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Le monologue dramatique

Un carrefour de l’histoire littéraire

Françoise DUBOR

Université de Genève

L’histoire littéraire se rend parfois amnésique vis-à-vis d’événements qu’elle juge ponctuels, anodins, et sans conséquences. Ainsi avons-nous oublié un corpus pourtant considérable de textes courts de la fin du XIXe siècle : les monologues dramatiques. Ils furent l’objet d’une mode, de l’aveu même des contemporains, et comme en témoigne leur pléthore (le millier de textes que nous avons redécouverts ne saurait encore prétendre à l’exhaustivité). L’inscription de ces textes dans leur époque, en tant que mode, constitue un phénomène propre à les interroger dans le lien qu’ils tissent entre, sinon littérature, du moins texte (dramatique), et histoire. Un tel lien est d’autant plus intéressant que les monologues, bon gré mal gré, ne cessent de manier les paradoxes : la mode en question est lancée par un texte qui n’est pas un monologue dramatique, son ampleur et sa durée dépassent largement le cadre d’une mode, dont pourtant tous ces monologues dramatiques se réclament à juste raison. S’ils se constituent en un objet non indifférent, c’est qu’ils exercent une triple fonction d’intermédiaire : social, historique et esthétique. En définitive, cette vogue est génératrice de formes où la parole immédiate, en tant que discours à la fois singulier et monologal, trouve moins à s’exercer qu’à exhiber son perpétuel défaut. C’est ce qui rend dynamique son inscription pourtant fermement ancrée dans une époque non interchangeable : il lance bel et bien les prémisses d’un mouvement général et fondateur pour l’ensemble du siècle à venir.

I. Une mode qui manie les paradoxes

Une véritable mode

Les monologues dramatiques se répartissent thématiquement en trois grands ensembles. Premièrement, ils évoquent génériquement les faits de société, qui fédèrent des objets apparemment disparates, mais propres à rendre compte de l’organisation sociale quotidienne. On rencontre alors des personnages pris par l’ambition politique, ou victimes d’une justice discutable ; les petits métiers et les provinciaux sont également bien représentés. Le progrès représente le deuxième axe majeur qui intéresse les monologues. Le propos se centre alors sur des inventions réelles ou imaginaires, dans des domaines aussi divers que l’urbanisme, les transports, les voyages, le monde médical et les loisirs, parmi lesquels sont favorisés les arts plastiques, le théâtre, et enfin, le monologue dramatique lui-même, production moderne par excellence. Le troisième et dernier grand axe relève d’un héritage théâtral immédiat – et attendu. On retrouve en effet des thèmes déjà développés par le théâtre bourgeois1 de l’époque. On ne sera donc pas surpris de voir traités les modes de constitution et de conservation du cercle familial (les flirts, mariages, adultères et séparations, avec l’incontournable figure de la redoutable belle-mère). Ce même troisième axe propose, dans le droit fil de l’inspiration traditionnelle du théâtre, une veine non comique, qui perpétue des sujets abordés par le mélodrame, traité par le vaudeville édifiant, et qui en reprend le ton pour évoquer des sentiments maternel, filial, patriotique, ou les méfaits de l’alcoolisme, ou encore la vertu récompensée… Ils affichent alors leur volonté moralisatrice, et le choix des auteurs se porte unanimement sur la forme versifiée, qui leur paraît sans doute plus adéquate que la prose, pour un tel propos. Ces derniers sujets ne souffrent pas l’humour, sinon au prix d’un cynisme que personne ne semble vouloir assumer, aussi sont-ils peu représentatifs, parmi les centaines de monologues publiés ; ils répondent probablement à la demande d’un public minoritaire, particulièrement bien pensant, frileux et traditionnel, sinon réactionnaire. De façon générale, ce troisième axe n’apporte rien de nouveau par rapport aux vaudevilles (ou aux mélodrames), qui ont davantage d’espace et de moyens pour traiter ces thèmes. Cette veine d’inspiration pour les monologuistes (i. e. les auteurs) ressemble fort à une solution de facilité, ni convaincante, ni audacieuse. Mais elle donne lieu à une pléthore de textes édulcorés, dont l’inflation tardive (au-delà de 1900) finira par contribuer largement à la disparition du monologue lui-même. Tous thèmes confondus, la mise en scène des bourgeois (qu’elle les cautionne ou qu’elle les attaque, tout au moins dans une lecture au premier degré) touche presque la moitié des textes, ce qui ne laisse aucun doute sur le panorama théâtral dans lequel s’inscrit le monologue dramatique.

Pour identifier comme tel le phénomène de mode dont fait l’objet le monologue dramatique, deux témoignages peuvent ici nous servir de caution : l’un d’eux est fourni par l’éditeur et ami de Charles Cros, Pierre-Victor Stock, l’autre par un journaliste, Louis de Caster, qui rappelle a posteriori l’ampleur de l’impact d’un de ces textes. Tous deux sont à l’évidence des observateurs privilégiés de leur temps, ne serait-ce qu’en raison de leur métier…

Cros n’a pas « inventé » le monologue, ainsi qu’on l’a dit, – celui-ci sévissait avant lui, – mais il l’a rénové, ce qui est déjà beaucoup ; il lui a donné une note nouvelle, très personnelle et non égalée par ses imitateurs. Grâce à cela, le monologue a connu, pendant une dizaine d’années, de 1877 à 1887, une vogue extraordinaire2.

« Une vogue extraordinaire » est l’expression juste… La revue La Plume, rebaptisée Revue littéraire et artistique, ouvre le 15 novembre 1879 un concours de monologues qu’elle présente en des termes qui ont l’avantage de faire le point sur la situation du monologue cette année-là, époque incontestable de renouveau :

Le monologue a déjà ses maîtres : Monselet, Cros dont L’Obsession et Le Bilboquet ont amusé tout Paris l’hiver dernier, A. Dreyfus, l’auteur du Monsieur en habit noir, Martholdt, de Sivry, Morand qui nous a donné un petit chef-d’œuvre d’esprit et de finesse : La Situation.

Les habitudes culinaires des Parisiens se trouvent étonnamment influencées par l’un de ces monologues : Les Ecrevisses de Jacques Normand. Coquelin cadet3 l’évoque ainsi :

(…) à quoi tient donc l’immense effet que produit ce petit conte ? A (…) la puissance propre au refrain, lorsque ramené à des intervalles égaux, il est dit avec des inflexions de plus en plus diverses et de plus en plus grosses de signification4.

La manière de refrain de ce monologue, « des écrevisses / En cabinet particulier », en clôture des douze strophes, influence jusqu’aux restaurants parisiens en vogue. Louis de Caster s’en fait l’écho, quelque vingt-cinq ans après l’apparition de ce monologue :

(…) citons : les écrevisses en cabinet particulier, qui fit monter, dit-on, dans les restaurants à la mode, la consommation des écrevisses dans des proportions invraisemblables. Plus de parties fines sans écrevisses et sans le monologue obligé5.

Comme le précise Stock, Cros n’invente rien à proprement parler, ni le ton fumiste, ni le monologue dramatique ; mais lui revient de plein droit l’assemblage de celui-ci avec celui-là. Notons que si les tonalités autres que strictement comiques (moralisatrices, nationalistes, larmoyantes ou héroïques) ont précédé l’avènement de la veine fumiste de Cros, elles n’ont pas pour autant suscité de vogue : celle-ci est donc totalement imputable aux textes de Cros, qui parodient précisément la version édifiante qui sévissait dans certains salons mondains de la fin du second Empire. Certes, l’influence indiscutable du fumisme sur l’ensemble de la production contemporaine des monologues, entre autres conséquences, permet de relancer sensiblement l’inspiration bien-pensante des premiers monologues. Mais ces derniers ne restent présents que latéralement : en proposant leur parodie, Cros ruine le discours moralisateur (vertueux, patriotique…) auquel ce type de textes avait jusqu’alors habitué le public, et assure ainsi la puissance comique de ses propres monologues. C’est donc bel et bien la production fumiste, inaugurée par Cros, qui fait événement. Ainsi se multiplient les éditions des textes, dans un laps de temps pourtant modeste : Paul Bilhaud obtient notamment un franc succès, si l’on considère que Le Hanneton en est à sa quarante-et-unième édition en 1879, ou L’Oraison funèbre de ma belle-mère, plus modestement, à sa huitième édition en 1880… Ces informations permettent d’attester non seulement du phénomène de mode, mais de son ampleur.

Confirmation : création, production & réception spectaculaires

L’effet de mode n’est pas mince : en ravivant le goût du public pour une pratique jusque-là plutôt confidentielle et totalement bien pensante, les monologues dramatiques bénéficient d’un coup de spectaculaires créations, productions et réceptions.

Du côté de la création, les auteurs, les jeunes en particulier, voient augmenter leur chance de se faire jouer et de se faire connaître du grand public ; un monologue est vite « consommé », et la demande est importante : tout nouveau monologue est donc favorablement accueilli ; c’est ainsi que débute notamment Georges Feydeau. Mais c’est également ainsi que les profils des auteurs se multiplient : chacun en effet prend à cœur de rédiger son monologue. On ne trouve donc pas seulement des poètes, des dramaturges ou des chansonniers, parmi les monologuistes, mais aussi des comédiens, des musiciens, des caricaturistes, un éditeur, des critiques dramatiques, un architecte scénographe, et une proportion anormalement élevée de fonctionnaires du Ministère des Beaux-Arts… Ce qui est vrai pour les auteurs l’est pour les comédiens : les monologueurs viennent d’horizons aussi variés que les monologuistes. Outre les acteurs patentés (dont les pensionnaires des principaux théâtres parisiens), les auteurs eux-mêmes se lancent dans l’interprétation de leurs propres textes, et ce, quelle que soit leur origine socioculturelle. Toutes sortes d’amateurs se mettent à en jouer, parmi les hôtes des soirées plus ou moins mondaines, jusqu’aux jeunes personnes à marier, exposées bon gré mal gré, comme naguère dans l’interprétation de morceaux musicaux, le plus souvent au piano…

Du côté de la production, le facteur économique est décisif : l’engouement général s’affermit d’autant plus que chaque intervenant y trouve avantage. Les éditeurs publient un nombre incalculable de textes qui relancent la pratique du théâtre de salon. En un temps où les maisons d’édition ont du mal à survivre, les monologues se vendent bien, et à moindres frais6. On voit apparaître des recueils en huit séries consécutives, Saynètes et monologues (chez Tresse) ou Théâtre de campagne (chez Ollendorff) : c’est là que sont publiés tous les monologues de Charles Cros. Les directeurs de théâtre se réjouissent du peu de moyens à engager dans la représentation : avec un seul comédien, et pas ou peu de décor, ils trouvent là une façon sûre d’attirer le public grâce à une série de textes qui a toutes les chances de le divertir, c’est-à-dire de l’inciter à revenir dans leur théâtre. C’est une époque de crise : les grandes productions restent peu à l’affiche quand le public ne les apprécie pas suffisamment ; les monologues, joués en soirée, permettent d’alimenter encore les caisses du théâtre en composant les programmes des matinées, qui deviennent alors d’usage courant et régulier. Quant aux directeurs de cabarets, on pense surtout à Rodolphe Salis, créateur du Chat Noir, dont on sait qu’il payait peu ou mal (en nature, souvent, c’est-à-dire par quelques bocks de bière) les artistes qui venaient s’y produire par amitié s’ils étaient célèbres, ou dans le cas contraire, pour se faire connaître, perspective dont ils devaient alors non seulement se contenter, mais se féliciter. Les comédiens7, comme les auteurs, s’ils sont jeunes, peuvent se faire connaître grâce aux monologues : c’est le cas de Félix Galipaux, interprète de Charles Cros alors qu’il est encore élève au Conservatoire, et dont la carrière sera brillante et durable ; quand ils sont déjà réputés, leur notoriété s’en trouve raffermie. En outre, chaque prestation est rémunérée, en particulier lors d’un engagement dans une soirée mondaine. En règle générale, les comédiens ne se font pas prier, sans doute parce que, outre leur rétribution gratifiante, un monologue leur permet très facilement d’exercer leur talent devant un public diversifié, et de briller seul. Enfin les maîtresses de maison qui organisent des soirées trouvent avantage à engager un comédien (quelquefois prestigieux), de préférence à un ensemble musical (un quatuor par exemple). Le succès du spectacle offert est assuré, et à moindres frais, cependant.

Du côté de la réception enfin, le public des monologues se caractérise par une spectaculaire mixité : une bonne partie de la société contemporaine se côtoie dans la plupart des lieux où le monologue est joué… On croise par exemple, dans les cercles de la bohème, aussi bien une foule de jeunes créateurs, encore anonymes, d’étudiants de toutes sortes, de provinciaux qui cherchent à être introduits dans les milieux artistiques, que des comédiens et des poètes célèbres, des hommes politiques de premier plan et des bourgeois (aristocrates ou non) qui s’échappent pour un soir de leur propre salon. Ce n’est pas le moindre intérêt de la bohème que d’avoir pu réunir une diversité rare et intéressante dans ce public qui résume, sinon la totalité, du moins une bonne partie de la société de l’époque, qui, très rapidement, ne se contente pas de sa position de spectatrice.

Les paradoxes d’une telle mode

Cette mode ne laisse pas de manier les paradoxes, dont le premier est probablement sa longueur : de l’aveu de Stock, scrupuleusement modéré, elle dure une dizaine d’années – ce qui est déjà considérable. En réalité, si l’inflation éditoriale se situe en effet pendant cette dizaine d’années, un grand nombre de nouveaux textes sont encore publiés dans les années 1890, voire après 1900.

Si Charles Cros est à l’origine d’un tel engouement, c’est d’abord en proposant de manière confidentielle le (désormais) fameux Hareng saur, dans une soirée privée, et auprès d’un auditoire amical. Le comédien Coquelin cadet rappelle cette circonstance :

Etait-ce le milieu dans lequel je me trouvais, l’heure matinale, l’or de l’orient entrant par la fenêtre, et l’or du hareng saur, qui se confondaient dans mon esprit ? Je vis là l’aurore du monologue moderne, et jamais impression plus curieuse ne me fut donnée qu’en écoutant Cros dire, avec le sérieux d’un homme qui réciterait du Chateaubriand ou du Lammenais, son impayable Hareng Saur. Je ne me doutais pas, à cette époque, que ce petit poisson deviendrait aussi grand, qu’il serait goûté par les foules qui fréquentent les cafés-concerts, et qu’il charmerait cette mer qui s’appelle Paris8.

Autant dire que la mode en question n’est pas concertée (du moins pas par l’auteur), a fortiori avec ce poème qui n’est précisément pas un monologue dramatique… Là réside le second paradoxe de la mode que nous observons : elle doit sa naissance à une réception publique qui fonde d’emblée son engouement sur un malentendu (que Coquelin cadet élude poétiquement en parlant de « l’aurore du monologue moderne »). Jugeons-en par le texte lui-même (dans ses deux versions) :

Le Hareng Saur, fantaisie par Charles Cros, 1872 Conte rythmé pour les petits enfants

Très lentement, surtout pour les refrains triplés ; gestes descriptifs.

Il était un grand mur blanc, nu, nu, nu,

Contre le mur une échelle, haute, haute, haute,

Et par terre un hareng saur sec, sec, sec,

Et une fine ficelle, longue, longue, longue,

Avec un grand clou de fer, pointu, pointu, pointu,

Et puis enfin un marteau lourd, lourd, lourd.

Une pause.

Il vient, et prend dans ses mains sales, sales, sales,

Clou, hareng, marteau, ficelle, – tout, tout, tout.

Alors il monte à l’échelle haute, haute, haute,

Il soulève le marteau lourd, lourd, lourd,

Et plante le clou de fer : toc, toc, toc,

Tout en haut du grand mur blanc, nu, nu, nu,

Y attache la ficelle longue, longue, longue,

Et, au bout, le hareng saur, sec, sec, sec.

Une demi-pause.

Il redescend de l’échelle haute, haute, haute,

L’emporte avec le marteau lourd, lourd, lourd,

Et puis il s’en va ailleurs, loin, loin, loin.

Personne ne l’a plus vu, personne, personne, personne.

Une demi-pause.

Encore plus lent et en baissant la voix.

Et depuis, le hareng saur, sec, sec, sec,

Au bout de cette ficelle longue, longue, longue,

Très lentement se balance (geste) toujours, toujours, toujours.

Une pause.

J’ai composé cette histoire simple, simple, simple,

Pour amuser les enfants petits, petits, petits.

Indiquer avec la main la taille décroissante des enfants.

Le Hareng saur, Charles Cros 1878 in Saynètes et Monologues, 3e série, Tresse

Il était un grand mur blanc – nu, nu, nu,

Contre le mur une échelle – haute, haute, haute,

Et par terre un hareng saur – sec, sec, sec.

Il vient, tenant dans ses mains – sales, sales, sales,

Un marteau lourd, un grand clou – pointu, pointu, pointu,

Un peloton de ficelle – gros, gros, gros.

Il monte à l’échelle – haute, haute, haute,

Et plante le clou pointu – toc, toc, toc,

Tout en haut du grand mur – blanc nu, nu, nu.

Il laisse aller le marteau – qui tombe, qui tombe, qui tombe,

Attache au clou la ficelle – longue, longue, longue,

Et au bout le hareng saur – sec, sec, sec.

Il redescend de l’échelle – haute, haute, haute,

L’emporte avec le marteau – lourd, lourd, lourd ;

Et puis il s’en va ailleurs – loin, loin, loin.

Et, depuis, le hareng saur – sec, sec, sec,

Au bout de cette ficelle – longue, longue, longue,

Très lentement se balance – toujours, toujours, toujours.

J’ai composé cette histoire, – simple, simple, simple,

Pour mettre en fureur les gens – graves, graves, graves,

Et amuser les enfants – petits, petits, petits.

Avec Le Hareng saur, l’esprit seul semble correspondre à celui des monologues à venir (du moins ceux que signe Charles Cros, mais pas seulement les siens). Louis Forestier, à qui nous devons une étude exhaustive de l’œuvre de cet auteur, ainsi qu’une édition de ses Œuvres complètes aux éditions Gallimard, dans la collection La Pléiade, y regroupe tous les monologues dramatiques dans une section dont Le Hareng saur est évidemment absent9 (en note, cependant, il le nomme « le plus ancien de tous les monologues de Cros »). Selon lui, la vertu « dramatique » de ce poème tiendrait à la présence d’indications, apparentées à des didascalies, dans le premier état du texte, qui indiquent la manière de le dire et de le jouer, indications que le travail fourni pour établir la version définitive rendrait caduques : le tissu poétique aurait alors intégré ces indications, qu’il ne serait plus nécessaire de préciser. Sa poéticité semble indiscutable, tant le travail sur le mètre, le rythme et la structure générale, est précis et rigoureux10 ; s’il s’agissait d’un monologue, il serait exceptionnel car jusqu’à preuve du contraire, aucun (autre) monologue dramatique versifié ne présente une telle richesse formelle. Il est pourtant vrai qu’un poème précise rarement par des indications, aussi minimes soient-elles, comment le dire.

L’argument qui permet de prendre Le Hareng saur pour un poème et non pour un monologue dramatique est, en premier lieu, l’emploi univoque de la troisième personne du singulier, quand la vertu première du personnage dramatique est de se présenter directement, à la première personne (dans la convention théâtrale de l’illusion scénique, il signe ainsi ses propos, les prend sous sa responsabilité, les assume directement) : avec Le Hareng saur, rien de tel. Au mieux, le poète suggère un art de conteur, et donne à son poème une dimension orale en proposant une mise en scène de sa récitation : la triple répétition d’un terme à la fin de chaque vers remplace l’organisation rythmique traditionnelle des rimes, et invite à une double ponctuation, par le geste et l’intonation. Son oralité s’accompagne donc d’une mise en œuvre corporelle.

Le contenu narratif, de plus, déploie strictement une situation, avec un commencement, un milieu et une fin, comme dans une pièce de théâtre (mais ce n’est pas là un apanage exclusif du théâtre). La dénomination de « conte » (dans la première version) en répond, à ceci près que ce qui nous est « conté » est ce que l’on nomme aujourd’hui une « installation »11 : la présentation non d’un objet ou d’un ensemble d’objets en soi, mais selon une organisation spatiale précise. En d’autres termes, ce qui est objet d’art ici n’est pas le hareng saur en soi, mais tel qu’il est « installé », tel qu’il est mis en scène, si l’on veut. Le poème ne semble pas nécessiter une mise en scène stricte, mais il relate une mise en scène (ou mise en espace). A cela renvoie le jeu de mots du titre, puisque si l’on renonce au hiatus qu’impose le « h » aspiré de « hareng » (que l’on peut considérer comme une fâcheuse maladresse en matière de sonorités poétiques), nous sommes engagés à prononcer « L’hareng saur », donc à entendre, et à comprendre : « l’art en sort » – soit : il n’y a plus matière artistique ; soit : là se situe désormais toute matière artistique.

Il thématise ainsi une sorte de théâtralité de l’art. Mais cette théâtralité est étonnante, en ce que la tentative de mise en scène (la fameuse « installation ») qu’elle propose est muette ; commentée par les deux derniers vers, c’est alors le poète qui s’exprime en son nom propre (« J’ai composé… ») : si l’on prend le texte au pied de la lettre, un personnage parfaitement anonyme (« Il ») intervient dans un décor composé par un « grand mur blanc nu », « une échelle haute » contre le mur, et par terre, le fameux « hareng saur sec ». Les accessoires sont « un marteau », « un clou » et « une ficelle ». L’installation n’est déterminée par d’autres préalables que la présence hétéroclite et fortuite d’objets, qu’elle suffit à motiver, quoique de façon minimale : le résultat obtenu est pour le moins déconcertant.

En matière de monologue dramatique, sont pourtant ici posés des paramètres fondamentaux : une action minimaliste, des gestes mécaniques, un personnage muet et anonyme, sorti du néant pour y retourner, agissant en outre dans une situation fort proche de ce néant, qui nous laisse devant un résultat affligeant, aussi peu spectaculaire que possible ; tout sort d’un néant incertain, pour y revenir en toute probabilité. Le semblant d’explication qui clôt le poème (les deux derniers vers) n’ont qu’une seule conséquence, mais cette fois, de taille : celle d’expulser fermement tout destinataire qui ne serait pas un petit enfant.

L’esprit de ce poème semble conforme à celui du monologue dramatique en ce qu’il déploie un gigantesque mouvement de négation : négation de la parole, négation du geste (immotivé), négation du personnage (anonyme), négation de l’intrigue (si l’on en croit la pauvreté du résultat : on pourrait dire qu’il ne se passe « rien »), négation du public lui-même (fort peu souvent constitué de petits enfants). Tout, ici, nous engage à évaluer ce (petit) rien. Reste l’élaboration d’une forme – poétique – et donc, peut-être, d’un projet esthétique. Il n’y a rien d’étonnant à constater la cohérence de l’œuvre de Cros, depuis ses poèmes jusqu’à ses monologues dramatiques, mais ce qui fonde cette cohérence fonde également des règles de conception et de composition pour d’autres monologuistes, comme si cette sorte de textes devenait le terrain privilégié d’une forme d’expression d’abord mise en place par Charles Cros.

II. Un objet éminemment intermédiaire

La ferme inscription socio-historique des monologues dans leur stricte contemporanéité explique sans doute pour une bonne part que nous ayons oublié jusqu’à leur existence ; ils en font en effet leur principal atout. Mais c’est aussi à ce titre qu’ils sont intéressants à examiner : ils constituent un objet éminemment intermédiaire, triple fonction essentielle (sociale, historique et esthétique) qui les justifie et les légitime à la fois.

Un ciment social

Les comédiens qui sont parmi les plus connus et les plus prestigieux interprètes du temps jouent de nombreux monologues12. S’ils doivent à leur métier leur proximité avec la bohème, leur célébrité leur donne un accès facile dans les salons bourgeois. Les monologues fédèrent donc des publics divers en réunissant les classes sociales hétérogènes que traversent les comédiens : ces derniers jouent en effet dans les théâtres, dans les salons où ils sont invités, dans les cabarets naissants, et dans les cercles fumistes et bohèmes dont ils sont des membres actifs et légitimes. Ils remplissent ainsi la fonction d’intermédiaire glorieux. Emile Goudeau, fondateur du cercle des Hydropathes, est l’artisan involontaire d’une autre cause de rapprochement entre bourgeoisie et bohème (deux pôles de la société réputés antinomiques), qui profite notamment au rayonnement des monologues, eux-mêmes instruments efficaces d’un tel rapprochement : il promeut la pratique de l’auteur-interprète, louable initiative, a priori, pour permettre aux artistes de quitter l’anonymat en publiant leurs propres œuvres. Mais la bohème s’y dénature car elle s’y embourgeoise. Le lien social se renforce en effet à proportion d’une course à la célébrité dans laquelle certains se lancent, et qui réussit, par exemple, à un Maurice Rollinat : soutenu par la double caution de Sarah Bernhardt et de Coquelin cadet, celui-ci change de statut du jour au lendemain et se voit brusquement accueilli partout. La célébrité devient un écran pour le talent, qui se délite rapidement en art de parvenir.

De fait, la frontière entre ceux qui jouent et ceux qui regardent devient de plus en plus diffuse : les amateurs imitent les professionnels, les poètes lisent ou récitent leurs propres œuvres, les musiciens et les caricaturistes deviennent monologueurs. Un tel phénomène est particulièrement patent dans les cercles de la bohème, où les interprètes sortent du public pour se produire devant leurs prochains, avant de se fondre à nouveau dans l’anonymat de cette foule de quelques centaines d’individus.

La théâtralité gagne enfin les salons tandis que les théâtres semblent prolonger ces mêmes salons, avec leurs lots habituels de potins, d’ostentations, de conspirations et de règlements de comptes personnels. Contrairement au protocole infaillible des soirées mondaines ou des réunions artistes, la société dans son ensemble cherche à réorganiser ses espaces privés et publics, qu’elle mêle pour l’instant en assignant aux uns les activités des autres (l’espace privé du salon mime l’espace public de la représentation théâtrale, et il s’inspire de cette activité théâtrale pour remplir son propre espace privé), les autres se modelant sur la nature initiale des uns (l’espace public du théâtre devenant une pure extension de l’espace privé du salon). L’espace privé se donne désormais en spectacle tandis que l’espace public gagne tous les étages de cette société, pour l’instant presque entièrement dépourvue d’intériorité.

En conséquence : la multiplication des singularités finit par mettre en évidence un nivellement des individus, sinon paradoxal du moins inattendu et involontaire : s’y perd la spécificité d’une parole et d’un projet, en se noyant dans la masse indistincte de toutes les voix auxquelles on donne démocratiquement (ou égalitairement) le même droit d’expression. Plus encore : au moment où la parole individuelle devient l’objet d’une quête cruciale, quasi exclusive, les artistes qui se font un devoir de la conquérir se trouvent brutalement exclus, non seulement de la société bien pensante, ce qui n’est pas étonnant, mais de cette bohème qui devait précisément être leur lieu légitime, et qui se dérobe à eux parce qu’elle se dénature et rejoint à grandes enjambées la bourgeoisie dominante en réclamant d’elle reconnaissance et soutien (celle-ci est d’ailleurs bien la seule à pouvoir fournir à celle-là l’une et l’autre).

En spectacularisant les fantasmes de l’intimité bourgeoise, en s’exerçant dans l’espace privé des salons de la même manière que dans les lieux publics de spectacles, un tel théâtre unifie en conséquence tout espace et tout objet de représentation dans une extériorité (ou une sociabilité) définitive : la conception d’un personnage comme pure apparence, comme baudruche remplie de vide, comme pantin articulé et sans substance se trouve donc en complète adéquation avec le projet dramatique que mettent en œuvre ces nouveaux monologues.

Un théâtre héritier et porte-parole de sa propre panne dans l’histoire

Autour de 1880, le vaudeville n’a pas disparu des scènes de théâtre, mais il est en perte de vitesse régulière depuis quelques dizaines d’années ; et depuis la fin du second Empire, il cesse de faire recette13.

Ce sont en général les théâtres spécialisés dans le vaudeville qui programment les monologues dramatiques. Or l’historique de tels lieux14 révèle une instabilité qui justifie la prudence financière de leurs directeurs successifs. Car ce que nous prenons donc de loin comme une période faste dans la production dramatique s’avère une généralisation souvent abusive. La « valse des directions de théâtres » de la fin du siècle montre l’importance et la nécessité de renouveler un répertoire qui a du mal à susciter encore l’intérêt du public. Le monologue dramatique renouvelle efficacement ce genre de spectacle, le revitalise en l’abrégeant, détaille ses composantes en les traitant une par une, comme sous un effet de loupe. Il lui emprunte une grande partie de sa thématique, des personnages types (ou emplois), quelquefois le recours à des airs et musiques connus du public, et la rapidité (souvent croissante) de son rythme. Nos textes ramènent les spectateurs dans les salles en leur présentant la crise du théâtre contemporain comme un objet comique. Et ce faisant, ils peuvent se prévaloir de mettre un terme à une pratique théâtrale exténuée : ils entérinent dans la gaieté la condamnation publique d’un spectacle en fin de course, et en toute connaissance de cause15. Le public rit donc de la décomposition des restes du vieux théâtre, en marche, quoique en débris.

Car le théâtre à cette époque est en retard par rapport à d’autres formes d’écriture : André Antoine ne cesse de dénoncer les pratiques théâtrales contemporaines comme autant de dérives préjudiciables au théâtre, tout au long des années 1880, mais il en est encore à préparer son entrée sur la scène publique, et avec lui, le théâtre naturaliste. Le théâtre symboliste mis en œuvre par Lugné-Poe se déploie en réaction contre le précédent. Alfred Jarry, né en 1873, n’entre en lice que dans les années 1890. Le monologue est véritablement cette forme passagère qui permet d’articuler deux époques de productions dramatiques extrêmement différentes, prenant largement la mesure de l’héritage immédiat, et préparant le terrain de la création à venir, quoique sans chercher à le faire, ni le prétendre. C’est en revanche sciemment qu’il représente tous les acteurs qui contribuent à l’événement théâtral : comédiens, auteurs, directeurs de théâtre et spectateurs. Tout particulièrement, il met en scène les auteurs, acteurs et spectateurs des monologues ; il représente enfin le phénomène de mode dont il fait lui-même l’objet : c’est dire qu’il se représente spéculairement avec insistance.

Le monologue relève le défi de se constituer en une pièce à part entière : de faire de lui-même l’unique modalité discursive de la totalité (et du comble) d’une représentation théâtrale. C’est alors que notre corpus de textes occupe prioritairement le devant de la scène (scène critique, scène sociale, et scène théâtrale), précisément à l’époque où le spectaculaire connaît une telle surenchère qu’il devient vain (il subit une inflation dans la réquisition de techniques toujours plus complexes pour impressionner le public). La dramaturgie des monologues semble tirer les conséquences du dispositif théâtral tel que l’ensemble du XIXe siècle l’a mis en œuvre pour plaire à ce public. Ce dernier vient admirer l’art de tel comédien vedette, vient s’émerveiller de la splendeur des décors et des costumes : il vient voir les moyens que se donne toute théâtralité, quand elle s’adresse aux yeux plutôt qu’à l’esprit, théâtralité qui, dans ces monologues, en toute logique et en toute justice, subit toutes sortes de dérapages. L’un d’eux, pour prendre un exemple symptomatique de l’époque, touche à l’apostrophe directe du public.

Du point de vue des conventions du jeu théâtral, par tradition, l’adresse du discours à la salle est hautement répréhensible. On passe en effet de la tolérance envers une transgression esthétique, dans un contexte de comédie, à une pratique théâtrale généralisée de connivence entre salle et scène, où le comédien perce sous le personnage, aux yeux du public. L’usage dans la tradition comique, laxiste si l’on veut (c’est là le point de vue des Classiques), qui permet d’apostropher la salle sans vergogne, croise la montée en force de la nouvelle notion de vedettariat, aussi séductrice pour le comédien que pour le spectateur, mais qui, ce faisant, normalise la transgression même : le personnage fait corps avec le comédien au point qu’il peut se placer au même niveau que le public réel. L’illusion scénique, propre à toute représentation théâtrale, tombe en même temps que le fameux quatrième mur que préconisait Diderot, opaque du côté de la scène, transparent du côté de la salle, et qui assurait la distinction des niveaux de réalité, de part et d’autre. La conscience de l’acteur qu’il est en présence du public prévaut sur l’inconscience du personnage qu’il est vu et entendu. Encore une fois, les pratiques de l’époque ne s’embarrassent pas de scrupules esthétiques, et tendent à supprimer cet écran invisible entre salle et scène. Les comédiens du théâtre populaire (le Vaudeville, par exemple) et du théâtre officiel (la Comédie-Française) prétendent briller et être reconnus aux yeux du public en leur nom propre : le personnage qu’ils incarnent devient dans ces conditions un prétexte.

Le monologue dramatique resserre nécessairement les enjeux d’une telle pratique (enseignée normativement au Conservatoire National d’Art Dramatique, à cette époque) : la brièveté du texte aggrave la conception du théâtre qui en découle. La perte subie, en matière de théâtralité, est d’autant plus flagrante lorsque la représentation se généralise dans les salons : lorsqu’elle devient un répondant immédiat pour la théâtralité sociale (i.e. pour la sociabilité mondaine). Il n’est pas étonnant que les auteurs prennent en compte cette dégradation et en fassent la matière de leurs compositions dramatiques. Si leur geste n’est pas de dénonciation, il est du moins un constat, proche malgré tout de la stigmatisation des usages courants : désigner est alors dénoncer. Tous entendent en effet les objections, largement formulées, et publiées, d’André Antoine qui, de concert avec Zola, reproche précisément et explicitement ces usages artificieux tout au long des années 1880. Quelques-uns des auteurs apparus dans le cercle bohème des Hydropathes rallient d’ailleurs le Théâtre-Libre dès sa fondation, en 1887 (c’est aussi la date de clôture que préconise Pierre-Victor Stock pour la vogue des monologues).

Radicaliser les usages du théâtre de l’époque dans la forme courte du monologue dramatique est sans doute un jeu, dont tout le monde se réjouit, mais il s’accompagne inévitablement de la prise de conscience de ce que signifie une telle pratique théâtrale : le plaisir est aussi celui de la destruction, compris comme tel. Dans ces conditions, s’adresser majoritairement et directement au public permet de généraliser la menace qui pèse sur le devenir du théâtre. Toute licence est donc permise, les règles du jeu n’ont plus lieu d’être. Le personnage masque de plus en plus mal l’acteur, qui exhibe son narcissisme à travers un savoir-faire propre à détruire l’illusion scénique pour ménager sa promotion personnelle16.

Une essentielle entreprise d’autodestruction

Le monologue ne se contente pas de prendre acte de la crise du théâtre de son époque : il n’est pleinement lui-même que lorsqu’il s’investit entièrement dans ses propres marges, qu’il se place à ses frontières mêmes. Or en s’attaquant à ses propres limites, en interrogeant spéculairement sa forme, il engage du même coup, pièces à l’appui, une réflexion sur ses propres traits définitionnels : à quelles conditions ne peut-on plus parler de monologue ? Autrement dit, le monologue fin de siècle fait subir au monologue tel que nous le connaissons traditionnellement (soit depuis l’époque classique, qui propose du moins une réglementation théorique de sa mise en œuvre esthétique) quelques traitements spécifiques qui renforcent en général le caractère expérimental de sa forme (discursive) et de son genre (dramatique). Il travaille en effet à élaborer sa propre parodie, et ce faisant, à saper ses unités fondamentales, ou ses constituants essentiels, comme pour évaluer ce à partir de quoi il n’est plus conforme à lui-même, c’est-à-dire plus identifiable en tant que monologue. C’est dire qu’il affiche et assume sa dimension ludique (redoublant ainsi sa vertu comique) et sa dimension gratuite (n’avouant d’autre fin que lui-même).

Pour le circonscrire, il nous oblige donc à poser des critères d’évidence puisque c’est eux qu’il met en question. Les fondements de sa théâtralité reposent bel et bien sur la parole, à la fois constitutive du personnage (nécessairement unique) et de l’ensemble du monologue dramatique, dans son projet comme dans sa réalisation. Or, qu’est-ce qu’une parole théâtrale ? C’est d’abord une parole caractérisée par sa double énonciation, c’est ensuite une parole adressée, et c’est enfin une parole propre à représenter une action.

En se donnant un objet propre, en influençant divers éléments constitutifs de ces courtes pièces, la voix didascalique gagne une relative autonomie, et elle est finalement susceptible d’envahir l’espace de l’autre énonciation (discursive), au point que la prononciation s’avère plus importante que les contenus véhiculés par la parole elle-même. Un tel rapport de rivalité, quoique avéré par les faits, n’est cependant jamais donné que de façon latérale : involontaire, fortuite. Solo de flûte de Paul Bilhaud, et Histoire d’un crime de Félix Galipaux, fournissent deux exemples remarquables, où le traitement didascalique, dans ces deux cas parodique, tend à exclure le texte tout entier de sa visée dramatique, en déplaçant l’objet du spectacle :

Paul Bilhaud, Solo de flûte, 1885 :

Accessoires : une flûte – naturellement – un pupitre, un morceau de musique pour flûte (clarinette, grosse caisse ou hautbois, cela n’a aucune importance). Au fond, ou à droite, ou à gauche, un piano – de n’importe quelle fabrique, avec ou sans queue, accordé ou non, ça ne fait rien. – Si le piano gêne tant soit peu, pas de piano. – Pas de pianiste non plus, même s’il y a un piano. – En tous cas, le pianiste n’a pas besoin d’avoir du talent, – au contraire. Il ne connaîtrait pas une note de musique que cela serait préférable. – A part cela, tout ce qu’on voudra : fauteuils, candélabres, fleurs, porte-manteaux, vases de Chine ou de Sèvres, tableaux, etc… etc… en un mot, tout ce qui peut flatter l’œil du spectateur et lui bien disposer l’oreille. L’artiste entre en scène – et en habit, s’il en a un, – air empreint de modestie – celle du talent. Il salue une ou plusieurs fois, selon le degré de politesse qu’il a reçu de sa famille, prépare son pupitre, sa musique, sa flûte, se dispose à jouer, ne joue pas, – très important ça ! – et finit par s’adresser au public avec l’assurance hésitante que doit donner une émotion profonde, mais contenue.

Félix Galipaux, Histoire d’un crime :

I

Très lyrique.

Sur le sommet d’un roc, solitaire et sauvage,

Dominant les clameurs de l’Océan plaintif,

Estelle était assise ; et, les yeux au rivage,

Songeait au beau jeune homme, élégant mais craintif,

Qu’elle aperçut hier, sous les bois d’aubépine,

Gravissant le sentier qui mène à la colline.

Violent soupir.

Au public et d’un ton très simple :

Les jeunes filles de la société qui, assises sur un roc, ont songé au beau jeune homme qu’elles avaient rencontré la veille dans un sentier fleuri, doivent constater que ce soupir est admirablement imité.

II

Reprenant le ton lyrique.

Elle rêvait tout haut, sans que rien l’interrompe :

« Quel plaisir de marcher, près de lui, tendrement !

« Le soir, dans la forêt, il jouera de la trompe !

« Car il souffle du cor très agréablement.

« Et même, je le veux, je serai son élève !

« Nous ferons des duos ! Je sonnerai du cor ! … »

– Soudain, elle frémit ! « Lui ! dit-elle à voix brève ;

C’est lui, mon bien-aimé, lui, mon tendre Agénor ! »

– Il paraît. – Il la voit – accourt, puis, à l’oreille

Lui déclare une flamme à nulle autre pareille.

Ah ! passionné.

Même jeu que plus haut.

Les jeunes gens de la société qui ont déclaré leur flamme à une jeune fille assise sur un roc, doivent constater que ce ah ! est admirablement imité.

III

Même jeu.

Mais, hélas ! tout à coup, cruelle destinée,

Par un autre chemin, arrive en même temps

Un prétendant jaloux, à la face avinée,

Dont le cœur pour Estelle est d’amour palpitant.

– Il voit les amoureux ; – frémissant de colère,

Il s’élance sur eux, pour tuer son rival…

Agénor l’aperçoit ! – Bondissant en arrière,

Il brandit en sa main, comme une Durandal,

Son Eustache, et le plonge au plus profond du cœur

Du traître qui pousse un profond râle : Ah ! … et meurt.

Même jeu.

Les personnes de la société qui ont assassiné quelqu’un doivent se rendre compte de la fidélité avec laquelle je viens de rendre le râle d’un assassin qui expire.

Râle.

IV

Même jeu.

Le lendemain matin, sous les traits des gendarmes,

Dame Justice vint arrêter l’assassin,

Arracha l’amoureux des bras d’Estelle en larmes,

Et le mit en prison, comme un simple coquin.

Crac ! – Bruit d’une serrure.

Les personnes de la société qui ont été enfermées à Fresnes, doivent constater que c’est bien là le bruit d’une serrure que ferme le geôlier.

V

Après cinq ans, trois mois de prison préventive,

Par messieurs les jurés, il se vit condamné

A la peine de mort ! Cruelle perspective !

– Il signa son recours, le pauvre infortuné !

Monsieur le Président, craignant qu’il ne trépasse,

Dit : « Qu’on lâche Agénor ! Je lui donne sa grâce. »

Soupir de satisfaction.

Les personnes de la société qui ont été condamnées à mort, puis graciées par M. le Président de la République, doivent avoir poussé un soupir analogue.

En conséquence, la structure dramaturgique que modèle une telle double énonciation participe à la démolition générale que représente le monologue dramatique aux yeux du public, par parodie et par indétermination désinvolte.

Les adresses du discours, quoique souvent dirigées vers le public, comme nous l’avons déjà mentionné, présentent en fait une riche diversité, mais au service d’une conséquence majeure : une altérité envahissante s’installe au cœur de toute parole tenue, qu’elle soit fantasmée dans les contenus des propos, ou qu’elle soit avérée dans la réalité scénique, de manière auditive ou visuelle. Le monologue dramatique en joue (et en abuse), mettant en jeu plusieurs sortes de concurrences : entre l’oral (ou parole spontanée) et l’écrit (ou texte lu) (lorsque le personnage cite de façon récurrente et à haute voix telle lettre ou tel article de journal) ; entre monologue et dialogue (lorsque l’intrusion d’autres personnages met en danger la solitude scénique du locuteur) ; entre parole et silence (quand parler équivaut à se taire). Elles dénoncent finalement l’absence probable d’intériorité : tout est exposé sur la scène, car le monologue dramatique exprime, jusqu’à les exténuer, tous ses matériaux. Il nous reste à rappeler qu’ils sont tous empruntés, et que c’est en faisant du neuf avec du vieux que le monologue dramatique dégage sa force comique spécifique. C’est aussi à ce titre qu’il remplit la fonction d’intermédiaire esthétique. Illustrant sa propre déroute, il entraîne dans cette voie ses spectateurs, témoins, lecteurs et autres destinataires (prévisibles, comme ses contemporains, ou fortuits, comme nous). Notamment, il peut jouer l’antériorité de la représentation, faire de la répétition la matière du spectacle : il inflige au public ses propres ratages, ses monstrueuses imperfections17.

Puisque le personnage locuteur représente le centre nerveux d’un tel organisme monologal, il est porteur de toutes sortes de détournements, d’échecs réitérés, de dérapages incontrôlés, en matière d’action dramatique, qui aboutissent à l’application mécanique d’une logique aveugle, en coïncidence avec l’inadéquation entre le personnage et une situation qui ne cesse de surcroît de le brimer. Or s’il s’agit de distinguer la présence exclusive sur scène d’un personnage, le monologue dramatique s’attache à parodier cette unité de présence scénique, en installant une procédure telle qu’elle induit la priorité d’une autre présence, souvent invisible, mais omniprésente, et prééminente18. Le locuteur « solitaire » va donc dialoguer avec des personnages invisibles, qu’on imagine d’abord dans les coulisses19 (de plus en plus habitées) ; ou qui deviennent audibles20. Un seul personnage peut aussi bien en jouer deux21 ; ou trois22 ; Mais peuvent aussi bien apparaître deux personnages sur scène, dont l’un est l’envers de l’autre23 ; ou dont l’un répond par onomatopées aux clichés privés de tout référent prononcés par l’autre24. N’est-ce alors plus un monologue ? Soit. Face au personnage seul, installons une grenouille dont les coassements font office de réplique25. Qui peut dire qu’une grenouille est un personnage ? Coasser ne suffit pas à constituer une parole. Jusqu’à quel point un personnage peut-il répéter les répliques d’un autre (absent), et y répondre, sans que le monologue verse dans le dialogue ?26 Tous ces cas de figure tendent certes à prouver que le monologue est véritablement une variété de dialogue, comme le préconisait Benvéniste27. Le monologue serait-il, dans ces conditions, une catégorie discursive inconsistante ? … Il semble bien tout faire pour plaider lui-même dans ce sens : contre le postulat de sa simple existence…

Si la parole représente une action (elle fait donc évoluer la situation dramatique), le monologue dramatique déforme, discute, sinon détruit l’action dont sa propre parole devrait être porteuse. En échouant, la performance scénique du discours théâtral dénonce le divorce consommé entre la parole prononcée et l’acte qu’elle est censée, non seulement signifier, mais effectuer, révélant ainsi la vérité finale de la dénégation théâtrale : elle confirme le caractère purement illusoire de toute représentation, dont la force séductrice se trouve alors bousculée. Elle donne le champ libre à la narration, qui, en toute logique, peut aboutir à l’annulation à la fois de la vertu dramatique de la fable et de la vertu orale de la parole. Le public y gagne alors un statut de lecteur. Elle entérine ce qui se dessinait d’emblée, soit l’effondrement de la pratique théâtrale. La blague, la fumisterie, la fantaisie, que revendiquent notamment les frères Coquelin à propos de monologue dramatique, y trouvent un terrain d’application favorable en contribuant à la décomposition de codes et de normes parfaitement familiers au public du théâtre de l’époque. Mais en alléguant ces termes, c’est-à-dire ces notions, les comédiens renvoient surtout à la nature comique des textes qu’ils jouent. Ils définissent donc essentiellement le monologue dramatique par rapport au rire qu’ils provoquent, et mettent l’accent sur les stratégies préalables qui préparent le terrain pour une comédie miniature (dont les effets, comme nous pouvons en revanche le constater, ne le sont pas).

Les décalages ménagés en viennent à tenir le personnage à distance de sa parole même, soit parce qu’il est le porte-parole de clichés préalables (qui n’ont par conséquent pas besoin de lui), soit parce qu’il se révèle incapable de tenir son rôle, que ce soit celui d’un narrateur ou d’un témoin (impuissant à raconter une histoire), ou d’un acteur (incapable de jouer ou d’accomplir la partition qui lui était assignée). La spectacularité se concentre en définitive dans l’énonciation pure et simple qui fournit donc l’essentiel de la matière du jeu scénique : autant dire qu’elle reste limitée (et que la mise en jeu des corps doit être chaque fois remarquée comme une rareté). Mais c’est dire aussi sa nécessité cruciale : dès que l’énonciation cesse d’avoir la moindre part dans l’action dramatique, elle engage le monologue vers une récitation poétique qui n’a plus que les qualités d’un texte à mettre en avant. Il est probable que la valeur littéraire reste insuffisante pour juger de la puissance dramatique d’un texte, ou se révèle inappropriée : le jeu scénique reste la meilleure mesure envisageable. Mais il est vrai aussi que lorsque les monologues dramatiques sont versifiés, ils ont peu de qualités poétiques à proprement parler à faire valoir : ils respectent le système de rimes et la régularité métrique, mais parfois au prix de quelques contorsions dans le décompte syllabique. Enfin, une telle forme infléchit également le ton du discours, qui cesse d’être comique, quand elle privilégie la veine mélodramatique. Les conséquences persistent cependant, et se font peut-être sentir plus rapidement encore : le discours prend un caractère indiscutablement narratif, et le locuteur n’est alors jamais rien d’autre que le « Récitateur » d’une histoire édifiante. En aucun cas il ne prend part à l’action évoquée, et sa fonction narratrice n’est jamais mise en scène par le texte, puisqu’aucun Je ne dirige explicitement la parole. De tels textes expulsent donc l’essentialité de toute procédure théâtrale, en la démotivant. Mais ils ne font alors que payer le risque qu’ils n’ont jamais cessé de prendre.

Enfin, en fait d’action dramatique, le monologue au théâtre privilégie en général la représentation de la vie intérieure des personnages. Mais s’il permet en effet l’expression d’une pensée, en vertu d’un double principe consubstantiel de renversement et de contradiction, le monologue, au lieu de verbaliser une pensée, s’applique à l’amender, la disqualifier, l’expulser. La parole semble rechercher en deçà de quel point elle n’est plus tenable : sont concernés non seulement l’expression de la pensée, qu’elle soit ou non organisée comme un discours conscient, c’est-à-dire construit, mais encore des discours troués, incompréhensibles ou sans objet : la parole est alors la représentation de fragments qui forment un discours dépourvu de la plupart des articulations logiques normalement nécessaires à une bonne compréhension, et qui, en s’attaquant radicalement à la redondance intrinsèque de la langue, mettent ainsi le sens en péril ; la parole peut finalement se résoudre en onomatopées ou borborygmes, qui traduisent dans ce cas une pure émotivité réactionnelle, dépourvue d’objet clairement exprimé. On peut considérer cette production sonore comme l’ultime trace de vie capable d’attester d’une présence au monde, ce qui fait du personnage en cause une version minimale, à la limite de l’acceptable, de la représentation d’un être humain ; ou comme la parodie grotesque, poussée à bout, du monologue conçu comme le lieu privilégié de l’expression lyrique, soit de la subjectivité du moi. La spectaculaire inflation du signifiant par rapport au signifié transmis met donc la parole même en danger : il existe un seuil en deçà duquel la parole s’anéantit dans un bruit ou dans un bruitage. Le monologue s’attaque donc, par jeu, et par principe, à tout ce qui le définit, au point qu’en deçà de lui-même il n’existe plus aucun discours possible.

Dans une perspective esthétique, à partir des premiers monologues dramatiques de Charles Cros, il est donc une façon de faire du théâtre qui désormais ne doit plus avoir cours. Les fondements de la théâtralité à l’œuvre sont soumis à un travail de sape qui fait l’essentiel de leur spectacularisation. Disons enfin que le monologue est une gageure. Il reste le lieu d’un combat avec l’altérité du monde qu’il intériorise, quoique dans une parole ouverte sur ce monde, parole qui devient une arme rétroactive, exactement à l’image d’un boomerang : il blesse, déforme ou anéantit tout ce qu’il touche, et revient à son point de départ, qu’il est tout aussi capable de détruire à son tour. Un tel monologue est la dernière parole tenue avant un silence définitif, obéissant à un principe paroxystique de soustraction généralisée, programmé par avance, se définissant d’emblée, et pour finir, par le vide, source et fin de toute parole, via l’évacuation de toute forme propre, et de tout sens propre.

Que dire après un tel constat ? Tout semble dit, la question est réglée : le monologue dramatique est ce parasite déjà dénoncé par certains de ses contemporains ; il n’y a pas lieu d’envisager cet outil kamikaze comme un genre spécifique. Il est peut-être dangereux, mais non pas au point d’avoir anéanti tout le théâtre : il n’était qu’un jeu séduisant, séducteur, mais sans lendemain. Il n’a jamais réussi à anéantir que lui-même. Précisément, le geste suicidaire qu’il représente, avec toute la vanité, avec toute l’inutilité que cela suppose, mérite peut-être qu’on lui prête attention. Non pour lui donner une importance qu’il n’a pas : non pour en faire un symbole, il est, au mieux, un symptôme. Il met en jeu une dépense improductive, il lance ce paradoxe dans les pieds d’une société réjouie, qui n’en finit pas de fêter la naissance du capitalisme. Ce kamikaze pour rire n’est qu’un clown, un bouffon, un histrion, un fou suicidaire.

Si la grande diversité des auteurs de monologues dramatiques reste maîtrisable dans un projet malgré tout relativement cohérent, c’est sans doute parce que Charles Cros, à qui revient l’initiative, n’hésite pas à employer une démarche extrêmement radicale. C’est au prix des excès qu’il met en œuvre que le message traverse efficacement, bon gré, mal gré, les tentatives contemporaines en matière de monologue dramatique. Il installe en effet un doute pesant sur le personnage (qui aurait pu aussi bien se dispenser d’apparaître), sur la situation (qui est de moins en moins, puis plus du tout, dramatique), sur l’oralité même de la parole (plus appropriée à une lecture muette), et sur l’action mise en scène (invariablement annulée). L’éclatante publication de ses monologues par Coquelin cadet donne le ton aux velléitaires émules, qui reproduisent plus ou moins bien ce cadre comique fondé sur une force finalement identifiée globalement comme une force de négation.

Conclusion : la bêtise, fille de la modernité et du progrès

Le phénomène de mode des monologues dramatiques nous donne donc une vision globale de l’embourgeoisement d’une société tout entière, où sévit essentiellement l’éloge de la bêtise, comme rubiconde et satisfaite d’elle-même. Nos textes ne sont pas dupes d’un tel état des lieux, puisqu’ils font de la médiocrité ambiante une matière première inépuisable, et fondent sur elle l’essentiel de leur projet.

Tout repose sur le jeu du comédien, et il n’a donc pour le soutenir que le rapport direct avec le public : son corps, sa voix et le texte, exposés devant des spectateurs, constituent les seuls « ingrédients », qui sont aussi le fondement du théâtre. Tout ornement a disparu, rien n’est plus dépouillé. Cependant, ce miroir primaire renvoie l’image d’un monde compliqué de techniques sophistiquées qui dépassent la réflexion de l’individu : le personnage se lance dans une argumentation rhétorique alambiquée et spécieuse, il devient une machine (rie) humaine qui tourne à vide en incarnant la bêtise : c’est en effet ce à quoi se résout la caricature de la forme d’une pensée sans substance. Un texte de Chauvin, Les Consciences, en propose un exemple probant, en évoquant le téléphone, invention moderne entre toutes. Son intérêt majeur est le caractère technologique qu’il donne à la parole, elle-même fondatrice du monologue. On en arrive à ce paradoxe éclairant, selon lequel l’homme se mécanise, à la faveur d’une métaphore, quand le conférencier, tout entier défini par la fonction de son verbe, évoque le verre d’eau sucrée qui est toujours à portée des orateurs :

Vous vous étiez figuré, auditoire ingénu, que ce verre édulcoré, compagnon fidèle, fidus Achates, de tout orateur qui se respecte, trônait, limpide, sur le comptoir, (Se reprenant.) pardon ! … sur la table obligée dans le but de rafraîchir les fils desséchés du téléphone qu’il doit à la nature ! …

La condition qui autorise ici l’assimilation de l’homme à la machine est la panne, c’est-à-dire le moment où la parole risque de s’enrayer, de subir une déperdition ou une défaillance dans l’acte de communication. A peine inventé, le téléphone n’est plus considéré comme un appendice de transmission : il est incorporé. Les défauts de la parole ne sont donc pas imputables à une machine imparfaite, mais une fois de plus, à la source que représente l’être humain. Ce genre de dérapage justifie l’existence même du monologue dramatique, qui ne met fondamentalement en scène que la parole mise en défaut (de communication, de pensée, d’efficace théâtrale). Dans ce jeu, l’homme invalide donc ce qui fait notoirement sa spécificité : la pensée. Mais par le rire, demeure la trace de cette caractéristique perdue. En un sens, le monologue dramatique rassure les spectateurs : s’ils ont sous les yeux la preuve de leur impuissance, de leur anéantissement, de leur déshumanisation, ils peuvent dans le même temps faire la vérification inverse qu’ils échappent à cette destruction : « je ris, donc je suis ». Le rire prémunit contre le processus d’identification que le théâtre met en œuvre, qui serait ici catastrophique : il est nécessaire, à certains égards il est vital, de rire de cet animal humain soudain exposé au regard. C’est là une caractéristique fondamentale, mais, constatons-le, propre au genre comique : le rire est dangereux et salvateur à la fois, puisqu’il exonère le rieur de tares dont il n’a, hormis par son rire, aucune raison de s’exempter. Ce qui entre ici en jeu touche à une parole qui n’est plus seulement défaillante, mais désincarnée : démotivée. C’est ainsi que le monologue dramatique se donne l’ambition d’exhiber l’art de « parler pour ne rien dire ».

Si la bêtise, versant disphorique du progrès, et obsession caractéristique de l’époque, est le propre du monologue dramatique fin de siècle, celui-ci propose subrepticement un minimalisme théâtral qui fera le propre de la production dramatique des cinquante années suivantes, pendant lesquelles la théâtralité est inlassablement mise à la question, depuis le symbolisme jusqu’au théâtre de l’absurde. Mais la dimension comique, dans une telle recherche, court à son tour le risque du malentendu. Le comique dans les textes d’un Beckett, notamment, et quelles que soient ses propres revendications à ce sujet, y prend un caractère hautement problématique. Mais c’est aussi que, tout en explorant ses formes infinitésimales, le théâtre élève une voix que ses contemporains sont cette fois en mesure d’entendre, et qui, du coup, cesse de parler pour ne rien dire.

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1 Id est : dont le public est essentiellement bourgeois.

2 Stock, Memorandum d’un éditeur, Paris, Stock, 1935, tome I, p. 134.

3 « Le nombre des monologues dits par Cadet est incalculable », dit Louis de Caster. Nous en avons recensé environ deux cents, mais la liste ne saurait être exhaustive… Il est sans doute, en tous cas, le monologueur le plus actif de la fin du siècle.

4 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, Paris, Ollendorff, 1884, p. 53.

5 Louis de Caster, « Les Méfaits du monologue », 1903.

6 Certains s’en font même une spécialité : Paul Ollendorff, Madame Tresse, Pierre-Victor Stock, Jules Levy, Léon Vanier pour les principaux.

7 Par leur interprétation inédite, ils créent les personnages des monologues (c’est à ce titre qu’ils sont cités lors de la première publication d’un monologue) ; mais ils contribuent également à leur diffusion publique en les rejouant chaque fois qu’ils sont sollicités. Les comédiens sont donc à la fois partie prenante de la création et de la production des monologues.

8 Coquelin cadet, Le Monologue moderne, illustrations de Luigi Loir, Paris, Ollendorff, 1881, p. 14. Louis Forestier raconte cette anecdote en introduction aux monologues dramatiques de Charles Cros, dans l’édition de ses œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Pléiade.

9 Le poème inaugure la section « Grains de sel », dans le recueil intitulé Le Coffret de santal.

10 Nous renvoyons à l’étude métrique que propose Louis Forestier, dans Charles Cros, l’homme et l’œuvre, Paris, Minard, coll. Bibliothèque des Lettres Modernes, n°14, 1969, pp. 378-380.

11 Jean-Pierre Sag propose cette définition, dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre, dirigé par Michel Corvin, tome I, Paris, Bordas, 1995, pp. 462-463 :

« (…) l’installation est une mise en situation des éléments plastiques (plus rarement sonores) les plus variés.

Une installation peut aller de la modeste mise en scène d’œuvres plastiques ou d’objets usuels dans l’espace à la transformation monumentale de l’espace lui-même. (…) Dans l’installation, il n’y a plus de narrativité discursive (…) il n’y a plus qu’une narrativité séquentielle qui fait sentir le poids du temps par tous les objets qui sont nécessaires à son achèvement. Achèvement au double sens de réalisation et d’extinction, car chaque séquence d’installation est tendue vers sa propre fin : le temps est l’objet d’une mise en place, et de ce fait, réifié. Ce qui, paradoxalement, ouvre la voie à toutes les dérives, interprétatives ou rêveuses : l’objectivation n’est plus canalisée dans le goulot d’un sens verbalisé. (…) Un certain nombre d’expériences récentes de théâtre du silence (…) oscillent de la sorte entre l’installation d’un dispositif d’objets où le tableau fait sens (mais sens ad libitum) et l’histoire sans paroles où la narrativité est reconstituée par d’autres canaux que les mots, où le décor, le bruitage et la gestuelle en « disent » bien assez (…). »

12 Presque tous les sociétaires de la Comédie-Française se livrent à cet exercice, ainsi que les pensionnaires les plus appréciés des autres théâtres parisiens (dont l’Ambigu, l’Athénée, le Vaudeville, le Palais-Royal).

13 Certains considèrent même que Labiche, qui précède Feydeau d’une vingtaine d’années, renouvelait ce genre déjà considéré en déclin : Labiche et Offenbach corrigent du moins cette appréciation pendant le second Empire.

14 Nous parlons de théâtres tels que les Nouveautés, l’Athénée, les Variétés, le Vaudeville, ou le Gymnase…

15 « Vaudeville » est une appellation jugée vieillotte, au point que ses auteurs le nomment plus volontiers « pièce » ou « comédie ».

16 L’envers de cette conséquence, remarquons-le, demeure envisageable : une telle pratique, au lieu de détruire l’illusion, peut la déplacer et l’élever au carré, c’est-à-dire constituer sa surenchère, en construisant une proximité (ou familiarité) en réalité illusoire du public avec l’acteur en scène. La connivence élaborée par le jeu scénique est en effet totalement maîtrisée par la circonstance théâtrale, elle est donc totalement irréelle. Il n’en reste pas moins que la théâtralité en jeu s’en trouve déplacée : on ne saisit certes du comédien qu’une image qui ne saurait suffire à circonscrire sa propre personne. L’artiste demeure protégé des regards et son narcissisme ne s’en trouve pas moins satisfait. Cependant, encore une fois, on n’aperçoit plus le personnage de la fable, mais l’image publique de l’acteur.

17 Paul Bilhaud, Solo de flûte, 1885 ; J. Reyar, Un Monsieur très timide, 1881.

18 C’est notamment le cas de la Pénitente face au Confesseur, chez Galipaux et Sivry, ou du monologueur « d’à côté » – localisé dans la plus proche coulisse –, face au Monsieur-qui-n’aime-pas-les-monologues, chez Feydeau.

19 Labiche & Lefranc, Une Dent sous Louis XV, 1849.

20 Robert de la Villehervé, Les Billets doux, (s.d.).

21 Charles Cros, L’Affaire de la rue Beaubourg, 1877.

22 Gustave Nadaud, Entre deux chaises, (s.d.).

23 Félix Galipaux & Lucien Cressonnois, La Poire en deux, 1882.

24 André Monselet, Ainsi soit-il !, (s.d.).

25 Paul Arène, Un Drame à Cernay, (s.d.).

26 Jules Legoux, Par téléphone, 1883 ; Charles de Sivry, Le Prêtre, 1883.

27 Emile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Tel/Gallimard, tome II, 1974, pp. 85-86.