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Nerval au miroir de Ronsard et Corneille

Dagmar WIESER

Université de Berne

Les romantiques ou l’histoire comme miroir

Ici, il sera question d’histoire littéraire telle que la pratique Gérard de Nerval. Le thème de notre colloque – « l’histoire dans la littérature » – sera donc développé non pas au plan des représentations (de l’histoire par la littérature), mais au plan des méthodes (de l’analyse littéraire, pratiquée dans une perspective diachronique). Il s’agira de montrer que la conception que se fait Nerval de l’histoire de la poésie présente certaines distorsions critiques. Ces distorsions sont porteuses de sens : en plus de nous renvoyer à l’historicité de notre propre position herméneutique, elles révélent un parti pris et dès lors illuminent le projet poétique de Nerval lui-même.

Concrètement, de quels textes s’agit-il ? En 1830, Nerval publie un Choix de poésies de Ronsard […] et d’autres poètes du XVIe siècle1. Ce Choix […] est précédé d’une « Introduction » qui esquisse une histoire de la poésie depuis le Moyen Age2. Cette « Introduction » sera donc pour Nerval l’occasion de définir son programme poétique.

Que Ronsard serve de figure d’identification est attesté du fait que Nerval reprendra son « Introduction » dans La Bohême galante (ch. VI, 1852), définie comme « mémoires littéraires »3. Qui plus est, il y juxtaposera sa propre production poétique, présentée dans sa diachronie (approximative), à l’étude sur Ronsard. La filiation ainsi établie est déclarée explicitement :

En ce temps [en 1830], je ronsardisais […]. [La Bohême galante : III 264]

Mais revenons à l’essai de 1830. Fondée historiquement, c’est-à-dire par référence à Ronsard, l’identité poétique de Nerval est romantique par excellence. Tout en s’emparant des questions du temps, dont celle, staëlienne, de la perfectibilité des arts, Nerval présente l’originalité de subvertir la dichotomie « anciens » versus « modernes ». En inversion de l’argumentation conservatrice, l’ascendant du Grand Siècle devient sous sa plume une raison de ne pas vouloir « perfectionner Racine ». Sa position ne relève donc pas franchement d’un « acte de foi dans le progrès », comme le veulent Jacques Bony et Jean Céard (Notice, I 1589). Se détourner de l’imitation des Anciens signifie plutôt pour Nerval en reconnaître la supériorité.

Nerval n’en retrouve pas moins la deuxième génération romantique là où il s’estime frustré par ses aînés de ses capacités d’invention :

Car il faut l’avouer, avec tout le respect possible pour les auteurs du Grand Siècle, ils ont trop resserré le cercle des compositions poétiques ; sûrs pour eux-mêmes de ne jamais manquer d’espace et de matériaux, ils n’ont point songé à ceux qui leur succéderaient, ils ont dérobé leurs neveux, selon l’expression du Métromane : au point qu’il ne nous reste que deux partis à prendre, ou de les surpasser […], ou de poursuivre une littérature d’imitation servile […]. [I 282]

Le grief que le jeune Nerval formule dans le domaine artistique correspond au malaise politique tel qu’un Stendhal, dans les mêmes années, le mettra en scène avec Le Rouge et le Noir. Le terrain neutre vers lequel Nerval, après Schlegel, va dès lors se tourner est celui « des écrivains français […] antérieurs au dix-septième siècle » (I 281) :

Et ce n’est pas à dire qu’il faille pour cela imiter les étrangers [plutôt que les Anciens]. Mais seulement suivre l’exemple qu’ils nous ont donné, en étudiant profondément nos poètes primitifs, comme ils ont fait des leurs. [I 282]

Pour ce faire, Nerval va reprendre

[…] la division indiquée par M. Sainte-Beuve, dans son excellent tableau de la poésie au seizième siècle, qui attribue à l’école de Ronsard, et non pas à Malherbe, l’établissement du système classique en France […]. [I 284]

En vérité, Nerval ne fait guère que reformuler les thèses de Sainte-Beuve, formulées dès 1827 dans le futur Tableau historique et critique de la poésie française […] du XVIe siècle. Dans ce Tableau, rappelons-le, Sainte-Beuve procède à une réhabilitation de Ronsard, réhabilitation qui « heurte de front l’ensemble des goûts de l’époque », ainsi que l’a montré Claude Faisant dans un remarquable article de synthèse. « L’audacieuse théorie historique, qui permet à Sainte-Beuve de reconnaître en [Ronsard] l’aïeul du Romantisme » (Faisant, 1981-82 : 11) consiste à retourner contre eux-mêmes la position des romantiques, qui,

[…] imbus de la pensée staëlienne, avaient d’emblée voué au vieux poète – coupable d’avoir dévoyé notre littérature en l’assujetissant à l’imitation factice de l’Antiquité – une haine encore plus acharnée qu’un La Harpe. [Faisant, 1981-82 : 104]

Dans une perspective nervalienne, il importe de noter que c’est la langue qui constitue l’argument principal faisant de Ronsard une figure d’identification pour les romantiques :

[…] « romantique », Ronsard ne l’est – dira Sainte-Beuve – que par la « facture », par cette merveilleuse liberté dans la langue, le style et le vers, trop longtemps étouffée par les rigueurs du Classicisme. C’est, en définitive, sous le signe du Romantisme artiste des environs de 1830, que se place le dernier acte de la réhabilitation de Ronsard. [Faisant, 1981-82 : 105]

Ainsi Nerval, après Sainte-Beuve, tout en « accus[ant] l’école de Ronsard de nous avoir imposé une littérature classique […] si dédaigneuse de tout le passé qui était à nous », valorise-t-il « les progrès du style et de la couleur poétique » (I 294) apportés par la Pléiade.

C’est pourtant par rapport à ce Tableau de Sainte-Beuve que Nerval introduit certaines distorsions dans l’image de Ronsard. Ces déformations sont au nombre de deux. Elles concernent le genre des discours et celui de l’odelette. Nerval manifeste un curieux parti pris en faveur de ces deux formes a priori hétérogènes.

Des Discours de Ronsard à l’identification spéculaire

Commençons par la réflexion sur les Discours. Tout d’abord Nerval fausse la chronologie. Il considère à tort que les Discours datent de la fin de la vie de Ronsard6. Cette distorsion chronologique est au service d’une valorisation. Ce que Ronsard aurait fait en dernier serait aussi ce qu’il aurait fait de meilleur :

Ceci nous conduit à la dernière époque du talent de Ronsard, et ce me semble à la plus brillante, bien que la moins célébrée. Ses discours contiennent […] une perfection de style qui étonne plus qu’on ne peut dire. […] Dans les discours surtout se déploie cet alexandrin fort et bien rempli, dont Corneille eut depuis le secret, et qui fait contraster son style avec celui de Racine d’une manière si remarquable : il est singulier qu’un étranger, M. Schlegel, ait fait le premier cette observation : « Je regarde comme incontestable, dit-il, que le grand Corneille appartienne encore à certains égards, pour la langue surtout, à cette ancienne école de Ronsard […] ». […] Depuis peu d’années, quelques poètes, et Victor Hugo surtout, paraissent avoir étudié cette versification énergique et brillante de Ronsard […]. [« Introduction » [au] Choix des poésies de Ronsard […] : I 300, repris dans La Bohême galante, ch. VI : III 262]

L’aplatissement chronologique se double d’une altération au plan des genres. Dans son Choix […] Nerval regroupe sous la rubrique Discours toute sorte de pièces qui proviennent de recueils autres que des Discours7. Ces extraits ont néanmoins un dénominateur commun : il s’agit de textes en alexandrins et à rimes plates. Autrement dit, ce sont des vers de théâtre. S’ajoute que Nerval, on vient de le voir, évoque les Discours de Ronsard à travers l’alexandrin de Corneille : encore un vers à destination scénique. Finalement, les textes en question sont écrits « à la deuxième personne » : le régime énonciatif des Discours relève du « discours » au sens de Benveniste. Ces indices formels convergents orientent notre interprétation de ce véritable parti pris que Nerval atteste en faveur des prétendus Discours.

En effet, ce que Nerval sélectionne et valorise sous le nom de Discours est en fait un vers à vocation scénique. D’où notre hypothèse du miroir : en rédigeant son étude sur Ronsard (et Corneille), Nerval aurait eu l’intuition de la vocation scénique de son propre vers. A partir de 1830 en effet Nerval vouera l’exercice de la poésie à extérioriser son « théâtre » intérieur. Cette hypothèse demande à être vérifiée : en quoi la poésie nervalienne est-elle « théâtrale », et en quoi doit-elle sa « théâtralité » à Ronsard et à Corneille ?

Sur le plan du langage d’abord, les Chimères notamment ont ceci de scénique que leur syntaxe est simple et que leur lexique est concret. Ce sont deux facteurs d’oralité, c’est-à-dire de théâtralité. Autre élément de clarté discursive : le mètre est utilisé pour souligner les unités de pensée : il y a « concordance » entre syntaxe et vers. S’ajoute que le discours lyrique chez Nerval s’appuie sur la répétition (lexicale et même phonétique). L’effet de litanie conjuratoire ainsi obtenu fait signe vers un double souci proprement dramaturgique :

– celui de susciter une présence imaginaire. Pour employer une formule de Baudelaire : il s’agit d’une « sorcellerie évocatoire » ;

– celui d’agir sur l’interlocuteur. Le charme incantatoire des vers nervaliens possède une valeur d’action (de type persuasif) sur l’auditeur (auquel se substitue en vérité le personnage convoqué par la magie du langage). Ce qui nous amène à examiner la situation de parole.

Sur le plan de l’énonciation en effet, les sonnets de Nerval dressent un véritable théâtre énonciatif. Est-il besoin de rappeler la fréquence des apostrophes, des interrogations, des exclamations ? Illustrons brièvement ces phénomènes « conatifs » :

– les vocatifs (auxquels il faudrait ajouter les nombreux titres ayant forme de dédicace) :

Lanassa ! fais flotter tes voiles sur les eaux ! [« à Made Aguado », v. 9]

O Médicis ! les temps seraient-ils acomplis ? [« à H. de Mecklembourg », v. 9]

O seigneur Du Bartas ! Je suis de ton lignage [« à Made Sand », v. 5]

Homme ! libre penseur, te crois-tu seul pensant […] [« Vers dorés », v. 1]

De votre amitié, maître, emportant cette preuve [« A Victor Hugo », v. 1]

– les questions (presque toujours rhétoriques) :

La connais-tu, Daphné, cette vieille romance [« à J-Y Colonna », v. 1]

Sais-tu pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert ? [ibid., v. 9]

Homme ! libre penseur, te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ? [« Vers dorés », v. 1-2]

Suis-je Amour ou Phébus ? … Lusignan ou Biron ? [« El Desdichado », v. 9]

– les exclamations (souvent à valeur descriptive ou explicative) :

Et tous deux en rêvant nous pleurions Israël ! [« à Made Ida-Dumas », v. 4]

Et c’est lui qui dans l’air amassait la tourmente ! [« à H. de Mecklembourg », v. 14]

C’est qu’un jour nous l’avions touché d’un pied agile

Et de sa poudre au loin l’horizon s’est couvert ! [« à J-Y Colonna », v. 10-11]

Mais les vrais descendants des vieux Comtes de Foix

Ont besoin de témoins pour parler dans notre âge ! [« à Made Sand », v. 7-8|

L’autre versait au Ciel la semence des Dieux ! [« La Tête armée », v. 14]

On le voit : la syntaxe nervalienne revêt des formes éminemment dialogales. La poésie forme le support d’une action intersubjective. Cette action purement verbale se rapproche de l’action scénique du fait qu’elle promeut le sujet lyrique, sujet « réel », au rang de personnage imaginaire8. Autrement dit, le poète, une fois qu’il a convoqué (plutôt qu’évoqué) un personnage fictif, va établir un dialogue avec lui, fût-ce un dialogue à sens unique. Le poète se confond avec les figures qui n’ont force d’existence qu’en vertu de son énonciation. Tantôt énonciateur, tantôt personnage, le sujet poétique nervalien se caractérise par cette double appartenance discursive au monde de la fable et au monde « réel » de l’énonciation. Dédoublement qu’il est convenu d’appeler « identification spéculaire ». « Artémis » nous permettra d’illustrer ce processus. Les vers 1-2 ont à peine dressé le monde de la fable :

La Treizième revient… C’est encore la première ;

Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment :

que le sujet lyrique va brusquement interpeller le personnage fabuleux qu’il vient de créer :

Car es-tu reine, ô toi, ! la première ou dernière ?

Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ? … [v. 3-4]

Qui plus est – Michel Collot9 a relevé ce phénomène – au vers 4, le Je échange son rôle d’allocuteur avec la protagoniste de la fable (une femme et une morte10). Le monde de l’énonciation s’est superposé à celui de la fiction. Au deuxième quatrain, une nouvelle interpellation va solliciter le lecteur virtuel. La « reine » est déchue au rang de « non personne » (« Celle ») :

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;

Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :

C’est la mort – ou la morte… O délice ! ô tourment !

La rose qu’elle tient, c’est la Rose tremière.

Le début du sizain marque une nouvelle rupture énonciative. Le dialogue reprend avec le personnage féminin fictif (mais on ne sait si c’est le même qu’au début : il n’y a que l’attribut de la fleur – « la rose » – qui soit constant, les noms étant différents – ou aléatoires, vu leur variabilité…) :

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,

Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule :

As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?

Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux !

Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle : [v. 9-13, ns]

Nouveau circuit entre fable et énonciation au v. 12 : les « roses » de la fable constitueraient une insulte pour l’énonciateur (« nos dieux »)… Le poème semble se terminer par une déclaration qui, elle, s’adresse à nouveau au « lecteur » :

– La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux !

L’interaction verbale entre créateur et créatures est d’autant plus intense que le langage poétique de Nerval est fortement performatif. Le discours est tissé de promesses, de menaces, d’ordres, d’interdictions, d’insultes, de déclarations péremptoires (ayant trait à l’identité des acteurs) :

– de promesses et de menaces :

Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours ! [« Delfica », v. 9]

Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,

Le pâle Hortensia s’unit au Myrthe vert ! [« Myrtho », v. 13-14]

Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon. [« Antéros », v. 14]

– d’ordres :

Colonne de saphir, d’arabesques brodée,

Reparais ! […] [« à Made Aguado », v. 1-2]

Si tu vois Bénarès, sur son fleuve accoudée,

Détache avec ton arc ton corset d’or bruni [ibid., v. 5-6]

Lanassa ! fais flotter tes voiles sur les eaux !

Livre les fleurs de pourpre au courant des ruisseaux [ibid., v. 9-10]

Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux !

Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle : [« Artémis », v. 12-13

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie, [« El Desdichado », v. 6]

– de déclarations (d’identité) et de définitions :

Car je suis le vautour volant sur Patani, [« à Made Aguado », v. 7]

La Treizième revient… C’est encore la première ;

Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment : [« Artémis », v. 1-2]

Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé, [« El Desdichado », v. 1]

Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;

Un mystère d’amour dans le métal repose ; [« Vers dorés », v. 6-7]

A propos de ces vers déclaratifs, rappelons que le philosophe anglais J.L. Austin, dans une deuxième phase de sa réflexion sur le langage, a été amené à reconnaître une valeur d’action aussi aux énoncés constatifs.

La dimension performative de la poésie nervalienne nous permet de faire la transition vers un dernier facteur de « théâtralité ». C’est le pacte discursif qui est au fondement de cette poésie. L’intention performative de la poésie nervalienne a été mise en évidence par Henri Meschonnic (même si ce dernier emploie une terminologie rhétorique plutôt que pragmatique). Meschonnic a montré que Nerval est sensible à une « poésie des sentences »11 telle que l’illustrent précisément les Discours de Ronsard. Nerval privilégierait chez Ronsard un certain « usage formulaire » de la parole. Ce type d’usage, Meschonnic le retrouve chez Nerval lui-même : « Le rôle de la sentence est considérable dans Les Chimères »12.

Ajoutons ceci : si chaque phrase de la poésie nervalienne tend à se cristalliser en épigramme, c’est que la syntaxe s’y moule étroitement sur le mètre (et ceci après les vers de la première jeunesse). La forme versifiée est donc l’agent d’une cristallisation gnomique. C’est ce que nous suggère une observation de Corneille, qui dans son Epître sur La Suite du Menteur célèbre les « sentences et réflexions que l’on peut adroitement semer presque partout ». A la fois continus (« partout ») et compartimentés (« semer »), les alexandrins à rimes plates forment un creuset imprimant à la pensée un contour (syllabique) net. Si personnellement nous sommes sensible à l’interaction entre syllabisme et syntaxe, Meschonnic pour sa part insiste sur la superposition – observable chez Nerval comme chez Corneille – du mètre et des structures rhétoriques (antithèses soulignées par les frontières de l’alexandrin, interpellations et impératifs placés en début de vers…).

Henri Meschonnic relève ensuite ce qui, au plan logique, confère à la poésie de Nerval une allure « formulaire ». C’est l’emploi fréquent de la description définie. Cette dernière a retenu l’attention aussi de Michel Collot :

[…] le poète reste allusif : il introduit personnes et objets par des « descriptions définies »(noms propres, articles définis), qui supposent connu un référent pourtant énigmatique. [Collot, 1972 : 86-87]

« El Desdichado » nous servira d’exemple :

Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé, [« El Desdichado », v. 1]

C’est la description définie précisément qui impose un pacte discursif de nature scénique. Expliquons-nous. Les descriptions définies posent un problème d’identification. Identification des personnages de la fable, mais aussi du Je énonciateur. Elles obligent le lecteur à faire comme si les personnages et les choses désignées dans le poème lui étaient familiers. Par là elles imposent un « pacte discursif » de nature intimiste, Michel Collot13 l’a mis en évidence. Le lecteur en quelque sorte est convié à assister, en tiers silencieux, à une tranche de la vie imaginaire du sujet, vie présentée « en temps réel ». En soumettant sa scène intérieure au regard du lecteur, le sujet poétique se procure une caution – celle du lecteur précisément – qui accrédite l’existence « réelle » de ses figures imaginaires14. Or ce type de contrat ne recouvre-t-il pas le consensus tacite (générique) qui rend possible l’illusion scénique ? On le vérifiera aisément en s’intéressant au fonctionnement des déictiques :

Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé [« El Desdichado », v. 5]

Qui est ce « toi » (ce n’est pas le lecteur) qui se trouve brusquement convoqué par le sujet ? Le déictique n’est déchiffrable – c’est-à-dire référable à la situation d’énonciation – que si le lecteur accepte de se poser comme face à un plateau scénique. Ou encore : faute d’expliciter les déictiques Nerval fait tendre le discours lyrique vers le discours scénique (la scène étant ici évidemment toute intérieure, ou fantasmatique, si l’on veut).

On objectera que nous méconnaissons la nature propre du discours lyrique, qui par définition se passe d’instance de médiation (de narrateur). En poésie moderne notamment les identités sont toujours opaques15. Certes, mais l’allure intimiste de la situation de parole se combine ici avec une particularité pragmatique (l’action verbale sur le personnage, nous l’avons vu). Ensemble, énonciation et pragmatique font du discours lyrique de Nerval une action scénique tout intériorisée.

Cette théâtralisation du discours poétique tient donc intimement au processus de l’identification spéculaire. Paradoxalement, c’est cette dernière qui interdisait à Nerval le genre théâtral. L’auteur à la fin de sa vie était parfaitement conscient de ce que l’objectivation dramaturgique de ses « personnages » n’était pas viable. Il en témoigne dans la Lettre-préface « A Alexandre Dumas ». L’échec de l’activité narrative (Le Roman tragique est interrompu) y est assimilé à un jeu théâtral mal maîtrisé : Brisacier n’est qu’un comédien de pacotille. L’identification, stérilisante, du narrateur (Nerval) à son personnage (Brisacier) redouble celle, néfaste, du personnage à son rôle16. La mise en abîme fait de l’histrion une figure du narrateur. Brisacier manque de maîtrise de soi, de cette discipline qui permet à l’acteur de transposer sa mutabilité naturelle au service d’un rôle. Il ne peut éviter que sa plasticité intérieure s’épanche dans sa vie quotidienne au point de lui faire perdre le sens de la réalité.

On objectera que Brisacier est ici une figure du narrateur, et non pas du dramaturge. Certes, mais l’intertexte scarronien17 est là pour rappeler la permanence de cet idéal qu’est le théâtre. D’autant plus que le narrateur Scarron, dont Nerval adapta le Jodelet pour la scène, représente une tradition noble, maîtrisée, de l’identification spéculaire : c’est celle de l’anti-roman.

On peut considérer en effet que le mécanisme logique sur lequel repose l’identification spéculaire correspond à une figure narrative : c’est la métalepse, définie comme transgression des frontières entre fiction et narration. C’est, si l’on veut, l’équivalent narratif de l’a parte scénique.

D’un point de vue historique, la métalepse est usitée notamment dans la tradition du roman comique. Or on sait la fortune d’un Scarron, d’un Diderot, d’un Nodier et d’un Sterne auprès du Nerval des Faux Sauniers. Dans le contexte qui est le nôtre, on notera avec intérêt que Nerval se réclame de Sterne aussi dans son étude sur Ronsard. Nous faisons allusion à La Bohême galante (1852) :

Je crois bien que vous [i.e. A. Houssaye] vouliez faire allusion au mémoire que j’ai adressé autrefois à l’Institut, à l’époque où il s’agissait d’un concours sur l’histoire de la poésie au XVIe siècle. J’en ai retrouvé quelques fragments qui intéresseront peut-être les lecteurs de L’Artiste, comme le sermon que le bon Sterne mêla aux aventures macaroniques de Tristram Shandy. [La Bohême galante, III 243]

Toutefois, dans la tradition de l’anti-roman, les métalepses ont pour fonction de ruiner – ironiquement – le vraisemblable mimétique. Elles y apparaissent sous la forme d’une intrusion commentative du narrateur dans le monde de la fiction. Chez Nerval au contraire elles ont pour fonction d’attester l’evidentia de la fiction. Elles accréditent l’efficacité de l’illusion (qui rétro-agit sur le sujet poétique même). C’est ce qu’illustre précisément la Lettre-préface « A Alexandre Dumas ». Nerval, voulant récuser l’imputation de folie, s’y attache à « expliquer le phénomène » des « conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination » (Les Filles du Feu : III 450). Or comment mieux démontrer l’entraînement de la fiction sinon en lui cédant – à bon escient ? Nerval sauve donc sa supériorité d’esprit au prix de l’auto-ironie (qui seule le distingue du fou). L’ironie scarronienne, de ludique est devenue tragique : elle se fait aux dépens du sujet créateur.

Résumons-nous. On a vu que Nerval se réclame du Ronsard des prétendus Discours, et ceci pour donner un nom à l’allure formulaire de son propre discours. Mais cette allure péremptoire recouvre une tendance qui n’a certainement plus grand chose à voir avec Ronsard. C’est la tendance à l’identification spéculaire du poète avec les créatures de son imagination, identification qui doit colmater les brèches du sentiment de soi (la multiplicité des descriptions définies étant le reflet de cette fragilité psychologique). Du fait même que la quête de soi procède par identification, une construction dramaturgique (de soi) devient impossible. Dès lors, le discours lyrique est promu au rang d’espace théâtral par défaut. En effet, le pacte discursif définissant le genre lyrique, pacte fondé sur la connivence (voyez les descriptions définies), est propre à procurer une caution tacite aux identifications fabuleuses : caution qui vient de la part du lecteur. La mémoire de Ronsard nous introduit ainsi au cœur même du projet poétique de Nerval.

Rhétorique et dramaturgie : de Ronsard à Corneille

Avec Henri Meschonnic nous venons d’« expliquer » l’ascendance ronsardienne de Nerval à travers la pratique partagée d’une poésie des sentences. Mais il semble que cette filiation repose sur une intuition plus profonde, de la part de Nerval, concernant l’affinité entre rhétorique et dramaturgie. Il n’est pas indifférent en effet que la mémoire de Ronsard – celle des prétendus Discours – soit infléchie par celle de l’alexandrin cornélien.

On commencera alors à s’intéresser au genre des discours du point de vue de leur statut générique. Dans la tradition littéraire, le terme « discours » désigne tout

[…] texte prononcé en public par un orateur. Par un transfert banal, il désigne aussi les textes non lus, mais simplement écrits par rapport aux mêmes conditions oratoires générales ; et enfin tous les textes fictionnels relevant de ces deux catégories. [Molinié, 1992 : 118]

Les discours comme genre relèvent donc de l’oralité (même virtuelle) au double plan de la situation discursive (des « conditions oratoires ») et des formes.

Quant à la situation de parole, les discours présupposent un auditoire. La parole repose sur la présence commune (fût-elle fictive) d’un sujet énonciateur et d’un interlocuteur dans un même espace-temps. Avec le régime énonciatif du « discours » nous retrouvons un facteur de « théâtralité » propre à la poésie nervalienne. Ensuite, et pour revenir à la dimension pragmatique, quel que soit le genre – judiciaire, délibératif ou démonstratif (épidictique) – dans lequel ils se rangent : les discours ont pour but de persuader. Ou, pour le dire avec la pragmatique moderne, d’obtenir un effet perlocutoire. Il s’agit donc d’un type de textes dont le sens oblige à prendre en considération ce qui est situé au-delà du langage, ce qui relève de l’action produite par le langage sur les interlocuteurs18.

Cette double virtualité – orale et interactive – rapproche la parole de l’orateur de celle du dramaturge. Marc Fumaroli l’a démontré à propos du théâtre de Corneille19  :

[…] le vœu profond de la rhétorique, c’est de s’accomplir en dramaturgie. Celle-ci réduit et rend presque invisible la médiation entre la chose évoquée et le destinataire de l’évocation – elle accomplit l’idéal de l’orateur. [1996a : 271]

L’homologie est d’autant plus étroite que la visée persuasive poursuivie par l’orateur s’appuie sur la recherche d’evidentia (dite aussi energeia) – evidentia en laquelle Fumaroli reconnaît l’homologue rhétorique de l’illusion théâtrale :

Le […] théâtre [tend] vers ce que nous appelons l’illusion [, ce] qui, dans l’esthétique rhétorique, s’appelle evidentia ou energeia. [1996b : 289]

Nerval semble avoir pressenti cette affinité entre rhétorique et dramaturgie :

– « sorcellerie évocatoire », son vers vise à convoquer et à imposer la présence d’un personnage20. Convocation qui s’appuie sur un pacte discursif pseudo-scénique ;

– dialogique, le vers nervalien est le support d’une interaction (tout comme l’orateur exerce une action verbale sur son public).

Cette double visée se reflète sur le plan formel. Le vers nervalien est aisé à mémoriser (vu sa plasticité phonético-métrique) et il est « sentencieux » – deux caractéristiques formelles qui qualifient aussi bien le vers cornélien : Marc Fumaroli a pu dire de ce dernier qu’« il s’agit avant tout d’une forme épigrammatique et mnémotechnique » (1996c : 37).

Travail conjuratoire et spontanéité dialogique : le vers nervalien possède la même finalité que le vers cornélien. Ce dernier veut capturer l’interlocuteur, exercer sur lui une emprise verbale :

[Corneille] avait à sa disposition un instrument prodigieux, son art du vers français. L’alexandrin cornélien est d’une telle énergie21, d’une telle capacité de s’emparer de l’oreille, de l’esprit et du cœur de celui qui l’écoute, qu’il a donné au dramaturge une autorité qu’aucun écrivain français n’avait jamais eue avant lui. […] [C’est] une forme éloquente, susceptible d’être à la fois très émouvante, extrêmement convaincante et bien protégée contre la censure. [1996c : 37]

Notons le lien que Fumaroli établit entre la facture phonétique (la « douceur » du vers », « pointu et vibratoire »), et son pouvoir de suggestion – tout comme la malléabilité du vers nervalien reflète une intention conjuratoire :

Corneille n’a pas construit, démonté et remonté un nouvel alexandrin. A partir de l’expérience de Malherbe, qui avait porté l’alexandrin français à la hauteur de l’inscription, de l’épigramme, il lui est venu un alexandrin […] pointu et vibratoire à la fois […]. Corneille modifie l’alexandrin de Malherbe, qui s’était efforcé de concilier d’une façon presque abstraite et pour une seule finalité – la louange – la douceur de la diction et la force du rythme. Corneille introduit l’émotion, mais une émotion capable de se conjurer elle-même par la force de l’oxymore et de l’épigramme. Il parvient ainsi à faire de l’alexandrin revu et perfectionné par Malherbe en vue de louer les rois un instrument de dialogue. [1996c : 39-40, ns]

Nerval radicalisera justement la finalité dialogique du vers – finalité obtenue grâce à « la force du rythme ». On a vu en effet que du point de vue du rythme le vers nervalien est un vers classique : la syntaxe (les unités rythmiques) « concorde » avec les schémas métriques. Or « la force du rythme » sera d’autant plus ferme que les sonorités, elles, ne respectent pas le mètre : il y a épanchement cantabile des sons de part et d’autre des frontières du vers.

On comprend mieux alors que Nerval se souvienne des Discours de Ronsard, de cette « versification énergique et brillante » (I 300, cit.) à travers celle de Corneille. Corneille représente l’idéal de sa propre activité poétique : susciter une présence et agir sur elle. Mais, encore une fois, l’objectivation de ses personnages fantasmatiques sera non pas dramaturgique mais lyrique. Nerval substitue le personnage (qui n’est que son propre « masque ») au public. Son personnage est aussi son destinataire. C’est sur lui qu’est dirigée l’action persuasive. La relation triangulaire entre orateur – personnage fictif – et interlocuteur est court-circuitée. Au lieu d’objectiver, comme le dramaturge, son théâtre intérieur, Nerval s’y abîmera. C’est cela, « l’identification spéculaire ».

Dès lors, on pourrait définir l’échec dramaturgique – et existentiel – de Nerval comme une incapacité de créer une œuvre polyphonique. C’est encore Marc Fumaroli qui nous suggère cette conclusion quand il ramène le discours scénique à une rhétorique polyphonique :

Le dramaturge [classique] se définit comme un orateur polyphonique et la dramaturgie comme une polyphonie rhétorique. [1996c : 301]

Le métier de dramaturge se calque sur celui d’orateur. Ce dernier parle à la place de son client, il met en scène des orationis personae (des figures du discours). Or dans la Lettre-préface « A Alexandre Dumas », Nerval rattache sa vocation dramaturgique à la précarité de son sentiment du moi. Les personnages sont convoqués pour remplir le moi de l’auteur de leur substance. Ce dernier s’enferme ainsi dans un cercle narcissique. Témoin Fabio, le protagoniste de Corilla (« intermède » et nouvelle à la fois). Si Fabio se compare à Pygmalion, c’est que son objet d’amour est une émanation de sa propre personne. Les personnages de Nerval, projections exclusives de son moi (qui est fragile), sont dès lors incapables de soutenir un conflit de paroles, c’est-à-dire une action verbale.

En ce point il conviendrait de justifier la filiation cornélienne aussi au point de vue thématique. On se tournera alors vers les deux comédies qui encadrent en quelque sorte les quatre grandes tragédies triomphalistes. Ce sont L’Illusion comique (1636) et Le Menteur (1843). Ce diptyque problématise la psychologie de l’inventeur. Il postule un rapport de type spéculaire entre le créateur et son verbe. L’ensemble renvoie donc en droite ligne à la Lettre-préface « A Alexandre Dumas » et à Corilla. Mais là où Nerval mettra l’acte poétique au service d’une identification avec les créatures de l’imagination, chez Corneille le langage (l’art dramatique) fera office de médiation entre les fantasmes du désir et l’« être pour la société ».

L’espace nous manque pour approfondir cette parenté thématique. Nous renvoyons à notre thèse pour nous tourner maintenant vers les odelettes de Ronsard, si chères à Nerval.

Les odelettes et le génie primitif de la langue

Venons-en donc à la deuxième distorsion critique que Nerval inflige à l’image de Ronsard. Il s’agit plutôt d’une contradiction, de la part de Nerval, à propos de l’histoire de l’odelette. Voici ce qu’il écrit en 1830 :

[…] dans tous les genres de poésie gracieuse et légère, [la Pléiade] a surpassé et les poètes qui l’avaient précédée, et beaucoup de ceux qui l’ont suivie. Dans ces sortes de compositions aussi l’imitation classique est moins sensible : les petites odes de Ronsard, par exemple, semblaient la plupart inspirées, plutôt par les chansons du XIIe siècle, qu’elles surpassent souvent encore en naïveté et en fraîcheur ; ses sonnets aussi, et quelques-unes de ses élégies sont empreintes du véritable sentiment poétique […]. [« Introduction » [au] Choix […] : I 294, repris in La Bohême galante, ch. VI : III 259]

Nerval assimile les « petites odes » de Ronsard aux « chansons du XIIe siècle ». Cependant, en 1852, lorsqu’il republie son « Introduction », il rattache le Ronsard des « odelettes » à l’Antiquité :

Eh bien ! étant admis à l’étude assidue de ces vieux poètes [du XVIe siècle], croyez bien que je n’ai nullement cherché à en faire le pastiche, mais que leurs formes de style m’impressionnaient malgré moi, comme il est arrivé à beaucoup de poètes de notre temps.

Les odelettes, ou petites odes de Ronsard, m’avaient servi de modèle. C’était encore une forme classique, imitée par lui d’Anacréon, de Bion et, jusqu’à un certain point, d’Horace. [La Bohême galante, ch. VII : III 265]

L’identification rétrospective à Ronsard ne vise plus le « modèle » du XIIe siècle, mais celui d’« une forme classique ». De précurseur du romantisme Ronsard est devenu un classique. La contradiction de Nerval bien sûr ne fait que refléter les controverses romantiques à propos de Ronsard. Ces controverses cependant indiquent moins une ambiguïté qui serait inhérente à l’œuvre de Ronsard. L’hésitation nervalienne concernant l’histoire – la Pléiade est-elle un romantisme ou un classicisme ? – recouvre en fait une hésitation esthétique. Le vers nervalien en effet relève d’un classicisme assoupli, nous l’avons vu. Non pas que Nerval décentre le vers classique dans sa structure rythmico-métrique. La destructuration concerne les sonorités. Il y a diffusion des phonèmes de rime soit à l’intérieur du vers, soit au-delà des frontières de l’alexandrin. Au lieu de fermer le vers sur lui-même, les sonorités en brouillent les frontières. Le cantabile ainsi obtenu est au service d’une convocation hallucinatoire.

On comprend dès lors que la valorisation contradictoire de l’odelette vise moins cette dernière qu’un certain type de versification. C’est la versification que Nerval invente à partir de 1830. Il faut se rappeler en effet que jusqu’à la date de son essai sur le XVIe siècle Nerval pratique exclusivement des genres inspirés de l’Antiquité, c’est-à-dire des odes, des épîtres et des satires. L’exercice de l’alexandrin néo-classique inclut aussi la destructuration « romantique » (c’est-à-dire rythmique) de ce dernier. C’est seulement à partir de son étude sur Ronsard que Nerval abandonne l’inspiration patriotique et satirique en faveur des Odelettes. Nées entre 1832 et 1835 (et déjà en 1831 pour « Les Papillons » et « Cour de Prison »), ces dernières représentent des formes « petites », une « poésie gracieuse et légère », bref une versification musicale, et en cela référables aux « chansons du XIIe siècle ». Il s’agit en effet de formes strophiques brèves, de vers mêlés, de décasyllabes, voire de mètres non césurés plutôt que d’alexandrins. L’assonance et la rime facile l’y emportent sur la rime classique.

En deuxième lieu, la contradiction à propos des odelettes semble concerner une certaine thématique, « gracieuse et légère », procédant avec « naïveté et […] fraîcheur », « empreinte[…] du véritable sentiment poétique ». C’est la description fournie à propos de Ronsard et qui semble s’appliquer aussi bien aux Odelettes nervaliennes. L’auteur y développe une thématique d’ordre psychologique, thématique déployée à la faveur d’une anecdote personalisée. Il y a mise en vers d’une vie domestique humble, acceptée dans sa contingence.

On objectera qu’il y a aussi les sonnets nés entre 1841 et 1846, ainsi que les Chimères. Ces textes semblent plus « sublimes » vu leur onomastique mythologique, vu aussi l’opacité des identités. Les sonnets partagent néanmoins avec les Odelettes leur caractère concret, et l’essor du dialogue à partir d’un fragment d’anecdote (« Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents »…). Et, surtout, l’attitude rétrospective, l’invocation d’un bien perdu. C’est le plus souvent l’interlocutrice elle-même, ou un objet concret lié à sa présence. Nerval lui-même insiste sur la continuité entre Odelettes et sonnets, continuité fondée par référence à Ronsard :

La forme concentrée de l’odelette ne me semblait pas moins précieuse à conserver que celle du sonnet, où Ronsard s’est inspiré si heureusement de Pétrarque […]. [La Bohême galante, III 265 ; Petits Châteaux de Bohême : III 409]

La parenté est d’autant plus certaine que dans La Bohême galante (III 264) Nerval annonce des sonnets mais de fait ne reproduit que des odelettes. Ce lapsus montre que les deux formes se confondent dans son esprit. Les sonnets de 1841-1846 seront effectivement reproduits dans Petits Châteaux de Bohême. La continuïté devient ainsi définitive avec la poésie « ronsardisante » de 1832-183522.

Les mètres et thèmes « inventés » à la suite de l’essai sur Ronsard se combinent donc pour véhiculer une sensibilité romantique. Nerval délaisse l’exercice néo-classique pour tenter de concrétiser sa propre subjectivité. C’est cette mutation thématique et formelle que reflète la contradiction à propos de l’histoire de l’odelette.

Le moment est venu de faire le lien entre les odelettes et le parti pris en faveur des Discours (lus à travers la mémoire de Corneille). La prédilection pour les Discours nous a révélé le présupposé de la poésie nervalienne. C’est que le poème donne force d’existence à un monde imaginaire. On dira donc que le double parti pris renvoie à la quête d’une forme, ou d’un langage qui soit capable de rendre présent l’« objet » de l’identification spéculaire (objet qui est perdu). En effet, l’odelette, on l’a vu, symbolise pour Nerval une origine. La valeur symbolique de cette forme est lisible précisément dans la vision aléatoire de son histoire : Ronsard est rattaché tantôt à l’Antiquité, tantôt à une prétendue civilisation romane primitive…

Il convient de préciser la nature de cette origine perdue que la pratique de l’odelette permettait de retrouver. Le cantabile de l’odelette nervalienne, cantabile mis au service d’une convocation hallucinatoire, fait signe vers la figure maternelle. C’est ce que confirment les récits, où le discours sur la poésie tient lieu de discours sur la mère. On nous permettra une petite digression :

Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d’un français si naturellement pur, que l’on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois. [Sylvie, chap. II : III 541, ns]

Le chant versifié est le support d’un « français […] pur ». La poésie folklorique (l’odelette) représente la « vraie langue française », comme Nerval dira encore dans Sylvie. Il y a mise en équivalence de la poésie folklorique avec la langue tout court. Ce qui se vérifie à maintes reprises. Ainsi dans « Chansons et légendes du Valois » :

Chaque fois que ma pensée se reporte aux souvenirs de cette province du Valois, je me rappelle avec ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon enfance. La maison de mon oncle était toute pleine de voix mélodieuses, et celles des servantes qui nous avaient suivis à Paris chantaient tout le jour des ballades joyeuses de leur jeunesse, dont malheureusement je ne puis citer les airs. J’en ai donné plus haut quelques fragments. Aujourd’hui, je ne puis arriver à les compléter, car tout cela est profondément oublié ; le secret en est demeuré dans la tombe des aïeules. On publie aujourd’hui les chansons patoises de Bretagne ou d’Aquitaine, mais aucun chant des vieilles provinces où s’est toujours parlée la vraie langue française ne nous sera conservé. [III 569, ns]

A nouveau, le vers (vers ancien, confondu avec le vers populaire), rehaussé par le chant, force Nerval à un retour sur la langue. Le vers serait en quelque sorte l’épure de la phonologie française. Il est significatif que le vers classique n’ait pas ce pouvoir de manifester la langue dans son essence :

On parle en ce moment d’une collection de chants nationaux recueillis et publiés à grands frais. Là, sans doute, nous pourrons étudier les rythmes anciens conformes au génie primitif de la langue, et peut-être en sortira-t-il quelque moyen d’assouplir et de varier ces coupes belles mais monotones que nous devons à la réforme classique. La rime riche est une grâce, sans doute, mais elle ramène trop souvent les mêmes formules. Elle rend le récit poétique ennuyeux et lourd le plus souvent, et est un grand obstacle à la popularité des poèmes. [La Bohême galante, ch. VIII : III 277-278]

La versification classique, avec ses « coupes belles mais monotones » et sa « rime riche », n’est pas « conforme » à la langue française. Le vers racinien est coupable de fausser et de trahir la mémoire de la langue. Seules les formes médiévales, confondues avec « les chants nationaux », seraient homologues par rapport à la langue.

Il y a dans ce raisonnement historique sur la versification toute une théorie du vers. L’argumentation de Nerval présuppose que le vers reflète le « génie primitif de la langue », comme il dit. C’est une théorie d’une étonnante modernité et qui en substance consiste à dire que le vers donne une image stylisée, ou idéalisée des formes phonologiques de la langue. On consultera là-dessus les travaux de Laurent Jenny23.

Cette théorie, encore une fois, est tout à fait implicite. Elle ne devient visible que là où Nerval parle de versification dans une perspective historique. Cette théorie implicite est au service d’un projet poétique. C’est, on l’a dit, la création d’une mémoire subjective. En effet, si le vers est un équivalent formel de la langue française, c’est-à-dire de la langue maternelle, il est aussi l’équivalent symbolique de la langue de la mère. En dernière instance, le vers représente la prosodie maternelle, la voix vive de la mère. Cette équivalence entre vers et voix maternelle est très nette au plan thématique, où le chant est toujours le support de la mémoire des aïeules (figure métonymique collective de la mère) :

[…] étais ému jusqu’aux larmes en reconnaissant, dans ces petites voix, des intonations, des roulades, des finesses d’accent, autrefois entendues – et qui, des mères aux filles, se conservent les mêmes. [La Bohême galante, ch. X : III 280-281]

Les deux origines, personnelle et collective, se superposent dans la langue. Nerval semble nous dire que le souvenir de la voix maternelle, (c’est-à-dire du langage préverbal) a aiguisé en lui la sensibilité pour la prosodie de la langue maternelle. Le souvenir de la voix maternelle serait à l’origine de sa vocation poétique.

Une dernière étape dans notre réflexion sur Nerval et son rapport historique et structural au vers doit consister à mettre la théorie en relation avec la pratique. Se vérifie l’hypothèse selon laquelle, dans sa pratique, Nerval s’arrange pour rendre sensible la prosodie de la langue. Son travail sur le vers permettrait de percevoir un retour de phonèmes – « phonèmes » étymologiquement veut dire « petites voix ». Or au plan phonologique, précisément, le jeu du vers devient complexe, on l’a vu. Les phonèmes deviennent autonomes, les « petites voix » prennent leur essor et chantent indépendamment des structures métrique et syntaxique. D’où aussi la virtualité anagrammatique du vers nervalien.

En résumé, le choix de l’odelette, choix dont Ronsard est le médiateur, indique que Nerval a recouvré la possession de cette voix originelle qui constitue comme le début et la fin de sa poésie. Si l’on peut dire qu’en 1830 Ronsard est un programme, un modèle à imiter pour devenir soi-même, il est en 1852 un miroir dans lequel Nerval peut comprendre, rétrospectivement, les présupposés de sa propre activité poétique.

Représentation de l’histoire et histoire littéraire : tentative d’articulation

Quelle est la place de l’Histoire proprement dite dans l’œuvre de Nerval ? L’Histoire sociale n’est pas absente de son plan thématique ni a fortiori de son arrière-plan idéologique et économique. Mais je manque de modèle, ou de méthode, me permettant de décrire formellement l’inscription de l’Histoire dans le texte littéraire24. Je me limite donc à faire cette observation générale : l’Histoire sociale, tout comme l’Histoire littéraire, possède chez Nerval une fonction transcendante : celle de fonder sa propre identité. Autrement dit, Nerval se tourne vers l’Histoire dans son besoin d’ancrage social et psychologique. Qu’est-ce que cela signifie au plan des techniques de la représentation ? Dans le récit nervalien, l’Histoire affecte surtout les personnages, et ceci au niveau de la description – description d’actions, « physionomies ». Sylvie nous servira d’exemple. L’ascension socio-économique de l’héroïne éponyme se concrétise à travers la modification des déterminations esthétiques de cette dernière (habitat, habillement, métier, chants, lectures). La description nervalienne suscite ainsi ce que Roland Barthes appelle un « effet de réel ». Ce qui n’est pas sans incidences sur le plan lexical :

[Sylvie] alla chercher dans un coin de la chambre un instrument en fer qui ressemblait à une longue pince. – Qu’est-ce que cela ? – C’est ce qu’on appelle la mécanique ; c’est pour maintenir la peau des gants afin de les coudre. – [ch. X : III 55925]

L’effet de réel obtenu par la description se limite cependant à certains détails emblématiques. Ce qui a pour conséquence de transformer les personnages en allégories de leur époque (d’où la possibilité d’une Histoire non pas linéaire mais transcendante). En l’occurrence, « la mécanique » – sorte de baguette magique, source d’« abondance » –, fait de Sylvie une incarnation bénéfique (« la fée ») de la manufacture :

[…] grâce à ses talents d’ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n’était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d’eux comme une fée industrieuse, répandant l’abondance autour d’elle. [ch. X : III 560]

C’est donc la description biographique des trois figures féminines, aussi tenue soit-elle, qui fait intervenir l’Histoire, dans ses versants économique et religieux. Avec Adrienne, nous voyons disparaître une caste – la noblesse de sang – et une religion26. Sylvie elle-même, fille de paysans devenue dentellière, puis gantière (« la fabrique [étant] fermée » : III 559), représente le prolétariat campagnard, que l’industrialisation condamne à « la fabrique » – fabrique dont la représentation, il est vrai, reste abstraite voire idéalisante. La question ouvrière reste à l’arrière-plan du récit. Les déterminations socio-historiques ne sont qu’une parabole concrétisant les péripéties de l’intrigue amoureuse27. En effet, si le temps social change, le temps psychologique, lui, reste immobile. La nostalgie qu’éprouve le héros-narrateur face à Sylvie ne vient pas du changement de condition de cette dernière. Non, l’entrée de Sylvie dans l’Histoire a pour sens de dévoiler l’impossibilité de la relation d’amour :

[Sylvie] me fit monter à sa chambre avec toute l’ingénuité d’autrefois. […] La chambre était décorée avec simplicité, pourtant les meubles étaient modernes […]. J’étais pressé de sortir de cette chambre où je ne trouvais plus rien du passé. […] La conversation entre nous ne pouvait plus être bien intime. [ch. X : III 558-559]

La perte de l’intimité amoureuse semble tenir non pas à la distance sociale entre « le Parisien » et la paysanne28, mais à la méconnaissance de l’identité propre de Sylvie. Méconnaissance qui se révèlera donc à propos du changement de « condition » – que le héros vit comme un changement d’identité (« Sylvie n’était plus une paysanne »). Le paramètre socio-historique, encore une fois, paramètre qui évolue dans le temps, est un index de l’altérité mal supportable de Sylvie, trouvée « différente d’elle-même »(ch. IV : III 546) dès l’adolescence29. Le constat de cette altérité, scellé par l’annonce du mariage de Sylvie30, détermine la fuite vers l’actrice :

Une tout autre idée vint traverser mon esprit [31] : « A cette heure-ci, me dis-je, je serais au théâtre… Qu’est-ce qu’Aurélie (c’était le nom de l’actrice) doit donc jouer ce soir ? [ch. XI : III 562]

Cette fuite peut être interprétée comme une évasion vers l’art. Ce qui, en effet, fait d’Aurélie une allégorie de l’art, ce n’est pas seulement son métier de comédienne. C’est que la relation d’amour est traitée à travers une métaphore théâtrale :

« Vous ne m’aimez pas ! [entendons : ce n’est pas moi que vous aimez] Vous attendez que je vous dise : ‘La comédienne est la même que la religieuse’ ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! »[ch. XIII : III 566, ns]

Que signifie, à un niveau réflexif, le refus érotique et affectif d’Aurélie ? Quel sens faut-il attribuer à l’impossibilité, en amour, de mettre Aurélie à la place de Sylvie, incarnation de la « douce réalité » ?32 Il y a là la reconnaissance, de la part de l’auteur, que tout art est vain et malhonnête qui se détourne du réel historique, en méconnaissant notamment l’identité propre des vivants33. D’autre part, Aurélie est aussi la réincarnation présumée d’Adrienne, de « l’idéal sublime » (ch. XIV : III 567). Récusant la confusion, Aurélie refuse un art idéalisant, et notamment un art qui prendrait la place de la religion (place d’Adrienne)34. Cette double impossibilité – Aurélie ne se substituera ni à Sylvie, ni à Adrienne – signale qu’entre l’œuvre et l’Histoire il y a un rapport réflexif35 et dialectique (plutôt qu’un simple rapport d’inclusion thématique). La conscience historique apparaît comme une exigence déontologique de l’auteur.

A travers l’allégorie, née d’une description « réaliste », le récit rejoint les sonnets (où toutefois l’objet emblématique – « dieux d’argile », « laurier » – est surdéterminé par le mythe) :

Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile,

Toujours sous les rameaux du laurier de Virgile,

Le pâle Hortensia s’unit au Myrthe vert ! [« Myrtho » v. 12-14]

A la différence des récits, les sonnets convoquent le concept même de « temps » – ce qui est d’autant plus remarquable que le lexique de la poésie nervalienne en général est concret. C’est que le temps y apparaît encore comme un acteur allégorique. Le temps de l’Histoire devient ouvertement celui, cyclique, du mythe :

Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours !

Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ; [« Delfica », v. 9-10]

On voit combien est inauthentique – ou peu nervalienne – la poésie de jeunesse (écrite avant 1830), où l’Histoire intervient de façon référentielle : elle fait l’objet du discours36. Or c’est précisément cette poésie-là qui constitue comme le point tournant de la quête identitaire du poète37.

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1 Il faut se reporter à l’article de Jean Céard (« Nerval et les poètes français du XVIe siècle : le « Choix » de 1830 », RHLF, novembre – décembre 1989, p. 1033-1048) pour apprendre les titres des poèmes anthologisés par Nerval. Pour nos besoins, il suffira d’indiquer les auteurs retenus : DuBellay (8 pièces), Baïf (4 pièces), Belleau (3 pièces, dont « Avril »), Dubartas (4 pièces, dont « Ce roc vouté par art… »), Chassignet (10 pièces), Desportes (7 pièces), Régnier (7 extraits), au total 43 pièces en plus des 33 extraits de Ronsard.

2 Cette « Introduction » est reproduite dans le tome I des Œuvres complètes de Nerval, éditées par Jean Guillaume et Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I 1989, t. II 1984, t. III 1991. Nous renvoyons à cette édition en indiquant le volume par un chiffre romain et la page par un chiffre arabe. Les mises en relief sont toujours de l’auteur cité. Les nôtres seront signalées par ns.

3 Cf. III 419. Il est vrai que c’est aux Petits châteaux de Bohême que Nerval décerne le titre de « petits mémoires littéraires ». Mais ce recueil recouvre pour une large partie La Bohême galante. Dans ces deux ensembles, Nerval rassemble les éléments biographiques – amitiés avec des artistes, amours « perdues », projets littéraires – considérés comme déterminants pour sa formation d’écrivain.

4 Précisons que Sainte-Beuve prend le contre-pied aussi bien des classiques libéraux comme E. Viollet-Le-Duc ou Guizot, qui tentaient de revaloriser Ronsard en tant que précurseur du classicisme. Voir, du premier, la « Préface » de son édition des Œuvres de Régnier (1822), édition précédée d’une Histoire de la satire en France, et, du second, la Vie des poètes du siècle de Louis XIV (1813).

5 A cet égard, l’exemple de Hugo est éloquent, qui atteste son identification à Ronsard à travers les épigraphes des Odes et Ballades. Dès 1826 en effet Hugo se plaît à mettre en exergue de ses poèmes des vers empruntés à la Pléiade (et à Sainte-Beuve qui dès cette année-là se fait l’avocat de la première). Ces épigraphes sont justifiées par l’expérimentation de mètres renouvelés du XVIe siècle. Voir, dans le livre V des Odes, « A Mme la Comtesse A. H. » (épigraphe empruntée à Sainte-Beuve) et « Pluie d’été » (épigraphe de Belleau) ; voir aussi Ballades (DuBellay mis en exergue de l’ensemble du recueil), « Les deux archers » (Baïf) et « L’Aveu du Châtelain » (Ronsard). Ce lien intertextuel possède un sens : c’est de signifier une émancipation esthétique dont Hugo accentuera après coup la dimension politique : on connaît sa « Réponse à un acte d’accusation » (1854, Les Contemplations), où il se vante d’avoir « mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire ».

6 Cette distorsion semble due au fait que Nerval ne consulte pas les éditions originales de Ronsard. Il cite d’après une édition collective des Œuvres « presque complètes » (Céard, 1989 : 1038), édition datant de 1604 et dont l’ordonnance est faite par genres. Nerval semble donc considérer ce classement générique comme reflétant l’évolution de Ronsard dans le temps. D’où, dans l’« Introduction », la succession du poète pindarique, puis anacréontique, relayé par le Ronsard des Discours. Sainte-Beuve, qui consulte la même édition (Céard, 1989 : 1036), distingue simplement le poète « pindarique » du poète « anacréontique », sans surdétermination chronologique.

7 Voir J. Céard (1989 : 1037) : « Nerval n’emprunte pas seulement aux Discours proprement dits, mais puise aussi dans le Bocage royal, dans les Poèmes, et même dans les Hymnes, et il n’hésite pas à former certains textes au moyen de véritables montages d’extraits. La notion de discours se trouve ainsi revêtir un sens bien différent de celui que lui attachait Ronsard […]. »

8 Le monologue lyrique de Nerval n’est ni élégiaque ni méditatif. Il est dialogique.

9 Michel Collot, Gérard de Nerval ou la dévotion à l’imaginaire, PUF, 1992, p. 86.

10 C’est Artémise, veuve du roi Mausolée. Or Nerval masculinise le nom d’Artémise, de manière à confondre la reine avec son époux décédé. La confusion des identités joue à la fois dans le sens vertical (entre l’énonciation et la diégèse) et dans le sens horizontal (sur le plan de la diégèse).

11 Henri Meschonnic, « Essai sur la poétique de Nerval », Europe, avril 1972 (50e année, no. 16), p. 10.

12 Ibidem, p. 12.

13 Op. cit., p. 87.

14 En concédant sa « connaissance » des personnages de la fable, le lecteur en atteste la « réalité ». Inversement, il reconnaît l’appartenance du sujet poétique au monde de la fable – et cautionne par là l’identité fabuleuse du Je nervalien.

15 L’onomastique de Nerval, quoique mythologique, est propre à destabiliser les identités codifiées du fait que des noms se combinent qui appartiennent à des mythes hétérogènes et présents fragmentairement dans le poème. « Il n’est pas certain que ces personnages aient eu pour Nerval l’épaisseur sémantique de leur origine mythologique ou médiévale » ainsi que le remarque Julia Kristeva à propos des « noms propres accumulés » (Soleil noir. Dépression et mélancolie, Gallimard « Folio », 1987, p. 168).

16 Au centre implicite de cette structure d’enchâssement (du théâtre par le récit), il y a le discours lyrique : l’identité que Nerval prête à Brisacier est littéralement celle qu’il se donne dans « El Desdichado ».

17 On se rappellera que le Roman tragique reprend deux personnages du Roman comique.

18 Lors du colloque, Loris Pétris, à propos de la visée persuasive (perlocutoire) des Discours de M. de l’Hospital, a rappelé que ce dernier illustre « une époque où les frontières du littéraire étaient encore plus floues qu’aujourd’hui ». Nerval retrouvera cet en deçà (ou au-delà) du langage. Sauf que l’usage de la parole de la part de ce romantique n’est plus rhétorique mais magique.

19 Marc Fumaroli, « Rhétorique et dramaturgie dans L’Illusion comique », Héros et orateurs, Genève, Droz, « Titre courant », 1996 (1990) (cité 1996a).

– « Rhétorique et dramaturgie : le statut du personnage dans la tragédie cornélienne », Héros et orateurs, Genève, Droz, « Titre courant », 1996 (1990) (cité 1996b).

– « Conversation cornélienne », in Comédie française. Les Cahiers, 21 (automne 1996), Paris, P.O.L. (cité 1996c).

20 Cet effort de conjuration repose sur la redondance lexicale et sonore. Or la répétition verbale n’est pas étrangère à certains grands monologues cornéliens, celui de Camille dans Horace (IV, 5) par exemple, ou celui de Médée (I, 4), qui s’exaltent au son de leur propre parole – et qui tout en monologuant créent la présence virtuelle de leur interlocuteur à l’aide des mécanismes « conatifs » (interpellations, exclamations…).

21 Mot employé par Nerval dans son « Introduction » pour caractériser le vers de son confrère romantique, V. Hugo (I 300, cit.).

22 Au moment des Petits châteaux de Bohême la production versifiée de Nerval a déjà pris son visage définitif. Certes, quelques Chimères sont encore à venir : « El Desdichado », « Myrtho », « Antéros », « Artémis » n’ont pas eu de version préalable avant le recueil des Filles du feu. Mais le fait précisément que ces Chimères-là soient juxtaposées, dans Les Filles du feu, à des sonnets composés dès 1641 fait des sonnets une unité.

23 Laurent Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1992.

24 Un tel modèle, qui s’inspire de la linguistique textuelle, est proposé par P. Blumenthal (« Michelet, un nouveau langage de l’histoire », Romantisme, 86 (1994), pp. 73-88). La démarche de cette auteur consiste à analyser, dans les textes de Michelet, « la cohésion textuelle, sur le plan de la langue, et, sur le plan de la pensée, l’univers sémantique de l’auteur », pour constater une prédominance des opérations paradigmatiques – définition, comme on sait, du langage « poétique » selon Jakobson.

25 La laideur de l’objet utilitaire fait penser aux « langes d’airain » qui désolent Baudelaire dans « J’aime le souvenir de ces époques nues… » (Ve pièce des Fleurs du Mal).

26 Le christianisme ne survivra qu’à titre de moralité individuelle. C’est ce que déplore Nerval à la deuxième page de Sylvie, et encore dans Aurélia : la religion garantissait à l’individu un ancrage terrestre, psychologique et social, qu’est incapable de lui assurer « cette philosophie, qui ne nous présente que des maximes d’égoïsme ou tout au plus de réciprocité, une expérience vaine, des doutes amers » (Aurélia, II, i : III 722-723, à rapprocher de Quintus Aucler [II 1135-1162]).

27 Le raisonnement suivant illustre bien cette interdépendance des thèmes : « Elle m’attend encore… Qui l’aurait épousée ? elle est si pauvre ! » (ch. III : III 543) La trame du désir est modulée à travers le thème économique.

28 Ni à l’interdit d’inceste, invoqué pourtant par le héros-narrateur : « D’ailleurs un amour qui remonte à l’enfance est quelque chose de sacré… Sylvie, que j’avais vue grandir, était pour moi comme une sœur. Je ne pouvais tenter une séduction… » [ch. XI : III 562]

29 Cette donnée – la vision narcissique d’autrui – est au fondement aussi d’Aurélia, pour ne pas parler de Pandora.

30 L’ascension de la paysanne ouvrière atteint son apogée lors du mariage – petitbourgois – avec le nouveau pâtissier de Dammartin.

31 En vérité, c’est la même idée que celle de quitter Sylvie pour Adrienne (ch. II : III 542). Aurélie en effet est est le double présumé de l’actrice.

32 Ch. XIV : III 567.

33 La paysanne en effet se prête tout aussi bien que l’aristocratique Adrienne à se transmuer en une allégorie de l’art. N’a-t-elle pas un profil « athénien » (III 546) ? Dans son déguisment, ne ressemble-t-elle pas à cette « fée des légendes éternellement jeune » (ch. VI : III 550) ? Ses premières apparitions dans le récit se font dans le cadre d’actions rituelles (les fêtes patronales des ch. II et IV).

34 La tentation d’un art idéalisant est signifiée par l’esthétique du drame composé à l’intention d’Aurélie : c’est le « mysticisme » qui imprègne aussi les lettres d’amour du héros (cf. ch. XIII : III 565) – lettres qui n’espèrent même pas obtenir une réponse. Refusant d’entrer dans le jeu des substitutions d’identités – comme déjà Sylvie au ch. XI (III 561) – le personnage d’Aurélie a pour fonction de dénoncer la tentation nervalienne de l’identification spéculaire.

35 Rapport réflexif instauré à l’aide du mécanisme narratif de la mise en abîme. En effet, le « Dernier feuillet » nous montrera le héros promenant les enfants de la pâtissière, à qui il lit « quelques pages de ces livres si courts qu’on ne fait plus guère » (ch. XIV : III 568). Comment ne pas voir qu’il se constitue en lecteur de sa propre histoire ? L’évanouissement de son rêve d’amour – l’intrigue vécue – est mise en abîme par le caractère démodé de l’intrigue lue. Même mécanisme narratif – une mise en abîme (un drame écrit dans le roman) – à propos de la relation à Aurélie.

36 Voir par exemple L’Enterrement de « La Quotidienne » (I 30-67).

37 Autres références bibliographiques :

– Claude Faisant, « Métamorphoses et signification d’un mythe critique », Œuvres et critiques, VI, 1 (hiver 1981-82), p. 9-16.

– Yves Le Hir, « La Versification de Gérard de Nerval », Les Lettres romanes, 10 (1956), p. 409-422.

– Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, 1992.