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Identité linguistique et construction culturelle d’une posture de parole

Le conteur dans la littérature créole de langue française

Jérôme DAVID

Université de Lausanne

Hors donc de tout fétichisme, le langage sera, pour nous, l’usage libre, responsable, créateur d’une langue. Ce ne sera pas forcément du français créolisé ou réinventé, du créole francisé ou réinventé, mais notre parole retrouvée et finalement décidée. […] Par-delà le langage pourra s’exprimer ce que nous sommes, notre présence au monde, notre enracinement… Car la langue dominante idolâtrée ignore la personnalité du locuteur colonisé, fausse son histoire, nie sa liberté, le déporte de lui-même. Pareillement, l’idolâtrie par le colonisé de la langue dominée, si elle peut être bénéfique dans les premiers temps de la révolution culturelle, ne saurait en aucune façon devenir l’objectif principal ou unique des écrivains créoles d’expression créole. […] Pour un poète, un romancier créole, écrire en français ou en créole idolâtré, c’est demeurer immobile dans l’aire d’une action, sans décision dans un champ de possibles, inane dans un lieu de potentiels, sans voix dans les grandes transmissions des échos d’une falaise. Sans langage dans la langue, donc sans identité1.

L’ambition des auteurs se réclamant de la littérature créole est, depuis la fin des années 1980, d’investir l’entre-deux de la diglossie antillaise français-créole. Originaires d’îles telles que la Martinique ou la Guadeloupe, devenues départements français en 1946, ces écrivains conçoivent la littérature comme l’arme par excellence de la conquête d’une identité créole véritable, c’est-à-dire ni trop française, ni trop anti-française. Cet enjeu identitaire se traduit, dans leurs romans, par le double refus d’écrire exclusivement en français « standard » ou en créole.

La double inconstance langagière de la littérature de la créolité, seul espace possible, selon ses auteurs, de l’identité créole, recouvre ainsi des préoccupations indissociablement esthétiques et politiques. A une langue louvoyant entre français et créole, répond un combat contre la violence la plus sourde de l’héritage français : le dénigrement de la réalité antillaise, lorsqu’elle est évaluée à l’aune des seules catégories de la culture française légitime, ou, dans un geste qui ne fait que reproduire en creux la logique de cette domination culturelle, le rejet pur et simple de cet héritage, et le repli ostentatoire sur une culture créole « pure », indigène, et coupée de l’histoire de sa colonisation.

La posture de parole de la littérature créole est donc à la fois le schème d’une écriture en porte-à-faux, dans la mesure où elle donne cohérence à ces multiples phénomènes de tiraillement linguistique que l’analyse littéraire met au jour aux plans de la narration, de l’énonciation ou du lexique, et le produit, de la part d’écrivains antillais aux itinéraires biographiques spécifiques, d’une interprétation de l’histoire et de la réalité antillaises, ainsi que, plus indirectement, du rôle de la littérature dans la constitution d’une identité collective.

Edouard Glissant, dans son Discours antillais, a problématisé l’ambivalence de l’identité antillaise, son écartèlement entre des pôles de socialisation, la culture écrite française et la culture orale créole, sinon incompatibles, du moins concurrents :

Mais voici le Nous accablé, impossible, qui détermine en conséquence l’impossibilité du Je. La question à poser à un Martiniquais ne sera par exemple pas : « Qui suis-je ? », question inopératoire au premier abord, mais bien : « Qui sommes-nous ? »2

Sa poétique a par ailleurs suggéré le cadre de ce « roman du Nous », tout en déplorant que les jeunes auteurs ne voient pas, eux aussi, dans un tel projet, un « beau risque à courir ». Puisant aux sources de l’« oraliture » créole et inscrite dans la logique de l’écrit, la littérature de ce qu’il a baptisé l’« antillanité » pourrait, nous dit-il, donner jour au « roman de l’implication du Je au Nous, du Je à l’Autre, du Nous au Nous », si elle s’inscrivait dans la tradition antillaise du conte et la reconnaissait comme son origine :

Le Conte nous a donné le Nous, en exprimant de manière implicite que nous avons à le reconquérir3.

Quelques années plus tard, les défenseurs de la créolité partiront du même constat de l’existence d’une « pré-littérature » créole inaboutie et dispersée, et, dans leur désir d’y répondre, pour reprendre leur expression, par la mise en branle d’un « potentiel créatif »4, accorderont une place prépondérante, et presque fondatrice, non plus au conte, mais à la figure du conteur. La place que lui réservent les Lettres créoles, de Chamoiseau et Confiant, en témoigne.

Véritable autobiographie de la littérature créole, dans la mesure où les deux auteurs, se réclamant d’une créolité encore peu légitime, cherchent à accréditer l’existence d’une tradition littéraire créole en dégageant, dans l’ensemble des discours antillais, une cohérence et une continuité spécifiques, les Lettres créoles font du conteur le relais de la souffrance des esclaves africains déportés aux Caraïbes et l’origine de la littérature créole :

[…] c’est lui le seul producteur de littérature audible, une littérature articulée dans l’ethno-texte de la parole, et qui, dans la parole, se forge un langage soumis aux ambivalences de la créolisation, à l’opacité du Détour pour survivre, et à l’inédit insoupçonné de la culture créole. Retenez qu’au départ cette tracée littéraire est nocturne, à moitié clandestine, et qu’ambitionnant seulement de résister, elle ne se tient pas pour expression d’un art. Retenez, enfin, qu’orale, le Paroleur en est le maître5.

Figure fondatrice d’une tradition littéraire créole intégrant l’héritage de la colonisation et les ruses déployées pour se soustraire à la domination culturelle occidentale, paradigme d’une poétique, le conteur a également une présence très forte dans les romans des écrivains de la créolité : nombreuses sont les scènes de récitation traditionnelle, les digressions d’un personnage selon les normes de l’« oraliture », ou l’évocation des protagonistes des contes créoles. Plus encore, on peut considérer le conteur comme le schème littéraire de la créolité, l’« être de fiction » dans lequel, pour ainsi dire, elle s’incarne, et qui donne forme et cohérence à son écriture.

Dans un admirable article, Claude Grignon s’est interrogé, dans le cas de Zola, sur la mise en scène du parler populaire en ces termes :

Comment faire passer le parler populaire, langue orale par excellence, dans cette langue doublement écrite qu’est la langue littéraire ?6

On pourrait, pour la littérature créole, se poser la question suivante : comment faire passer le parler créole – et son imaginaire –, langue orale par excellence – dans la mesure où elle ne dispose pas, en dépit des multiples tentatives de réforme, de système stabilisé d’écriture –, dans cette langue doublement écrite qu’est le français littéraire ? Ce transfert des traits perçus, par les auteurs de la créolité, comme caractéristiques de l’identité créole, tels que, par exemple, cette forme d’oralité qui passe par la récitation d’histoires puisées dans une mémoire collective, ou la résistance à l’hégémonie occidentale, dans une littérature de langue essentiellement française, car destinée avant tout à des lecteurs francophones, s’effectue par l’intermédiaire de cette matrice d’effets linguistiques qu’est la posture de parole du conteur.

J’aimerais, sur un corpus précis7, détailler la façon dont la logique des préférences des auteurs de la créolité pour certains agencements linguistiques trouve son sens dans leur interprétation de la culture créole, et suggérer que l’articulation d’une analyse littéraire et d’une problématique sociologique ou sociolinguistique gagne à être formulée en termes d’identité linguistique et de construction d’une posture de parole. On sait la relative incompatibilité de l’étude de textes et de l’investigation sociologique. Peut-être une description de la constitution, dans et par l’écriture littéraire, d’une identité spécifique débordant selon ses promoteurs le cadre de la littérature, rend-elle possible un usage modéré, et dès lors compatible, des deux registres d’instruments.

Le conteur créole est, aux yeux des écrivains de la créolité, ce personnage des plantations, qui, dès la tombée de la nuit, et au centre d’un cercle d’auditeurs attentifs répondant à ses formules d’adresse, transmet l’héritage d’une culture dominée issue de la coexistence de multiples communautés opprimées sur un même territoire (Africains, Caraïbes, etc.). Le conteur est ainsi doublement subversif, en ce qu’il avance, sous le masque de contes inoffensifs et donc tolérés par le colonisateur, une contre-parole à la domination occidentale. On pourrait dire que pour les défenseurs de la créolité, le conteur est le paradigme de la résistance symbolique à une violence physique toujours susceptible de se prolonger en domination culturelle.

L’écriture de la créolité, parce qu’elle incarne sa poétique dans cet « être de fiction », tente d’intégrer l’oralité et le parler créole dans la langue française, en vue d’y faire affleurer cet imaginaire créole que se représentent ses auteurs, c’est-à-dire résistant à la violence symbolique que constitue l’imposition d’une vision occidentale de l’histoire et de la réalité antillaises. Cette sorte d’imperméabilité des écrivains de la créolité au prestige de la langue et de la culture françaises, qui seule permet une mise en question radicale de la domination culturelle de la métropole sur les Antilles, et donc sur leur littérature, s’explique en grande partie par leurs itinéraires biographiques. Aussi bien Chamoiseau, Confiant que Pépin, pour ne prendre que ces exemples, ont fait des études universitaires en France, avant de revenir à la Martinique ou en Guadeloupe. Il fallait donc, au moins, cette condition à l’émergence d’une littérature de la créolité : que ses écrivains n’aient plus à s’intégrer à la culture française, et à tenter de s’y valoriser par le biais de leur littérature. Le haut niveau des études a probablement, dans ce cas, favorisé la résorption d’un sentiment d’infériorité culturelle que l’expérience scolaire des enfants antillais, comme en témoignent les autobiographies des trois auteurs, inculquait très efficacement, et dégagé un espace pour une littérature peu soucieuse de compromis avec la culture dominante.

Les effets linguistiques de la posture de parole

La posture de parole du conteur est donc indissociable de l’oralité, du parler créole, et d’une résistance à la violence symbolique qui, dans la littérature, passe avant tout par la langue. Ce sont ces effets d’oralité, ces effets de créole, et les formes que prend cette résistance dans l’écriture de la créolité qu’il s’agit maintenant de suggérer par quelques exemples.

Les nombreux dialogues qui, le plus souvent, émaillent les romans des auteurs se réclamant de la créolité, témoignent de l’importance d’une restitution « directe » de la parole des personnages. C’est parce que la charge d’oralité des interactions quotidiennes n’est en aucun cas réductible au régime de l’écrit, parce que la logique de l’écriture ne peut que difficilement rendre compte de tout ce qui se joue dans un échange oral, que Confiant double les nombreux dialogues de ses textes de verbes introductifs extrêmement variés, comme pour s’assurer que la richesse de l’oralité créole sera sensible au lecteur : les personnages ne se contentent pas de « dire » ou de « rétorquer » à leur interlocuteur, ils « ânonnent », ils « s’encolèrent », ils « ronchonnent », ils « marmonnent », ils « bredouillent », ils « dérisionnent », ils « grommèlent », ils « grognassent », ils « martèlent », etc.

Ce n’est pas seulement la richesse de l’oralité créole qui, pour les auteurs « créoles », rend difficile sa restitution écrite. C’est qu’elle est par ailleurs liée au corps :

Il repartit dans le silence mortel imposé par la présence de Man Ninotte à ses côtés. Mais il dut ressentir notre haine dans les cambrures, les roulements d’yeux, les plissures méprisantes des lèvres, les toisements roulés des yeux, tout ce crachat mimé que transporte la langue créole dans ses oraisons muettes8.

Et d’autant plus délicate à évoquer dans la langue française que le créole est vécu par ses locuteurs de façon plus physique que le français9 :

Les chansons d’église comme les chansons d’école se chantent avec la bouche. Les chansons créoles se chantaient avec le corps. Les premières sortaient de nous, les secondes rentraient en nous et nous possédaient. D’ailleurs nous n’apprenions pas les chants créoles. Ils germaient en nous comme des graminées. Ils flottaient dans l’air et décantaient en nous une mélodie et deux ou trois paroles. Chansons d’excursions, chansons de carnaval, chansons de veillées mortuaires, chansons de gwoka, chansons de coupeurs de cannes, chansons de marchandes, chansons de Noël, etc. se déposaient en nous à notre insu et s’installaient à jamais. D’ailleurs nous n’utilisions jamais (sauf à l’école) le mot de « chanson », nous disions un chanter. Le répertoire grandissait en nous sans que nous ayons souvenance d’un commencement10.

Cette oralité créole est encore indissociable, pour ces écrivains, du mode de vie créole et de l’importance qu’y revêtent les commérages et les rumeurs, – bref, de toute cette « mémoire flottante », pour reprendre une expression de Françoise Reumaux11, qui lie une communauté par l’échange de paroles. « Radio-bois-patate », onde du ragot populaire, a ainsi fait exister, sur le mode équivoque propre aux hallucinations collectives, cet « homme au bâton » dont Ernest Pépin fera un roman12. La rumeur va jusqu’à assurer, dans les romans de la créolité, la prise en charge de certains énoncés ; elle se substitue souvent au narrateur :

Vers les trois heures de l’après-midi, le père Stégel fait son apparition dans sa nouvelle Dauphine que lui ont offerte (assure Radio-bois-patate) les Blancs de Grand-Anse.

Man Yise t’appelle à la cuisine pour l’aider à essuyer les verres de cristal qu’elle réserve aux Grands Blancs. De Valminier, le fou de chevaux, est déjà là mais il s’agit d’un béké-goyave, si-tellement débanqué, pauvre diable, que Radio-bois-patate prétend que ses poches sont une aubaine pour les courants d’air. En toute simplicité, il s’est attablé avec l’une des familles mulâtres, dans un angle de la véranda […]13.

Et parce qu’elle a un pouvoir oral de structuration des relations sociales, cette rumeur est une sorte de réseau parallèle aux canaux de diffusion officielle :

La frontière [des lieux à ne pas fréquenter pour le personnage principal] en est le boulevard de la Levée, que le gouvernement a rebaptisé Général-De-Gaulle quelques années plus tôt mais que le monde s’entête à désigner par son ancien nom, bien que le président de la France soit tenu en vénération par tous, en particulier par le petit peuple14.

On comprend qu’elle puisse être parée, dans l’espace que la langue française lui laisse libre, de toutes les vertus subversives d’une « parole souterraine » :

C’était un temps où la langue créole avait de la ressource dans l’affaire d’injurier. Elle nous fascinait, comme tous les enfants du pays, par son aptitude à contester (en deux trois mots, une onomatopée, un bruit de succion, douze rafales sur la manman et les organes génitaux) l’ordre français régnant dans la langue. Elle s’était comme racornie autour de l’indicible, là où les convenances du parler perdaient pied dans les mangroves du sentiment. Avec elle, on existait rageusement, agressivement, de manière iconoclaste et détournée. Il y avait un marronnage dans la langue. Les enfants en possédaient une intuition jouissive et l’arpentaient en secret, posant leur être en face des grandes personnes, dans la particulière matrice de cette langue étouffée. C’est pourquoi, malgré (et surtout grâce à) cette situation de dominée, la langue créole est un bel espace pour les frustations enfantines, et possède un impact de structuration psychique inaccessible aux élévations établies de la langue française15.

L’enjeu que recouvre ainsi l’oralité créole dans la situation antillaise de diglossie explique les multiples voies qu’emprunte, dans la littérature de la créolité, l’instillation de marques d’oralité dans la langue française. Ces effets d’oralité passent par l’usage d’onomatopées, telles que « blip », « ouap », « tyouboum », « tiouf », « flap », « tiak », etc., et de ce qu’on appelle des particules énonciatives16, petits mots dépourvus de sens propositionnel, quasi inconnus de l’écrit ou servant à y simuler l’oral (« A 21 heures, un jeudi oui, sous la boule des pluies et des vents de décembre »…), ou par le jeu sur la typographie, l’utilisation de majuscules suggérant par endroits une intensification de la charge énonciative comparable à l’élévation du ton à l’oral.

L’analyse des effets de créole court toujours le risque de tomber dans l’égrenage amusé d’expressions exotiques pour un lecteur francophone. Dans le sillage des travaux de Marie-Christine Hazaël-Massieux17, il me semble plus fertile de déjouer l’inventaire au cas par cas en classant les « créolismes » selon des critères linguistiques.

Les dispositifs de cette langue étrangement familière que produit la créolisation de l’écriture de la créolité, sont également nombreux. La dérivation du lexique, selon des matrices connues de la langue française, mais sur un champ d’application incongru qui déborde les usages du français, est l’un des principaux générateurs d’effets de créole. Aux matrices en « dé- » (« dérespectation », « décontrôler », « se démarier », etc.), en « en- » (« s’encolérer », « s’ennuager », « s’encriser », etc.), en « -té » (« insolenceté », « exceptionnelleté », « heureuseté », etc.), en « -tion » (« profitation », « emmerdation », etc.), etc., s’ajoutent les substantivations (un causer, un plier, un siffler, etc.) et les « verbatisations » (« sarcasmer », « émotionner », « thermométrer », etc.).

Ce lexique dérivé se double d’un lexique composé : on y trouve des « constructions sérielles » (« aller-venir », « courir-monter », « beurrer-fariner »), « rares dans le créole des Antilles » selon Marie-Christine Hazaël-Massieux, mais « utilisées comme marqueurs symboliques d’un français ‘créolisé’ »18, des compositions nominales (un « demi-faire-noir », une « lotion-grande-marque », une « grattée-caressée », etc.), très fréquentes en créole, et des « groupes nominaux à article zéro » composés d’un verbe et d’un nom sans article (« porter cravate », « prendre sommeil », « avoir femme », etc.).

Enfin, les adverbes et les spécificateurs, de quantité ou d’intensité, semblent les plus perméables à la créolisation lexicale : aux « si-tellement », « souventes fois », « tout-à-faitement », « des parfois », « vitement », etc., répondent les « etcétéra de », « une dévalée de », « une tiaulée de », « une tralée de », « une charge de », etc.

Les écrivains « créoles », s’ils ponctuent leur écriture de termes ou d’expressions « créolisants », voire véritablement créoles, ou de références et d’allusions à la culture créole, à ses contes, à ses croyances et à ses pratiques, les font entrer dans un système complexe de traductions, de paraphrases, et de rectifications. L’analyse de ces menus aménagements des créolismes nous renseigne sur la figure du lecteur auquel le texte semble s’adresser. Plus les co-textualisations sont importantes, en effet, et plus le texte semble faire la part belle à un lecteur de culture française. C’est dans cette gestion des illégalismes au regard de la culture française, que l’on saisit la forme que prend cette résistance affichée par les auteurs à la domination culturelle.

Les paraphrases sont pléthore, en ce qu’elles rendent possibles à la fois l’usage d’un créolisme et son explication à un lecteur de culture française. Elles s’appuient sur les expressions « autrement dit », « c’est-à-dire », « autant dire », etc., ou passent par une reformulation par reprise (« elles ne font que ‘saucer’, qu’effleurer la surface de la flaque d’eau », etc.).

Patrick Chamoiseau est sans doute l’écrivain « créole » qui aménage le moins ses romans pour un lecteur de culture française : peu de guillemets signalant un emprunt lexical à une langue étrangère, peu de paraphrases interprétatives, beaucoup d’allusions non explicitées, etc. Il est le plus proche de cette poétique de l’« opacité » langagière que Glissant a tenté de mettre en œuvre, et considérait comme l’une des formes majeures de la résistance à l’hégémonie française.

Par ailleurs, l’aménagement des créolismes est chez Chamoiseau à double détente, pour ainsi dire : il est toujours l’occasion d’une analyse des rouages et des effets de la diglossie, en même temps qu’une clarification discrète faisant en sorte que le lecteur non-créole comprenne à la fois le créolisme et la violence de la diglossie. Cette vigilance à l’égard de la position sociolinguistique du lecteur, qui rend possibles les effets de créole et la dénonciation de la diglossie, prend parfois la forme inverse et devient aménagement de l’écriture pour un lecteur créole (« Anastasie la Baronne se disait experte, en clair : mapipi », ou « Ses tirs (ou ses zigues, si tu préfères) »…).

L’écriture de la créolité, si l’on en croit donc l’exemple-limite de Chamoiseau, s’impose une double contrainte : concéder, de façon stratégique, un peu de sens au lecteur de culture française, sans pour autant décevoir un lecteur créole qui y chercherait une mise en mots de sa propre culture. En d’autres termes, ne pas s’aveugler à mettre en lumière les rouages de la domination.

Qui parle, sinon le conteur ?

Si le désir de créer des effets d’oralité et des effets de créole, et d’opposer, dans la langue, une résistance à la violence symbolique de la culture occidentale, renvoie au paradigme du conteur créole qu’ont élaboré les auteurs de la créolité, celui-ci est encore présent d’une autre manière, comme une sorte de structure profonde de cette littérature. Une analyse de quelques phénomènes énonciatifs suffira à nous le rendre manifeste.

Les autobiographies qui composent mon corpus jouent avec les pronoms et brouillent la figure du narrateur : le « je » domine chez Pépin, mais il peut être usurpé par un personnage qui, au cours du récit, demande la parole et se la voit attribuée l’espace d’un chapitre (chapitre 13) ; Ravines du devant-jour met en avant un « tu » qui recouvre à la fois ce qu’on appelle le « je-narré », protagoniste de l’histoire, et le « je-narrant » qui en fait le récit, si bien que le « je » reste en retrait, aussi mystérieux pour le lecteur que la source énonciative de certaines locutions exclamatives ou interjectives très brèves qui ponctuent régulièrement le récit ; chez Chamoiseau, enfin, le « je-narré » est à la troisième personne, de même que cette part du « je-narrant » qui n’est que le prolongement de l’enfant, tandis que le « je-narrant » écrivain, à la première personne, voit son récit sans cesse interrompu, comme chez Confiant, par des bribes de veine poétique, qui sont autant de poches énonciatives grevant l’unité de l’instance d’énonciation de l’autobiographie.

Il faut donc renoncer à chercher dans ces textes une instance homogène d’énonciation qui renverrait à l’identité stable et déterminable d’un individu. L’identité linguistique de l’écriture de la créolité se caractérise, au plan de l’énonciation, par une hétérogénéité très grande des prises de parole. Les virevoltes pronominales, la porosité du « je », l’éclatement des prises en charge énonciatives et l’hétérogénéité des régimes d’écriture, tantôt romanesque, tantôt poétique, suggèrent une instance caractérisée par la plasticité de son identité de locuteur.

Les trois autobiographies sont par ailleurs traversées d’adresses au lecteur qui prennent la forme de formules-standard :

Un nègre qui n’aime pas la géométrie, passe encore ! mais un nègre que la musique agace, ouille foutre, quelle misère, messieurs-dames de la compagnie ! Quelle incongruité !

Messieurs et dames, ce que virent nos yeux d’enfants ajoutés à ceux des grandes personnes fut digne des meilleurs westerns.

D’abord, messieurs et dames, pour piéger un bawoufeur, il ne fallait pas jouer vraiment [aux billes]19.

Cette formule, « messieurs et dames de la compagnie », ou telle autre, comme « mézamis », est rituelle chez les conteurs créoles, à l’instar des « Krik ! » qu’ils lancent à un public qui traditionnellement doit répondre par « Krak ! » pour témoigner de son attention. Elles abondent dans les retranscriptions des contes des « maîtres de la parole créoles »20.

Cette présence des formules rituelles des conteurs créoles, dans des textes à l’insaisissable instance énonciative, nous incite à nous figurer cette dernière sous les traits du « Grand Ordonnateur »21 des tours de parole, fuyant derrière les personnages dont il narre les aventures. De même que dans le conte populaire, « l’énonciation se présente comme un va-et-vient continuel entre l’affirmation et la négation, l’identité et l’anonymat »22. Prolongeant la métaphore du théâtre de l’énonciation, si chère à Ducrot lorsqu’il parle des phénomènes de polyphonie23, on pourrait dire du conteur qu’il relève, dans la littérature de la créolité, de la scénographie de l’énonciation.

Ainsi les effets linguistiques de la posture de parole du conteur créole, et cette forme de l’identité linguistique que suggèrent les dispositifs énonciatifs de la littérature de la créolité, renvoient-ils à une poétique qui place en son centre un « être de fiction », produit d’une interprétation, de la part d’écrivains aux itinéraires biographiques spécifiques, de l’histoire et de la réalité créoles. Cette « hypothèse créatrice » du conteur, pour reprendre une expression de Glissant24, qui donne cohérence à l’écriture de la créolité, est l’héritière de plusieurs histoires : une histoire des Antilles, une histoire de leur littérature, et une histoire de ses écrivains.

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1 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1993 (1989), p. 47.

2 Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p. 153.

3 Edouard Glissant, Le discours antillais, p. 152.

4 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, p. 13.

5 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature. Martinique, Guadeloupe, Haïti, 1635-1975, Paris, Hatier, 1991, p. 41.

6 Claude Grignon, « Composition romanesque et construction sociologique », in Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, 1989, p. 212.

7 Soit Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, Paris, Hatier, 1990, et Chemind’école, Paris, Gallimard, 1994 ; Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, Paris, Gallimard/Folio, 1993 ; et Ernest Pépin, Coulée d’or, Paris, Gallimard, 1995. Ces trois autobiographies, ou récits d’enfance, furent écrites en vue d’être publiées dans la même collection, « Haute enfance ».

8 Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p. 56.

9 Comme les tentatives d’alphabétisation menées par Dany Gisler l’ont spectaculairement montré. Voir son article « Corps, langage, politique. Une expérience d’alphabétisation en Guadeloupe », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 32-33, 1980, p. 105-110.

10 Ernest Pépin, Coulée d’or, p. 53-54.

11 Françoise Reumaux, « La rumeur : une mémoire flottante », in Veronika Görög-Karady, sous la direction de, D’un conte… à l’autre. La variabilité dans la littérature orale, Paris, éd. du CNRS, 1990, p. 205-212.

12 Ernest Pépin, L’homme au bâton, Paris, Gallimard, 1992.

13 Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, p. 143 et p. 30.

14 Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, p. 196.

15 Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, p. 55-56.

16 Voir Jocelyne Fernandez, Les particules énonciatives dans la construction du discours, Paris, PUF, 1994.

17 Marie-Christine Hazaël-Massieux, « A propos de Chronique des septs misères : une littérature en français régional pour les Antilles », in Etudes créoles, vol. XI, n° 1, 1988, p. 118-131 ; « Solibo magnifique, le roman de la parole », in Antilla spécial, n° 11, décembre 1988-janvier 1989, p. 16-36 ; et « La littérature créole : entre l’oral et l’écrit ? », in Ernst Ludwig, sous la direction de, Les créoles français entre l’oral et l’écrit, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1989, p. 277-305.

18 Marie-Christine Hazaël-Massieux, « A propos de Chronique des septs misères : une littérature en français régional pour les Antilles », p. 125.

19 Les citations sont tirées respectivement de Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, p. 247, Ernest Pépin, Coulée d’or, p. 143, et Patrick Chamoiseau, Chemin-d’école, p. 136.

20 Raphaël Confiant, Les maîtres de la parole créole, Paris, Gallimard, 1995.

21 Raphaël Confiant, Ravines du devant-jour, p. 18.

22 Tahsin Yücel, « L’énonciation et le conte populaire », in Degrés, n° 23, 1980, p. b8.

23 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984.

24 Edouard Glissant, Le discours antillais, p. 161.