Questions de convergences
Un espace littéraire au croisement de trois histoires
Le projet esquissé dans ces pages s’est concrétisé par l’organisation d’un colloque international (Université de Lausanne, 3-4 juin 1999). Les Actes de ce colloque intitulés « On a touché à l’espace ! » (1900-1930), dirigés par D. Chaperon et Ph. Moret, sont publiés dans Etudes de Lettres, n°1, 2000.
Cette intervention n’aura pas pour ambition de présenter les résultats solides d’une recherche en voie d’achèvement. Ne seront dessinées, au contraire, que les lignes molles d’un projet encore gélatineux1. L’hypothèse qui autorise cette exhibition un peu indécente est, qu’à ce stade, un projet offre certains caractères de transparence qu’il perd par la suite. Comme il serait peut-être outrageant de supposer que des préliminaires méthodologico-théoriques aussi hésitants sont le lot de tous les chercheurs, la première personne du singulier se permettra d’assumer librement ce qui suit. J’ai donc entendu le titre du colloque à la fois comme une demande explicite d’illustration de la relation présumée d’inclusion entre histoire et littérature et, surtout, comme une invitation plus allusive à prendre du recul par rapport à mes choix de recherche. Il fallait bien reconnaître, en effet, que ceux-ci ont toujours porté sur des objets qui mettaient en jeu des textes et leur relation à une histoire. Mais quelle relation ? Et qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
Il est bien rare que je me soucie longtemps, a posteriori, des questions qui ont précédé l’invention d’un projet. Une fois la recherche aboutie, les échafaudages disparaissent, les plans et programmes caducs s’oublient dans les archives, pour faire place à la docte fiction de maîtrise et d’évidence qui figure en règle générale dans les introductions. Il semblait plus efficace afin de tenter de répondre aux deux questions ci-dessus, de s’épargner l’effort d’un recul acrobatique, et de saisir un « choix d’objet » d’étude en train de se faire, à ce moment où l’on hésite encore à s’avancer.
Le projet
Le projet que je tente actuellement de définir porte sur la dimension spatiale, en tant que réserve inépuisable de métaphores, de configurations, de modèles. C’est bien connu : l’espace aide à penser, à représenter, à communiquer. Gérard Genette avait consacré à ce phénomène, il y a longtemps déjà, deux articles de Figures I et Figures II2. « Les métaphores spatiales constituent […] un discours à portée presque universelle »3, écrivait-il en guise de constat préliminaire. Mais il ajoutait en généralisant le propos à des questions de lexicologie : « le vocabulaire d’une époque [est] une forme active, découpant le réel à sa manière propre, significative d’autre chose que son objet, où chaque mot [prend] sa valeur non pas du rapport vertical qu’il entretient avec une chose, mais des relations latérales qui l’unissent à l’ensemble des éléments de son ‘champ sémantique’ »4. Genette poursuivait ensuite une autre piste de réflexion, sans exploiter les conséquences d’une telle redéfinition du problème sur le domaine particulier du champ sémantique de l’espace.
L’usage du corpus de figures spatiales dans la description des phénomènes en particulier esthétiques, poétiques et linguistiques (chez les auteurs, les critiques et les théoriciens de la langue) m’intéresse depuis longtemps5. Mais la question de l’évolution historique du « champ sémantique » de référence, que sous-entend la proposition de Genette, est plus passionnante encore6. Il est évident que la dimension spatiale, si « universelle » et si stable en apparence, a été au cours des siècles (et des deux derniers en particulier) la victime de plusieurs transformations radicales dues autant aux sciences dont elle est l’objet (de la géographie à l’astronomie en passant par la géométrie et la physique), qu’aux arts dont elle est le matériau (de la peinture au cinéma, de la sculpture à la typographie. Mon projet consiste donc à observer les répercussions de ces transformations sur l’usage littéraire des configurations spatiales, et ceci dans un certain nombre de textes choisis pour leur intensité, sans aucune prétention totalisante.
La succession des textes qui devrait ensuite s’organiser en une histoire cohérente (à la fois chronologie et fable critique) est encore incomplète et désordonnée.
La littérature, l’histoire…
Un tel projet a quelque conséquence sur la pratique du chercheur. En effet, le choix d’un objet comme l’espace et son destin de configuration, suppose un minimum de maîtrise d’au moins trois histoires : histoire littéraire, histoire de l’art, histoire des sciences. Il apparaît clairement qu’il faut entendre ici chaque histoire comme un ensemble de faits organisés chronologiquement en une série intelligible, c’est-à-dire mis en intrigue. Dans les trois histoires mentionnées, ces faits ont la particularité d’être des représentations, scientifiques, artistiques et littéraires. Je ne me mêlerai d’intervenir en historien dans aucun de ces domaines : ils constituent un ensemble de savoirs préalables à une opération qui se situe à un autre niveau. Il s’agirait de considérer ces trois histoires parallèles comme étant susceptibles de parfois converger, de rechercher des points de collision où ces représentations, issues de savoirs ou de pratiques différentes, se rencontrent avec un tant soit peu de fracas et de dégâts.
Les textes qui vont servir d’illustrations à mon propos sont donc manifestement situés à des carrefours, carrefours où s’entrecroisent les trois histoires7. Et c’est parfois, paradoxalement, parce qu’ils sont situés là que certains d’entre eux sont peu étudiés. Mais ce n’est qu’un paradoxe apparent, et une petite métaphore routière va nous aider à le comprendre – les métaphores spatiales sont décidément très utiles !
Le carrefour, passé de mode, est remplacé aujourd’hui par le giratoire, merveilleuse trouvaille de nos édiles. Tous les véhicules, quelles que soient leur direction et leur provenance, sont bien obligés de franchir le cœur des carrefours. Le foyer des giratoires, en revanche, sont de charmants espaces verts dorlotés par les jardiniers municipaux, et il serait très mal venu d’y porter la roue, et totalement inutile d’y guetter quelque croisement.
Il semble que les historiens préfèrent les giratoires aux carrefours8, et que certains textes restent marginaux à toutes les histoires précisément parce qu’ils font trop évidemment partie de plusieurs d’entre elles. Sans doute parce qu’ils n’aiment pas trop marcher sur les plate-bandes des autres – qui ne sont finalement les plate-bandes de personne. (Un cas particulièrement fascinant est celui de Salvador Dali, auteur d’une production écrite importante, inclassable et trop peu étudiée9.) Peut-être faut-il prendre le risque d’aller y voir.
J’illustrerai mon propos par l’analyse rapide de trois textes courts, dont le degré d’intrication des représentations et des enjeux est croissant :
– un texte de Baudelaire sur la sculpture
– un texte d’Apollinaire sur la peinture cubiste
– un texte de Dali sur une photographie.
Chacun de ces trois textes mobilise la dimension spatiale dans le but de prôner une attitude esthétique, au sens très large du terme. Tous les trois convergent vers une même volonté de maîtrise sur les phénomènes naturels. Tous les trois exigent de leur lecteur des intérêts qui dépassent le savoir littéraire.
L’ennui (Charles Baudelaire, « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse », Salon de 184610)
On sait, grâce à l’histoire littéraire, à quelle tâche doit, selon Baudelaire, se vouer l’artiste : soumettre le spectacle de la nature à une figure, à un sens. L’autorité de la décision artistique doit remédier au malaise causé par les débordements d’une réalité trop exubérante. Dans le court texte dont il est question ici, qui figure en préambule à une critique de la section sculpture du Salon, Baudelaire met en scène intempestivement ce problème d’ordre général. Il oppose alors non pas la bonne sculpture et la mauvaise (comme il a coutume d’opposer la bonne peinture et la mauvaise), mais la sculpture et la peinture. La sculpture est érigée en véritable repoussoir esthétique et c’est autour des notions de point de vue et de dimension que s’organise la démonstration. En effet, « la sculpture a plusieurs inconvénients qui sont la conséquence nécessaire de ses moyens. Brutale et positive comme la nature, elle est vague et insaisissable à la fois, parce qu’elle montre trop de faces à la fois ». Voilà donc l’œuvre identifiée à la nature parce que le regard du spectateur n’est pas pris en charge par l’artiste, qu’il est déconcerté et déconcentré. L’unicité du point de vue est pour Baudelaire le garant du sens. Au contraire de la sculpture, « la peinture n’a qu’un point de vue ; elle est exclusive et despotique : aussi l’expression du peintre est-elle bien plus forte ». A la brutalité de la nature, le peintre oppose donc sa propre force, alors que le sculpteur ne fait que reconduire la violence des objets de l’univers. En cela, le sculpteur pâtit d’une sorte de fatalité géométrique :
C’est en vain que le sculpteur s’efforce de mettre un point de vue unique : le spectateur qui tourne autour de la figure peut choisir cent points de vue différents, excepté le bon.
Il arrive souvent, ce qui est humiliant pour l’artiste, qu’un hasard de lumière, un effet de lampe, découvrent une beauté qui n’est pas celle à laquelle il avait songé. Un tableau n’est que ce qu’il veut ; il n’y a pas moyen de le regarder autrement que dans son jour.
L’espace fictif de la peinture efface momentanément le réel, alors que la sculpture s’inscrit dans une réalité spatiale et lumineuse qui la domine. Le jour du tableau, après son point de vue, est l’image même de l’autorité intellectuelle du créateur. Tout cela contribue à faire de la sculpture, et c’est la première phrase du texte, un art primitif que même les paysans et les « sauvages », qui restent stupides devant une toile, comprennent et apprécient.
Rien de plus simple que de relier ce texte à ce que l’ont sait des préceptes artistiques de Baudelaire. Cependant, il est utile de le réinsérer aussi dans la longue histoire d’un long débat, dont le Paragone de Léonard de Vinci est l’épisode le plus éclatant. Or si Léonard oppose bien la peinture et la sculpture, il ajoute la poésie au système de leur rivalité afin de repenser la grande question de la hiérarchie des arts. L’opposition établie par Baudelaire n’est-elle pas un moyen implicite de valoriser l’écriture, plus despotique encore que la peinture et plus indépendante envers les dimensions du monde ?
Un détail du texte mérite par ailleurs une explication : le mot Caraïbes répété à cinq reprises. La sculpture est définie comme un art de Caraïbes, c’est-à-dire d’une population plus que d’une région géographique. C’est cependant à l’histoire des explorations qu’il faut se référer pour comprendre l’allusion. Il ne s’agit pas là d’une peuplade primitive comme les autres, puisque de son nom même a dérivé le mot cannibales (dû à une transcription fautive de Christophe Colomb). Depuis lors, le Caraïbe, dans tous les récits de voyages, est synonyme d’anthropophage. On constate que la critique de Baudelaire y gagne quelques connotations supplémentaires qui entrent en résonance avec la critique des œuvres du Salon. Les sculpteurs sont soupçonnés d’un rapport trop gourmand avec la chair humaine : le poète insiste sur le fait qu’ils reproduisent avec une délectation suspecte le moindre poil, le moindre pli et la moindre verrue. Cette chair vouée à la mort et à la putréfaction (voire à la manducation), Baudelaire en a horreur et exige sans cesse qu’elle soit idéalisée. Retrancher le plus de dimensions spatiales possibles à la nature, grâce à la représentation artistique, c’est donc paradoxalement aussi la soustraire au temps.
Ainsi comprend-on mieux cet ennui que Baudelaire dit ressentir face à la sculpture. Ennui qui est la version atténuée d’une hypersensibilité angoissée au temps qui passe.
L’inquiétude (Apollinaire, « Sur la peinture », Les Peintres cubistes, 191311)
Le texte d’Apollinaire est habité par la même pulsion de maîtrise que celui de Baudelaire. En témoigne cette première phrase du texte : « Les vertus plastiques maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée ». A quoi le poète ajoute que trop d’artistes sont encore esclaves du mystère et qu’« il est temps d’être les maîtres ». C’est pourquoi « le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur conféreront la gloire d’exercer aussi et momentanément leur propre divinité ». Qu’importe en effet que ce despotisme (comme aurait dit Baudelaire) soit fictif et provisoire, le peintre doit donner les moyens à l’humanité de s’émanciper de sa situation et de sa mortalité. Il s’agit donc de devenir « inhumain » en adoptant un point de vue qui permette d’embrasser tout à la fois le temps et les trois dimensions de l’espace. C’est là qu’Apollinaire fait référence à la quatrième dimension issue de spéculations mathématiques et géométriques de la seconde moitié du XIXe siècle. Les peintres cubistes ont en effet « médité les ouvrages de science » et se sont servi de ces théories comme d’une « expression utopique » afin de se représenter le but qu’ils recherchaient. Rappelons rapidement que la quatrième dimension est mentionnée dans les textes fondateurs de la théorie du cubisme mais aussi dans les écrits de Duchamp et de Malévitch, entre autres12. Cette théorie, née autour des années 1910, se popularise grâce à un feuilleton de Gaston Pawlowski, un ami de Jarry et d’Apollinaire, intitulé Voyage au pays de la quatrième dimension13. Mais les vulgarisateurs de la fin du XIXe siècle s’en étaient déjà préoccupés ainsi que quelques auteurs de science-fiction14.
Il nous importe surtout de souligner que si Baudelaire voyait dans la bi-dimensionalité de la toile peinte une figure de la maîtrise, c’est parce l’homme, vivant dans trois dimensions, ne peut en voir que deux, que des surfaces. Les peintres cubistes, quant à eux, en imaginant que leur point de vue se situe dans une quatrième dimension, simulent la vision simultanée des trois faces d’un objet. C’est donc le regard d’un être à quatre dimensions qu’ils tentent de reproduire sur leur toile, ou dont ils tentent de donner un équivalent. Constatons que chez Baudelaire et chez Apollinaire, le désir de maîtrise passe par la soustraction ou l’addition d’une dimension :
Jusqu’à présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne suffisaient aux inquiétudes que le sentiment de l’infini met dans l’âme des grands artistes. Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens, ne se sont proposés d’être des géomètres. Mais on peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l’art de l’écrivain. Or, aujourd’hui, les savants ne s’en tiennent plus aux trois dimensions de la géométrie euclidienne. Les peintres ont été amenés tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition, à se préoccuper de nouvelles mesures possibles de l’étendue que dans le langage des ateliers modernes on désignait toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension15.
L’ennui de Baudelaire devient ici clairement de l’inquiétude. Les peintres cubistes, si l’on en croit Apollinaire, se guériraient donc de cette inquiétude causée par le spectacle du monde, en commençant par l’aggraver.
La folie (Dali, « Psychologie non-euclidienne d’une photographie », 193516)
Pendant la période surréaliste j’ai souhaité créer l’iconographie du monde intérieur, le monde de merveilleux, de mon père Freud, j’ai réussi. Aujourd’hui, le monde extérieur – celui de la physique – a transcendé celui de la psychologie. Mon père, aujourd’hui, est le docteur Heisenberg17.
C’est ainsi que Dali schématisait sa carrière de peintre. Cependant, dans ses écrits, la période surréaliste et la période de « l’archangélisme scientifique » ne s’opposent pas aussi nettement. Dans un numéro de Minotaure, en pleine phase d’élaboration de la méthode paranoïaquecritique – dont Breton reconnaîtra l’énorme influence qu’elle a eu sur le groupe – Dali décrit une photographie, sans faire le moins du monde référence à son expérience de peintre. Confronté à un détail incongru de ladite photographie, il se lance dans un étonnant manifeste anti-euclidien et anti-kantien.
Détournez, je vous en prie (même si cela est contre votre propre volonté), vos yeux du centre hypnotisant de cette photographie [le visage de l’homme], et dirigez-les avec une précaution expectante vers son coin gauche inférieur, car là, juste au-dessus du trottoir, vous pourrez observer avec stupeur, toute nue, toute pâle, toute pelée, immensément inconsciente, propre, solitaire, minuscule, cosmique, non-euclidienne, une bobine sans fil.
Cette bobine devient pour Dali le symbole de tous les détails incompréhensibles du monde, y compris de tout symptôme surgi de l’inconscient, bref de tout ce qui, dans l’univers, fait deviner que les catégories de l’intellect humain sont inadaptées. Or cette bobine ne saurait demeurer dans l’insignifiance :
Cette bobine sans fils réclame en effet, et à grands cris, une interprétation, […] car cet objet fait appel, une fois visible, une fois découvert, à une solution logique qui permette une réduction partielle du phénomène délirant, flagrant, incompréhensible qu’il pose. Car vous tous, chers lecteurs (je le pense et j’en suis sûr), vous serez en parfait accord avec moi pour affirmer que, de cette silhouette de déchet livide et précis qui est celle de la bobine en question, et à cause des circonstances concrètes qui déterminent sa présence, le moins que nous puissions dire est qu’il s’agit d’une « chose folle ».
Mise en demeure de signifier quelque chose, la bobine est ensuite emportée dans une aventure allégorique où elle joue le rôle de « l’intuition pure », déchet de la philosophie de Kant, mise à la porte des temples du temps et de l’espace, qui se retrouve sur un trottoir devant la porte d’une maison de passe (ainsi qu’en témoigne la photographie), puisque « la théorie de la relativité nous apprend qu’il n’y a pas d’espace ni de temps absolus et que seule l’union du temps et de l’espace a une signification métaphysique ».
Maintenant l’intuition pure m’apparaît comme étant devenue une espèce de Beauté symbolique de l’authentique « prostitution pure » puisque, chassée progressivement par ses amants : les sciences particulières, aux-quelles elle réclamait une rétribution empirique que celles-ci ne pouvaient lui payer, et devenue une charge trop lourde, surtout après les premiers aveuglements que comportent ces sortes de liaison, elle a fini par rester sans un fil, et pure, nue, pelée, comme la bobine que nous sommes en train de considérer. Cette bobine, je le répète, lisse et neuve, jetée au coin de la rue de la psychologie, n’est pas seulement le symbole du dernier fil de l’intuition pure, la fille légitime de Kant, elle est plus que cela, elle est l’absence même de ce fil, cette absence de fil qui est la bobine pelée : mais si minime et débile soit-elle, elle n’accepte plus cette immobilité antipersonnelle, anti-anthropomorphe de l’absolu métaphysique, elle est là, et de telles insignifiances sont de celles dont nous, surréalistes, avant tout, avons appris à écouter les sollicitations, celles que les rêves nous révèlent comme caractérisant avec le plus de violence notre temps, notre vie. Ce sont exactement ces bobines sans fil, ces objets déplorables d’insignifiance qui, en ce moment, nous font perdre à nous, surréalistes, le plus et le meilleur de notre temps, et le plus et le meilleur de notre espace, car nos œuvres et nos maisons sont la preuve matérielle et tangible de l’encombrement envahissant de tels objets et de la multiplication des sollicitations stridentes de ceux-ci, car ils réclament à coup de trompette, de leur situation inaperçue, leur évidente réalité physique.
La psychologie n’est que le comportement humain vis-à-vis de cette physique.
Ce n’est pas le lieu de rendre compte de l’importance dans l’œuvre de Dali des références aux théories de la physique moderne. Précisons toutefois qu’il semble suffisamment informé pour que l’on ne se contente pas de taxer ce formidable discours de fatrasie.
L’article de Minotaure parvient bel et bien à mener de front au moins quatre projets : celui de donner un exemple d’application de la méthode paranoïaque critique à une photographie, celui d’ajouter un chapitre aux manifestes du surréalisme, celui – et je n’en ai pas parlé – de critiquer la peinture métaphysique de Chirico et surtout celui de produire un véritable conte philosophique, en transformant en personnages et en décors des concepts aussi abstraits que les catégories kantiennes et les propositions de la physique relativiste. Science, peinture, philosophie, photographie, psychologie : toutes les représentations tournoient, s’entrechoquent et finalement parviennent à produire du sens, à réduire l’insignifiance de la présence indéniable et inquiétante d’un minuscule objet du monde. La bobine, en effet, n’est pas sur ce trottoir par hasard. La « chose folle » ne l’est plus grâce à l’interprétation paranoïaque.
Manifeste paranoïaque critique
Ces trois textes, brièvement commentés ci-dessus, ont en commun de confier aux configurations spatiales le soin de régler la question de l’incongruité du face à face entre l’homme et les objets du monde visible. Mais ce n’est pas seulement à cause de cette convergence thématique que je les ai choisis, ni seulement parce qu’ils mettaient en jeu des références aux trois histoires dont j’ai parlé.
Les trois auteurs, allergiques à l’insignifiance des phénomènes qui se présentent à eux, tentent de réduire l’ennui, l’inquiétude ou la folie qui les guettent.
Il n’est pas difficile de transposer ces réactions en songeant à celles qui s’emparent parfois du chercheur confronté aux phénomènes littéraires « qui réclament à grands cris une interprétation ». Entre le despotisme de Baudelaire, la divinité fictive d’Apollinaire, et le délire de Dali, je serais tentée de choisir le dernier18. Deux définitions, d’abord19 :
Paranoïa : Délire d’interprétation comportant une structure systématique.
Activité paranoïaque-critique : méthode spontanée de connaissance irrationnelle fondée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes.
Bien sûr on peut être rassurés par quelques adjectifs (connaissance irrationnelle, ou interprétations délirantes) et ne plus se sentir concernés. Il ne viendrait pas à l’idée d’un universitaire de relier, par exemple, la structure de la corne du rhinocéros et celle d’un tableau de Vermeer, même en passant par le postulat de lois morphologiques invariantes. Mais l’inquiétude renaît quand, au nom de la paranoïa-critique, Dali s’étonne que l’on n’ait pas encore mis en rapport la peinture de Vermeer et l’invention du microscope, nées dans la même ville de Delft, au même moment20. Car il se trouve que ce rapport est maintenant dûment scruté en histoire de l’art21.
Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, magnifique résultat de la méthode d’interprétation paranoïaque-critique22, me paraît ainsi être le modèle, à peine la caricature, de la bonne recherche : celle qui parvient à convaincre de la pertinence d’un réseau d’interprétations issues parfois d’intuitions véritablement délirantes, celle qui parvient, en dépit de la triste vérité, à donner un supplément de sens aux activités humaines.
Pour terminer sans plus de mélancolie, je me contenterai de voler sa conclusion à une conférence de Dali23 :
Et moi, après ma communication de ce soir, je crois que, vraiment, pour avoir pu passer de la Dentellière au Tournesol, du Tournesol au Rhinocéros et du Rhinocéros au Chou-fleur, il faut vraiment avoir quelque chose dans le crâne.
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1 Manière d’annoncer qu’il sera ici question, entre autres, de Salvador Dali.
2 Respectivement « Espace et langage » (1966) et « La littérature et l’espace » (1969).
3 Gérard Genette, « Espace et langage », Figures I, Point Seuil, 1976, p. 105. Cet article rend compte de l’ouvrage de Georges Matoré, L’Espace humain, 1962.
4 Gérard Genette, art. cité, p. 105.
5 Je me permets de renvoyer à mon ouvrage Jean Cocteau, La chute des angles (PUL, 1991), qui était précisément l’étude d’une série d’« obsessions géométriques » chez un poète.
6 On se lasse vite d’être un chasseur de métaphores dans des enclos monographiques. D’autre part, on s’effraie d’avoir à rivaliser avec Les Métamorphoses du cercle de Georges Poulet.
7 Il est entendu que cette triade est arbitraire. Elle est fondée à la fois sur le choix de l’espace comme objet d’étude et sur mes propres compétences. Avec un peu de courage, on y adjoindrait avec profit l’histoire de la philosophie.
8 Si je prends ce risque, c’est que la littérature me semble être à la fois l’objet d’une histoire particulière, mais aussi le lieu où les représentations issues des autres histoires sont susceptibles d’être réappropriées et interprétées. C’était là l’objet de ma communication au précédent colloque de la relève, je me permets d’y renvoyer (« Etre ou ne pas être idiot. Pour une histoire des représentations singulières », La Crise des théories, Etudes de lettres, oct.-déc. 1995.)
9 Affirmation exagérément péremptoire : voir Alain Grosrichard, « La Langue de Dali », Regards sur Minotaure, la revue à tête de bête, Musée d’art et d’histoire, Genève, 1987, p. 121-138.
10 Charles Baudelaire, « Salon de 1846 » [Section XVI], Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1976.
11 Guillaume Apollinaire, « Sur la peinture », Les Peintres cubistes, Hermann, 1980.
12 Voir Jean Clair, « L’échiquier, les modernes et la quatrième dimension », Revue de l’art, n° 39, 1978, p. 59-68.
13 Le feuilleton parut dans la revue Comœdia, dont Pawlowski était le directeur. Il fut édité ensuite en volume aux éditions Fasquelle.
14 Voir par exemple La Machine à explorer le temps de Wells.
15 Il est intéressant de remarquer ici la comparaison entre géométrie et grammaire. A l’heure où on ne sait pas encore trop en quoi consiste la « poésie cubiste » il faudrait peut-être y réfléchir. D’autre part, si l’on se réfère au stupéfiant texte de Pawlowski, et surtout à son introduction, on se rendra compte que la quatrième dimension est à la fois la résidence de Dieu et celle de l’humoriste. Autre piste qu’il serait passionnant de suivre.
16 Salvador Dali, « Psychologie non-euclidienne d’une photographie », Minotaure, n° 7, 1935. Repris dans Oui 2, L’archangélisme scientifique, Denoël/Gonthier, 1971, p. 50-55.
17 Salvador Dali, « Manifeste de l’antimatière » (1958), Oui 2, p. 143.
18 L’humour tel qu’il est théorisé par Pawlowski paraît être aussi une très bonne méthode.
19 Salvador Dali, « La conquête de l’irrationnel », Oui 2, p. 61.
20 Salvador Dali, « Aspects phénoménologiques de la méthode paranoïaque-critique », Oui 2, p. 132-141.
21 Voir Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre, La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1990 [1983].
22 Salvador Dali, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963.
23 Salvador Dali, « Aspects phénoménologiques de la méthode paranoïaque-critique », Oui 2, p. 141.