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Écriture et actualité

Michel Butor : Le Génie du lieu

Patrick SUTER

Université de Genève

Les pages qui suivent visent à explorer, dans la série de cinq volumes intitulée par Michel Butor Le Génie du lieu, un mode particulier de prise en charge de l’histoire par la littérature. Elles permettront peut-être de montrer comment, dans cet ensemble de livres, la littérature met en lumière certains des ressorts fondamentaux des discours de l’histoire, ou de son écriture, ou encore de sa transmission, et comment elles constituent elles-mêmes une heuristique1 permettant un questionnement de l’histoire. Paradoxalement cependant (mais on verra qu’il n’en est rien), cette interrogation est opérée à partir d’une problématique de l’actuel, du contemporain, de l’histoire immédiate. Non pas que la « petite histoire » du quotidien (si tant est qu’elle soit petite), soit plus importante que l’Histoire avec un grand H, mais que l’une et l’autre ont sans doute partie liée : dans Le Génie du lieu comme dans L’Emploi du temps, que commente Jean Rousset, « le passé n’est pas isolable du temps où l’on s’en souvient »2, et, dans tous les cas, le présent de l’énonciation n’est jamais sacrifié au profit du passé : « L’attention de Michel Butor se porte essentiellement sur le monde actuel ; tous ses ouvrages se passent ici et maintenant […] »3.

Selon Michel Butor, la modernité, pour un écrivain, présuppose le fait de savoir que d’autres, auparavant, ont écrit. Cette reconnaissance des écritures antérieures semble constituer une pétition de principe dont le postulat serait le suivant : écrire aujourd’hui nécessite une écriture autre que celles utilisées dans le passé, qui tienne compte des écritures du passé sans cependant les réitérer.

La modernité nécessite donc que soit prise en compte l’actualité. Toutefois, cette actualité n’est pas seulement ce qui s’oppose au passé mais ce qui, venant après le passé, peut amener à le reconsidérer à partir d’un aujourd’hui assumé comme tel, et ceci sans que plane le moindre soupçon de nostalgie par rapport à d’autres époques historiques, ou même par rapport à d’autres situations d’énonciation (même si Butor avoue qu’il éprouve parfois une sorte de nostalgie « géographique »4). C’est dans cette perspective que l’actuel se présente toujours, chez Butor, comme étant tout empli de passé, comme en étant l’héritier. Le méconnaître équivaudrait également à méconnaître le présent.

L’actualité, dans Le Génie du lieu, pose donc la question des rapports entre le présent et le passé, et, par conséquent, la question de l’histoire, et, plus précisément, la question des différents types de discours qu’il est possible de tenir sur l’histoire. De façon plus générale, elle interroge les manières qu’a le discours de constituer l’histoire.

Je n’évoquerai pas le premier tome du Génie du lieu, qui n’est guère approprié à mon sujet, ni le « sixième », qui n’est inscrit que marginalement dans la série5. Si j’aurai à parler des quatre volumes parus chez Gallimard dans la collection blanche, je mettrai l’accent plus spécialement sur Boomerang et sur Gyroscope, qui constituent respectivement le troisième et le cinquième ouvrages de la série. Rappelons seulement que si le premier volume est consacré au bassin méditerranéen, le deuxième (), s’ouvre sur l’ensemble de l’hémisphère nord, que le troisième (Boomerang), dépasse vers le sud, l’Australie et le Brésil, que le quatrième parcourt le monde entre Genève et Paris comme lieux de transit, et de là se love vers le Japon et le Mexique, pour finalement passer dans Gyroscope, pour une bonne part, en Chine, et s’ouvrir même vers l’espace intersidéral.

Précisons encore qu’il s’agit ici d’un travail en cours, et incomplet (mais toute lecture, à propos de Butor particulièrement, ne peut qu’être incomplète6). Il comprend deux volets : le premier porte sur l’inscription en général de l’actualité dans Le Génie du lieu, le second, plus particulièrement sur le rôle qu’y joue la presse. Cette seconde partie, plus technique, pourra donner l’impression que la problématique est quelque peu laissée de côté. Mais il ne s’agit que d’un détour, dans lequel sont glânées des informations qui ne sont peut-être pas inutiles.

Inscription de l’actualité

Quatre domaines, me semble-t-il, peuvent être distingués quant à l’inscription de l’actualité dans Le Génie du lieu. Il s’agit, tout d’abord, de la situation même d’écriture, soit de ce qui se passe au moment même où l’écrivain écrit (tables, stylos, etc.). Ensuite, de façon un peu plus élargie, Le Génie du lieu fait place à la vie quotidienne en général de Butor (conférences, déplacements, « emploi du temps »).

Cette vie quotidienne permet de rencontrer un troisième type d’actualité : celle des pays que Butor visite au long de ses voyages, et dont il note certains aspects.

Mais l’actualité, chez Butor, n’est jamais donnée directement. Au contraire, elle n’apparaît qu’à travers des séries de médiations, d’intermédiaires (avions, journaux, etc.). Or, cette actualité des médiations est constamment mise en scène dans Le Génie du lieu.

a) Actualité de l’écriture et de la vie quotidienne

En ce qui concerne l’actualité du moment même de l’écriture, on peut repérer toute une série de notations la désignant de manière spécifique. Butor par exemple note expressément, dans , qu’il exerce, à tel instant donné, le métier de commis voyageur en culture française, qu’il écrit dans telle chambre, invité par telle université, et que, de la fenêtre de la chambre où il travaille, telle montagne est visible, ou encore que, lorsqu’il évoque en France des lieux certes lointains, aux Etats-Unis ou en Corée, il entend couler un gave depuis sa fenêtre, ou peut voir des chaussettes sécher sur un fil à linge, dans le jardin sur lequel donne son bureau. Qu’est-il dit, à travers ces notations, sinon que c’est toujours une écriture prise dans une actualité qui est constitutive, par un travail du langage, d’une représentation du monde ? Ces notations, apparemment référentielles, désignent avant tout, paradoxalement, le travail de l’écriture.

Non pas que la référentialité soit écartée, comme elle a pu l’être chez Mallarmé, ou, du moins, dans certaines lectures de l’œuvre de Mallarmé, mais que référentialité et travail littéraire ne sont pas pensés comme un couple antithétique. Dès lors, rien n’empêche le référentiel de surabonder. Et, d’ailleurs, conjointement à ces notations qui concernent la situation de l’écriture, Butor évoque un certain nombre d’actes qu’il accomplit en vue de la réalisation de son travail (banals, non transposés, en quelque sorte) : conférences, dîners et réceptions, mais aussi achats de divers objets (de vêtements, par exemple, dans Boomerang), repas pris dans des restaurants universitaires, etc. Est dite non seulement l’actualité du moment de l’écriture (laquelle pourrait être considérée dans d’autres systèmes littéraires comme « extraordinaire », relevant d’une épiphanie), mais le quotidien, exprimé comme tel, d’une vie (celle de Butor) qui, bien qu’elle n’ait pas été entièrement banale, est présentée ici comme n’ayant rien d’autre que d’ordinaire.

On le voit, donc, nulle volonté ici d’effacer le contingent, et nulle nécessité de ne l’intégrer qu’en le transposant. On comprend le gain que peut constituer une telle attitude : ainsi peut être pensée une poétique de la totalité. Butor aime citer la phrase d’Henri James, selon laquelle « un écrivain, c’est quelqu’un pour qui rien n’est perdu ». Phrase qu’il commente en précisant que, « […] dans un roman, tout peut entrer »7. Il y a donc ici choix d’une référence forte, insistante et matérialiste, caractéristique peut-être (j’anticipe un peu sur mon propos) de ce que Régis Debray appelle une attitude « médiologique »8.

b) Les pays visités

Lorsque Butor voyage, c’est tout naturellement l’actualité des pays visités qui apparaît. Notons que, contrairement à la pratique courante du journalisme, ce qui est retenu n’est généralement pas du domaine de l’événement, ce qui signifie que Butor opte pour une actualité non événementielle. Il décrit plutôt, disons, des phénomènes d’une relative longue durée, s’intéresse aux habitudes des peuples qu’il découvre plus qu’à des faits précis. Son regard est celui d’un ethnologue ou d’un sociologue, non celui d’un reporter. Ainsi, par exemple, note-t-il que les Indiens de Zuni, aux Etats-Unis, boivent du pepsi-cola, ou que telle communauté nationale (polonaise ou chinoise, ou autre) habitant dans telle ville américaine, lit tel journal publié expressément pour elle, ou encore que l’alcool est pratiquement interdit en Utah, état mormon. Dans ces exemples9, l’actualité, considérée dans cette perspective ethnologique, permet de mettre en évidence le fait que le politique a lieu, pour une très grande part, dans le quotidien le plus banal, et de montrer, à travers ce quotidien, quels rapports les peuples entretiennent entre eux. Est renversée ici la notion de pureté : les peuples « purs » sur le plan ethnique, représentants d’autochtones « autentiques », sont néanmoins ouverts à la société occidentale (ils ont adopté plusieurs de ses coutumes), tandis que la prétention à la pureté morale et religieuse semble dénoncée comme une illusion : celle des Mormons de l’Utah, qui vont jusqu’à interdire le port de la barbe à leurs professeurs, équivaut en réalité à un repli sur soi, à un cloisonnement par rapport à d’autres modes de vie.

c) L’actualité médiate

Mais, quant à la question de l’actualité, il est un domaine auquel Butor semble accorder une attention tout à fait privilégiée : il a trait aux médiations, auxquelles est accordé un rôle extrêmement important. Le Génie du lieu doit bien sûr être compris comme une tentative de représentation de la Terre, même si l’Afrique noire en est absente, et un nombre considérable d’autres pays. Cependant, Butor insiste sur le fait qu’une telle représentation ne saurait avoir lieu de manière immédiate. Au contraire, les conditions de description de la Terre passent par une nécessaire étude des médiations, dans la mesure où tout événement et tout discours nous parviennent par des intermédiaires qui ne sauraient être neutres sur les plan idéologique et stratégique10. Il s’agit donc de réfléchir aux moyens de communications que connaisent les hommes de XXe siècle finissant, de mesurer leur rôle, et de ne pas en être dupes. D’où l’importance, chez Butor, des « réseaux aériens »11 des aéroports, par exemple. D’ou son insistance sur la publicité, vecteur de changements de comportement tant individuels que sociaux.

D’où aussi son insistance sur la matérialité des textes, qui entraîne le lecteur à penser que les récits ne sont jamais que des représentations, et n’entrent pas nécessairement dans un ordre qui serait de vérité. Si bien qu’il est possible ici de compléter ce que je disais plus haut du problème de la référence : Butor, en optant pour une référence forte, n’en pratique pas moins, mais par un tout autre biais, ce que les années soixante-dix appelaient la dénonciation de l’illusion référentielle. Car la facture très particulière des livres du Génie du lieu, la large utilisation des procédés du collage, ainsi que le travail typographique, amènent le lecteur à s’interroger sur sa propre appréhension du texte, sur les opérations qu’il effectue au moment même de sa lecture. La représentation du monde lui parvenant à travers un déchiffrement forcément problématique (il doit choisir des ordres, des cheminements à travers des archipels de textes, il se perd lors de ruptures, les relations entre les différentes pièces dont sont consitués ces « quilts » ne sont pas évidentes, mais doivent être construites), le Génie du lieu s’avoue comme étant lui-même un intermédiaire devant rendre possible non seulement une réflexion sur le monde, mais aussi sur notre lecture du monde. Cette dernière est en effet encline sans cesse à se figer dans une ipséité sclérosante, quand l’essentiel semble au contraire d’ordonner de manière nouvelle la diversité, l’ordre actuel étant pour une bonne part fondé sur des injustices et des exclusions, et comprenant du désordre, du chaos. L’essentiel est donc, au sens fort, d’ouvrir le livre : la médiation, se sachant telle, permet dès lors de déjouer l’idéologie, occupe un rôle positif et nécessaire dans notre construction du monde. Tout se passse comme si, pour, Butor, il ne saurait y avoir de politique qui ne prenne en charge une « politique des transmissions ».

Peut-être convient-il, afin d’éclairer ces propos, de réfléchir quelque peu au rôle qu’occupe, dans Le Génie du lieu, le procédé absolument central du collage. Dans la perspective qui nous intéresse, le collage permet avant tout l’inscription d’une simultanéité, qui amène à des rencontres dans le même livre – et, souvent, sur la même page, ou double page – de pays très différents, de fragments de textes aux thèmes très divers, de types de discours absolument divergents (des poèmes, par exemple, côtoient des notices ethnographiques, etc.). Cette simultanéité a pour fonction d’empêcher qu’aucun lieu soit isolé, qu’aucun récit puisse être considéré comme un méta-récit12, dans la mesure où il y a toujours, dans le voisinage de tel ou tel texte, un autre texte qui peut contredire le premier. Cet effet de simultanéité ne concerne pas seulement l’actualité immédiate : son emploi est élargi au traitement de l’histoire en général. Dans Gyroscope, les notices historiques qui entourent les poèmes chinois se présentent sous forme de synopsis, où sont mis en parallèles des événements appartenant à des civilisations qui n’avaient, à l’époque, aucun contact ou presque, et que nous avons sans doute encore tendance à considérer comme des univers clos :

« Docteur en 744, il accompagne deux généraux dans les guerres de l’Asie centrale.

En 759 victoire de Pépin le Bref sur les Sarrasins à Narbonne.

En 762 fondation de Bagdad par le calife abasside Al Mansour.

La même année l’empereur Daizong succède à Suzong.

En 772, par la mort de son frère Karloman, Charlemagne demeure seul héritier de Pépin le Bref. (p. 113 de la section intitulée ‘Porte chiffres’) ».

C’est qu’il s’agit ici de ne pas s’enfermer dans un lointain orient poétique et mythique qui se situerait, en quelque sorte, hors histoire, mais de marquer fortement les situations historiques, et par analogie, celle du lecteur, lequel est, le plus souvent, héritier de l’histoire européenne : c’est ainsi que peut être non pas pensée une histoire de la terre, mais indiquée sa nécessaire élaboration.

Au risque sinon, là encore, de retomber dans les exclusions que connaissent toutes les époques. En effet, cette simultanéité, ces « synopsis », si l’on veut, se retrouvent dans la série intituée Nouvelles Indes galantes de Boomerang :

« Au milieu des ancolies et des harpes la guerre ».

De quoi s’agit-il, dans cette juxtaposition de la guerre et des fleurs (poétiques) ? De démystifier l’opéra du XVIIIe siècle, dont traite largement cette série, de le sortir de son lieu théâtral clos – et, de ce fait, situé « hors cité » –, de dénoncer son aristocratie, d’insister sur le fait qu’il n’existe malheureusement que d’exclure le monde et de s’enfermer dans sa mondanité. La simultanéité, qui rend actuel le divers et permet de dire l’exclu des mondes idéaux et homogènes, permet ainsi, de manière simple, de présenter un discours critique sur l’histoire, ou d’amener le lecteur à le construire.

Presse et actualité

Il me paraît stratégique, afin d’aller plus avant dans cette étude de l’actualité dans Le Génie du lieu, d’interroger le médium qui est par excellence à même de transmettre l’actualité, c’est-à-dire la presse.

La presse joue dans Le Génie du lieu un rôle important de deux manières au moins : sur le plan générique, d’une part, et sur le plan thématique, d’autre part. Ce sont ces deux plans que je vais examiner successivement.

a) Aspects génériques de la presse

Sur le plan générique, la presse intervient tout d’abord en tant que modèle, même si ce modèle est lui-même retravaillé et profondément modifié : Gyroscope a, selon Butor, la forme d’un écran de télévision13, et, d’ailleurs, le livre tout entier est présenté sur quatre colonnes qui sont appelées « canaux », si bien que le lecteur circule entre les textes comme en zappant sur une télévision. Butor, par ailleurs, affirme avoir monté ces textes « comme un journal »14. L’organisation de la page de journal – et du journal dans son ensemble – sert donc ici de base à la composition de l’ensemble du livre, et il m’apparaît à peu près certain que ce qui est ici valable pour Gyroscope l’est également pour l’ensemble de la série du Génie du lieu, à partir du deuxième volume, Où.

Le journal servant de modèle au Génie du lieu, il lui prête plusieurs de ses caractéristiques majeures. Et, tout d’abord, il lui lègue sa « pluri-textualité », laquelle est omniprésente dans Le Génie du lieu. Si bien que sont sans cesse actualisés sur la page des textes appartenant à des registres différents, et que tout type de texte est virtuellement passible d’être intégré à l’un des volumes de la série, comme c’est à peu près le cas dans un journal. (Un journal, en effet, constitue entre autres un « recueil d’articles en tous genres, de publicités, de proverbes du jour, etc. »)

Le journal, par ailleurs, transmet au Génie du lieu sa discontinuité. Or, que cette discontinuité soit très importante dans la lecture des journaux, tout lecteur le sait, qui interrompt souvent un éditorial continuant (par exemple) en page 22, pour lire d’abord un autre article de la « une ». Mais, dans le cas du Génie du lieu, cette discontinuité est largement amplifiée, pour atteindre à un paroxysme dans Gyroscope, où non seulement les pages sont discontinues dans la mesure où elles présentent chacune des canaux totalement hétérogènes les uns par rapport aux autres, mais où les textes présentés dans ces canaux sont, eux aussi, sans cesse interrompus, si bien que toute lecture est sans cesse contrainte à des ruptures thématiques extrêmement fortes.

J’ai évoqué jusqu’ici les aspects formels que Le Génie du lieu emprunte, sur le plan générique, au journal. Mais le journal « cède » également ses modes de production, dont une simulation apparaît peu à peu à la lecture du texte, lequel n’est en quelque sorte plus tout à fait immobile sur la page, mais est pris dans une sorte d’« effet rotative ». Effet qui découle, me semble-t-il, de l’utilisation de quatre procédés au moins, qui ne sont pas tous utilisés à la fois, mais qui, tous, concourent à l’inscription, dans les différents livres, de deux éléments extrêmement importants de notre société industrielle : la technique et la vitesse.

Le premier procédé consiste, dans Boomerang, dont je vais ici plus spécialement parler, à supprimer les majuscules, en début de texte, et la ponctuation à la fin. Ainsi est sans cesse suggéré le fait qu’il y a un avant du texte et un après, et que, de ce texte, nous ne lisons jamais qu’une partie, la visible, comme dans ces chaînes rotatives dont je parlais plus haut, quand elles défilent devant qui les regarde. Le deuxième procédé, peu employé, entraîne la répétition, exacte ou presque, de textes déjà lus précédemment, comme si l’on avait ici affaire à un même texte plusieurs fois imprimé sortant d’une machine d’imprimerie, ou encore (pour suivre les comparaisons induites par la lecture du texte) comme les manchettes de journaux que l’on retrouve, semblables, en différents lieux d’une promenade urbaine. Le troisième procédé, proche, d’ailleurs, du deuxième, mais beaucoup plus fréquemment utilisé, consiste en l’utilisation de moules syntaxiques, d’une part, typographiques, d’autre part, qui rappellent certes l’écriture journalistique (dont certains types de formulation sont récurrents (dans les titres, par exemple) ainsi que sa disposition typographique, avec ces listes de mots (de constellations stellaires, tantôt, tantôt d’instruments de musique et de plantes) qui défilent au long des pages, dans plusieurs séries de textes, sous forme de titres courants, telles des bandes de papier qui se dérouleraient devant lui. Enfin, les transitions entre les fragments de textes qui s’entrecroisent au long des pages s’effectuent au moyen d’adjectifs articulaires15, c’est-à-dire qu’il suffit qu’apparaisse un adjectif de couleur (ou, parfois, un mot notant la transparence) pour que nous soyons confrontés à un autre texte que celui que nous étions en train de lire, reprenant une séquence dont nous avions déjà lu des fragments auparavant. De sorte que les transitions sont ici parfaitement mécaniques, et que le livre est presque une machine industrielle, parlant de l’actualité avec la technologie de l’actualité.

Cependant, tout en convoquant une telle technologie, un livre comme Boomerang dépasse nettement le cadre des procédés actuels de la presse – et non seulement sur le plan thématique, en évoquant les aborigènes, par exemple – pour inclure en son sein des formes de presse beaucoup plus anciennes. L’industriel permet d’inclure du non industriel, et c’est, dès lors, l’inscription, à travers la série intitulée « Courrier des Antipodes », de la lettre, laquelle a constitué, au XVIe siècle en tout cas, une forme primitive des journaux tels que nous les connaissons aujourd’hui16. Mais c’est aussi, surtout, l’inclusion d’un ancêtre de la presse, non imprimé, celui-ci, l’ouï-dire, ou la relation orale, celle qui date d’avant même l’invention de l’écriture : après des séries de texte, les incises du type « disent les gens d’Oenpelli » (p. 26), « disent les gens d’Yrcalla » (p. 91) sont particulièrement fréquentes, et l’on a affaire alors aux « on dit » des tribus anciennes, et à une presse (si tant est qu’il soit encore possible de parler de presse17) résolument archaïque.

Quelles sont les conséquences du rôle majeur qu’occupent, dans le programme générique de Boomerang et des autres livres du Génie du lieu, le journal et la presse en général ? Elles me semblent être principalement au nombre de deux. Un tel programme induit tout d’abord une dialectique entre le livre et le journal, laquelle amène le lecteur à prendre conscience du fait que tous les textes traditionnellement tenus pour littéraires (les poèmes chinois de Gyroscope, par exemple) peuvent être considérés comme des documents parmi d’autres : tout texte est dès lors historiquement daté, émane d’un lieu précis, dans la mesure où il est placé, même lorsqu’il est d’ordre littéraire et poétique, à côté d’autres textes à option nettement référentielle. Mais, inversement, tout texte à but référentiel apparaît, confronté à d’autres textes, comme une fiction.

A ce premier mouvement dialectique s’en ajoute un autre, intervenant entre l’actuel et le passé, dans la mesure où Le Génie du lieu crée un système d’échos entre divers types de presse, divers types de relations d’événements, où le plus actuel est en quelque sorte vu dans le contre-jour du plus archaïque.

b) Aspects thématiques de la presse

Si la presse, dans Le Génie du lieu, constitue un modèle générique, elle tient également un rôle important sur le plan thématique, dont je voudrais noter, en cette fin de parcours – et à grands traits trop rapidement esquissés – quelques aspects. De façon générale, on pourra remarquer que Butor retient de la presse non pas l’événementiel, mais le récurrent. Nulle allusion aux faits politiques qui surviennent en Australie ou aux Etats-Unis (pays que visite Butor dans ces livres) – et encore moins en Chine : Butor note du journal non pas l’extraordinaire, mais le quotidien réitéré. Il y a tout d’abord les rencontres de Butor avec la presse, les interviews qu’il s’agit de donner (aux journalistes australiens, essentiellement). Mais il y a aussi ces types de textes qui font saliver le lecteur, les faits divers, et les petites annonces à sujet matrimonial ou érotique. A propos des faits divers, l’attitude de Butor dans Transit A est d’ailleurs symptomatique : de ceux qu’il aurait souhaité utiliser pour ce roman (dont il ne nous présente que des traces) où aurait été mise en scène « la violence dans les rues de la ville actuelle », il aurait, dit-il, éliminé les dates (p. 78), comme si, justement, l’événement que constitue le fait divers au moment de son actualité était à effacer pour laisser place à ce qu’il comporte seulement de typique. Quant aux petites annonces australiennes, dont Butor remarque, dans les journaux qu’il inventorie, le classement alphabétique caricaturé, où la lettre A est généralement triplée de manière à attirer l’attention du lecteur, elles apparaissent dérisoires par rapport au problème historique majeur de la relation entre les aborigènes et les autres Australiens. Cependant, Butor, en ne pointant que les petites annonces, le futile, en quelque sorte, montre que la presse, en tant qu’institution, n’est pas tant le médium qui permet d’être informé des problèmes du monde (ou, en tout cas, pas seulement), mais un médium qui, bien souvent, permet d’échapper au politique. On comprend dès lors que ce soient avant tout les faits divers et les annonces matrimoniales qui retiennent Butor : ainsi peut-il être montré que le journal ne relie pas au réel, mais, au contraire, paradoxalement, et pour une part sans doute aussi importante, coupe le lecteur du réel, ou, en tout cas, peut l’en éloigner, par la fascination que peut suciter des textes basés sur des scénarios réitérant la fantasmatique commune. La presse voile autant qu’elle dévoile, mais la diction du voile est alors révélatrice, sur le plan ethnologique, du moins. Chez Butor, d’ailleurs, l’étude de la presse s’inscrit dans une perspective avant tout sociologique, le sociologique étant ici un intermédiaire obligé permettant de penser, peut-être, le politique.

Limites de l’entreprise : L’actualité et l’Asie

Malgré les possibilités suscitées par la poétique du Génie du lieu quant au traitement de l’actualité, les sections consacrées à la Chine et au Japon laissent perplexe. Certes, du Japon, Butor nous dit à plusieurs reprises qu’il n’arrive pas à en parler, inscrivant en quelque sorte dans l’œuvre la résistance qu’oppose le monde à sa représentation. Mais voici que, dans Transit et dans Gyroscope, tout se passe comme si cette résistance tombait : ainsi, dans Transit, le Japon abonde, à travers des descriptions de tableaux de peinture classique et de certains monuments célèbres (la villa Katsura, par exemple), et la Chine est largement présente dans Gyroscope, essentiellement dans une sorte d’anthologie de poèmes anciens.

A propos du Japon, Butor avait cependant eu un autre projet, qu’il voulait, semble-t-il, inclure dans Boomerang : « […] j’ai amené avec moi une petite feuille sur laquelle il y a l’esquisse suivante : le Génie du Lieu trois, Boomerang : la Fête en mon Absence, Bicentenaire Kit, Braisîle (carnaval et processions), Australie (journal de Brisbane), plus Nice et Genève » (p. 96). Du volet « transistors » (qui devait évoquer, sans doute, la modernité du Japon), rien n’est dit dans Le Génie du Lieu, et, malgré le fait que les poèmes chinois de Gyroscope soient aux yeux de Butor d’une « brûlante actualité », tout se passe comme si ces anthologies sur l’art japonais et la poésie chinoise servaient de masque à l’impossibilité de saisir une actualité véritable de l’Asie.

Mais cette non inscription de l’actualité de l’Asie pose un problème, qui découle de la poétique même du Génie du lieu. Formulons la question en ces termes : qu’est-il possible d’intégrer dans une telle œuvre ? Tout, probablement : c’est-à-dire : tout texte. Mais encore faut-il se demander si tous les types de textes peuvent intervenir de la même façon. On le sait, l’entreprise de Butor, depuis Mobile en tout cas, a consisté à créer une prosodie nouvelle qui, basée sur des contraintes inédites, soit capable de dépasser les règles de la poésie traditionnelle. Avec le résultat suivant : en quelque sorte, dans cette poétique, l’accentuation ne s’effectue pas prioritairement au niveau des syllabes, et le rythme ne dépend plus des sonorités ni de l’organisation des accents et des contre-accents : les accents, depuis Mobile, portent sur des séquences entières de texte, et leur rôle est plus évident au niveau de la macro-structure qu’au niveau de la microstructure.

Mais voici que, dans Gyroscope, sont intégrés des poèmes chinois, non seulement dans une ou des traductions, mais encore retravaillés par Butor. Or, ce qui frappe, à la lecture de ces textes, en certains passages, en tout cas, c’est leur manque de teneur formelle : la lecture glisse parfois (sans être attirée par le retour des vers), s’achoppe au contraire sur des vers trop longs, ou trop courts (par rapport au contexte rythmique dans lesquels ils interviennent) : la qualité poétique (j’entends ici : le travail du vers) est déniée au profit d’une quantité de textes dont la valeur originale à tendance à se perdre, mise simplement au profit d’une difficile inscription de la Chine dans l’œuvre. Le détail n’est guère travaillé, le vers, en tant qu’art artisanal (portant sur le matériau phonique et graphique) est traité avec négligence.

Or il semble que soit perdue ici ce qui faisait la spécificité propre de chacun des poèmes, leur actualité propre (inscrits sur des stèles, sur des rouleaux, copiés dans un patient travail calligraphique). Si bien que la limite de l’« actualité machine » du Génie du lieu pourrait bien se situer dans le fait qu’emporté par la mécanique, l’œuvre ne puisse plus intégrer un travail artisanal. Le risque, tragique pour Butor – qui se rêve ambassadeur des cultures – est que son œuvre souffre d’un phénomène d’uniformisation. Le travail de Butor est ici, me semble-t-il, devant une question majeure.

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1 Sur le rapport entre heuristique et écriture chez Michel Butor, cf. Michel Leter, « Ce que nous attendons de Michel Butor et Henri Maccheroni », Le Génie du lieu 6, Alessandro Vivas, s.l., 1991, p. 66-79.

2 Jean Rousset, Narcisse romancier, Paris, José Corti, p. 28.

3 Jean Roudaut, Michel Butor ou le livre futur, Paris, Gallimard, coll. « Le chemin », 1964, p. 80. Souligné dans le texte.

4 Curriculum vitae, entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, Paris, 1996, p. 231.

5 Le cinquième volume (Gyroscope, autrement dit Le génie du lieu, 5 et dernier) semble exclure toute possibilité de continuation. Le Génie du lieu 6 est par ailleurs publié chez un autre éditeur, a paru bien avant le cinquième, et même avant le quatrième : son statut ne peut être que particulier et mériterait une réflexion que je n’entreprendrai pas ici.

6 Cf. Jean Roudaut, op. cit., dernière page du texte.

7 Curriculum vitae, op. cit., p. 83.

8 Cf., par exemple, Manifestes médiologiques, Paris, Gallimard, 1994.

9 Il y en a certes d’autres, dont le rôle pourrait sans doute être analysé différemment.

10 Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler l’importance des médias et des moyens de transports lors des conflits armés. Ce n’est sans doute pas pour rien que la « mass communication research » est née d’une réflexion sur le rôle des médias lors de la Première Guerre mondiale (Cf., à ce propos, Armand et Michèle Mattelart, Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1995, p. 18).

11 Lesquels ont fourni à Butor le titre d’un livre paru en 1962 : Réseau aérien : texte radiophonique, Paris, Gallimard.

12 Sur cette méfiance à l’égard des métarécits, cf. Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, Paris, Minuit, coll. « Critique », p. 7. Lyotard cite d’ailleurs Mobile (qui, après l’abandon du roman qui suit la parution de Degrés, marque l’origine de toute la seconde période de Butor, et sans lequel Le Génie du lieu, à partir d’, n’aurait certainement pas été réalisé comme nous pouvons le lire aujourd’hui), qu’il considère comme une « expression littéraire désormais classique » du nouveau statut des cultures qu’il entreprend de décrire (p. 11).

13 Cf. Libération du 14 novembre 1996, « Livres », p. III.

14 Ibid.

15 A propos des adjectifs articulaires, cf., pour plus de précisions, Retour du boomerang, op. cit., où le procédé est clairement explicité.

16 Sur l’histoire de la presse avant l’ère industrielle, cf., entre autres : Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou : Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, tome 1 : Des origines à 1814, 1969 ; Giuliano Gaeta : Manoale di giornalismo, Trieste, Istituto nazionale per la storia del giornalismo : – I. Dalle origini alle prime gazzette, 1970 ; Georges Weil : Le Journal. Origines, évolution et rôle de la presse périodique, Paris, La Renaissance du livre, coll. « L’évolution de l’humanité », 1934.

17 Il me paraît légitime d’en parler dans la mesure où l’importance du journal dans Boomerang peut provoquer une sorte d’attraction sur des textes dont l’effet « presse » ne serait pas ressenti dans un autre contexte.