Les mémoires du poème
André Frénaud, La Sainte Vierge ou encore l’Histoire
Donnant voix et figures à quelques-unes des lourdes déconvenues dont notre siècle a été – sur le plan communautaire – le théâtre impitoyable, l’œuvre d’André Frénaud interroge les déchirements de nos appartenances collectives. Dans sa poésie qu’il définit – entre autres – comme celle « de l’échec métaphysique de l’Amour »1, la religion y fait figure de mensonge ou de leurre, et les grands rêves politiques s’y présentent comme dévastés ou trahis par les excès de leurs ferveurs. Là où le poète s’affirme « prisonnier impatient du patrimoine de nos désastres », les allusions aux désarrois provoqués par les véhémences de l’Histoire s’inscrivent au sein d’un propos qui, à plusieurs niveaux, entend témoigner de notre inhabileté fatale (pour reprendre l’expression empruntée à Rimbaud) : « Malhabiles nous sommes à nous atteindre, les hommes, / malgré la promesse entrevue dans l’eau du regard. »2
Et si la guerre s’est d’abord présentée à Frénaud comme répondant à un sentiment de détresse intime3, ses poèmes – lorsqu’ils font allusion aux hostilités – demeurent laconiques ; ils donnent lieu à une certaine déroute de l’expression lyrique. Par exemple, à défaut de prétendre en chanter les circonstances ou les gestes, la parole poétique tend plutôt – sur un mode ironique – à épurer (ou peut-être à ravager réflexivement) l’espace de la représentation : « Panoplie ravagée / le canon a grand’peur / dans les buissons. »4 Etrangère à toute glorification des faits d’armes, la représentation de la guerre se réduit ici à celle de son avenir incertain ; comme nous le suggère le canonnier servant qui, scrutant l’horizon funeste, « redoute en secret / la victoire aux mains vides »5. Ou encore, l’évocation du conflit prend une tournure négative, lorsque le propos neutralise les codes bucoliques et épiques qui (par contraste avec les réalités effectives) ont longtemps fait la fortune et la grandiloquence d’un certain discours poétique : « Casque, nid dur pour les taupes vieilles. »6 Moyennant le double lien métonymique dont joue ici la métaphore in praesentia, le casque abandonné évoque moins la guerre elle-même – le poème date de 1943 – que (sur le mode sarcastique) ses traces anonymes (ou archéologiques), voire ses conséquences fatales : la disparition effective du soldat dont il est toujours (en pareilles circonstances) l’indice évident. A ce titre, l’effacement de l’individu (ou des faits précis auxquels sa vie était nécessairement associée) s’y réfracte à travers l’image surdéterminée des « taupes » (dont l’infiltration déplacée fait plusieurs fois sens). Car si, sur le plan lexical, la « taupe » peut désigner tour à tour « l’animal presque aveugle », « l’espion » ou le « soldat du génie », elle évoque encore – sur fond des ravages de la guerre – un monde désormais sans hommes et livré, comme l’image le suggère, aux propos aigris des vieilles femmes. En outre, les « taupes vieilles » font peut-être ironiquement écho au nom que Rosa Luxemburg (elle-même antimilitariste) donnait à l’Histoire (la vieille taupe). En vertu de la condensation des significations qui s’y articulent, l’évocation imagée d’un objet isolé (ce « casque » brutalement arraché à son milieu) témoigne alors laconiquement du retour aveugle de l’Histoire. Ou (plus concrètement) de la valeur négative de la guerre, de la soustraction répétée dont elle est, sur le plan humain, l’agent impitoyable.
Ainsi, la question de l’Histoire dans la littérature nous renvoie non seulement à la facture historique de l’œuvre (à la contextualisation plurielle de la démarche en question), mais aussi surtout – en ce qui concerne notre propos – à l’inclusion thématique de l’Histoire (c’est-à-dire ici son évocation furtive et problématique) dans le discours poétique. Du fait des événements représentés et des registres variés de leur évocation littéraire, l’Histoire (comme objet de ou pour la mémoire) prend ici (à plusieurs niveaux) forme fantomatique : elle se profile bien sûr comme ce par quoi la parole poétique est hantée. En outre, à travers les plis que le discours poétique – en tant que tel – inflige à l’objet (ou au référent) évoqué (c’est-à-dire transposé, transfiguré par le vers), les allusions à l’Histoire contemporaine nous permettent paradoxalement de comprendre comment se met en place cet « éloignement de l’action politique »7 dont l’écrivain (autrefois sympathisant communiste8) parle pour évoquer rétrospectivement sa propre trajectoire.
Mais d’abord, l’Histoire prend forme contemporaine avec l’évocation (plus ou moins elliptique) de la deuxième guerre mondiale (à laquelle Frénaud participa directement). Ainsi, la date de la mobilisation : « Le deux septembre mil neuf cent trente-neuf » occupe tout le premier vers de « Gare de l’Est »9, et recouvre de son terrible poids référentiel l’ensemble du poème. Neutralisant tout effet de rythme ; ou du moins estompant – par effet de contraste – le moule métrique qui l’accueille, la date épouse et violente prosaïquement la forme isolée de ce décasyllabe inaugural, autrefois vers glorieux de la poésie épique ou de la chanson de geste. De plus, l’allusion à la clef (de la valise ouverte) que – dans ce même texte – le sujet dit avoir perdue (au moment où il est mobilisé) peut s’interpréter de plusieurs façons. D’abord, dans ce contexte, elle souligne que la sphère privée est directement menacée ou neutralisée. Ensuite, elle peut se lire comme relative à l’égarement du sens des événements en question, ou encore comme l’emblème d’une certaine poésie (dont le bagage est précisément condamné à la dispersion). A l’instar des objets emportés pêle-mêle dans la vieille valise qui ne ferme plus, le propos poétique (qui évoque le départ au front) joue de l’ouverture des formes qui, tant bien que mal, assurent son transport.
De même, ce n’est pas un hasard si Frénaud consacre en 1940 un poème à la Pologne (ce pays de nulle part), pour lui rendre symboliquement la parole confisquée (à défaut du territoire et de sa souveraineté nationale). Toutefois, outre qu’elle constitue – sur le plan rhétorique – une prosopopée, Lamentation de la Pologne réfracte encore le doute qui pèse sur l’identité (ou les identités) de l’instance énonciatrice : le poème fait effectivement parler la Pologne mais s’adresse aussi nominativement à elle ; et le tout s’articule autour de la question de circonstance : « Qui donc vagit par tant de sang ? »10 A travers la multiplication des voix et des interrogations qui, de manière générale, hantent et travaillent l’énonciation des poèmes de Frénaud (je pense par exemple aux questions parasites du type : « Qui se cache ? Mais qui parle ? »11) toute l’œuvre se donne à lire finalement comme l’expression (sur le plan poétique) de cette « ère du soupçon » dont la littérature de ce siècle s’est faite l’expression multiple.
Ainsi, le fait que l’Histoire se profile sous une forme fantomatique dans le poème intitulé La Commune de Paris me semble révélateur du rôle que l’œuvre de Frénaud lui fait jouer (et que je vais tenter ici de définir). Car si dans ce texte, l’Histoire représentée est doublement fantomatique, c’est au sens où le poète prend allusivement pour objet de réminiscence les victimes de la « semaine sanglante » du 22 au 28 mai 1871. Avec le retour de mémoire dont elle est l’expression tour à tour elliptique et élargie, l’Histoire (ou plus exactement ici l’échec révolutionnaire dont il est question) témoigne alors de cette présence sédimentaire du passé qui informe ou infléchit (sur le plan individuel et collectif) la tonalité propre du présent. Car avec l’expression de la blessure intime (mais indéfinie) dont l’allusion à la fin tragique de la Commune expose la réfraction, le poème témoigne de l’ouverture spectrale de la présence au monde du sujet : « La Commune pays tendre, le mien, mon sang qui brûle, / de ce sang qui va remonter entre les pavés. »12 Ou encore : « mon cœur qui bat quand a passé l’étrange / nuit de l’égorgement ». Ce cœur qui dit encore battre « à la bonté du peuple enfoui sous les pavés » nous est donné – sur le plan éthique – comme advenant à soi-même (par la compassion éprouvée) à travers le miroir (ou le modèle sombre) que lui tendent l’Histoire et ses fantômes meurtris, ses vies perdues. Grâce à l’ombre des disparus dont il se fait le tombeau, le poème se donne à lire comme la figuration de ce lien spectral (et solidaire) qui, envers ou succédané de l’élan communautaire sauvagement réprimé, donne à l’aventure poétique sa valeur de médiation (pour celui à qui elle permet de réinterpréter son propre rapport au monde et à l’Histoire). Moyennant la forme tragique (et fantomatique) qui en constitue peut-être le point commun (voire le paradigme), l’Histoire (comme question et comme point de perspective) est expressément convoquée dans les quelques poèmes « civiques » qui entendent précisément répondre ou réagir aux drames de la situation historique contemporaine (« Lamentations de la Pologne », « Epigramme à l’Allemand », etc.).
« J’étais dans l’histoire / dans les ailes de la solitude dans l’histoire », s’exclame (de manière emblématique) le général Krivitski, cet agent secret de Staline reconverti, et à qui Frénaud consacre en 1942 un poème de circonstance intitulé Agonie du général Krivitski13. Pris dans les tumultes et les terribles dérapages occasionnés (sur le plan communautaire) par la révolution russe, Krivitski (dont la voix est ici doublement arrachée à l’Histoire) est condamné (à plusieurs niveaux) au statut de fantôme. D’abord, par les renvois à son identité multiple d’agent secret, mais aussi par l’idéal socialiste dont il dénonce ensuite la trahison ; voire encore par l’assassinat politique dont il est finalement la victime (paradigmatique). En outre, si Krivitski est bien un fantôme (fantôme d’un rêve communautaire trahi, ou plutôt incarnation de ce qui révèle le statut fantomatique de l’idéal révolutionnaire), c’est aussi parce que cette double mise à mort théâtralise, sur le plan de l’énonciation, la dimension dialogique et polyphonique du récit. En effet, dans la première section, le meurtre est décrit de l’extérieur (par une voix ou un témoin non-identifié) ; et si, ensuite, le poème accueille la voix de Krivistki pour, à travers la relation de son engagement politique, conduire son témoignage jusqu’au moment de son exécution, les derniers mots du poème sont précisément ceux de la victime dont la voix se confond avec celle de ses propres assassins pour en souffler l’énonciation. « En joue ! feu ! » s’exclame Krivitski dont le propos montre alors qu’il s’identifie à ceux qui sont venus pour le mettre à mort. Ainsi, renversant l’espoir dont elle était porteuse, la révolution (dans le poème qui en relate la dérive) nous fait glisser sur le sens du mot qui la désigne. La perversion de la révolution (à savoir la terreur) se donne à lire en écho dans l’agencement circulaire du récit ; lequel s’achève là où il a commencé, c’est-à-dire avec l’assassinat de Krivitski. Mais si la mort (de l’autre) surexpose la question de l’identification, c’est encore au sens où cette double composante nous est présentée comme à l’origine de l’adhésion de Krivitski à l’idéal révolutionnaire : « Quand l’ouvrier est tombé dans la neige à / c’est mon sang qui hurlait sous le fouet du contremaître, / c’est moi qui fus battu pour toujours. »14 Court-circuitant la réparation escomptée sur le plan politique et social, cette identification (originaire) à l’ouvrier (c’est-à-dire à ce sujet condamné à être battu ou mis à mort « pour toujours ») nous renvoie du même coup au terme de la révolution (c’est-à-dire simultanément au régime de la terreur et au bouclement de la boucle qui en est la sinistre conséquence). Mais aussi, à la perte consécutive des illusions qui conduisent Krivitski à se mesurer au néant, à « sceller l’échec de l’homme dans l’histoire »15 :
Ma vie, je t’aurai passée comme une torche,
me brûlant à mon feu en ricanant.
Et il n’en reste plus : zéro, c’est le bon compte !
Et il ne reste plus que l’appétit toujours vorace
que la douce va combler ô ma vie… la mort
qui est l’ouverture de l’être total
ou du néant.
Si, au moment du meurtre-suicide, la boucle de la révolution se referme cruellement sur celui qui en fut un agent ou un acteur dans l’ombre, le poème – quant à lui – propose de faire du sacrifice de Krivitski l’expression ambiguë d’une ouverture à « l’être total ou au néant »16. Avec l’alternative proposée (« être total ou néant »), la formule peut encore se lire comme l’expression paradoxale de la fin de l’Histoire ; c’est-à-dire, comme la doublure du communisme, la manifestation inversée (mais révélatrice) de son souci « vorace » d’abolition des classes, des identités et des oppositions (de toutes sortes). Elle se dessine comme l’envers ou l’ombre projetée de son totalitarisme ravageur. Mais aussi, paradoxalement (dans l’équivoque même de son énonciation), comme l’expression ponctuelle et hyperbolique de « l’identité du même et de l’autre » que (selon la formule quasi-Hégélienne) la poésie, pour sa part, a charge de révéler17. Car si Agonie du général Krivitski s’articule comme un texte polyphonique, l’opération nous renvoie encore au fait que, de son côté, (comme le veut d’ailleurs le jeu de l’identification qui en répond) la voix du poète s’y fait entendre fantomatiquement elle aussi. Elle s’y manifeste – indirectement bien sûr – dans le jeu libre des vers, c’est-à-dire dans la traduction poétique (ou plutôt dans la transposition) de la parole de Krivitski, de ce Krivistki avec qui Frénaud s’était lié d’amitié (et dont il fut le confident) à Paris en 1937, au moment où l’agent secret de Staline avait passé en Occident18. Mais la « voix » de Frénaud se met surtout à résonner dans le vers lorsque Krivitski laisse tomber le masque derrière lequel il s’était laissé aveugler. De fait, là où le général fait état de la vaine consumation de son existence en s’exclamant : « Et il n’en reste plus : zéro, c’est le bon compte ! », ce « zéro » – qui emporte avec lui les illusions de la révolution (comme celles de l’au-delà) – fait encore écho au « zéro » de Frénaud : à ce chiffre nul qui, pour sa part (nous allons le voir à présent), s’inscrit au seuil même de toute son œuvre.
Lorsqu’en 1938 (dans l’année qui suit sa rencontre avec Krivitski), André Frénaud fait irruption sur la scène poétique, son entrée en littérature prend une tournure pour le moins paradoxale. Ses premiers mots de poète (les huit vers libres qui les animent) simulent eux aussi une agonie ; ils sont hantés (et comme court-circuités sur le plan de l’énoncé) par la perspective du silence ultime qui est appelé à lui ravir l’usage de la parole. L’entrée en poésie (à travers la sortie du monde qu’elle évoque) joue d’emblée de ce décalage, et se nourrit de cet écart, de cette contradiction. Le premier poème – comme son titre nous le dit – est une « épitaphe », la programmation d’une mise hors jeu qui, apparemment seulement, invite le poète à ne pas être tout à fait son propre contemporain. Dès son coup d’envoi, la poésie de Frénaud se donne moins comme une parole d’outre-tombe que comme une parole de devant la tombe, voire de devant l’œuvre dont elle constituera ensuite effectivement l’épigraphe. Les premiers mots de son épitaphe nous disent : « Quand je remettrai mon ardoise au néant / un de ces prochains jours, / il ne me ricanera pas à la gueule. »19 L’inscription funéraire, on le voit, n’a rien de solennelle ; le « sérieux » indirectement prêté au néant (« il ne me ricanera pas à la gueule ») permet – a contrario – à la parole qui l’énonce de se faire grinçante, de prendre le ton de la raillerie, de la provocation. Là où Krivitski affirmera « zéro, c’est le bon compte », avant de s’abandonner aux coups de feu de ceux aux côtés de qui il s’était d’abord battu, Frénaud signe son arrêt de mort au moyen d’un discours poétique qui en est aussi comme la négation apparente : « Mes chiffres ne sont pas faux / ils font un zéro pur ». Moyennant un langage au registre appauvri ou pour le moins commun, le premier poème s’apprête à enterrer son sujet (au double sens du terme). C’est-à-dire, par-delà celui qui l’énonce, un certain type de poésie, voire une tonalité élégiaque qui autrefois fit la fortune des tombeaux (et consacrait la prétention à l’immortalisation de leur objet). Ainsi, la première inscription funéraire (tout en réglant aveuglément sa dette) ne se donne – et c’est une évidence – que comme un simulacre d’épitaphe ou de congé, la célébration paradoxale d’un rien ou d’un zéro dont la pureté (qui lui est alors assignée) prête à équivoque.
Là où Frénaud fera dire à Krivitski : « J’étais dans l’histoire, dans les ailes de la solitude dans l’histoire », le poème liminaire en marque ou en simule plutôt la première sortie, la première chute. Car l’énonciation de l’épitaphe initiale constitue elle-même une manière de réagir aux mensonges de l’Histoire, voire une première manière d’inviter l’homme et le poète, comme il le dira plus tard, à « trouver une justification en dehors de toute philosophie de l’histoire »20. De fait, si elle est d’abord relative au temps ou plutôt à la durée effective de la composition du poème, la double date rapprochée figurant au bas de l’épitaphe (« mai-septembre 1938 ») nous indique, d’autre part, que l’entrée en littérature est contemporaine d’une crise majeure de l’Histoire. Achevée en « septembre 1938 » l’Epitaphe coïncide avec le moment des accords de Münich. Accords de Münich auxquels l’écrivain fera d’ailleurs allusion dans le poème intitulé « Prague » et daté des dix premiers jours d’octobre 1938. Poème qui, par ailleurs, s’achève encore sur l’expression des illusions politiques perdues (et où l’on croirait déjà entendre Krivitski) : « Je ne crois plus en la Révolution. / Toujours le désespoir sera donc notre patrie, / avant le néant ? »21
Moyennant la figuration de son arrêt de mort (qui constitue la première pierre de son œuvre), le sujet (on le voit) ne disparaît pas pour autant ; il occupe le terrain du poétique moins pour se soustraire au monde que pour inviter, dans un geste oppositionnel évident, la parole à se dégonfler elle-même, à se décharger des prérogatives et des mystifications de toutes sortes. A travers le référent chargé (et contextuel) dont il joue ici expressément la neutralisation (ou la soustraction emblématique), le « zéro pur » de Frénaud (non sans constituer peut-être lui-même une contre-mystification) prend valeur autoréflexive ; il s’offre comme l’emblème et la limite négative du désenchantement de la parole poétique, voire comme le répondant du vers non métrique qui en casse le rythme, qui le fait grincer. Moyennant son statut allusif et sa tonalité décapante, la représentation est alors moins une affaire d’énoncé que d’énonciation. Cette mise à mal d’un certain lyrisme (dont la guerre confirmera qu’il n’est pas de circonstance) fera dire – plus tard – à Frénaud qu’il cherche à « railler cette voix trop émouvante de la poésie. Le poète ne s’en tire pas à chanter »22.
Ainsi, dans les Poèmes de Brandebourg (poèmes autobiographiques de la captivité dans un camp en Allemagne pendant la guerre), de même que le prisonnier déclare haïr ses « mains ouvrières » et travailler « sans chanter »23, le lyrisme tour à tour contraint et affirmé du poème y trouve à la fois son fondement, sa justification éloquente, mais aussi surtout sa revanche, l’expression rentrée de sa rébellion. D’une part, les pénibles travaux de terrassement (et la tournure prosaïque de certains des propos) font du captif le « maudit fossoyeur d’un poète qui fut »24. D’autre part, l’image allégorique des « mornes sabliers » remplis et vidés (et plus généralement la veine lyrique dont joue parallèlement le poème) fait de la parole qui double secrètement le labeur aliénant du prisonnier l’instrument lui permettant de franchir (en esprit) la clôture du camp (voire celle toute relative du vers) et de prendre ainsi son mal en patience : « Aussi les déserts / livreront un chant. / Patience sur le sable. »25 Mais telle qu’elle est configurée par les poèmes, l’expérience du camp de détenus apparaît comme celle d’un monde qui est hors monde (« Promenade des orphelins de la patrie. / Les contrées des autres ne nous parlent guère »26), et parallèlement comme celle d’un hors-monde qui se fait monde (« Dans le murmure du soir qui s’épuise en mes veines, / je sens frémir l’appel de mes morts ignorés »27).
Ce n’est donc pas un hasard si la poésie de Frénaud est elle-même souvent hantée (dans la situation limite dont elle fait état) par le moment zéro de notre Histoire. Ou plutôt par le moment zéro (et donc nécessairement mythique) de notre calendrier, c’est-à-dire par la mise en perspective du moment fondateur de notre ère : celui (brouillé à dessein) de la naissance du Christ, expression de l’incarnation – a contrario – du Verbe dans l’Histoire. Incarnation du salut que, sous cette forme, la poésie (en tant qu’elle témoigne d’une situation historique dramatique) va s’employer à remettre en question, à démystifier (et donc à reconduire dans un prosaïsme de circonstance). Jusque dans les titres de plusieurs poèmes, Noël est au calendrier de l’œuvre. « J’élève le maintien d’un Noël réfractaire »28 s’exclame Frénaud dans le poème qui en porte le titre. Ou encore : « Noël, la nuit du menteur », peut-on lire au seuil de Noël 193829. Dénonciatrice et blasphématoire, la voix du poème (en déplaçant la cible du congé liminaire précédemment évoqué) s’arrache au mythe qui la hante pour asseoir et opposer le caractère dramatique de son propre ancrage dans l’Histoire : « Tu peux t’en retourner avec tes anges […] Nous n’avons rien à faire avec toi. / Nous avons nos propres histoires. »30
Or comme le titre du poème « Noël 39 » le suggère, la parole a-théologique de Frénaud surgit encore là où, à rebours de deux millénaires d’Histoire, la naissance du Sauveur (en sa commémoration même) est condamnée à avorter. Sur la terre violemment disputée, un abri fait figure d’étable ; cochons et obus y ont pris la place de l’enfant et de l’étoile qui, autrefois, conduisit les Rois mages au berceau de notre civilisation : « Les oiseaux, les Rois Mages, / Noël encore, et je suis dans la paille, / les cochons m’ont prêté leur abri, / qu’importe le vent et les obus qui passent, / mais je n’accoucherai cette nuit d’une étoile. »31 Dans la version proposée (« Noël encore »), le poète a pris la place de Marie, mais d’une Marie condamnée à demeurer vierge, littéralement vierge du prétendu Sauveur comme de l’Annonciation (et de sa promesse mensongère). A travers le repli et l’identification solidaire qu’elle provoque (« ton cœur mêlé au mien, ennemi, rôde »), la guerre (dont la représentation est elle-même laconique) apparaît (dans l’intériorisation qui déplace et neutralise le conflit) comme ce qui paradoxalement vide et ravive à la fois l’élan chrétien d’une fraternité (pour le moins équivoque). Ou encore, comme ce qui laisse au poète les images grinçantes, les paroles veuves de l’attente (et de la promesse) eschatologique qu’elles charrièrent des siècles durant. Paroles empruntées, paroles résiduelles d’une liturgie et d’une religion qui, dans son emprunt et dans son dévoiement (dénoncé et rejoué), se charge alors du poids présent de l’attente terriblement concrète (quant à elle) des soirs de guerre. A travers l’intertexte de son geste énonciatif, le poème a pris la place obsolète de la prière : « Noël des hommes, ô frères, pitié pour tous, / qui attendons l’aurore. »32 Par-delà la parole qui en redéfinit les places, les acteurs et les enjeux, Noël apparaît comme le moment répété d’une inadéquation dramatique du mythe et du monde, le lieu d’une fêlure, et comme Frénaud le dit ailleurs : « Le berceau se trouvait-il au départ un peu fêlé ? »33 Ou encore : « Retour à l’origine. Un ventre vide, / voilà le secret. Ô mon Seigneur, sauve qui peut ! »34
Ainsi, là où en 1941, dans Plainte du Roi mage, l’écrivain mêle les voix et les mémoires pour dénoncer les « appels insensés » de la foi (de quelque bord qu’elle soit) et les horreurs répétées de l’Histoire qui en sont la conséquence (« amour de l’homme ! / Bûchers… Charniers… / Sang frais coupé toujours, / pour nourrir les dieux morts dès leur naissance »35), la poésie joue son propre rapport à l’Histoire. Et ce, en se faisant l’expression variée du constat éprouvant qu’Il n’y a pas de paradis, voire que celui-ci n’est que le rêve (ou le mensonge protéiforme) dont l’Histoire n’aura cessé (depuis toujours) de s’abuser. Dans La Sainte Vierge ou encore l’Histoire, Frénaud note seulement : « Dieu abusa d’elle, de Marie, fit entrer / dans son ventre le fils du serpent. »36
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1 Notre inhabileté fatale, Paris, Gallimard, 1979, p. 79.
2 « Le souvenir vivant de Joseph F. », Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard, 1967, p. 92.
3 « Le sentiment d’échec de ma vie était si profond que je ne craignais pas la guerre. Non par détermination ou vaillance, mais par un désir que j’avais de sortir de ma vie d’une façon ou d’une autre, à défaut de savoir l’accomplir », Notre inhabileté fatale, op. cit., p. 84.
4 « Champ de la défaite », Les Rois mages [1938-1943], Paris, Poésie/Gallimard, 1987, p. 103.
5 « Canonnier servant », Les Rois mages, op. cit., p. 95.
6 « Champ de la défaite », op. cit., p. 106.
7 Notre inhabileté fatale, op. cit., p. 156.
8 « Trotsky m’a ouvert les yeux sur la trahison de la Révolution, peu après que je venais d’en éprouver l’attraction. Trop tôt pour que j’aie eu la chance de jouir longtemps, avec bonne conscience, d’une grande espérance ! Si fasciné que je fusse par Trotsky, je n’étais pas capable, d’ailleurs, d’adhérer davantage à la IVe Internationale qu’au Parti communiste. Trop de doutes, d’entraves, d’incertitudes. J’étais tout au plus un sympathisant, c’est-à-dire ce genre d’homme que devait détester le plus Trotsky, j’imagine », ibid., p. 85.
9 « Gare de l’Est », Les Rois mages, op. cit., p. 91.
10 « Lamentation de la Pologne », Civique, op. cit., p. 137.
11 La Sorcière de Rome [1963-1969], Paris, Poésie/Gallimard, 1984, p. 44.
12 « La Commune de Paris », Depuis toujours déjà, Paris, Poésie/Gallimard, 1984, p. 203.
13 « Agonie du général Krivitski », La Sainte Face, op. cit., p. 95-115.
14 Ibid., p. 96.
15 « Préface de 1956 », La Sainte Face, op. cit., p. 121.
16 « Agonie du Général Krivitski », op. cit., p. 114.
17 « Réflexion sur la construction d’un livre de poème », La Sainte Face, op. cit., p. 251.
18 Cette rencontre est évoquée dans : Notre inhabileté fatale, op. cit., p. 87-88. On pourra également consulter les mémoires que l’intéressé publia avant d’être assassiné en 1941 : Walter G. Krivitsky, Agent de Staline, Editions Coopération, 1940 ; rééd. Champ libre 1979. Ou encore, l’article de Roger Little : « André Frénaud entre Krivitsky et Krivitski », Europe, n.707, 1988, p. 175-183.
19 « Epitaphe », Les Rois mages, op. cit., p. 15.
20 « Préface de 1956 à Agonie du Général Krivitski », La Sainte Face, op. cit., p. 122.
21 « Prague », La Sainte Face, op. cit., p. 128.
22 « Réflexion sur la construction d’un livre de poèmes », La Sainte Face, op. cit., p. 255.
23 « La route », Poèmes de Brandebourg [1940-1942], Les Rois mages, op. cit., p. 124.
24 Ibid., p. 123.
25 Ibid., p. 125.
26 « Brandenburg », ibid., p. 115.
27 « L’avenir ou l’automne », ibid., p. 119.
28 « Noël réfractaire », Poèmes du petit vieux [1944-1948], La Sainte Face, op. cit., p. 57.
29 « Noël 1938 », Civiques, op. cit., p. 130.
30 Ibid.
31 « Noël 39 », Gare de l’Est, op. cit., p. 98.
32 Ibid., p. 99.
33 Haeres, Paris, Gallimard, 1982, p. 11.
34 La Sorcière de Rome, op. cit., p. 71.
35 « Plainte du Roi mage », Les Rois mages, op. cit., p. 152.
36 Haeres, op. cit.