui pourrait y paraître mais qui n’y paraît jamais, est néanmoins un monde lisse, nettoyé de tout aspect effroyable. C’est un monde nu. Ce n’est pas un monde terrifiant.

C’est un choix délibéré que de ne montrer aucune momie d’ibis, de chien, d’humain surtout dont la terre regorge ou qu’aligne au grand jour le Grec Rosa, que Du Camp va visiter dans le désert de Thèbes, solitaire commerçant de momies qui inspirera Gautier pour le personnage d’Argyropoulos dans le Roman de la momie :

J’entrai dans la cour de sa maison ; trente ou quarante momies dépouillées s’adossaient le long des murs. Leurs membres noirs et décharnés, leurs traits tirés, leurs lèvres grimaçantes, amincies et collées contre des dents blanches, leurs yeux pleins de charpie, leurs cheveux roussâtres et hérissés, leurs narines écornées, leurs bras tordus, leurs jambes infléchies et cagneuses, leur thorax défoncé, leur ventre effondré, leurs doigts ratatinés, tout leur corps suant le bitume liquéfié par le soleil leur donnait un aspect sinistrement grotesque et ridiculement terrible, qui faisait à la fois rire et trembler. Un coup de vent s’éleva, s’engouffra par la porte ouverte et renversa une des momies. Elle tomba avec un bruit sec, le front contre une pierre ; un fragment se détacha de la tête, je la ramassai, c’était l’oreille droite. On redressa le pauvre squelette, on l’appuya de nouveau contre la muraille en ayant soin de le caler avec un bâton. (Nil, p. 202)

Aucune représentation de la sinistre habitation du Grec et de ses momies ne nous est montrée. La photographie de la nécropole de Thèbes montre un paysage désert, un terrain en pente tourmenté et aride, dont le seul événement est constitué par une enfilade de plusieurs ouvertures dans le creux de la colline. L’image est prise à distance, on ne voit que les minuscules entrées noires de ces grottes qui abritent leurs morts. Il ne reste au lecteur qu’à s’imprégner de l’atmosphère générale puis à porter son imagination à l’intérieur des grottes pour se figurer le fascinant ou épouvantable spectacle que l’image ne fait qu’effleurer. Ces trous silencieux et un peu lointains sont une invitation au voyage, en même temps qu’une interdiction pour le lecteur de voir de ses propres yeux. Il ne reste dès lors qu’à se rabattre sur le texte qui prend lui-même comme point de départ l’image :

Une ligne si droite, qu’elle semble tracée au cordeau, sépare les champs inondés et cultivés des sables qui s’entassent en pente douce sur les derniers mamelons de la montagne. Ces terrains, couverts de petits monticules, désolés, brûlants, ont été fouillés de fond en comble pour livrer les trésors qu’on cherchait dans leur sein. Au-dessus d’eux, la montagne s’élève sillonnée de sentiers grisâtres, coupée de vieux pans de murailles abattus, miroitante sous le soleil, visitée par les chacals et les hyènes, recélant dans ses flancs des milliers de momies, nue, lépreuse, sans un arbre, sans une plante, sans un brin d’herbe, silencieuse et sinistre. L’ouverture des grottes sépulcrales tachent de trous noirs ses parois rosées par le soleil ; les lignes majestueuses de ses crêtes arrondies se découpent sur le ciel ; on sent partout comme une fade odeur de bitume desséché. (Nil, p. 201)

Du Camp lui-même est obligé de procéder par défaut pour décrire sa photographie. Il semble plus aisé de dire ce qui manque que ce qui est vraiment. Outre la teinte rosée, les nuances de gris et de noir sont bien celles de la photographie. Ici texte et image se juxtaposent, du moins jusqu’à l’évocation de l’odeur. Puis le lecteur est privé de l’immédiateté visuelle. L’image n’en dit pas plus, elle ne contient qu’allusivement l’univers qui s’ouvre au-delà de ces ouvertures noires qui pour le spectateur sont autant de fermetures. C’est parce que le lecteur sait que, derrière ces fenêtres obstruées, il y a plus que ce que le photographe a bien voulu montrer, qu’il peut laisser voguer sa fantaisie : aidé par ce qu’il sait déjà, par ce que le texte lui dit, par ce que l’image évoque, il reconstruit une réalité sienne. Suit une brève incursion à l’intérieur de ce mytérieux monde souterrain, puis, plus développée, l’anecdote du Grec Rosa que Du Camp cache aux regards. Est-ce parce que l’univers fantomatique du sinistre marchand de momies échappe à la représentation photographique que Gautier pourra s’en emparer pour en faire un personnage de roman ? C’est sans doute ce que dirait Flaubert pour lequel la précision photographique ne peut que nuire au subtil travail de l’écrivain6.

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1 Le rayon bleu. Journal des photographes, mai 1869, p. 191.

2 Egypte, Nubie, Palestine et Syrie. Dessins photographiques recueillis pendant les années 1849, 1850 et 1851, accompagnés d’un texte explicatif et précédés d’une introduction, Paris, Baudry, 1852, 2 vol. L’album contient 125 photographies.

3 Maxime Du Camp, Histoire et critique, Paris, Librairie Hachette, 1877 ; Dédicace à Roger de Cormenin.

4 Maxime Du Camp, Le Nil (1854), éd. par Michel Dewachter et Daniel Oster, Paris, Sand/Conti, 1987.

5 Maxime Du Camp, Egypte, Nubie, Palestine et Syrie, t. 1, p. 3.

6 Cette communication était le premier crayon de l’un des chapitres de ma thèse de doctorat intitulée Photographie, littérature et voyage au milieu du 19e siècle, soutenue en 1999 à l’Université de Lausanne.