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Le repos des clercs et la trahison du guerrier

Alain CORBELLARI

Université de Lausanne

Le parallèle est désormais classique entre la révolution lansonienne et le combat dreyfusard : installer le clerc dans l’Université et défendre l’innocence du « Traître » a été pour toute une génération d’intellectuels la meilleure façon d’être « absolument moderne ». L’histoire littéraire n’a pas seulement opéré un déplacement des méthodes, mais elle a aussi fortement orienté le débat d’idées autour des rapports de la littérature et de l’histoire, d’une manière que nous pouvons aujourd’hui mettre en perspective. L’exaltation de la figure du clerc médiéval par Joseph Bédier fait écho à la réévaluation de la « cléricature » dans l’Université moderne et les jeux de miroirs induits par la comparaison implicite de deux situations historiques bien différentes se reflètent dans l’interprétation littéraire elle-même.

L’histoire dans la littérature, ce n’est pas seulement celle qui s’y reflète plus ou moins directement, ou même celle qui en définit les cadres ou certains éléments, ce peut encore être celle que, malgré eux, les historiens de la littérature projettent dans leur objet d’étude, celle qui, formant leur présent qui est devenu notre passé, les pousse à appliquer des grilles que seule une analyse attentive de leurs présupposés épistémologiques peut nous permettre aujourd’hui de déchiffrer. Pour ne pas rester prisonniers des idées reçues d’une histoire littéraire de type continuiste, darwinisme à peine masqué qui voudrait nous faire croire en la lente mais sûre évolution d’un souci érudit (pour ne pas dire « intellectuel ») au cours de l’histoire, il importe, je crois, d’interroger les représentations des chercheurs qui nous ont précédés : là où se mêlent la politique et l’histoire, la littérature et l’apologie, là aussi apparaissent les dénis les plus éclatants, comme les assimilations les plus subtiles et les plus pernicieuses. J’aimerais revenir ici sur quelques aspects d’une époque cruciale de la pensée européenne, que l’on étudie beaucoup depuis quelques années, car on y reconnaît de plus en plus l’un des tournants décisifs de notre modernité. La charnière des XIXe et XXe siècles, qui voit l’affirmation de la caste des « intellectuels »1, est en effet le lieu privilégié d’une confrontation de l’historique et du littéraire, que l’on lie généralement à l’émergence de la notion d’« engagement », mais qui, plus discrètement, trouve également un écho particulièrement significatif dans certaines assimilations historiques réalisées par les ténors de cette avant-garde critique que représente, dans ces années-là, l’histoire littéraire.

Lorsqu’en 1927, Benda dénonce la « trahison des clercs », il se flatte de réactiver un terme qui, par référence au Moyen Age, lui paraît conjurer la teinte péjorative prise par le mot « intellectuel » au cours de trop longues polémiques où antidreyfusards (Brunetière) et dreyfusards (Péguy) l’ont tour à tour utilisé comme insulte suprême. Benda appelle donc clercs

tous ceux dont l’activité, par essence, ne poursuit pas de fins pratiques, mais qui, demandant leur joie à l’exercice de l’art ou de la science ou de la spéculation métaphysique, bref à la possession d’un bien non temporel2.

Le Trésor de la langue française affirme encore que l’usage du mot « clerc » pour désigner les intellectuels remonte à Benda. Nul, certes, ne peut nier que le fameux polémiste soit à l’origine de la fortune moderne du terme, mais est-il bien certain qu’il l’ait lui-même puisé dans les institutions du Moyen Age ? On admettra que Benda n’était pas tenu de gloser plus longtemps un terme dont l’acception posait d’autant moins problème à ses lecteurs que les Républicains de la seconde moitié du XIXe siècle avaient déjà forgé, dans un contexte pareillement polémique quoique fort différent, les mots « anticlérical » et « anticléricalisme », termes à ce point marqués par leur construction négative que l’adjectif « clérical » en est resté entaché d’une fâcheuse nuance péjorative.

Cependant, alors que le « cléricalisme » et l’« anticléricalisme » dérivent directement du mot « clergé » et ne sauraient s’appliquer en dehors du strict domaine du religieux, le moderne « clerc », tout en s’enrichissant d’une aura de sacralité qui sanctifie virtuellement ceux qu’il désigne, tire toute sa force de son application à une corporation laïque : la trahison du clerc, dans l’idée de Benda, est précisément fonction de son éloignement de la sphère première (celle d’une religion authentique quoique détachée du théologique – en un mot : renanienne – de la science) qui est son domaine propre. Cette idée d’un monde de l’intellect qui a sa propre sacralité sans être pour autant inféodé à l’Eglise est donc bien éloignée de toute idée moderne de « clergé » et se rattache directement au personnage médiéval du « clerc », dont les rapports avec l’église ont pu, en particulier dans les deux siècles qui voient naître les universités, apparaître comme fort distendus pour ne pas dire contradictoires3. Alain De Libera l’a rappelé dans Penser au Moyen Age4 : la morale du clerc, même sur des points où elle aurait pu rencontrer celle de l’Eglise, diffère fortement de celle-ci dans ses intentions ; si l’Eglise impose la chasteté à ses membres, c’est en vertu d’une vision du mal et de la faute, à laquelle le clerc semble subordonner la vision toute profane de sa seule tranquillité d’esprit. A lire De Libera, on ne peut ainsi qu’être frappé des ressemblances entre l’ascétisme scientifique qu’il décrit (et que Gilson avait déjà lumineusement glosé à propos d’Abélard5) et la morale austère des savants du XIXe siècle, dont Benda est l’héritier. Le lien semble naturel, mais, précisément, il l’est trop et l’on imagine mal que personne ne l’ait établi avant l’auteur de La Trahison des clercs.

Faut-il remonter jusqu’au romantisme pour en trouver les traces ? Une phrase de Michelet (entre bien d’autres) nous en fait comprendre l’impossibilité :

Le moyen âge, avec ses scribes tout ecclésiastiques, n’a garde d’avouer les changements muets, profonds, de l’esprit populaire6.

Aussi amoureux qu’il puisse être du Moyen Age (et nous savons combien Michelet a fluctué sur ce point7), l’écrivain romantique ne peut que se désolidariser des « intellectuels » de cette époque, car ils lui apparaissent irrémédiablement coupés du peuple, ce peuple qui, chez Michelet, est l’âme même de l’histoire et de l’humanité, ce peuple auquel toutes les théories littéraires, depuis Novalis et les frères Grimm, attribuent la paternité des premières œuvres d’art, ce peuple auquel, si l’on en croit Bénichou, le poète romantique, rêve de s’identifier8.

Pour que l’érudit se voie en clerc, il faut qu’il cesse de s’identifier au peuple ; et, par une étonnante conjonction, ce changement de paradigme interviendra précisément au moment où, prenant conscience de son « engagement », il commencera réellement à prendre part à la vie de la cité. En somme, si l’ancien érudit s’est mué en « clerc » dans le même temps qu’il devenait un « intellectuel », on peut dire, du même coup, que sa « trahison » est peut-être inséparable de sa naissance.

On retrouve l’idée de Michelet exprimée en toute clarté en 1869 dans la leçon d’ouverture de celui qui sera, appartenant à la génération suivante, le fondateur des études scientifiques de littérature médiévale en France, Gaston Paris :

Il y a donc dans toute histoire littéraire du moyen âge deux parts bien distinctes à faire : l’une pour la littérature des clercs, l’autre pour celle du peuple. Par littérature des clercs, je n’entends pas leurs ouvrages en latin : ceux-là ne rentrent réellement pas dans notre cadre ; j’entends les livres dans lesquels ils ont parlé aux laïques et ont écrit en langue vulgaire sur des sujets religieux ou profanes. Quant à la littérature ou plutôt à la poésie populaire, elle s’inspire directement de la vie, elle exprime les idées, les passions, les rêves de tous, elle est véritablement la voix du peuple9.

Le ton haineux de Michelet fait place ici à une vision plus froide, puisque G. Paris, en bon positiviste, n’hésiterait pas à se ranger lui-même parmi les clercs plutôt que parmi les écrivains, mais il s’agit bien de la même distinction. Dans son Manuel d’ancien français, en 1890, G. Paris traitera encore les jongleurs d’« ennemis nés des clercs »10 ; il y a bien pour lui deux mondes inconciliables11.

Dans « l’évolution des genres littéraires », pour reprendre l’expression darwinienne illustrée par Brunetière, le clerc ne serait donc qu’un tardvenu, un gâte-sauce, du moins pour les partisans des « vieux poèmes » qui, tel Léon Gautier, exaltent la Chanson de Roland comme une « rude et sauvage poésie où le sentiment de la nuance est à peu près inconnu »12 ; on aura compris tout ce que cet éloge a d’ambigu, et, la ferveur romantique passée, pour la plupart des critiques de la fin du XIXe siècle – Brunetière en tête – cette origine populaire de la littérature médiévale deviendra l’argument-massue de sa relégation dans les poubelles de l’histoire.

Traquant et pourfendant le « vulgaire » des fabliaux à Zola, Brunetière met autant de passion à refuser tout intérêt propre à la littérature médiévale qu’à attaquer, lors de l’affaire Dreyfus, les « intellectuels » qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Rien de commun, en apparence, entre les deux problèmes ; n’est-ce pas pourtant sur un identique déni de l’histoire que se fondent les deux positions ? Le mépris d’une caste intellectuelle médiévale réputée incapable de créer et la dénonciation implicite d’une faillite des savants modernes qui cacheraient leur désœuvrement en s’immisçant indûment dans le débat politique trahissent chez Brunetière une vision des classes sociales et des attributions respectives des politiques et des intellectuels étonnamment fixiste pour un darwinien13. Paradoxalement, cette attitude doublement condamnée par l’histoire (la littérature médiévale comme Dreyfus seront réhabilités) sera, via Péguy, à l’origine de celle qu’illustrera Benda dans son fameux pamphlet. Il suffira en effet d’inverser les signes pour voir précisément dans le clerc médiéval et dans le dreyfusard les deux faces de ce savant « désintéressé » dont l’auteur de la Trahison des clercs fera son idéal. Toujours est-il que l’ambiguïté de l’attitude de Brunetière, authentique « intellectuel » brouillé avec des écrivains qu’il ne juge pas de son bord, doit nous mettre en garde contre des assimilations sur des bases uniquement sociologiques, comme celles de Christophe Charle qui, dans son livre sur Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle14, met constamment dans la même catégorie professeurs et écrivains, au mépris de profondes divergences qui séparent les diverses représentations de soi des deux groupes. Une récente polémique romande nous montre bien que le vieux débat de l’érudit et du créateur est, malgré l’exemple d’un Roland Barthes, toujours prêt à renaître, mais cela nous éloigne de notre objet15.

L’un des principaux artisans de ce changement de paradigme sera l’élève le plus fidèle et le plus libre à la fois de Gaston Paris et de Brunetière : Joseph Bédier. S’opposant à toutes les théories qui privilégient le facteur populaire dans la genèse des textes médiévaux, il est véritablement le critique qui, en France, intègre la littérature du Moyen Age au corpus de la littérature universelle ; par ses analyses patientes, il démontre que ces textes sont aussi finement construits que les grandes œuvres de la modernité ; partant, il en vient tout naturellement à revaloriser une figure que ses prédécesseurs avaient souvent méprisée : le clerc, pour Bédier n’est ni absent ni exclu de la littérature médiévale, il en serait, au contraire, le principal artisan. Ce point de vue restera jusqu’à une date très récente celui de la majorité des médiévistes français ; je ne parlerai pas du succès des thèses bédiéristes et de leur mise en question, à partir des années 50, par les tenants de la littérature orale16, car il me semble plus intéressant, dans le débat qui est ici le nôtre, d’étudier dans leur contexte les implications et présupposés historiques de la position de Bédier. Dès sa thèse sur Les Fabliaux, en 1893, il affirme, contre Gaston Paris, que les goliards réunissent en eux les traits des clercs et des jongleurs, dont ils ne sont qu’une « sous-famille »17 ; mais l’ouvrage le plus représentatif de Bédier, de ce point de vue, est sans doute les Légendes épiques dont les quatre tomes, écrits de 1906 à 1913, formèrent longtemps la vulgate sur la question de l’origine des chansons de geste, en même temps qu’un des livres où la conscience d’une certaine élite de la Troisième République se ressourça le plus volontiers : n’y voyait-on pas prouvé que l’épopée française était exclusivement française et s’ancrait dans un siècle, le XIe, apparaissant comme le berceau de la civilisation européenne ?

La visible solution de continuité qui sépare les événements historiques de leur évocation vague dans les chansons de geste inspire à Bédier l’idée que l’épopée française est davantage née des légendes monastiques que du souvenir populaire ; enfoui dans les monastères, le nom des héros aurait resurgi dans la littérature au moment où l’irrésistible poussée des pèlerinages et des croisades donnait son envol à la « Renaissance des XIe et XIIe siècles ». Or, Bédier, dans la collaboration entre clercs et jongleurs qu’il tente de décrire, n’hésite pas à s’impliquer lui-même ; évoquant les enquêtes qu’il fait sur le terrain, il argumente de sa propre expérience en faveur de sa théorie. Mieux : constatant le caractère extrêmement fragmentaire des souvenirs légendaires des habitants d’un petit village de Normandie, il se prend ironiquement au jeu d’une reviviscence de la légende :

Je me suis fait un devoir de leur apprendre que la femme d’Isembard s’appelait Margot dans la chanson de geste du XIIIe siècle, et par là peut-être ai-je réintroduit à Saint-Riquier une « légende populaire ». Les vieilles pierres n’auraient pas d’histoire, si les « clercs » n’y prenaient peine18.

Voilà le mot lâché : le clerc n’est pas seulement le garant de la société médiévale, c’est aussi, dans toute la force de son savoir, l’intellectuel moderne dans son rôle de gardien de la mémoire collective. Dans la vision farouchement « écrite » que Bédier se fait de la littérature, l’homme de « lettres » au sens fort est présent, même dans l’ombre, chaque fois que s’accomplit le travail créateur.

Dans un article récent, Jean-Jacques Vincensini s’est insurgé contre la tendance des médiévistes à vouloir, actuellement encore, épouser la vision des hommes du Moyen Age jusque dans leur attitude épistémologique, citant quelques exemples frappants de cette fascination19 ; qu’on l’accepte ou non, cette tentation remonte, en dernière analyse, à Bédier, et quiconque verra d’abord dans la littérature médiévale une affaire d’écriture aura de la peine à se débarrasser de cette image dont la fascination reste pourtant inséparable d’un contexte politico-social bien précis.

Bédier en effet, comme la majorité de ses collègues universitaires, était dreyfusard. Son biographe Ferdinand Lot dit que le bordereau falsifié ne pouvait que scandaliser le philologue consciencieux qu’il était, comme « si un adversaire en critique littéraire avait tenté de faire croire que le manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland est du IXe siècle »20. C’était assez dire que, loin de faillir à sa mission, comme le prétendait Brunetière, l’intellectuel dreyfusard ne voyait dans ses convictions que l’application stricte des principes méthodologiques qui avaient toujours gouverné son travail. Le meilleur exemple de cette attitude est sans doute celui de Paul Meyer qui, en tant que directeur de l’Ecole des Chartes, a pris une part très active dans le débat (Proust lui rendra hommage dans Jean Santeuil), en précisant clairement que le point important lui semblait être la question de la vérité plus que la cause des Juifs21. Quant à Bédier, fréquentant, entre 1903 et 1913 le salon de la marquise Arconati-Visconti, il aura l’occasion d’y côtoyer Jaurès et Dreyfus lui-même. On le verra même, dans une lettre à sa mécène, saluer en « l’Affaire » une occasion inespérée donnée à la nation française de renforcer son unité : « quel autre peuple que le nôtre aurait trouvé tant d’hommes prêts à sacrifier leur vie ou leur pain pour délivrer un innocent ? » demande-t-il à la marquise en janvier 190422.

Tout cela, cependant, resterait anecdotique si l’on ne se souvenait de l’appartenance de Bédier à l’avant-garde de l’histoire littéraire : il peut en effet être considéré comme le pendant médiéval de Lanson, lequel ajoutera d’ailleurs à son Histoire de la littérature française dès 1909 (c’est-à-dire avant même l’achèvement de l’entreprise de Bédier) quatre pages sur les Légendes épiques. Le travail de Bédier se veut donc à la fois référence méthodologique et exaltation du patrimoine français, but que consacrera sa co-direction, en 1923-1924 de la grande Histoire de la littérature française illustrée avec le comparatiste Paul Hazard.

J’en arrive à ma thèse principale : si Bédier a revitalisé l’image du clerc, gardien du sanctuaire et dépositaire de la mémoire collective, c’est parce que celui-ci est le garant historique et moral de la conscience patriotique. Républicain athée, Bédier laïcise autant que faire se peut la figure du clerc (aidé en cela par la réelle indépendance de ce dernier face au pouvoir ecclésiastique au Moyen Age), jusqu’à en faire le double du critique universitaire moderne, détenteur et divulgateur au même titre des enseignements de l’histoire et des secrets de la littérature.

La littérature française et la démocratie moderne de la France naissent toutes deux dans les convulsions d’une trahison qui menace l’unité idéologique et politique de la nation. Dans la Chanson de Roland, que Bédier a, plus que tout autre, contribué à hisser au rang de monument incontournable de la primitive conscience de l’unité française, le corps des barons se soude autour du supplice de Ganelon, dont l’écartèlement conjure précisément le sort funeste dont sa félonie menaçait la cour de Charlemagne. Il est frappant de constater que, si les thèses de Bédier sur l’origine des chansons de geste sont aujourd’hui presque abandonnées, l’interprétation patriotique du Roland, chant à la gloire des « Francs de France »23, est plus vivante que jamais en cette fin de XXe siècle obsédée par l’idée de l’unité européenne (dont les Français voient volontiers la préfiguration dans la conquête médiévale de leur conscience nationale24). Quant à la seconde histoire de trahison, c’est évidemment celle de Dreyfus qui, comme un double positif de celle de Ganelon, a cette fois-ci, fait l’unanimité autour d’une innocence. Bédier, qui ne joua qu’un rôle de troisième plan dans les remous de « l’Affaire », se pose en revanche en première ligne parmi les défenseurs de l’auteur de la Chanson de Roland (Turold, ou quel que soit son nom) ; son idée que le texte du plus ancien manuscrit conservé, celui d’Oxford, sans être celui de « l’original », a l’authentique dignité d’une version parfaitement autonome, fait de l’acte d’écriture qui lui a donné naissance une revendication qui excède infiniment le domaine du littéraire.

Clerc apparemment loin des feux de la politique (si l’on excepte sa traduction, en 1915, de carnets de soldats allemands prisonniers, mais ici encore la prétexte philologique masque la visée idéologique), Bédier est certes innocent de la trahison active que dénoncera Benda, mais son effort d’analyse n’en est pas neutre pour autant et incarne exemplairement les ambiguïtés qui président, dès sa naissance, au développement de l’histoire littéraire lansonienne : clercs au repos, trop facilement camouflés sous les traits caricaturaux de quelque « autodidacte » sartrien, les érudits du début du siècle nous ont bâti une histoire de la littérature française qui vit sur l’évidente mais fallacieuse analogie d’avec quelques figures tutélaires, parmi lesquelles celle du clerc médiéval, à en juger par le sort que lui a réservé Benda, apparaît tout particulièrement emblématique.

Loin d’éclairer la littérature, l’histoire tend plutôt ici à l’obscurcir ; mais la vision que Bédier propose du Moyen Age a l’immense avantage de réconcilier cette période avec le républicanisme, en court-circuitant la vieille association romantique du Moyen Age et du christianisme25 par une analyse radicalement neuve et déjà sociologique des rapports entre le politique et le littéraire. Par là, l’intérêt pour l’époque médiévale cesse de trouver sa légitimation dans un repli réactionnaire, pour participer enfin du grand mouvement qui porte culture et politique vers un accomplissement commun. Ainsi, la situation du clerc moderne se retrouve-t-elle particulièrement fragile face aux sollicitations de l’extérieur ; tourné vers le progrès, le clerc n’aura souvent qu’un bien petit pas à effectuer pour basculer dans la « trahison »…

De Dreyfus à Ganelon, du « faux » traître rassembleur au « vrai » traître écartelé, du clerc ancien transcrivant dans le silence du scriptorium les rêves d’une noblesse turbulente au clerc moderne engagé dans les combats modernistes d’un siècle de fer, le passage n’est ni rigoureux, ni, sans doute, encore recevable tel quel aujourd’hui, mais, de ce transfert de signes qui a marqué les études littéraires, il se pourrait que nous soyons encore tributaires.

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1 Je renvoie ici aux travaux de Christophe Charle, qui, dans la ligne de la sociologie bourdieusienne a considérablement ouvert les champs de recherche d’une véritable étude sociologique de l’« intellectualisme » moderne. Voir en part. Les Elites de la République (1880-1900), Paris, Fayard, 1987 et Naissance des Intellectuels (1880-1900), Paris, Minuit, 1990.

2 J. Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1975, p. 131.

3 Raison pour laquelle le continuateur autoproclamé de Benda, Bernard-Henri Lévy, a à la fois raison et tort dans son passionné Eloge des intellectuels (Paris, Grasset/Livre de Poche, 1987, p. 28) d’écrire (efficace et simplificateur comme à son habitude) : « Les clercs, on l’a cent fois dit, sont les héritiers des moines. Leur nom, étymologiquement, signifie ‘la part réservée de Dieu’. Et ils sont apparus, comme par un fait exprès, au moment précis où la France séparait ses Eglises de son Etat ».

4 A. De Libera, Penser au Moyen Age, Paris, Seuil, 1991, p. 181-245.

5 E. Gilson, Héloïse et Abélard, Paris, Vrin, 1984, en part. p. 37-54.

6 J. Michelet, La Sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 96-97.

7 Voir J. Le Goff, « Le Moyen Age de Michelet », in Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, « Tel », 1977, p. 19-45.

8 P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, Paris, Corti, 1973.

9 G. Paris, « Les Origines de la littérature française », in La Poésie du Moyen Age, Paris, Hachette, 1885, p. 82.

10 G. Paris, Manuel d’ancien français. La littérature française au moyen âge, Paris, Hachette, 1890, p. 18.

11 La citation suivante peut achever de nous en convaincre : « Je ne dis rien ici des clercs, de ceux qui savaient le latin, l’écrivaient et le parlaient entre eux ; ceux-là restèrent sans influence sur la poésie vulgaire qu’ils dédaignaient, et leur immixtion dans ce domaine, la fusion de leur science avec la langue et la poésie du peuple, telle qu’elle se produisit presque simultanément en France et en Italie vers la fin du XIIIe siècle, marque l’ouverture d’une nouvelle période » (G. Paris, La Poésie du Moyen Age, p. 22).

12 L. Gautier (éd.), La Chanson de Roland, préface de la huitième édition, Tours, Mame, 1887, p. VI.

13 Sur la riche et ambiguë personnalité de Brunetière, on lira avec intérêt le récent Connaissez-vous Brunetière ? d’A. Compagnon (Paris, Seuil, « L’Univers historique », 1997), même s’il peut sembler faire la part trop belle aux polémiques juives, au détriment du débat littéraire.

14 Paris, Seuil, « L’Univers historique », 1996.

15 Signalons seulement le fait piquant que dans ses démêlés avec Jacques Chessex, le zolien Jean Kaempfer est vu par son adversaire dans la position d’un Brunetière (v. J. Chessex, Avez-vous déjà giflé un rat ? Yvonand, Campiche, 1977).

16 Je renvoie, pour plus de détails, à ma thèse Joseph Bédier écrivain et philologue, Genève, Droz, 1997.

17 J. Bédier, Les Fabliaux, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1982, p. 393.

18 J. Bédier, Les Légendes épiques, t. IV, Champion, 1922, p. 91.

19 J.-J. Vincensini, « Critique contemporain et clerc médiéval : le mirage de la similitude », in Le Clerc au Moyen Age, Senefiance n° 37, Cuerma, 1995, p. 557-567.

20 F. Lot, Joseph Bédier, Paris, Droz, 1939, p. 42.

21 Voir A. Limentani, « Meyer, l’epopea e l’‘Affaire Dreyfus’ », in Alle origini della filologia romanza, Parma, Pratiche, 1991, p. 123-144. On remarquera que Brunetière lui-même subordonnait la question éthique à la question juive : sans avoir de sympathie particulière pour les Juifs, il avait violemment attaqué les thèses racistes développées par Drumont dans La France juive en 1886 (v. A. Compagnon, op. cit., p. 35ss.).

22 Correspondance de Marie Arconati-Visconti, Bibliothèque Victor-Cousin.

23 Voir J. Bédier, La Chanson de Roland publiée d’après le manuscrit d’Oxford et traduite, Paris, Piazza, 1922 ; 1924 ; 1927 ; 1928 ; 1931 ; édition définitive, 1937 et La Chanson de Roland commentée, Paris, Piazza, 1927.

24 Le petit livre de B. Cerquiglini, La Naissance du français, Paris, PUF, 1991, qui voit dans les Serments de Strasbourg un premier essai de normalisation linguistique à visées politiques, en est un bon exemple.

25 Pour une vue d’ensemble de l’image du Moyen Age au XIXe siècle, voir Chr. Amalvi, Le Goût du Moyen Age, Paris, Plon, 1996.