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Trois écrivains face à la fin de l’Autriche-Hongrie

Canetti, Krleža, Andric

Jasna ADLER

Université de Genève

D’emblée, pour les trois écrivains, l’histoire constitue un champ essentiel de l’écriture. Autobiographie, commentaires et essais sur son époque constituent le matériau de l’écrivain autrichien Elias Canetti1. Les personnages de Miroslav Krleža2, écrivain croate, se déploient sur fond de trame historique : Première guerre mondiale, monarchie des Habsbourg, puis, Yougoslavie d’entre-deux-guerres. Ivo Andric3 s’est notamment vu décerner le prix Nobel pour son roman-chronique, Le pont sur la Drina. L’histoire constitue donc, pour les trois écrivains l’essence de l’écriture. Les questions qu’ils posent permettent ici de réfléchir à l’interaction entre histoire et littérature, sans chercher à les comparer dans l’ensemble de leur œuvre.

Contemporains à peu de choses près, ils ont chacun une histoire à dire sur la fin de l’Empire des Habsbourg. Y a-t-il recoupement entre ces trois visions ? Tous trois ont été citoyens de l’Empire : Canetti était Viennois d’adoption, Krleža de Zagreb, et Andric originaire de Bosnie. Dans quelle mesure cette vision de l’Empire est-elle « nationale » ?

Si la fin de l’Empire4 constitue bien le sujet central de cette comparaison, les années qui la suivent posent la question, plaçant Canetti de côté, d’une comparaison entre deux écrivains désormais yougoslaves, Krleža et Andric. Comment s’inscrivent-ils dans le nouveau cadre politique et historique ? Souvent cités comme porte-paroles de l’Etat créé à l’issue de la Grande guerre en tant qu’avocats de l’union yougoslave et de la fraternité entre ses peuples, n’y aurait-il pas entre eux des nuances de taille ?

Imbriqués dans l’histoire de par leur manière de concevoir l’écriture, ces deux écrivains prendront également part à la vie politique. L’histoire est matériau littéraire, mais aussi légitimation de la mémoire étatique. Comment l’écriture conditionne-t-elle le rôle politique ?

Mais avant cela, revenons à Canetti.

La culture viennoise et son rayonnement : périphéries et centre

Elias Canetti, écrivain autrichien, est l’exemple même du rayonnement de la culture viennoise. Né en Bulgarie, dans une famille juive séfarade il dit : « Il y aurait beaucoup à dire de l’influence de l’Autriche sur nous, à l’époque reculée de Roustchouk déjà »5. Rayonnement matérialisé au travers des journaux, de la langue allemande véhiculaire, de l’éducation et des études suivies à Vienne même pour des citadins qui en étaient fort éloignés, comme c’était le cas de ses parents. La langue est le pivot essentiel de ce rayonnement, l’allemand étant à la fois langue de culture et langue familliale privilégiée, aux côtés du judéo-espagnol.

La guerre fait découvrir à Canetti, ou plutôt à sa mère, « la haine entre les nations ». Franchir des frontières en temps de guerre (en 1915) s’avère être une entreprise délicate, selon le passeport que l’on détient. Curieusement, c’est avec un passeport turc qu’ils franchissent la frontière roumaine où ils sont accueillis avec rudesse par les douaniers. Une valise s’étale sur les quais sous les ricanements des fonctionnaires : l’incident est symbolique, mais il permet à Canetti de conclure : « Je venais d’un pays en guerre mais je ne voulais pas le savoir ; c’est pendant ce voyage de retour que je commençais à comprendre que la haine entre les nations est un phénomène universellement répandu. »6

Si elle ne le confronte pas à la boue des champs de bataille et à la misère, la guerre le touche directement, de plus près. Elle encadre par sa morbidité son histoire familiale : son père meurt après avoir lu dans la presse la nouvelle de l’éclatement de la Première guerre balkanique en 1912. « Au moment », dit Canetti, « de prendre son dernier petit déjeuner, mon père avait consulté son journal et appris – c’était le gros titre du jour – que le Monténégro avait déclaré la guerre à la Turquie ; il avait compris aussitôt que la guerre allait éclater dans les Balkans et que beaucoup d’hommes mourraient. Cette nouvelle l’avait tué »7. La catastrophe collective devient un facteur essentiel, une coupure sur laquelle se construit et se déconstruit l’identité individuelle. L’auto-exploration de Canetti se situe ainsi autour de ces deux dates charnières : le début de la Guerre mondiale coïncida presque avec la mort du père, et sa fin marquera avec la mort symbolique de sa mère, son entrée dans l’âge adulte. Les drames collectifs chez Canetti se transposent dans des incidents intimes, comme s’ils n’en étaient qu’un artefact. L’histoire collective se transpose en histoire, personnelle, réfléchie, et analysée dans ses ressorts psychologiques.

La guerre finie, sa mère, dit-il, « se sentait presque responsable, pour ne pas dire coupable, de ce qui était arrivé à Vienne comme si c’étaient ses convictions personnelles qui avaient causé le malheur de la ville ». Effectivement, « elle avait souhaité la défaite des empires centraux étant persuadée que ces derniers avaient déclenché la guerre ». Entre l’Empire, la guerre, l’histoire et l’individu se tissent des liens organiques. Epargnés par les souffrances de la guerre, de la faim et du danger qu’elle a entraîné pour les Viennois, les Canetti n’en sont pas moins marqués de manière fondamentale par ses ramifications et ses conséquences. Ce lien, pour Canetti, est évident. « Je commençais à comprendre, confusément il est vrai, que l’ébranlement de sa santé, de sa force d’âme, de la claire conviction qui l’avait poussée à se vouer à nous, n’était pas sans rapport avec l’issue d’une guerre dont elle avait ardemment souhaité la fin, une fin qui n’en marquait pas moins la ruine de l’Autriche. »8

Il lui faut donc revenir à Vienne, port d’attache et lieu même de l’identification parentale. Le retour, après un séjour en Suisse, s’impose aussi pour des raisons matérielles. « Nos meubles » y étaient déposés ; mais surtout « nos livres ». Cœur symbolique que ce véritable trésor ; mais l’attraction qu’exerce Vienne en 1919 est avant tout d’ordre sentimental, immatériel : « il y avait tant de bonne raisons d’y retourner », dit Canetti. La nécessité du retour s’impose, notamment par « la sensation qu’il y avait quelque chose comme un devoir à remplir, une question qu’on ne parviendrait à élucider qu’une fois sur place. »

La guerre s’inscrit donc dans une histoire familiale et personnelle, s’incruste dans des événements à caractère psychologique et non dans son évidence dramatique. Son père est-il mort par la faute du choc « balkanique » ? Ou n’était-ce pas plutôt une crise cardiaque, à laquelle, si des raisons devaient être cherchées, on trouverait peut-être les tensions entre les conjoints ? De même, si en 1919 la mère veut retourner à Vienne, c’est avant tout pour des raisons pratiques : la guerre leur avait fait opter pour une résidence temporaire en Suisse, la fin du conflit implique le retour au foyer. Que la trame des événements familiaux soit simple ou non, Canetti illustre par sa vision personnelle et transposée une réalité qui se retrouve dans toute l’aire de l’ancienne monarchie, et au-delà : celle d’un bouleversement tectonique causé par la guerre mondiale. Elle s’inscrit comme une faille dans l’histoire, comme la fin monumentale de quelque chose, une déchirure de laquelle émerge un monde nouveau.

C’est la fin de l’Empire. Maintenant, plus que jamais, l’Autriche, se réduit « à la seule ville de Vienne »9. Quant à l’empire lui-même il est occulté par la guerre. La guerre a eu lieu à cause du Kaiser, par la faute de l’Empire : empire et guerre se fondent dans l’esprit du jeune Canetti. Ainsi, pense-t-il, si « les Suisses réussissaient à ne pas se laisse entraîner dans la guerre », c’est « aussi parce qu’ils n’avaient pas de Kaiser »10.

Le passage d’un monde ancien à un monde nouveau se fait par la guerre. Si celle-ci est avant tout souffrance, « elle s’était terminée sur une lueur d’espoir : Wilson et ses quatorze points. » Mais les Traités de paix effectivement signés seront loin de cet idéal wilsonien, qui lui, aurait peut-être permis de mieux oublier la guerre. « A présent », dit Canetti, « c’était la grande déception : Versailles »11. Ce passage de l’espoir à la déception fut rude, particulièrement pour l’ancienne monarchie qui voulut d’autant plus croire à une paix sans injustice qu’elle était elle-même vaincue. « On se représente mal aujourd’hui », dit Canetti, « l’immense espoir qui s’empara alors du monde, y compris, je puis en témoigner, du monde des enfants. » Tant d’horreurs de cette guerre ne pouvaient être dépassées que par un espoir d’une « paix éternelle », dont Wilson fut perçu comme « un porte-parole en qui tout le monde croyait »12.

Krleža voit aussi l’Empire comme cause de la guerre et par un effet de corruption, son histoire n’en devient qu’une longue dégénérescence. Dans son cycle dramatique Les Glembay l’histoire de cette famille met en scène des personnages originaires du temps « obscurci de Marie-Thérèse » et « ayant survécu à toutes les péripéties de l’histoire sanglante jusqu’en 1918 » qui « périssent aujourd’hui éparpillés entre Vienne, Budapest et Zagreb, comme officiers hongrois, employés viennois et naufragés croates, dont un Dr. iuris Slavko Glembay-Agramer qui est devenu membre du parti radical serbe. »13 L’histoire n’est que déchéance, elle a quelque chose d’absurde, de ridicule. Tant dans les prétentions aristocratiques de cette famille modeste devenue noble, que dans sa déchéance, illustrée par l’éparpillement géographique, identitaire et national. Ayant « survécu » à « l’histoire sanglante », les membres de cette famille se retrouvent confrontés à leur insignifiance, comme des incarnations du non-être. Des naufragés croates, dont l’un devient même membre d’un parti nationaliste serbe. L’incohérence de leurs appartenances à quelque chose montre encore le vide de leur existence. De faux nobles, de faux croates. Ce n’est pas tant une réflexion particulière quant à l’identité ou à son contenu historique qui expliquerait ce dénigrement chez Krleža, mais plutôt une vision socialisante de l’histoire comme devant conduire à l’inéluctable dégénérescence de la noblesse. « A partir de la troisième génération l’annoblissement du sang des Glembay » a commencé à se pervertir, pour se transformer, dit Krleža, « deux générations plus tard en anémie (…), crime et suicide »14.

Krleža montre une société cosmopolite, mais surfaite. Les personnages s’appellent la baronne Castelli, le colonel Warronigg, certains mots sont allemands et transcrits parfois phonétiquement, (avec ou sans guillemets), témoignant de germanismes et de barbabrismes en croate : ainsi de la « Kuzine », « fligeladjutant », « Silberbesteck », « état », « vermeil », « fajans »15.

Le cosmopolite n’est pas ici synonyme d’Europe, de culture : c’est au contraire la preuve de l’absence de celle-ci, car pour exister, la culture doit être proche du peuple, d’une âme qui ne peut être que nationale et slave. Car ce Croate de l’Empire, personnifié par le fonctionnaire Glembay, est forcément un traître : pour faire partie de l’élite, et c’est là le seul intérêt de sa vie, ce petit nobiliau qui rêve de grimper les échelons hiérarchiques et sociaux, est prêt à tous les compromis. Comme ce châtelain de petite noblesse qui achète sa nomination au poste de préfet en publiant un article à la gloire des autorités de Budapest : il nie ce qui fait la base des revendications politiques croates face à la Hongrie, c’est-à-dire l’existence d’un droit constitutionnel croate. La Croatie, affirme-t-il dans cet article, « est un territoire hongrois », et elle est « une partie du royaume de Hongrie »16.

Tout ce beau monde ne court qu’après le prestige, les distinctions, des marques visibles de l’ascension sociale : titres, décorations, fonctions. Mais le passé, au lieu d’un apanage glorieux, se transforme chez Krleža en de ridicules appendices : « la comtesse Juliana Draskovic-Erdödy, épouse du maître de Tralostjan, dame de l’Ordre de la Grande Croix Etoilée et fille du commandeur d’honneur, ad honorem, de l’Ordre Royal de Saint-Georges de Bavière, Erdödy de Cakorovec » ; un exemple parmi tant d’autres17.

L’histoire est, dans l’œuvre de Krleža, matière à enseignement, à un discours idéologique, qui illustre et dit la vérité. Ses personnages évoluent dans ce cadre et y dévoilent leur véritable nature. C’est dans un certain sens un discours à double emploi : à la fois discours littéraire avec ses personnages, leurs péripéties, la logique du récit et de l’écriture, et discours historique dans lequel l’action s’empêtre, mais que l’écrivain plante dans les faits et non à titre de décor. S’il lui faut dépeindre le caractère de tel ou tel personnage, son action face à l’histoire servira de révélateur, de procédé narratif, l’histoire se portant au secours de l’acte de création littéraire pour lui conférer sa consistance romanesque. Ainsi, l’œuvre de Krleža foisonne-t-elle de personnages proches du pouvoir, férocement antipathiques et vils, vendus, faussement authentiques. Les Raday, par ex., sont de prétendues incarnations du patriotisme. En fait, « selon la ‘tradition familiale’, les Raday avaient toujours été les ennemis de leur propre peuple, et depuis les jours de Rauch, depuis le premier gouvernement du « Compromis » et du comte Khuen jusqu’aux jours des petits artistocrates Cuvaj et Tomasic, Rakodcay et Skerletz, il s’était toujours trouvé un Raday pour occuper le poste de pair de Hongrie ». Personnages abjects, parce que traîtres à l’histoire nationale. « On débitait de la chair humaine au détail et on la vendait aux étrangers », fulmine Krleža, « et d’après la ‘tradition familiale’ on disait qu’ils ‘défendaient les intérêts et les droits du Regni C.S. et Dalmatiae’… »18.

Trahi par ses élites, aspirées par le modèle social de la Monarchie des Habsbourg, le paysan, le peuple, vivait sous « un voile de deuil ». En 1914, le paysan vit encore « dans le brouillard féodal qui flotte sur nos campagnes »19.

Le villageois se trouve dans une autre catégorie du passé que celle dans laquelle évoluent personnages bourgeois ou grand féodaux. L’un représenterait « l’authenticité », alors que les autres incarneraient la faiblesse parce qu’ayant fait leurs les valeurs de « l’oppresseur ». La campagne éternelle et immuable voit avec mépris ceux qui voudraient se faire passer pour les porte-drapeaux de son identité. En l’absence de héros national et aussi de révolte, la campagne reste digne, car rien n’a d’emprise sur elle. Alors que l’oppresseur étranger (vénitien, austro-hongrois) imprègne durablement la culture des élites, la campagne, imperturbable, voit passer les guerres, les massacres, les Turcs, les mercenaires suisses et espagnols. Sa force, sa dignité, le paysan la trouve dans la stabilité, dans son imperméabilité, dans son ethnocentrisme naturel. L’immuabilité est supérieure au changement et aux accommodements. A la campagne, dit Krleža, « les accouchées mettaient au monde leur enfant seules et coupaient à la faucille le cordon ombilical » (…), « les morts étaient baignés de vin comme aux temps païens. Le fait que le long des côtes de la mer européenne de puissants empires naquirent puis disparurent, que la vie changea de fond en comble – tout cela ne concernait en rien cette vie là, ici. Ou si ! Et l’on batissait alors dans les vallées, des Eglises et des prisons (…). »20

Rien donc de ce passé habsbourgeois n’est à retenir : une vague de guerres après l’autre, un système d’oppression après l’autre. Si Krleža en vient à un constat aussi noir, c’est en grande partie à cause de la Guerre, la Grande guerre, cette « agonie de l’Empire »21. Mobilisé lui-même, il en retire deux impressions majeures : que les Slaves sont tous frères, et que la faute de cette incroyable hécatombe incombe aux Habsbourg. La guerre est pour Krleža une expérience marquante, qui stigmatise le passé impérial.

La guerre fait jaillir la bêtise militaire, la déliquescence de la haute société, et un pays innocent, ravagé, ayant perdu ses repères. Des paysans-soldats de tout l’Empire y rôdent comme des ombres sur un navire privé de gouvernail. Pour effacer la guerre, il faut effacer l’Empire, et une aube nouvelle, un nouveau soleil se lèveront pour le peuple, dit Krleža.

La guerre est destructrice, mais elle éveille le paysan soldat à une nouvelle réalité. Si l’Empire doit disparaître, c’est à cause des nationalités que Krleža conçoit en terme de « classe » et de « race ». Le paysan, fils de la terre, fruit de la boue, reconnaît ses frères chez tous les Slaves, parce que la guerre l’a rapproché encore davantage de la terre boueuse qui colle à sa peau dans les tranchées, et parce que de l’autre côté de la tranchée c’est du russe qu’il entend et qu’il comprend. « Ce panslavisme qu’ils ressentent est un sentiment slave instinctif qui se manifeste dans un sentiment de supériorité. Ce sentiment n’est pas de nature antiautrichienne, ou croate, car le peuple n’est certes pas national dans le sens politique du terme, mais il le fait se sentir fort de Zabok à Vladivostok », dit Krleža. « C’est la conscience de classe d’une couche asservie de la population, qui sert de munition dont « un autre » nourrit les canons affamés, et pour cette raison il déteste cet « autre ». Le paysan, simple soldat, se sent plus proche du troupier du camp adverse, quelle que soit sa nationalité, que de l’officier ou même du soldat d’une même nation22.

Liés par la solidarité slave, les soldats le sont aussi par opposition à ceux qui commandent, aux bourgeois (« porc de bourgeois », dit Krleža), à tous ces représentants du pouvoir et de l’Empire. Et c’est l’Empire qui exige leur sang. « Notre peuple croate, ils l’ont appelé défenseur hongrois (domobrani), on leur parle de la défense de l’Empire (…) mais de cette patrie dont ils leur parlent, ils ont fait un abattoir en détruisant leurs foyers. »23

La patrie n’est qu’un vain mot : ni Croatie ni Empire. La patrie c’est la terre-mère slave, hors du temps. Ils savent « qu’ils n’ont pas de patrie », ou que leur patrie, c’est ce monde slave, ce témoin de la ruine inéluctable des empires, celui qui « a vu de ses propres yeux la disparition d’Athènes et de Rome, comme il voit aujourd’hui la ruine de Europe capitaliste »24. C’est l’image d’un monde immuable, éternel, vrai, qui vit comme il a toujours vécu, à l’écart des convulsions européennes. « Toutes ces idéologies européennes ne le touchent en rien ; il boit aujourd’hui comme il buvait il y a mille ans, il laboure la terre d’un socle de bois comme il la labourait mille ans auparavant, il extrait le miel, tisse et aime la femme comme il le faisait il y a mille ans. »

On ne peut donc demander à ce soldat de combattre ses frères slaves, même si l’« instinct d’un peuple soumis aux Turcs, aux Vénitiens, aux Autrichiens et aux Hongrois, charcuté par les siècles longs et sanglants des Balkans » le force à se rendre invisible, insignifiant25.

Mais l’aube nouvelle se lèvera – un jour. En attendant « le paysan de Zagorje se languit, se languit et ne fait que se languir, maudit et jure en lui-même en attendant silencieusement de se faire battre par « monsieur le Lieutenant ». Il sait qu’un jour il vaincra : il « se réjouit malicieusement qu’un jour glorieux tout cela prendra fin, et ce jour là – c’est le seul jour saint dans le calendrier politique du soldat »26.

La lecture de l’histoire que fait Krleža est marxiste : lutte des classes, l’opposition paysans-nantis qui dépasse les conflits de nationalités. Son vocabulaire et son style ne pèchent pas par un excès d’élégance littéraire lorsqu’il s’agit de qualifier les représentants de l’Empire. Ces généraux « entourés de leur suite généralesque » sont « gras, inspectionnants, héméroïdaires »27. Si ce type de qualificatifs ne s’applique pas au symbole même de l’Empire, François-Joseph Ier, ce dernier s’efface dans un brouillard noir et déprimant. « Tout autour le sol est déformé par les sabots et les taupinières ; tout n’est que brouillard de plomb, antipathique, le brouillard infernal d’un printemps triste à mourir, du dernier printemps du grand Pharaon, du Roi hongrois et croate, François Joseph Ier. »28

Si l’histoire condamne ainsi l’Empire coupable de la Guerre, il avait avant une raison d’être, des valeurs. Il y a longtemps, les défilés militaires avaient de la splendeur. « Tous les vieux soldats voyaient la grande parade du 18 août [fête d’anniversaire de l’empereur François Joseph Ier] qui débutait par des coups de canon et finissait sous les lampions, d’un œil romantique. » Ces exercices avaient de la pompe, les salves d’honneur résonnaient tels « de vrais tonnerres. Mais c’était il y a longtemps. »29

Que la Première guerre mondiale ait été l’épreuve capitale de la Monarchie, Krleža le conçoit. « L’Empire des Habsbourg combat pour la vie et a uni toutes ses forces pour maintenir son équilibre (…). Aujourd’hui l’Empire n’est plus un ensemble romantique d’armées héroïques, avec hallebardes et épées ; ce n’est plus aujourd’hui qu’un pauvre destructeur, un cambrioleur, loqueteux et affamé, aux côtes saillantes d’où suintent des plaies sanguinolentes. » L’idéal chevaleresque d’une guerre à l’ancienne est dépassé, cette élite militaire qui dominait l’Europe est finie. « Le romantisme des chevaliers est devenu une aventure industrielle aux grandes proportions, comme le fait de creuser un tunnel ou un canal, et tout ceci ressemble plus à une spéculation boursière qu’à une guerre. »30

On perçoit ici chez Krleža comme l’ombre d’un regret pour le passé si vigoureusement labouré par l’industrialisation guerrière.

Sur la question de la culture en tant qu’héritage de l’Empire, Krleža est aussi clair. Si dans le passé il y a eu des heures de gloire, depuis, la décadence s’est infiltrée partout. L’Empire de 1914 c’est le monde de la petite bourgeoisie avilie par son asservissement et son manque de caractère « authentique », éminemment matérialisé par son cosmopolitisme. La culture se doit d’être populaire, elle doit permettre au peuple d’exprimer son identité profonde. Ce n’est pas que la culture impériale soit inexistante, mais elle s’identifie à une structure sociale désormais déchue.

Quant à la question des nationalités, à la vision que donne Krleža de la convivialité entre populations de l’Empire, elle est ambiguë. D’une part, c’est une société cosmopolite, qui, à la différence du cosmopolitisme glauque des bourgeois, fraternise dans toutes les langues de l’Empire : c’est la fraternité du soldat, du paysan, du pauvre. La langue devient, pour les citoyens de l’Empire et ses écrivains, l’expression d’une joyeuse et fondamentale cacophonie.

Des soldats se retrouvent ainsi dans une baraque servant d’infirmerie durant la Grande guerre et conversent chacun dans sa langue. Curieusement, ils se comprennent, tout en étant émerveillés de leurs différences. Le soldat croate commente la scène : « Ils ont chacun leur Dieu ».

La langue est-elle outil d’identité ? « Mais suis-je devenu fou ? », se demande le soldat croate, lorsque saisi par la douleur il cherche une prière à adresser, et ce sont des mots allemands qui sortent de sa bouche. (« Lieb’ Vaterland, magst ruhig sein, / wir wollen alle Mütter sein – / Treu steht und fest die Wacht am Rhein. »)31

Délibérément, Krleža enchaîne des phrases en italien, en hongrois ; des chants à quatre voix alignant italien, hongrois, allemand ou croate32.

Mais si l’Empire est une fraternité polyphonique en tant qu’ensemble, son microcosme laisse paraître des tensions politiques et nationales, qui ont forcément pour Krleža une raison sociale et économique. La lutte pour le pouvoir, pour le prestige, la volonté de s’inscrire au sein des cercles dirigeants conduisent à des tensions nationales.

De l’Empire à la nation

La réflexion particulière sur l’identité, sur la langue et le sentiment national sont aussi centrales chez Canetti. Mais lorsque Krleža identifie peuple, nation, terre-mère slave, Canetti, en fonction de son expérience de citadin, d’Européen évoluant dans les cercles privilégiés, a un regard détaché de ces contingences identitaires. Rien ne le lie à la terre, au contraire. Son lien avec le passé est constitué par un groupe linguistique, culturel et familial. La patrie est dans ce sens la langue, et elle est par conséquent partout chez elle. L’identité se forge en fonction de la langue ; non seulement comme véhicule de communication, mais aussi comme vecteur d’une culture. Le fait de connaître, de comprendre ou de parler plusieurs langues est constitutif d’une culture protéiforme, hétérogène et dont précisément le caractère mixte constitue l’essence. Lorsque Krleža moque ses protagonistes bourgeois se donnant de l’« Illustrissimus », ou commençant leurs phrases en croate pour les terminer en allemand33, il montre pourtant une même réalité : le pluri-culturalisme, le multilinguisme sont une composante essentielle de la culture de l’Empire. Que ses personnages, illustrations de la haute ou moyenne bourgeoisie d’Agram conversent dans un mélange de croate, d’allemand et de latin, cela exprime aussi le reflet de la culture des lecteurs potentiels de l’auteur. La multiplicité des langues usuelles (Canetti en dénombre sept ou huit « rien que dans notre ville »)34 est aussi le signe de l’identité composite et de la mosaïque européenne d’avant 1914.

C’est loin de Vienne et plus près de Zagreb, en Bosnie-Herzégovine, que se déroule l’action romanesque chez Ivo Andric. Si la Première guerre mondiale constitue le point d’ancrage de la littérature de Canetti et de Krleža, elle prend chez Andric, une autre tournure. Le roman Un pont sur la Drina est une sorte de chronique débutant en 1516 qui prend fin en 1914. La Guerre mondiale ne fait pas l’objet d’un traitement particulier, pourtant, elle est inscrite dans la trame comme si depuis l’arrivée des Ottomans en Bosnie tout devait aboutir au point culminant de son histoire : 1914. Le plus historien parmi les trois écrivains, Andric conjugue d’une manière rare documents authentiques (proclamation de l’annexion en 1908 par exemple), éléments du folklore et légendes populaires serbes, avec la narration. Histoire et littérature forment ainsi un tout, au point que les inventions passent pour la vérité historique, se fondant dans une même réalité.

L’année 1914, dit Andric, fait que « jamais, quoi qu’on dise et quoi qu’on écrive à ce sujet, jamais l’on ne pourra et jamais l’on n’osera raconter tout ce qui se révéla alors au plus profond de la nature humaine, au-delà du temps et en deçà des événements. Qui donc saurait décrire et faire sentir (…) ces frissons collectifs qui secouèrent soudain les masses et qui des êtres vivants se communiquèrent même aux choses, aux paysages et aux bâtiments ? Comment dépeindre ces ondes dont furent parcourus les hommes, d’une peur animale muette à l’exaltation suicidaire, des instincts sanguinaires les plus bas et de la rapine sournoise aux exploits les plus nobles et aux sacrifices les plus sublimes dans lesquels l’homme se dépasse et atteint, l’espace d’un instant, les sphères de mondes supérieurs régis par d’autres lois ? Cela ne pourra jamais être raconté car ceux qui assistent et survivent à de telles choses restent à jamais muets, et les morts, eux, ne peuvent de toute façon pas parler. Ce sont des choses qui ne se disent pas, des choses qui s’oublient. En effet, si elles ne s’oubliaient pas, comment pourraient-elles se répéter ? »35

Cette page semble condenser jusqu’à la vie d’Andric elle-même. 1914 voit le début de la Première guerre mondiale déclenchée par l’attentat commis sur François-Ferdinand à Sarajevo, perpétré par les membres d’une organisation nationaliste serbe dont Andric faisait alors partie. Il y était entré cette année-là. Mu par l’idéal d’unification des Slaves du Sud, il se fait l’écho de cette ferveur et des « sacrifices les plus sublimes » aux-quels il a pris part. Mais pourquoi dit-il que ceux qui participèrent « à de telles choses restent à jamais muets » ? L’histoire de ces événements renfermerait-elle quelque secret indicible ? Il se déduit de ces quelques lignes l’idée d’une histoire refoulée qui doit être oubliée et que l’on s’efforce de faire taire en la poussant vers les affres de l’oubli ; mais cet effort même génère la répétition de l’histoire. De cette guerre en naîtra une autre, dit Andric.

Si Canetti vit dans une culture européenne, dont Vienne est un phare, pour Andric, c’est bien la manifestation « d’un mal » qui est européenne. La Guerre fut, à son déclenchement, un ferment unitaire. A la fin, la cassure irrémédiable incarnée dans la fin de la Monarchie, concerne l’humanité entière. « C’était une période à la frontière de deux époques de l’histoire de l’humanité, et l’on voyait alors plus clairement la fin de l’époque qui arrivait à son terme que l’on n’entrevoyait le début de celle qui s’ouvrait. » La fin de l’humanité en quelque sorte. Mais, entre les lignes, c’est peut-être aussi de son engagement personnel qu’il parle. « Tout ce qui se passait avait encore l’apparence de la dignité et l’attrait de la nouveauté, cet attrait terrible, éphémère et indicible qui disparut à tel point par la suite que même ceux qui l’avaient si vivement ressenti ne pouvaient se le remémorer. »36 Est-ce un aveu ? Andric écrit ces lignes en 1942, après être devenu un écrivain officiel de la Yougoslavie créée en 1918. Du fait de son opposition à la Monarchie, de son engagement pour l’union des Slaves du Sud et du Royaume de Serbie, il a été accueilli dans cette dernière comme son ambassadeur. Ces quelques lignes pourraient-elles constituer une mise en cause de son idéal ? D’y avoir cru, alors qu’en 1942 le souvenir même en a disparu ?37 Car entre le projet d’union des Slaves du Sud et la réalité politique du Royaume yougoslave, il y avait une marge. Allusion qui est renforcée par les lignes suivantes : « Mais ce sont là des choses que nous ne mentionnons qu’en passant et que les poètes et les savants du futur examineront, analyseront et feront naître par des moyens et des méthodes que nous ne pouvons même pas imaginer et avec une sérénité, une audace, une liberté d’esprit qui seront bien plus grandes que les nôtres. »38 Sur cette période donc, qui fait suite à 1914, celle de l’idéal d’union sud-slave, rien ne peut encore être dit – l’historien du futur, lorsqu’il aura la sérénité, le courage, et surtout la liberté de pouvoir enquêter sur ce passé, examinera et fera naître ce passé reconstitué.

Car Andric est au cœur d’une question forte : au carrefour de l’histoire, de la politique et de la littérature, ces trois facettes de son action sont inséparables. Parce qu’il s’est engagé contre la Monarchie, sa carrière politique et littéraire dans le Royaume yougoslave issu des aspirations serbes en a été facilitée ; et il entrera au Ministère des Affaires étrangères. Catholique originaire de Bosnie, sa promotion politique passe par l’assimilation, et il se déclare de nationalité serbe. Quant à l’histoire, il en est l’acteur à plusieurs reprises : par choix en 1914 et de par son orientation littéraire, à cheval entre histoire et roman. La Chronique de Travnik est travaillée sur la base de sources officielles, exposées dans le texte. Il a également élaboré des projets d’une certaine portée historique en tant que membre du Ministère des Affaires étrangères. Ainsi, dans la Yougoslavie dictatoriale des années 30, il propose une « Solution de la question albanaise » par la force, prévoyant un partage de la région du Kosovo entre l’Italie et l’Albanie, et l’expulsion et/ou l’assimilation de la population39.

On a aussi souvent associé Andric au mythe de l’harmonie entre Orient et Occident, de pont entre les deux cultures, symbolisée par la Bosnie. Or Andric diffuse dans ses écrits une atmosphère imprégnée de tension larvée qui n’a de pacifique que les apparences. Si son style a le charme du souffle orientalisant, ce n’est pas une image chaleureuse ou sympathique de la Bosnie ottomane qu’il véhicule. Ses personnages apparaissent stéréotypés : le pope serbe est un homme merveilleux (« l’on ne vit jamais, dans aucun ordre ni aucune religion, homme plus respecté »40), le Turc est bourreau, « gros Anatolien »41. Si la tolérance religieuse règne, c’est le calme avant la tempête. Au-delà des frontières bosniaques, la Serbie se soulève sans cesse, ce qui suscite l’admiration d’Andric. Des allusions, même coupées de leur contexte illustrent l’image de cette opposition entre nationalités : « Garde-toi toute ta vie des Turcs qui sont maudits ! », ordonnent les mères à leurs jeunes enfants42. Il y a quelques Tsiganes, qui « ne font vraiment aucune différence entre le mensonge et la vérité »43. Quant aux « musulmans du cru », alors que l’insurrection en Serbie de 1804 s’attaque aux musulmans en Serbie en brûlant leurs maisons, ils « restent inquiets, pleins de rancune et de hargne, jetant sur tous des regards haineux et soupçonneux »44. Il s’agissait en fait d’une « lutte acharnée et étrange qui, en Bosnie, opposait depuis des siècles deux communautés religieuses, et dont l’enjeu, sous couvert de religion, était la terre et le pouvoir, une certaine conception de la vie et des choses » (…)45.

C’est dans cette terre jamais pacifiée, pittoresque et curieuse, que prend pied la Monarchie en 1878, suite à une guerre perdue par l’Empire ottoman. Face à cette occupation, les Serbes résistent, alors que la majorité des musulmans opte pour la passivité puisque « les Autrichiens avaient déjà déferlé sur la Bosnie, d’un bout à l’autre »46. Dans ces réactions contrastées, la sympathie d’Andric va à ceux qui résistent face à l’opportunisme et l’effarement des musulmans. Ce n’est donc pas une Bosnie idyllique et multiple qu’Andric décrit. L’arrivée de l’Empire des Habsbourg dans cette « province reculée de Turquie », y fait pourtant apparaître « un monde puissant et stable, la force, l’ordre et la prospérité » (…).47 L’Empire que décrit Andric, ce sont des soldats qui « chantaient en différentes langues » (comme chez Krleža), portant sur leur casquette « les initiales de l’empereur, F.J.I. », puis l’arrivée « des Tchèques, des Polonais, des Croates, des Hongrois et des Allemands ». Un monde complexe, mais qui est paradoxalement porteur de progrès. Désormais, « la vie collective des habitants de la ville et des villages se développait en se structurant et en s’organisant »48. Le nouveau pouvoir émet des ordonnances, construit, mesure, réorganise.

Les décennies suivant l’occupation de 1878 furent des décennies « de prospérité relative et de paix apparente sous François-Joseph ». Vue depuis Vienne, où vit le souverain, cette « époque-là – le dernier quart du XIXe siècle – fut une de ces rares et brèves périodes d’accalmie dans les relations entre les hommes et les événements de la vie sociale. » Ce calme, dont la capitale était le centre rayonnait « jusque dans ces contrées reculées, de même que le grand silence de la mer se perçoit dans les vallées le plus éloignées. » Ce fut « le bon vieux temps », faisant participer la Bosnie-Herzégovine au monde doré de la Double monarchie. « Les gens avaient du travail, des occasions de faire du profit, et ils vivaient dans la sécurité ». La Monarchie apporte ainsi sa « voie du perfectionnement et du progrès », exerçant une action positive : par contre, les tensions n’ont pas disparu pour autant. « Tout le reste était refoulé dans les régions obscures, à l’arrière-plan de la conscience, où vivent et fermentent les sentiments élémentaires et les croyances indestructibles des diverses races, religions et castes, et où bien qu’apparemment morts et enfouis, ils préparent pour un avenir lointain des bouleversements et des catastrophes insoupçonnés, sans lesquels, apparemment les peuples ne peuvent vivre, en particulier dans ces contrées. »49

Cette période de l’Empire a toutes les apparences d’un vrai paradis : « le nouveau pouvoir paraît stable et éternel, impersonnel, il agit indirectement et est de ce fait « plus supportable que les anciennes autorités turques ». La cruauté, la cupidité disparurent « sous le masque de la dignité, de la pompe et de formes entérinées ». Le lien bureaucratique, la structure même du pouvoir agit avec prestige et a « une influence magique ». « Par leur savoir, qui, ici paraissait grand, par leur calme et leurs manières européennes, ils (les fonctionnaires) inspiraient à la fois la confiance et le respect au peuple dont ils se distinguaient tant, sans pour autant susciter la jalousie ou les critiques, bien qu’ils ne fussent ni agréables, ni aimés »50. Un appareil d’Etat étranger, de nouvelles mœurs, mais une nouveauté admirée. Si ces fonctionnaires étaient bien des étrangers, peu à peu ils « devaient changer au contact des populations parmi lesquelles ils devaient vivre ». Deux ou trois ans après leur arrivée, ces « Hongrois fougueux ou Polonais arrogants »(…) « se retrouvaient pour la réunion du soir, sur une éminence herbeuse, un brin de basilic devant eux, buvant lentement leur rakia et prenant un peu de nourriture à intervalles rares, comme seuls les gens d’ici savent le faire, au rythme nonchalant de ces causeries légères et sans contenu particulier. Et certains de ces étrangers, fonctionnaires ou artisans, prenaient femme dans la ville, bien décidés à ne plus en partir »51. Les nouveaux arrivants s’assimilent en grande partie et apportent leur culture.

La nouvelle vie fut donc à tout point de vue meilleure : appareil administratif efficace, progrès économique, législation rigoureuse et efficace. Elle « était soudain devenue plus riche, plus brillante et plus libre »52.

Mais, les complexités de l’Empire, les remous des grandes villes, les nouveautés idéologiques devaient se greffer sur le fond trouble des réalités bosniaques. Dès 1908 les choses changent. « Désormais, dans les conversations, on abordait de plus en plus de questions soulevées par d’autres, quelque part au loin, au-delà de cet horizon. »53 Province reculée de l’Empire autrichien, la Bosnie vit au diapason des révoltes des étudiants de Prague, Vienne, Budapest ou Zagreb, les « partis nationaux » apparaissent, les journaux arrivent avec des mots nouveaux comme la grève. La marche à la guerre s’inscrit donc dans l’évolution de cette contrée, désormais liée à l’Europe, comme si son appartenance à ce monde-là, au travers de la Double monarchie, l’avait infecté d’un virus étranger à son âme, certes brutale, mais dans le fond léthargique.

De la littérature à la politique ?

Que peut-on conclure de ces différents regards sur l’Empire ? Y a-t-il conjonction des thèmes abordés, de visions, entre les trois auteurs ? Pour tous trois, la Guerre mondiale représente une coupure, un changement irrémédiable, une fin. Pourtant, des différences se font jour. Canetti et Krleža y voient une expérience collective qui pèse sur l’individu. Ce processus est très prononcé chez Canetti, où l’interprétation psychologique prime sur les événements historiques, encadrés dans une réflexion personnelle. Pour Krleža, ce lien reste déchirant : l’individu, acteur ou héros vit les événements comme une épreuve, une quête au sein des mouvements collectifs. Pour Andric par contre, l’individu s’efface devant l’histoire. Ce n’est ni la Guerre, ni le « peuple » qui agissent sur lui, mais le lieu, cette Bosnie chargée de siècles d’histoire, telle un écran sur lequel défilent des personnages fugaces. L’individu y est peu de chose.

Si pour Canetti, et pour Krleža, le multilinguisme pénètre l’écriture, le regard d’Andric est distant et presque émerveillé face à l’influence de la Monarchie. Mais ce n’est pas un passé intériorisé, l’écriture d’Andric reste celle d’un conteur, d’un observateur, qui voit dans la Monarchie quelque chose d’étranger. Krleža et Canetti situent par contre leur écriture dans l’Empire. Canetti expose en filigrane les éléments du mythe impérial tel qu’on le retrouve dans la littérature autrichienne avec ses éléments essentiels : une obsession de nature linguistique, une représentation du père/empereur, la prédominance de la culture en tant que véhicule d’identité face au phénomène national.

Krleža, pour sa part, produit un discours engagé au contenu social, et double. D’un côté, « le peuple » est glorifié dans son essence slave voire panslave en tant que seul vecteur d’identité ; de l’autre, malgré sa volonté idéologique de faire du peuple le seul facteur identitaire, Krleža, bien que sa description de la société urbaine croate soit sarcastique, affirme son appartenance au monde multiculturel de l’Empire.

Andric est à placer dans un contexte différent de celui de l’Europe Centrale54. Luttant contre ou en tout cas s’opposant politiquement à la mainmise autrichienne, il l’encense pourtant dans son roman. Il présente deux protagonistes en Bosnie : les Serbes et les musulmans, laissant clairement entendre que les premiers luttent pour la liberté, alors que les seconds apparaissent comme synonymes de l’oppression turque. L’effacement dans son histoire de la Bosnie tant de la population croate, que des Bosniaques se revendiquant d’une identité propre, accrédite en tous points les thèses officielles serbes et son œuvre littéraire devient une justification rétroactive de la fondation de l’Etat yougoslave en 1918.

Pour Andric, en effet, l’ascension sera régulière dès lors55. Krleža en revanche sera moins bien accueilli par un régime foncièrement conservateur et de plus en plus autoritaire. La Yougoslavie communiste (1945), par contre, fera de tous deux des figures officielles, l’un en tant qu’écrivain yougoslave, l’autre comme croate au sein de la Fédération communiste. La renommée internationale d’Andric éclipse de loin celle de Krleža, mais en Yougoslavie ce dernier devient le patron de la vie culturelle officielle en Croatie. Il sera chargé de la rédaction d’une Encyclopédie Yougoslave publiée par l’Institut lexicographique de Zagreb et entrera à l’Académie yougoslave des Sciences et des Arts. L’évolution des parcours politico-littéraires diverge toutefois. Andric restera jusqu’au bout un homme du régime, alors que Krleža servira de courroie de transmission par son soutien paternaliste et discret aux acteurs du Printemps croate de 1971.

Les destins de Krleža et d’Andric illustrent l’immixtion du politique dans la littérature, ainsi que l’exploitation par le politique d’œuvres littéraires sous prétexte de vérité historique. Les deux seront utilisés par le pouvoir en Yougoslavie communiste comme garants de sa légitimité et de la culture « yougoslave », alors que leurs textes s’avèrent plus riches et contradictoires. Krleža par exemple n’a pas de mots assez durs pour condamner la Yougoslavie de 1918 à 1941 en tant que « caricature » de l’idéal yougoslave. En 1950, il écrit : « Ce pays a été gouverné, vingt années durant, par la violence et l’absence de toute loi. La proclamation de la Monarchie SCS (Serbes, Croates et Slovènes) le 1er décembre 1918 a été le fait accompli56 d’un oligarque, sans aucune légitimité juridique, constitutionnelle et hors d’une base quelconque relevant de la démocratie occidentale. (…) L’Assemblée constituante tronquée, puis un Parlement-croupion, qui du fait de leur fondation dans la violence ne pouvaient jamais devenir un instrument de gouvernement démocratique, incarnait une violence policière, et toutes les élections parlementaires jusqu’à la dictature du 6 janvier n’ont été qu’une caricature de la démocratie. Vingt années durant, ce pays a baigné dans le sang. »57

Dans les trois cas, le lien entre histoire et littérature s’impose donc comme une évidence, rattachée au fait d’écrire. Mais il est intimement redevable, dans le cas de Krleža et Andric, d’un regard politique sur l’histoire.

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1 Auteur autrichien, prix Nobel de littérature en 1981, né en 1905 à Roustchouk, Bulgarie.

2 Né en 1893 à Zagreb, mort en 1981.

3 Né en 1892 près de Travnik, Bosnie, prix Nobel de littérature en 1961, mort en 1975.

4 Voir, notamment sur la littérature et l’Empire des Hasbourg (dans un choix vaste de lectures sur la culture de Vienne fin-de-siècle) : Claudio Magris, Le mythe et l’Empire dans la littérature autrichienne moderne, Paris, Gallimard, 1991 ; Dieter Hornig, Endre Kiss (dir.), Vienne-Budapest 1867-1918, Deux âges d’or, deux visions, un Empire, Paris, Autrement, 1996.

5 Elias Canetti, Histoire d’une jeunesse 1905-1921, La langue sauvée, Paris, A. Michel, 1994, p. 43.

6 E. Canetti, Histoire d’une jeunesse, op. cit., p. 155.

7 E. Canetti, Ibid., pp. 88-89.

8 E. Canetti, ibid., pp. 256-257.

9 Idem.

10 E. Canetti, Historie d’une jeunesse, op. cit., p. 219.

11 E. Canetti, Ibid., p. 299.

12 E. Canetti, ibid., p. 316.

13 Miroslav Krleža, Glembajevi, (Les Glembay), Zagreb, Drzavno izdavacko poduzece, 1950, p. 25. 1re édition en 1932 à Zagreb. Voir un choix de textes traduits par Jannine Matillon, « Hommes dans de sombres temps : Miroslav Krleža », in Le messager européen, No 8, 1994, pp. 349-368.

14 M. Krleža, Glembajevi, p. 26.

15 M. Krleža, Ibid., p. 145.

16 M. Krleža, Le retour de Filip Latinovicz, Paris, Calman-Lévy, 1988, pp. 94-95.

17 M. Krleža, Le retour, p. 95.

18 De la Croatie, c’est-à-dire du royaume de Croatie, Slavonie et Dalmatie. M. Krleža, Le retour, p. 136.

19 Miroslav Krleža, Hrvatski Bog Mars, (Mars, Dieu croate), recueil de nouvelles, publié à Belgrade, Prosveta, 1948 (Coll. Les écrivains yougoslaves contemporains), « Bitka kod Bistrice Lesne » (La bataille près de Bistrica Lesna), p. 9.[traduit par mes soins]. La première édition de ce recueil de nouvelles traitant de la Première guerre mondiale en Croatie date de 1922. Celle de 1948, publiée à Belgrade, en cyrillique, est accompagnée d’un lexique (dictionnaire) des mots croates, avec une explication historique et idéologique des thèmes traités. Edition en français en 1971 chez Calman-Lévy.

20 M. Krleža, « Bitka kod », op. cit., p. 12.

21 M. Krleža, « Kraljevska ugarska domobranska novela, (Magyar Kiraly Honvéd Novella) » (Une nouvelle royale hongroise militaire), op. cit., p. 116.

22 M. Krleža, « Kraljevska ugarska », op. cit., p. 108.

23 M. Krleža, Ibid., p. 109.

24 M. Krleža, Ibid., p. 110.

25 M. Krleža, Ibid., p. 111.

26 M. Krleža, Ibid., p. 111.

27 M. Krleža, Ibid., p. 116.

28 M. Krleža, Ibid., p. 131.

29 M. Krleža, Ibid., p. 142.

30 M. Krleža, Ibid., p. 143.

31 M. Krleža, « Baraka pet b » (Le baraquement cinq b), op. cit., p. 237.

32 M. Krleža, « Baraka pet b », op. cit., p. 233.

33 « Ja licno protivan sam da se tu vrijeme gubi [Moi personellement, je suis contre le fait de perdre du temps] mit einer Sache, die meiner Ansicht nach vollkommen steril ist », dit par exemple Glembay. M. Krleža, Glembajevi, op. cit., p. 335.

34 E. Canetti, Histoire d’une jeunesse, op. cit., p. 44.

35 Ivo Andric, Le Pont sur la Drina, Paris, Belfond, 1994, pp. 331-332.

36 I. Andric, Le Pont, p. 332.

37 Et que la Yougoslavie vit une guerre civile.

38 Idem.

39 Rexep Qosja, La question albanaise, Paris, Fayard, p. 144 et ss.

40 I. Andric, Le pont, p. 150.

41 I. Andric, Le pont, p. 107.

42 I. Andric, Le pont, p. 60.

43 I. Andric, Ibid., p. 62.

44 I. Andric, ibid., p. 99.

45 I. Andric, ibid., p. 102.

46 I. Andric, Le pont, p. 139.

47 I. Andric, ibid., p. 156.

48 I. Andric, Le pont, pp. 162-163.

49 I. Andric, Le pont, pp. 211-212.

50 I. Andric, Ibid., pp. 212-213.

51 I. Andric, Ibid., pp. 213-214.

52 I. Andric, Ibid., p. 215.

53 I. Andric, Le pont, p. 265.

54 Livio Missir de Lusignan, « La noblesse impériale de l’Europe : découvrir deux écrivains ex-yougoslaves », Luxemburgische Wort, 15 mai 1997, souligne la distance qui sépare Krleža, marqué par l’Autriche-Hongrie, d’Andric, « ex-ottoman ».

55 Travaille depuis 1921 au Minisère des Affaires étrangères. En 1941 est ambassadeur à Berlin.

56 En français dans le texte.

57 Miroslav Krleža, Deset krvavih godina i drugi politicki eseji, (Dix années sanglantes et autres essais politiques), Œuvres complètes, t. 14-15, Zagreb, Zora, 1971, pp. 390-391, in Panorama pogleda, pojava i pojmova, vol. 3., Sarajevo, Oslobodjenje, 1975. Voir aussi l’article de Janinne Matillon, op. cit.