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Les mémoires fictifs entre roman et histoire

L’exemple de Courtilz de Sandras

Jacques BERCHTOLD

Université de Genève

A la fin du XVIIe siècle apparaît ce que, rétrospectivement, nous appelons l’ancêtre du roman historique moderne. Les conditions favorables sont offertes par le fait que le roman et le discours sur l’histoire, qui ne sont d’ailleurs pas clairement séparés sur un plan épistémologique, sont alors tous les deux en crise d’identité.

Lorsqu’il connaîtra un immense succès grâce à la forme nouvelle de ses romans historiques, qu’il présentera lui-même non pas comme des romans, mais comme des Mémoires authentiques, Courtilz de Sandras manifestera une rupture qui concernera donc à la fois l’héritage romanesque et celui de la tradition historiographique.

Si l’apparition de telles formes de récit pourra immédiatement rencontrer un immense succès, c’est précisément parce que le vieux système des genres se trouve remis en question, ce système qui avait vu triompher, jusque dans les années 1660, à la fois le roman héroïque ostensiblement fabuleux et dépaysant, et l’historiographie de Cour, l’historiographie officielle, éloquente et pompeuse.

A la fin du XVIIe siècle, dans une démarche apparaissant aujourd’hui comme rétrograde, le pouvoir royal louis-quatorzien avait encore cherché, mais en vain, par la pratique du mécénat d’Etat et par une politique de charges officielles, à trouver le meilleur auteur docile et ‘politiquement correct’ que l’on aurait chargé de l’écriture idéale de l’Histoire, le nouveau Tite Live capable de produire le discours optimal sur le plan esthétique et politiquement favorable au monarque. On ne doit pas s’étonner si Jean Racine et Boileau, qui finalement acceptèrent cette charge en 1677, préférèrent temporiser jusqu’à ne jamais produire la moindre ligne de cette Histoire idéale et glorifiante qui leur était commandée.

La commande royale pouvait mal dissimuler qu’elle se trouvait splendidement coupée des débats sur l’art d’écrire l’histoire qui animait les élites. L’influence du cartésianisme sur la théorie de l’historiographie était en effet en train de voir triompher le doute et l’incrédulité systématiques, le « pyrrhonisme ». Il est symptomatique de relever que ce sera précisément le partisan le plus rigoureux et le plus fécond d’une façon rationnelle et rénovée d’écrire l’histoire, le protestant Pierre Bayle, le pourfendeur des erreurs historiographiques des historiens jésuites (1682), qui sera aussi l’un des critiques les plus offusqués par la parution des ouvrages mi-historiques, mi-fictifs de Courtilz.

Les romanciers du XVIIe siècles, qu’il s’agisse de romans héroïques ou d’histoires comiques, avaient fréquemment inséré dans leurs Préfaces des réflexions autour des notions de vérité et d’Histoire. L’enjeu était alors toujours de se distancer des connotations de mensonge, attachées péjorativement à la notion de fiction1.

Un certain type de rapport valorisant à l’Histoire avait été revendiqué par l’étage noble du roman, dans les titres ou les Préfaces de toutes ces œuvres baroques dans lesquelles se succédaient pourtant les épisodes romanesques les plus improbables. Une théorie de l’Histoire idéale et de la vraisemblance, communément partagée, héritée de l’épopée, permettait aux auteurs de romans héroïques de revendiquer la supériorité morale de la vérité de leurs fictions par rapport à celle des ouvrages historiographiques. Je cite la Préface du roman Rosane de Desmarets de Saint-Sorlin (1639) :

[…] plus les romans sont pleins de feintes parmi la vérité, plus ils sont beaux et profitables, parce que la feinte vraisemblance est fondée sur la bienséance et sur la raison, tandis que la vérité toute simple n’embrasse qu’un récit d’accidents humains qui, le plus souvent, ne sont pleins que d’extravagances. L’Histoire simple a ses bornes bien plus étroites, et, en disant les choses telles qu’elles ont été, elle n’approche pas de la beauté d’une Histoire mêlée de fiction, qui représente les choses comme elles ont dû être. L’une est assujettie à suivre le fil des révolutions extravagantes que cause la fortune, […] l’autre se promène dans les libres campagnes d’une invention agréable, ayant toujours la raison et les grâces à ses côtés.

Dans cette justification exemplaire du roman idéaliste du XVIIe siècle, la théorie de la vraisemblance s’appuyait sur la Poétique d’Aristote pour attribuer une plus haute pertinence heuristique au poème, qui saisit le général et le typique, alors que l’historiographie se contente de l’énumération du contingent, du particulier et de l’accidentel. Mais surtout les poéticiens du baroque et du classicisme liaient la vraisemblance à la mission moralisatrice de la poésie. Le roman héroïque la remplit en respectant le principe de « justice poétique », c’est-à-dire de vertu récompensée et de vice puni, supériorité décisive du roman sur l’histoire, et l’un des poncifs présents dans la plupart des Préfaces2.

A la fin du siècle, les auteurs de nouveaux romans – Saint-Réal le premier – se décident pour la vérité historique, au détriment de la vraisemblance. Mais cette crise de la vocation morale du roman et de son rapport différentiel à l’écriture de l’histoire est donc aussi contemporaine d’une crise de l’historiographie. Un discrédit nouveau est en effet également jeté sur la prétention de véridiction de la part d’une historiographie officielle où des auteurs dociles et partiaux, pensionnés par le pouvoir, sont mandatés pour mettre leur éloquence au service de la geste élogieuse du monarque.

Un aspect complémentaire à ce discrédit est donc bien le développement de la réflexion hyper-critique et du « pyrrhonisme historique », qui incite à mettre en doute la crédibilité historique de tout discours prétendument historiographique. Cette question pré-voltairienne du « pyrrhonisme historique » a été exposée en son temps par Paul Hazard dans son grand ouvrage sur La Crise de la conscience européenne : « Au fond des consciences, l’histoire fit faillite ; et le sentiment même de l’historicité tendit à s’abolir. Si l’on abandonna le passé, c’est qu’il apparut inconsistant, impossible à saisir, et toujours faux. On perdit confiance dans ceux qui prétendaient le connaître ; ou bien ils se trompaient, ou bien ils mentaient. Il y eut comme un grand écroulement, après lequel on ne vit plus rien de certain, sinon le présent. »

En un temps de « pyrrhonisme historique » et de méfiance à l’égard des discours historiographiques, on est évidemment enclin à accorder une valorisation nouvelle à la recherche du document, brut, humble et incontestable. Les Mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras paraissent dans les mêmes années où commencent à être éditée une multitude de Mémoires authentiques de nobles du XVIIe siècle, production particulièrement bienvenue pour permettre la reconsidération critique de l’histoire politique du XVIIe siècle. C’est donc justement sur ce nouveau plan de stabilité à reconquérir que se situent les faux-témoignages parasites fabriqués par Courtilz, instaurant incertitude, brouillage et risque de confusion, là précisément où les nouveaux historiens auraient voulu situer des bases solides en vue de la reconstruction d’une nouvelle historiographie. Certains auteurs, tels Madame de La Fayette dans la Préface de La Princesse de Montpensier (1662), avertissaient pourtant très explicitement le public sur le statut de vérité historique du discours qui s’offrait :

Cette histoire n’a été tirée d’aucun manuscrit des temps des personnes dont on parle. L’auteur, ayant voulu, pour son divertissement, écrire des aventures inventées à plaisir, a jugé plus à propos de prendre des noms connus dans nos Histoires, que de se servir de ceux que l’on trouve dans nos romans, croyant bien que la réputation de Madame de Montpensier ne serait pas blessée par un récit effectivement fabuleux.

Pierre Bayle félicite de même Madame de Villedieu d’avoir publié un avertissement tout aussi scrupuleux dan la Préface à son Journal amoureux de 1680 (« Elle avertit soigneusement que ce sont de pures fictions », souligne Bayle de façon approbatrice, Nouvelles de la République des Lettres, 1684). Or c’est précisément cette orientation argumentative du discours préfaciel qui sera absente chez Courtilz.

Il est fâcheux que [les nouvelles historiques publiées dans les années 1680 aient] ouvert la porte à une licence, dont on abuse tous les jours de plus en plus (…) de mêler [des inventions] avec des faits qui ont quelque fondement dans l’histoire. Ce mêlange de la verité et de la fable se répand dans une infinité de livres nouveaux, perd le goût des jeunes gens, et fait que l’on n’ose croire ce qui au fond est croiable3.

A partir de cette même année 1684, la mode des Préfaces mensongères se répand en effet. La première colère de Pierre Bayle eut pour occasion la parution du roman Cara Mustapha, grand vizir de Préchac, qui se donnait pour historique. Bayle appelait à réagir face à la publication de tels romans au statut trompeur :

On ne devrait pas souffrir [cette licence consistant à faire passer pour historique ce qui ne l’est pas]. On ferait fort bien d’obliger tous les faiseurs de romans ou bien à se forger des héros imaginaires, ou bien à prendre ceux que l’Antiquité leur fournit, comme ils l’ont déjà pratiqué tant de fois. (Nouvelles de la République des Lettres, 1684)

Or la tendance à donner au roman l’apparence de l’histoire s’améliore de façon décisive, sur le plan technique, chez Courtilz de Sandras, grâce au récit à la première personne. Au pire les romanciers Saint-Réal4 ou Préchac pouvaient être démasqués comme des historiens imposteurs ou fantaisistes. La démarche de Courtilz est bien plus sournoise et pernicieuse, puisqu’il ne rivalise plus avec un historien (dont il aurait usurpé, comme Saint-Réal, les prérogatives épistémologiques) ; Courtilz introduit un surcroît de confusion en livrant au public des textes de témoignages se faisant passer pour des documents, pour des prises de parole autobiographiques singulières et sans prétention littéraire, dont un véritable historien naïf et bien intentionné aurait pu ensuite se servir.

Les pseudo-mémorialistes créés par Courtilz de Sandras se distinguent des « héros » des Mémoires autobiographiques authentiques par la position sociale souvent subalterne qu’ils occupent au départ. Le point de vue jeté par ces subordonnés, souvent sacrifiés, sur des revers de fortune injustes, marques de l’ingratitude et d’absence d’humanité de la part des Grands Ministres d’Etat qu’ils ont loyalement servis, ne met que mieux en évidence l’incohérence fondamentale de l’Histoire politique, qui s’en trouve dés-idéalisée.

Le thème du noble sans fortune, entreprenant de se faire une place dans la société, se trouve ici promu à la dignité romanesque, – quelques dizaines d’années avant le néo-pícaro autobiographe de Lesage, Gil Blas, personnage qui sera, lui, rendu sans équivoque à la littérature romanesque.

Les pseudo-Mémoires de Courtilz, marquant une importante rupture, deviendront eux-mêmes un modèle romanesque, comme le prouve leur influence durable sur Lesage, Prévost, Marivaux ou sur de nombreux autres romanciers-pseudo-mémorialistes du XVIIIe siècle. Se situant au départ résolument hors du roman, ces pseudo-Mémoires qui ignorent les règles traditionnelles du genre, y font entrer un type d’aventures et un point de vue nouveaux. La forme des Mémoires historiques authentiques, qui leur sert de modèle, accède ainsi à la qualité de forme romanesque.

L’essor des Mémoires authentiques et leur succès auprès du public jouèrent donc un rôle important pour cette réforme. Alors que les genres canoniques étaient cantonnés et « emprisonnés » dans leurs habitudes obsolètes, les bâtards jeunes et vigoureux que constituent les pseudo-Mémoires apparaissent comme très « libres » (de toute attache), aussi bien quant aux exigences formelles que quant au rapport à la Vérité et à la morale. Cette réussite remarquable tient précisément à la position résolument marginale, mais aussi équivoque et fondamentalement bâtarde, de ce (hors-) genre. Le roman glisse d’une parenté estimée à l’aune de l’épopée ou de l’Histoire, vers une parenté estimée à l’aune des documents que sont les Mémoires5.

Dans les pseudo-Mémoires, l’auteur est assez libre pour retracer les échecs immérités d’un parcours personnel, et s’estime légitimé à ne plus représenter la Vérité supérieure de l’Histoire idéale, mais une vérité partielle, très souvent a-morale. Le vraisemblable romanesque se définit ici directement par rapport au type de vérité subjective crédible qui se manifeste par ailleurs aussi, à la même époque, dans les Mémoires authentiques6.

Outre une nature bâtarde, un autre aspect subversif est offert par la proximité directe de la période historique traitée. Courtilz de Sandras va puiser dans l’Histoire très proche les personnages et les événements immoraux qui deviendront la matière de ses pseudo-autobiographies. Le faible éloignement dans le temps et le recours à l’Histoire moderne permettent au romancier, en tissant habilement les événements sûrement connus et des faits inventés mais plausibles, de créer de faux-mémoires indétectables comme tels.

Le roman cesse dès lors d’être présenté comme une fiction. Courtilz insiste dans ses Préfaces sur l’authenticité de ses récits, jouant d’une ambiguïté, se réclamant de l’obédience au témoignage d’un tiers dont lui-même ne serait que le greffier humble et fidèle. Le romancier-préfacier prétend s’effacer devant le document qu’il produit, les (pseudo) Mémoires7 étant offerts comme l’œuvre d’un personnage ayant frayé de près avec les acteurs les plus importants de l’Histoire politique : par ce procédé de mise à distance, le signataire de la préface ne saurait être attaqué sur la moralité politique d’une œuvre qu’il ne fait qu’éditer8. Avec le procédé systématique du récit personnel hâtivement rédigé, Courtilz s’efface totalement en tant qu’auteur et romancier, laissant toute la place au soi-disant rédacteur-mémorialiste qui fait passer le texte qu’il produit comme une œuvre garante de la vérité historique, tandis que la Grande Histoire, toujours présente en toile de fond, sur le plan des contenus diégétiques, paraît être à son tour garante de l’authenticité du texte produit.

La figure de l’écrivain est elle-même en crise9. N’ayant pas de revenu et vivant de sa plume, fraudeur, escroc, exilé et plusieurs fois embastillé à cause de certains de ses ouvrages, Courtilz se préoccupe peu des griefs de Pierre Bayle à propos de son devoir moral, et ne présente plus non plus une image conforme à celle de l’écrivain-courtisan du Grand Siècle10. L’apparition d’un prolétariat intellectuel à la solde des éditeurs, qui remonte à cette époque, compte désormais dans ses rangs des noms très représentatifs (outre Courtilz, Mme de Villedieu, Mme d’Aulnoy, Hamilton, l’abbé Prévost)11. Ces auteurs se différencient radicalement de leurs prédécesseurs par leur condition sociale parfois humble ou même par la vie précaire, mouvementée et violente qu’ils menèrent12. La spécialité que Courtilz de Sandras se fit des pseudo-mémoires historiques, où il mettait aussi beaucoup de sa propre expérience d’ancien mousquetaire, d’ancien capitaine de cavalerie et d’ancien prisonnier de la Bastille, ne cessa d’ailleurs de lui attirer l’attention de la police.

Le premier de ces ouvrages, les Mémoires de M.L.C.D.R***, contenant ce qui s’est passé de plus particulier sous le ministère du Cardinal de Richelieu et du Cardinal Mazarin, avec plusieurs particularités du règne de Louis le Grand (Cologne, P. Marteau, 1687), présente d’abord des aspects picaresques (vie parmi les bohémiens), mais ensuite une ascension sociale, grâce aux mérites et à l’énergie personnels13. C’est le service et la proximité des Grands (Richelieu, puis Mazarin) qui permettent à l’histoire de R*** [i.e. le comte de Rochefort] de s’articuler sur la Grande Histoire. L’authenticité est revendiquée, dans la Préface, par un éditeur qui se présente comme l’ami de ce Rochefort (qui vient de mourir dans la retraite d’un couvent14) et le dépositaire de son manuscrit. La curiosité du lecteur est éveillée à propos de ce témoignage personnel sur une suite d’événements historiques qui apparaissent au public, en l’absence d’une Histoire totale idéale, comme incompréhensibles et chaotiques. Or la politique qui donne ses marques décisives à l’Histoire est ici montrée d’en bas, en termes d’‘affaires secrètes’, comme relevant d’une succession de décisions ancrées sur des motivations des plus mesquines. Le mémorialiste auto-diégétique, un agent secret de Richelieu puis de Mazarin, dévoile sa participation personnelle à toutes sortes d’intrigues peu glorieuses. Interrompant parfois son récit, l’auteur s’adresse au lecteur et proteste de sa bonne foi, donnant pour preuve le fait qu’il ne sort jamais de la vision étroite et partielle de la portion d’histoire à laquelle il a personnellement participé. Concernant d’autres événements politiques, le mémorialiste précise : « Si je voulois raporter ici tout ce qui les preceda, je le ferois aussi bien qu’aucun autre, mais cela etant plutôt d’un Historien, que d’un homme qui [comme moi] écrit ses Mémoires, je me contenterai de dire… » (123). Il est également intéressant de remarquer que, cent cinquante ans avant Stendhal, Rochefort se justifie de ne pas raconter les batailles dans leur ensemble, comme de grandes orchestrations de ballets considérées d’en haut, tâche qu’il déclare laisser volontiers à des historiographes à venir, mais restreint son récit à la seule portion fragmentaire à laquelle il a lui-même directement eu part.

Ce premier ouvrage fut un immense succès d’édition. Courtilz ne fera dès lors qu’exploiter la veine : Mémoires de J.B. de La Fontaine (1698), Mémoires de Mr d’Artagnan (1700), Mémoires de M. le marquis de Montbrun (1701), Mémoires de Mme la marquise de Fresne (1701), etc. L’habileté de Courtilz fut telle que, (de la même façon que pour son émule tout aussi prolifique en Angleterre, Daniel Defoe), les critiques se posèrent longtemps – et se posent encore15 – de difficiles problèmes d’attribution pour certains de ces mémoires authentiques.

Dans les Mémoires de Mr d’Artagnan, capitaine-lieutenant de la première compagnie du Roi, contenant quantité de choses particulières et secrètes qui se sont passées sous le règne de Louis le Grand (Cologne, P. Marteau, 3 vol., 1700), le procédé est le même, mais, en tant qu’homme de main au plus haut niveau de l’Etat et confident direct de Mazarin, d’Artagnan peut, mieux encore que Rochefort, révéler des mobiles de décisions et d’intrigues politiques importantes pour l’Etat tout entier. Il prétend toujours, à titre de témoin oculaire direct, corriger ici ou là certaines versions des faits qu’ont données certains historiens. La conception de l’Histoire reste la même : quelques hommes énergiques, froids calculateurs, mesquins et sans scrupules, font l’Histoire, et mènent les affaires d’Etat en se servant des autres avec cynisme et machiavélisme.

Je m’étais pour ma part intéressé, dans la perspective propre de ma thèse de doctorat sur la représentation des séjours en prison, aux Mémoires de Messire Jean-Baptiste de La Fontaine (1698)16, parce que ces (pseudo-) Mémoires se donnent comme ayant été rédigés à la Bastille17. L’Avertissement au lecteur comporte pour une fois une mise en garde explicite sur le statut ambigu du propos (précaution devant les censeurs et… clin d’œil à l’intention de Bayle ?) :

On ne sauroit dire précisément, si c’est un Roman, ou une Histoire qu’on donne ici au Public […]. Il y a beaucoup d’aparence que l’Ouvrage est mêlé, et qu’il y entre de l’Histoire et du Roman. (pp. 2 r.-2 v.)

Le Préfacier prétend respecter un manuscrit original, mais convie aussi son lecteur à démêler lui-même l’Histoire et la fiction. René Démoris analyse avec finesse la recherche de jouissance qui fait le succès de cette esthétique nouvelle : « [Les lecteurs] […] curieux d’histoire contemporaine, […] s’accomodent mieux d’une supercherie déclarée que d’une trop claire vérité, toujours suspecte. Courtilz invente le type d’œuvres qui satisfera ces divers besoins, où tout ce qui est dit le sera par un ‘je’, dont on aura le plaisir en outre de deviner qu’il est fictif. Il permet à ses lecteurs de considérer comme accessoire le plaisir littéraire qu’ils éprouvent […], d’en placer la source en dehors de la littérature, reconnue pour telle, et de ne concéder à l’agrément conscient qu’une place restreinte et limitée »18.

Chez Jean-Baptiste La Fontaine, aristocrate déchu de la France de l’après-Fronde, l’Histoire politique réapparaît à travers la fonction d’agent spécial du ministre Louvois qui conduit le protagoniste en Angleterre et chez les Princes rebelles du Poitou19. Lorsque l’option politique de Louvois connaît un soudain revirement, La Fontaine connaît une immédiate et cruelle disgrâce : il se trouve froidement sacrifié. Il est arrêté et emprisonné à la Bastille20.

L’embastillement (Livres VIII-X, pp. 371-471) est ici redevable à l’ingratitude que justifie une raison d’Etat toute puissante qui écrase les individus en dépit de leurs services loyaux. La façon dont Louvois trahit son fidèle serviteur témoigne d’un parfait cynisme. L’espion est devenu une victime expiatoire dont le sacrifice est nécessaire au retour de la paix nationale : mené à la Bastille (IX, 373), il ne sera plus jamais libéré.

Malgré le champ restreint de sa vision de prisonnier, La Fontaine, analyse lui-même avec lucidité la machination. La victime recompose elle-même dans sa prison le raisonnement qui impliquait son écrasement.

Ce visage nouveau de l’Etat soumis aux froids administrateurs, à la fois totalitaire et personnel, ouvre la porte à l’arbitraire de l’Histoire, et discrédite par avance toute possibilité d’une conscience d’historiographe supérieure et centralisatrice, qui aurait voulu imposer un point de vue moral recteur21.

La rédaction des Mémoires reste le seul objet auquel le prisonnier détrompé, désillusionné et désabusé accorde encore quelque intérêt. A partir d’une situation comparable à celle dont Bussy-Rabutin avait fait état dans ses Mémoires authentiques, La Fontaine dénonce ici une discordance flagrante entre la peine infligée avec désinvolture et les mérites, le triomphe de la froide nécessité politique sur la ‘vertu’. Ces thèmes sont tout particulièrement appréciés de Courtilz22.

Les co-détenus que mentionne La Fontaine sont des personnages authentiques23. Si La Fontaine les rencontre dans la Bastille fictive, c’est que Courtilz les a effectivement rencontrés dans la Bastille réelle, lors de son propre séjour ! Le mélange (entre Histoire et fiction) suffit à conférer assez de garanties à l’effet d’authenticité recherché par l’écriture pseudo-autobiographique.

Cet ouvrage ne sut bien sûr pas éviter la désapprobation de Pierre Bayle, qui continue à n’être obsédé que par la seule question du mélange intolérable. Dans une note, il répète qu’il n’admet pas la confusion ainsi occasionnée entre l’Histoire et la fiction :

Ces Mémoires (de La Fontaine), de même que ceux d’Artagnan, et du comte Rochefort, sont du nombre de ces Romans Historiques, dont on a tant vu paroître pendant quelques Années, et mêlez à plaisir d’Historique, et de Fabuleux : Divertissans, à la vérité : mais d’autant plus nuisibles à un Lecteur peu instruit, ou qui ne se tient pas assez sur ses gardes, que ce qu’il y trouve de Vrai et d’Ordinaire le porte à croire plus facilement ce qu’il y rencontre de Faux et de Merveilleux. (Bayle souligne24)

Il est significatif que la critique sévère qui s’est élevée pour dénoncer le mélange opéré par Courtilz entre Histoire et fiction ait été d’autant plus unanime que ses Mémoires ne sont souvent pas moraux. C’est toujours à Courtilz que s’en prend Pierre Bayle lorsqu’il lance inlassablement ses foudres contre les écrits mi-historiques mi-romanesques.

Obnubilé par son souci d’établir les bases d’une historiographie rénovée et pré-scientifique, incapable de pressentir quel potentiel de nouveauté la voie explorée par Courtilz allait offrir au développement du genre romanesque, Bayle se montre intransigeant dans sa condamnation de Courtilz : « C’est dommage que cet homme ayant un genie si fécond, et le don d’écrire avec une facilité extraordinaire, et avec beaucoup de vivacité, n’ait point pris de mesures mieux entenduës pour employer ses talens. S’il se fût bien attaché à suivre les grands modeles de l’antiquité, et les loix que tant de maîtres de l’art historique ont noblement expliquées, il auroit pû devenir un très-bon Historien. »25 Ce point de vue critique sera repris tel quel par l’abbé Prévost et bien sûr par Voltaire26, positivement confiant, lui aussi, en la possibilité d’écrire l’Histoire, et respectueux d’une historiographie objective que ses propres ouvrages aspireront à incarner.

Bayle est resté l’adversaire des romans historico-« réalistes », non pas à cause de leur immoralisme, mais à cause de la difficulté qu’il y a à distinguer s’ils racontent une histoire vraie ou fictive.

La collecte de documents historiques, qui seraient des témoignages relatifs, partiels et partiaux, des événements, est souhaitée par Pierre Bayle, qui applaudit à la mise à mal de l’historiographie absolutiste centralisatrice. Mais il dénonce avec virulence les mélanges et la contamination de ces histoires par la fiction. Rêvant, non pas d’une Histoire moralisée, mais d’une « Histoire véritable », Pierre Bayle dénonce ce mélange inacceptable à ses yeux, lorsqu’il regrette avec amertume que le goût du public le porte bien plutôt vers ces ouvrages au statut douteux que vers les véritables ouvrages « historiques » :

[…] c’est dommage qu’on ne puisse persuader le public que [certains ouvrages sérieux] merite[nt] beaucoup de creance. On s’est laissé prevenir de la pensée qu[’ils] ne sont qu’un mélange de fictions et de veritez ; moitié Roman, moitié Histoire ; et l’on n’a point d’autre voie de discerner ce qui est fiction d’avec les faits veritables, que de savoir par d’autres livres si ce qu’elle narre est vrai. C’est un inconvenient qui s’augmente tous les jours, par la liberté qu’on prend de publier les amours secrettes, l’histoire secrette, etc. de tels et de tels Seigneurs fameux dans l’histoire. (…) [Selon cette pente néfaste que je réprouve, les] avantures plaisent davantage quand on croit qu’elles sont réelles, que quand on se persuade qu’elles ne sont que des inventions. De là vient que l’on s’éloigne autant que l’on peut de l’air romanesque dans les nouveaux Romans ; mais par là on repand mille tenebres sur l’histoire veritable, et je croi qu’enfin on contraindra les Puissances à donner ordre que ces nouveaux Romanistes ayent à opter ; qu’ils fassent ou des histoires toutes pures, ou des Romans tout purs, ou qu’au moins ils se servent de crochets pour separer l’une de l’autre, la verité et la fausseté27.

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1 Ainsi dans sa Bibliothèque françoise de 1664, l’historiographe officiel du roi, Charles Sorel, avait pu faire un éloge inattendu et paradoxal de l’étage bas du roman, en déclarant que « les romans comiques semblent bien plus que les autres offrir des images de l’Histoire. Car les actions communes étant leur objet, il est plus facile d’y rencontrer la vérité. » Selon son argumentation, c’est parce qu’ils s’autorisaient à donner naïvement à tous leurs personnages leurs idiolectes singuliers, sans l’obligation de tout homogénéiser par un ennoblissement artificiel, que ces romans comiques représentent la meilleure prise sur l’Histoire véritable.

2 Affirmation encore présente dans un discours moralisateur d’arrière-garde de Lenglet-Dufresnoy, De l’usage des romans, en 1734 : « Laissons à l’Histoire à traverser les hommes vertueux, à détrôner les bons Princes, à faire prospérer les Tyrans, à établir des scélérats sur la ruine des gens de bien ; elle n’a que trop l’occasion de s’en acquitter. Mais le Roman doit faire tout le contraire : la vertu y doit être honorée, la probité s’y doit faire estimer des Princes, la sagesse y doit être récompensée. Cela n’arrive pas toujours, direz-vous : n’importe, cela ne laisse pas de donner des idées favorables du bien et de la vertu. » Sur la lente émancipation des genres littéraires face au devoir moral contraignant de punir les mauvaises actions et de récompenser les bonnes actions, voir (plus particulièrement pour le XVIIIe siècle anglais), voir l’importante étude de Wolfgang Zach, Poetic Justice. Theorie und Gechichte einer literarischen Doktrin, Tübingen, Niemeyer, 1986.

3 Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, R. Leers, 1702 ; article « Jardins (Marie Catherine des) » ; II, pp. 1630-1631 ; voir, fondamentale pour notre propos, l’étude de Georges May, « L’Histoire a-t-elle engendré le roman ? », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1955, p. 160 ; et Henri Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1967, p. 289.

4 Le pionnier du genre hybride, sujet de confusion, à la fois roman historique et Histoire romancée, portant sur des périodes de l’histoire moderne, avait été Saint-Réal, avec son Dom Carlos de 1672 et sa Conjuration des Espagnols contre Venise de 1674, ouvrages qui avaient été publiés accompagnés d’un dossier documentaire et bibliographique, de façon à accréditer leur portée historiographique.

5 Voir Roger Francillon, « Fiction et réalité dans le roman français de la fin du XVIIe siècle », Saggi e ricerche di letterature francese, 17, 1978, pp. 97-103.

6 Nous avons ici suivi Marc Fumaroli, « Les Mémoires du XVIIe siècle au carrefour des genres en prose », XVIIe siècle, 94-95, 1971, pp. 33-34. Il reste encore à la fiction autobiographique un pas à franchir : se priver du support de l’Histoire, pour rompre avec une vision du monde d’obédience aristocratique et se consacrer à la vie d’« hommes de fortune » portés par les seuls hasards d’une carrière. Courtilz de Sandras se situe précisément à ce moment-charnière. Cf. Frédéric Deloffre, « Le problème de l’illusion romanesque et le renouvellement des techniques narratives entre 1700 et 1715 », in La littérature narrative d’imagination, Paris, Puf, 1961, pp. 115-133.

7 La publication de Mémoires authentiques prolifère d’ailleurs, elle aussi, après la mort de Louis XIV (cf. Georges May, art. cité, p. 162).

8 Roger Francillon, art. cité, p. 115.

9 Roger Laufer, Lesage ou le métier de romancier, Paris, Gallimard, 1971, p. 200.

10 Courtilz naît à Paris en 1644, de noblesse liégeoise ; 1660 : mousquetaire sous les ordres de d’Artagnan ; 1667 : capitaine de cavalerie. A 34 ans il commence sa carrière littéraire à Paris (chroniques galantes et histoire militaire). Ancien militaire, noble sans fortune, devenu aventurier de la Bohème littéraire, il ne vit plus que de sa plume. A partir de 1680 il devient un auteur clandestin qui publie trente ouvrages en les faisant tous imprimer en Hollande. Il ne cesse de faire des va-et-vient entre Paris ce pays d’imprimeurs. Cent ans avant Sade, un long séjour à la Bastille de 1693 à 1699 (causé par ses écrits) n’interrompt pas sa production littéraire, mais manifeste le mieux la dimension illégitime de celle-ci.

11 Roger Laufer, op. cit., p. 116.

12 Cf. Georges May, art. cité, p. 170 ; et Roger Laufer, op. cit., p. 117.

13 Cet ouvrage « historique » pernicieusement « mensonger » reçut pour cette raison un blâme de Pierre Bayle dans son Dictionnaire (art. « Schomberg, Charles de) » ; cité par Georges May, art. cité, pp. 162-163 ; Jean Lombard, Courtilz de Sandras et la crise du roman à la fin du Grand Siècle, Paris, Puf, 1980, p. 379.

14 Suivant la démarche des Mémoires authentiques (Bussy-Rabutin), et précédant les mémorialistes ostensiblement fictifs de l’abbé Prévost (Renoncour, Cleveland), ces Mémoires de R[ochefort] s’offraient comme rédigés par un homme amer, désabusé et « retiré du monde » : « Je me suis enfin retiré dans une maison religieuse, où accablé d’années, et des incommodités inseparables d’une grande vieillesse, je n’atends plus que la derniere heure, dans laquelle il plaira à Dieu de m’apeller. » (explicit de l’ouvrage, p. 446).

15 Voir Françoise Gevrey et Jean Lombard, « Six nouveaux romans attribués à Courtilz », XVIIe siècle, 39, 1987, pp. 193-202.

16 Mémoires de Messire Jean-Baptiste de La Fontaine, Chevalier, Seigneur de Savoie et de Fontenai, Brigadier et Inspecteur Général des Armées du Roi, Cologne, P. Marteau, 1698 ; nous avons consulté l’édition de Cologne, P. Marteau, 1699 (471 p.).

17 Comme le sont les (authentiques) Mémoires de Bassompierre ou de Bussy-Rabutin.

18 Dans son ouvrage remarquable, Le roman à la première personne (Paris, A. Colin, 1975 ; ici pp. 198-199), René Démoris a, le premier, fourni des analyses permettant de resituer la démarche de Courtilz de Sandras dans l’évolution la tradition des fictions recourant à la forme personnelle.

19 « Les Mémoires de La Fontaine sont donc un roman d’aventures réalistes ; les traits de satire picaresque à tendance politique, signalés dans les Mémoires de M.L.C.D.R***, s’y font peu sentir, et, à notre avis, le livre y perd beaucoup. » (Benjamen Mather Woodbridge, Gatien de Courtilz, Sieur du Verger. Etude sur un précurseur du roman réaliste en France, Baltimore, Johns Hopkins UP-Paris, Puf, 1925, p. 106).

20 « J’étois encore au lit lors que (…) Degrès entra dans ma chambre. » (incipit du Livre VIII ; p. 371). La formulation sera exactement identique lors des deux scènes d’arrestation de Des Grieux dans Manon Lescaut !

21 Cf. René Démoris, op. cit., pp. 223-224 ; pour une analyse des Mémoires de La Fontaine nous renvoyons encore à l’excellent chapitre de cet ouvrage. Pour trois études plus récentes de grand intérêt, voir Armgard Titze, Roman und Geschichte in den apokryphen Memoiren von Gatien Courtilz de Sandras, Berne (etc.), P. Lang, 1991 ; Günter Berger, « Zwischen den Gattungen – zwischen den Stühlen ? Gregorio Leti und Courtilz de Sandras oder die Geburt des historischen Romans aus der Not der Geschichtsschreibung », in Romanistische Komparatistik. Begegnungen der Texte – Literatur im Vergleich, éd. H.-J. Lüsebrink et al., Berne (etc.), P. Lang, 1994, pp. 65-78 ; Steve Uomini, « L’apocryphe authentique : l’histoire dans les Mémoires de M.L.C.D.R*** de Courtilz de Sandras », in Histoires de vies. Actes du colloque de 1994, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1996, pp. 39-61.

22 Cf. René Démoris, op. cit., p. 219, note 76.

23 Cf. Jean Lombard, op. cit., p. 386. Voir aussi René Démoris, « De l’usage du nom propre : le roman historique au XVIIIe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, mars-juin 1975, pp. 268-288.

24 Note à une lettre que Bayle adresse le 4 décembre 1698 à Mr *** ; cf. Lettres choisies de Mr Bayle, Rotterdam, Fritsch & Böhm, 1714, t. I, p. 653.

25 Pierre Bayle, Réponses aux questions d’un provincial…, Première Partie, ch. 28 ; in Œuvres diverses de Mr Pierre Bayle, La Haye, Compagnie des libraires, 1737 ; t. III, p. 551. Dans un réquisitoire féroce contre la Vie de Mr de Turenne, Pierre Bayle dénonce encore la non-fiabilité du travail d’historien de Courtilz : « Son peu d’exactitude à juger de la cause des évenemens : Voici encore un exemple qui vous apprendra que le prétendu Du Buisson [Courtilz] n’examine pas les choses avec cette exactitude qu’un Historien se doit imposer. (…) C’est un des défauts les plus fréquens des Historiens, de donner aux évenemens une relation de cause et d’effet qui ne leur appartient pas. (…) En general je vous avertis qu’on ne se peut guéres fier à un Historien, depuis qu’on a sçu qu’il a mis au jour mille et mille choses inventées à plaisir, ou puisées dans les bruits de la Ville. » Réponses aux questions d’un provincial…, op. cit., loc. cit. (pp. 549 et 551).

26 Les deux commentaires méprisants de Voltaire sur Courtilz de l’automne 1767 reprennent le verdict de Bayle (un mauvais écrivain mélangeur et menteur) : « Ce romancier Sandras de Courtils, caché sous le nom de Du Buisson, qui mêlait toujours la fiction à la vérité pour mieux vendre ses livres… » (Lettre du 19 octobre 1767 à Claude-Henri de Fuzèze de Voisenon ; Voltaire, Correspondance, Pléiade, IX, p. 139) ; « Gatien de Courtils, caché sous le nom de Du Buisson, avait déjà été convaincu de mensonges imprimés par l’illustre Bayle (…). Bayle, qui reproche tant d’erreurs à ce Courtils Du Buisson… » (Lettre du 11 novembre 1767 à Cosimo Alessandro Collini ; éd. citée, IX, p. 162).

27 Dictionnaire historique et critique, éd. citée, III, pp. 226-227, art. « Nidhard (Jean Everard) » ; cf. aussi Georges May, art. cité, p. 160. L’abbé Prévost, qui saura particulièrement bien reprendre à son compte la technique du récit romanesque à la forme personnelle, se posait avec irritation de tels problèmes en 1735 : « On a vu paraître de nos jours quantité d’ouvrages dont on ne sait dans quel rang on doit les mettre, et qui sont devenus comme autant de problèmes dès le premier moment de leur naissance. Est-il bien décidé, par exemple, que L’Espion turc, les Mémoires de Rochefort, ceux de Pontis, etc., doivent être rangés dans la classe des romans, ou dans celle des livres de quelque autorité historique ? » (Pour et Contre, 6, 1735). La même année, 1735, le même Prévost tiendra à préciser lui-même à propos de son propre roman, les Mémoires d’un Homme de Qualité qui s’est retiré du monde, « Les Mémoires d’un Homme de Qualité et leur suite, Cléveland et Le Doyen de Killerine, sont autant de livres inutiles pour l’Histoire, et dont tout le mérite est de former une lecture honnête et amusante » (Pour et Contre, 6, 1735). Il reviendra encore sur cette question, en 1739, en théoricien du bon roman, toujours dans ce même esprit d’agacement anti-courtilzien qui le met curieusement au diapason de Pierre Bayle : « En vérité je ne puis trop m’étonner de la licence que se donnent nos faiseurs de romans. (…) En général le mélange de l’Histoire et de la Fiction m’a toujours paru blamable. Tout doit être inventé dans un roman. » (Pour et Contre, 17, 1739).