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Guerre et image

Archéologie d’une critique de l’image chez Jaccottet et Bonnefoy

Dominique KUNZ

Université de Genève

Juin 1984

Un fragment de rêve, le seul qui me soit resté : nous sommes cinq hommes, en tenue assez misérable, rassemblés probablement (tout est flou dans mon souvenir, mais l’était peut-être dans le rêve déjà) pour être envoyés dans un camp ou une prison. L’un d’eux est Yves Bonnefoy ; comme il a laissé tomber ses papiers d’identité, je les ramasse et lis son nom : Barstein ; sur quoi je dis, ou me dis : pas étonnant qu’il porte ce nom, puisqu’il signifie, en allemand, « pierre nue » (en pensant à son recueil, Pierre écrite). Et j’ajoute, pour quelqu’un, que je suis fier d’être là avec ces quatre amis juifs. Il est extrêmement curieux que je me sois souvenu, à l’intérieur du rêve, s’il en fut bien ainsi, du sens du mot « bar », alors que j’ai dû, au réveil, le vérifier dans le dictionnaire1.

Dans cette page de la Seconde Semaison, Jaccottet éclaire de manière très singulière ses propres choix poétiques, qu’il rapproche de ceux d’un autre écrivain et qu’il associe au choc de la seconde guerre mondiale. Le récit de rêve établit en effet une parenté imaginaire avec les victimes de la Shoah, puisque l’auteur se voit déporté avec « quatre amis juifs » dans un « camp ou une prison » proches des camps de la mort. Parmi ceux-ci, le poète Yves Bonnefoy, à qui le rêveur attribue le nom de Barstein, soulignant encore ce désir d’appartenance à un peuple persécuté. S’il paraît vain de chercher à identifier les trois autres prisonniers (d’autres poètes de la même génération ?), on peut relever précisément, à travers un tel lien fantasmé avec le destin des Juifs, le sentiment d’une génération poétique qui se serait constituée à partir des événements historiques. Rappelons que Jaccottet et Bonnefoy sont tous deux très jeunes au moment de la seconde guerre, qu’ils commencent à écrire sous l’Occupation et qu’ils entrent véritablement en littérature dans l’immédiat après-guerre. Le rêve souligne une contemporanéité, avec un pair, mais aussi avec une collectivité, avec ceux qui ont vécu la guerre, avec ceux, en particulier, qui en sont morts.

Cette contemporanéité se redouble cependant d’une affinité esthétique, comme l’explique l’auteur en traduisant le nom Barstein et en le rapprochant du recueil Pierre écrite2. Son interprétation désigne le partage d’un même choix poétique, celui, disons, de la « pierre »3, par les deux compagnons du rêve. Or Jaccottet et Bonnefoy, comme le soulignent notamment leurs essais critiques, ont fondé tous deux leur écriture sur une revendication d’immanence. Elisant le visible comme lieu poétique, ils cherchent à dire les choses du monde, et Barstein pourrait même référer à une poétique du nom, c’est-à-dire du nom propre (sans détours, et parfois, sans images) que l’écriture restituerait aux éléments du réel. Le choix de la « pierre » entraîne en effet – implicitement dans le récit jaccottéen, mais très clairement si l’on considère les deux œuvres en question – une critique de la figuration poétique : dire l’ici, c’est se détourner d’une tentation de l’image, toujours susceptible de voiler le regard et de dérober le sensible4. Le rêve met donc au jour une parenté profonde entre deux auteurs qui, par ailleurs, entretiennent des rapports relativement lointains, se critiquent occasionnellement5 et diffèrent beaucoup dans leur conception de l’immanence, de même que dans leurs pratiques d’écriture. En bref, c’est à l’entrée d’une prison indéfinie – souvenir des camps nazis – que le poète découvre à l’autre – son alter ego – une nouvelle identité, ce nom de Barstein où se conjuguent une vocation poétique et une solidarité avec l’horreur de l’événement. Le rêve représente un véritable aveu, car les deux auteurs tendraient au contraire à effacer leur inscription dans l’Histoire. C’est le résultat de leurs choix esthétiques, bien entendu, mais aussi d’attitudes personnelles assez distinctes. Se consacrant le plus souvent au paysage, Jaccottet y relève des phénomènes liés à l’être et à la mort ; il en fait donc le lieu d’une ontologie et non d’une Histoire. D’ailleurs, il refuse le plus souvent toute allusion à la guerre, adoptant à ce sujet une position de retrait, voire d’abstention assez similaire au silence poétique revendiqué par t. Adorno (comme si, après Auschwitz, il s’agissait de ne plus parler que de pierres…). Bien que l’on retrouve à plusieurs reprises, dans ses essais poétiques, la notion de Chute6, le moment de cette rupture reste indéfini. Tout se passe même, dans son œuvre, comme si l’on se situait toujours dans l’après d’une Chute, dans un monde où « de toutes les beautés la plus irrésistible ne para[ît] que pour nous faire sentir par un plus court chemin la mort »7. Quant à Bonnefoy, sa vocation profondément métaphysique, même si elle est toujours combattue et traversée au profit de l’expérience sensible, l’éloigne souvent de l’événement. « Soucieux d’une transcendance, mais aussi d’un lieu où elle aurait sa racine »8, il oscille entre une nostalgie de l’essence et une prise en compte de la contingence, deux pôles qu’il cherche à synthétiser dans la notion de « présence ». Certes, il se montre préoccupé par notre temps et manifeste un goût particulier pour les constructions historiques, comme l’attestent ses ouvrages de critique d’art où les évolutions esthétiques sont souvent interprétées à la lumière des circonstances9. Mais il rend rarement compte de sa propre expérience de sujet dans l’Histoire : il évoque très peu la guerre, comme s’il ne l’avait pas vécue. Il l’a pourtant vécue, même très jeune, même de loin…

A travers ce récit de rêve, Jaccottet révèle donc l’origine événementielle d’une poésie de la « pierre ». En l’associant à un choc d’ordre collectif, il en fait un moment de la poésie contemporaine où l’Histoire impose à la jeune génération un nouvel objet, et partant, de nouveaux modes de figuration. Historiquement et poétiquement, ce moment s’oppose à d’autres qui l’ont précédé. Plus particulièrement, il met en cause le surréalisme, comme on le verra très explicitement avec Bonnefoy, puisque ce qui est refusé à travers le nom de Barstein, c’est une conception de la poésie fondée sur la matérialisation du rêve, et vouée aux associations imaginaires ; d’une manière générale, toute poésie postulant une transcendance10. On ne peut donc que relever le paradoxe : alors que la première guerre a conduit à l’élaboration et à l’assomption de l’analogie, détournant les poètes d’un réel devenu insuffisant, la seconde guerre semble au contraire – chez ces deux auteurs du moins, mais ils font partie d’une famille que l’on pourrait élargir – s’être retournée contre la poésie elle-même, soudain réévaluée à l’aune du sensible.

Cela dit, de telles parentés entre les événements de l’Histoire et les modes de figuration ne sont pas le seul fait de la littérature. Dans son ouvrage L’Art et la Guerre, Lionel Richard se livre ainsi à une enquête très vaste à propos de la peinture. Selon lui, le conflit de 14-18 a « amplifié la crise de la représentation », amenant les peintres à « mettre en cause le système de représentation en soi », comme le montrent le « sabordage des dadaïstes » et « l’oubli »11 de la mimésis par les surréalistes. Au contraire, la menace du nazisme a souvent donné lieu, dans l’avant-guerre, à un « essor de la figuration militante »12 chez des peintres naguère non-figuratifs, devenus soucieux de « faire passer un message » dénonciateur. Enfin, l’expérience et la révélation des exterminations fascistes ou nazies suscitent, d’après Richard, des esthétiques diverses, sans qu’il se dégage de « trouvaille formelle »13 analogue au surréalisme. L’auteur évoque pourtant, parmi d’autres, deux types de figuration ; l’un, propre à l’art des camps, qui est d’ordre symbolique :

Les symboles y sont clairs parce que le peu de réalité qu’il soit permis de saisir, dans le monde concentrationnaire, accède entièrement au symbolique. Pas d’arbre, pas de feuilles. La nature est de l’autre côté, comme la vie14.

L’autre, au contraire, qui travaille la figuration pour la placer à la frontière d’une indistinction, selon l’exemple frappant des Otages de Fautrier, consacrés, comme on sait, aux exécutions de prisonniers par les Nazis. Or ce qui trouble la représentation dans cette œuvre précisément, c’est l’accent porté sur le geste et surtout, sur le matériau dont la prégnance devient quasiment « dévorante »15. Dans sa « Note sur les Otages »16, Francis Ponge s’attachera d’ailleurs à une valeur non pas figurative, mais constative, les « atrocités sans nom et presque sans figure » se voyant présentées en tant que « résultat » quasi excrémentiel. On ne peut donc qu’opposer cette force de la matérialité à la portée essentiellement symbolique de l’art des camps, selon les termes de Richard ; ou, plus généralement, à l’évasion dans l’imaginaire qui frappait les prisonniers, telle que l’a décrite, par exemple, Jean Cayrol17, en évoquant « l’iconolâtrie »18 à laquelle s’adonnaient les déportés retranchés du réel. Face aux exterminations nazies, l’élémentaire semble donc jouer un double rôle : situé en deçà de la figuration, il témoigne, de la manière la plus immédiate et la plus brute, de l’horreur d’« une torture qui déforme les visages », comme dit Ponge. Mais dans la mesure où il constitue l’envers d’une fuite dans l’imaginaire qui a frappé les victimes des Nazis, il devient la clé d’une esthétique négative. Pour ceux qui ont été exclus de la « nature » et de la « vie », se trouvant rejetés du côté de « l’iconolâtrie », ou plus simplement de la mort, il est le tenant-lieu de cet « autre côté » dont on les a privés. Si une telle prévalence de la matière picturale sur la figuration ne constitue peut-être pas une « trouvaille formelle » au sens où l’entend Richard – encore que cette affirmation soit discutable19 – elle rappelle en tout cas le rêve jaccottéen où les deux compagnons-poètes, sur le point d’être emprisonnés, choisissent la « pierre », qu’ils opposeront à l’image.

Cette analogie entre des évolutions parallèles mériterait d’être explorée plus avant. Pour l’heure, je propose de définir plus précisément ce moment de la poésie contemporaine, en étudiant quelques uns des premiers textes de Jaccottet et de Bonnefoy. L’enjeu sera d’y repérer l’élaboration d’une nouvelle figuration en réaction à l’Histoire, de trouver les indices d’une critique de l’image dans le rapport à l’événement. On s’apercevra sur-le-champ, à lire ces œuvres précoces et les commentaires que leurs auteurs en ont fait a posteriori, que ce moment est extrêmement complexe. En effet, l’écriture de la « pierre » n’y est pas apparue immédiatement ; bien au contraire, les deux jeunes poètes ont, dans un mouvement initial, recouru à l’image, ils ont cru en elle et l’ont tenue pour un moyen de réponse face au présent, semblant répéter le geste des surréalistes après la première guerre mondiale. Toutefois, cette adhésion à l’image est d’emblée ambiguë, puisqu’elle est marquée, comme on le verra, par la surenchère ou par le recours à des figurations concurrentes. La dernière guerre paraît avoir provoqué un brouillage dans le rapport de l’analogie et du réel : tout en poussant la nouvelle génération vers l’image, elle la rend douteuse. Ce n’est qu’à partir de ce brouillage initial que se dégagera peu à peu la poétique du sensible.

Requiem : des métaphores de l’irréel à la figuration du paysage

En 1991, Jaccottet fait reparaître un texte de jeunesse, datant de 1946 mais qu’il a tenu par la suite dans un certain discrédit. Cet ouvrage, intitulé Requiem, a été rédigé dans l’immédiat après-guerre, et c’est l’une des premières œuvres du poète. Dans sa nouvelle édition, le poème est accompagné d’une postface très intéressante, qui en éclaire le contexte historique20 :

Un ami proche, de mère française (ce pourquoi d’ailleurs il avait rêvé un temps de rejoindre les rangs de la Résistance), m’avait passé toute une liasse de photographies qui montraient des cadavres de jeunes otages ou de jeunes maquisards du Vercors torturés, puis abattus par les Allemands. Requiem est né d’une violente réaction d’horreur et de révolte devant ces documents, ces scènes que nous autres, à l’abri de nos frontières, n’avions pu jusqu’alors qu’imaginer21.

Tout d’abord, ces photographies semblent provoquer une expérience paradoxale. D’une part, elles sont dotées d’une valeur de réalité très forte, au point de déprécier à la fois le réel tel que l’éprouve le sujet – la vie que mène le jeune Jaccottet, à l’abri, qui se voit soudain entachée de fausseté – et l’imaginaire – puisque l’événement révélé par la photographie excède tout ce qu’il avait pu imaginer. En quelque sorte, ces images font mentir la vie du poète, en la déréalisant brutalement. D’autre part, elles sont dépourvues de toute valeur ontologique. Ces photographies, qu’on a groupées en « liasse », comme des billets, paraissent en effet fortement déconsidées. Un peu plus loin, le poète les compare d’ailleurs à des « photos pornographiques » qu’on lui aurait passées « sous le manteau »22. Les images font donc voir à la fois leur tout de réalité et leur défaut, puisqu’elles ont l’aspect dégradé de ce qui se reproduit et qu’on peut trafiquer. Aussi provoquent-elles une expérience étrange, celle d’une présence néante : tout en manifestant l’événement, elles perturbent le rapport au monde et trahissent leur propre inconsistance, introduisant un questionnement d’ordre ontologique où l’on ne sait plus ce qui, de l’image ou de la vie, est un leurre. Ce caractère paradoxal se redouble d’ailleurs au niveau du représenté, dans les cadavres photographiés, qui à la fois sont présents23, réels – la photographie l’atteste – et témoignent d’une disparition.

On pourrait poursuivre cette lecture à la lumière des remarques de La Chambre Claire. Roland Barthes, en effet, y décrit deux effets bien distincts : le « choc » et le « punctum ». Le premier, produit par la photo de reportage, ou la photo pornographique (évoquée par Jaccottet, comme on l’a vu), est marqué par la soudaineté24. Susceptible de « traumatiser », le « choc » reste toutefois le fait d’une photographie « unaire », « homogène » : « pas de trouble ; la photo peut « crier », non blesser »25. Le second, à l’inverse, affecte le spectateur de l’image – le « blesse » – en ce qu’il lui présente une irréductibilité : « la photo est sans doute duelle, mais cette dualité n’est le moteur d’aucun « développement », comme il se passe dans le discours classique »26. Relevant moins de l’analogie que du référent27, le « punctum » désigne une réalité absente ; il est d’ailleurs doté d’une « force de propagation » qui relève de la « métonymie »28, c’est-à-dire du réseau de contiguïtés propre à l’espace réel. Or, je crois que les images de guerre que découvre le jeune Jaccottet conjuguent ces deux propriétés, qu’elles « crient » et « blessent » tout à la fois, affectant aussi bien le sujet que son mode d’expression.

D’une part, l’expérience des photographies de guerre présente toutes les caractéristiques du traumatisme. Pour le jeune poète, le choc semble même, dans une certaine mesure, salutaire : les photographies, littéralement, lui ouvrent les yeux. L’arrachant à sa situation, elles le forcent à l’engagement29, c’est-à-dire à l’écriture qui en est le substitut, comme en témoigne la rédaction de Requiem. L’activité poétique se trouve donc investie d’une responsabilité ontologique, celle de rendre le jeune auteur à la réalité, que les photographies lui ont découverte. D’autre part, et c’est là que ce désir de réalité se révèle immédiatement problématique, les images sont fondamentalement ambiguës, puisqu’elles font hésiter entre une valeur d’événement et leur propre inconsistance, comme je l’ai montré. Elles dévoilent l’horreur de la guerre mais elles ne sont que des images, pervertissant le rapport du jeune poète au réel. Un tel trouble ne va pas sans dérégler l’image poétique elle-même, dont la portée et la validité se voient mises en question : comment restituer la présence/absence propre à l’expérience des photographies ?

Symptomatiquement, Requiem témoigne d’une hésitation entre des figurations plurielles et contradictoires, signe de déchirement entre un mouvement de déréalisation et un désir de restauration de l’existence terrestre. Je prendrai cette belle page30 pour exemple :

Diamant, diamant, diamant.

Peut-être ils sont flambeaux,

mais les feux de l’automne ?

Peut-être ils sont lumière,

mais le coq de midi,

mais la soirée pareille à des bleus de colombes ?

Il n’y aura plus de jours.

O cité de blancheur,

éclat triste,

cristal.

(…)

vie éternelle n’est pas vie,

vie est mourante,

feuille fragile de laurier,

sourire,

couronne d’écume…

Eternel est cristal.

Quel froid se lève soudain sur eux du fond du jour !

Mais leur souffrance brûle

et crie.

Et leur mort est ce cri peut-être, presque humaine,

un peu vivante encore par ce cri.

Nul ne leur volera leur mal.

Cri de souffrance,

flambant buisson d’épines…

Mais les buissons s’éteindront dans le vent,

l’arbre et la flamme sécheront,

il n’y aura plus d’eaux vives.

Tout cri sera diamant,

vain diadème aux fronts morts,

cristal31.

On peut relever une première figuration, qui vise un au-delà. Cherchant à nommer le lieu des morts (c’est-à-dire, précisément, un non-lieu), Jaccottet recourt à une série de métaphores telles que « diamant », « cristal », « cité de blancheur », etc. L’image poétique devient ici le support d’une vision, qui s’éloigne nécessairement d’un comparé ancré dans le sensible. En réalité, ces images de l’au-delà semblent ici vouées à la répétition : à répéter ce qui a déjà été écrit, car les influences littéraires sont manifestes et Jaccottet les avoue dans sa postface32 ; à se répéter elles-mêmes, comme on le voit avec la triple occurrence de « diamant ». Marquée par la surenchère, cette figuration semble donc étrangement inconsistante : postulant un ailleurs qu’accomplirait le discours, elle ne renvoie pourtant qu’à elle-même. Jaccottet dira, dix ans plus tard, à propos d’un poète irlandais qui, lui aussi, pratique les métaphores de joyaux, qu’elle est « exsangue »33. Comme si, confrontée à l’événement sanglant, la parole vouée à l’absolu et à la transcendance devenait exsangue… Le poète renoncera totalement, dans la suite de sa production, à la figuration de l’au-delà, qu’il considérera désormais comme aporétique, et écartera Requiem de son œuvre parce que ce recueil lui paraîtra rétrospectivement empiégé dans l’image.

D’autres types de figuration viennent cependant contester les métaphores transcendantes, ce qui explique sans doute la tardive réhabilitation de l’œuvre. Tout d’abord, Requiem développe une véritable poétique de l’oralité, fondée sur une vocalisation du signifiant. Ce qui résonne dans « cristal » et qui confère à cette métaphore une complexité sous-jacente, c’est le « cri », qui apparaît à plusieurs reprises dans ce passage. Cette réitération toujours plus insistante des deux mêmes termes, lesquels se réfractent notamment dans l’anagramme « éclat triste », renvoie de manière très élémentaire et immédiate à la réalité du supplice. Se fondant sur un entrelacement de voix qui répètent le « cri » et ses échos dans une intensité grandissante, Requiem (dont le titre renvoie précisément à une messe vocale) tend à cette limite que serait une diction de l’inarticulé. Relevant du réel et non de la figure, le « cri » représente donc l’envers de la métaphorisation ; attestant une prégnance de la mort et de la souffrance, il parcourt le poème, l’ouvrant à une dimension incantatoire qui échapperait à la clôture de la figuration. De plus, le rapprochement de « cri » et « cristal » fait fond sur une opposition sémantique, puisqu’à la stridence et à l’acuité de l’un répondent la fragilité, la préciosité de l’autre (l’anagramme « éclat triste » présente elle aussi un caractère oxymorique du même ordre). La fermeture idéalisante des métaphores de l’au-delà se voit donc critiquée et traversée par une poétique inverse du cri, de sorte que l’on trouve finalement dans le « cristal » conclusif toute l’ambiguïté – entre prégnance et irréalité – du choc propre aux photographies. Il faut remarquer néanmoins qu’une telle diction de l’inarticulé au moyen d’un concert de voix n’apparaîtra plus dans l’œuvre jaccottéenne, même dans les recueils de deuil. Relevant ici d’une esthétique négative, elle renvoie toute métaphorisation à la réalité de l’horreur : elle est donc l’exact contrepoids des images de l’ailleurs. Plus tard, Jaccottet, entre le strident et l’exsangue, choisira une voie médiane, et du signifiant il tirera des échos plus évasifs.

Le poète recourt également à une figuration du réel qui s’entrelace avec celle de l’ailleurs et qui, aux images de la vision, substitue celles du visible. On le remarque plus particulièrement dans la seconde strophe de la page que j’ai citée, où chaque vers relève alternativement de l’un ou l’autre régime représentatif. Dans ce passage, le sensible paraît même, tout comme les images de cadavres, frappé d’une présence/absence : il ne cesse de faire retour (« mais les feux de l’automne », « mais le coq de midi », « mais la soirée pareille à des bleus de colombe »), en tant toutefois qu’il n’a plus cours (« il n’y aura plus de jour »), comme s’il y avait un conflit de réalité entre le monde des vivants et celui des morts. Il s’agit donc, à travers un mode figuratif opposé à celui de l’au-delà, de redonner un statut au sensible dont les photographies, paradoxalement, mettent en question la valeur ontologique. Dans le même ordre d’idées, le poète cerne, à travers les événements minimes du paysage, des phénomènes d’intermittence et de disparition qui renvoient à la réalité de la mort. Telle « feuille fragile de laurier », telle « couronne d’écume », autant de présences néantes dans le champ même du visible qui témoignent pour les disparus, mais qui permettent également aux vivants de se situer dans un ici-bas. D’ailleurs, ces éléments du réel s’offrent au regard sur un mode essentiellement métonymique, à l’instar de ce qu’observait Barthes quant à la force de contagion du punctum : le visible, dans Requiem, semble empreint des traces de la mort et même du supplice, comme en atteste dans cette page le « flambant buisson d’épines »34. Le jeune poète, soucieux de répéter le traumatisme parce que soucieux de réintégrer la réalité, s’abandonne à ces « piqûres » du monde terrestre qui portent les indices de ce qu’ont vécu les prisonniers. Explorer le réseau métonymique du sensible lui permet dès lors de rehausser ontologiquement un réel déchu, à la fois comme figurant de l’agonie et comme multiplicité profane du vivant. A l’inverse des métaphores, qui conduisent à un lieu imaginaire et semblent répéter l’aliénation qu’ont provoquée les photographies, les images métonymiques du paysage, elles, sont l’enjeu d’une réappropriation.

C’est ce dernier type de figuration – celui d’une intermittence au cœur du sensible – que Jaccottet développera dans la suite de sa production poétique. Le « cristal » s’y éloignera du « cri », tout comme de la « blancheur de l’Eternel », pour se nuancer d’une lumière et d’une fragilité plus terrestres35. Par la complexité de ses régimes représentatifs, Requiem éclaire donc la genèse de choix esthétiques auxquels le poète restera définitivement attaché. Plus particulièrement, il en révèle la parenté avec les événements historiques : la découverte des images de guerre, questionnant le statut du réel, provoque à la fois une surenchère métaphorique, toujours insuffisante, et l’élaboration d’une esthétique négative, susceptible de dire la prégnance de l’agonie et de restituer le visible.

Bonnefoy : la clôture de la chambre obscure

Cet effet de surenchère apparaît aussi bien chez le jeune Bonnefoy. Dès les années quarante, le poète s’associe aux surréalistes. Comme il le dira par la suite, « l’image, c’est ce qui m’avait touché le plus, et d’emblée, dans les œuvres surréalistes, poésie autant que peinture »36. Par « image » surréaliste, il faut entendre aussi bien un imaginaire qu’un mode de figuration reposant sur le « déni de la représentation cohérente »37. Or, le choix de l’image surréaliste constitue pour le poète une réponse aux événements, et plus particulièrement à l’esprit de la Libération, période marquée par une grande fécondité idéologique et littéraire : « il y avait là aussi la tentation de prendre parti à son tour, de porter – une seconde fois, puisqu’il y avait eu ces écrits de la Résistance, mais sur le vrai plan, désormais – l’écriture de poésie au contact des préoccupations collectives »38. En évoquant le « vrai plan » sur lequel devrait s’exercer la poésie (par opposition aux œuvres de la Résistance), Bonnefoy avoue son refus d’une immixtion littéraire dans la réalité événementielle. On voit dès lors tout le paradoxe de sa position : cherchant à s’engager « à son tour », à une époque où de nouvelles voies esthétiques doivent s’affirmer, il fait le choix de l’image surréaliste parce que celle-ci le détourne précisément d’une écriture engagée. Sa réaction n’est pas sans rappeler le congé donné par les surréalistes, après la première guerre mondiale, à la représentation mimétique – toujours susceptible de s’appliquer au réel, voire d’être utilisée à des fins de propagande – au profit d’une exploration de l’imaginaire. D’ailleurs, Bonnefoy dit aujourd’hui qu’en adhérant au groupe de Breton, il se démarquait de toute une production littéraire issue de l’immédiat après-guerre et préoccupée, souvent maladroitement, par l’Histoire, de « tous ces mauvais poèmes, encombrés de bons sentiments devenus clichés, devenus, justement, des images pauvres, intolérables »39.

Il ne s’agit pas pour Bonnefoy, à l’inverse du jeune poète romand, de regagner par l’image une réalité qui a soudain fait défaut. Au contraire, selon l’un de ses premiers textes, « le rôle du poète est de pervertir le réel, de le prendre en flagrant délit : les armes à la main »40. L’image est le lieu poétique de cette entreprise de rupture : en amenant les forces de l’inconscient à traverser le langage, elle permet d’élaborer des configurations qui déchireront ce que le poète nomme les « phénomènes ». Toutefois, même s’il s’inspire de la notion surréaliste d’objet, même s’il se fie aux associations imaginaires et aux rencontres de signifiants, le jeune Bonnefoy n’est pas en quête de merveilleux. Venu de la science, il cherche au contraire à réinventer l’espace, à promouvoir une « nouvelle objectivité » poétique qui se fonderait sur le retrait de la physique, discipline devenue étrangement de plus en plus subjective. Il sera donc rapidement confronté à la même aporie que Jaccottet – et peut-être, que les surréalistes eux-mêmes, comme il ne tardera pas à le dire : recourant à l’image pour s’engager, le poète s’éloigne nécessairement de la réalité qu’il veut transformer. Il se voit alors conduit à un mouvement de surenchère où il semble n’y avoir jamais assez d’image pour défaire la réalité, parce qu’il n’y a, paradoxalement, jamais assez de réalité à défaire – ou parce que la réalité résiste. Dans un article intitulé « L’Eclairage objectif », datant de 1947, on relève ainsi un glissement progressif et quasi infini vers un surcroît d’image, comme si l’acte de foi du poète pouvait compenser l’impuissance de son procédé : « je sais que je suis condamné au perpétuel recours à l’image, condamné à mettre tout mon espoir dans ces visages furtifs que l’image arrache un instant aux objets ». Ou encore : « il ne s’agit plus que de s’enfoncer encore un peu plus dans l’image ». Un peu plus loin : « puisqu’il faut pousser jusqu’au bout les images » ; et enfin : « je plains celui qui n’a jamais dépassé ce point où se méfier des images cesse d’avoir un sens, et où il ne s’agit plus que de s’abandonner sans réticence à elles »41. L’image est donc tout à la fois le répondant nécessaire face aux événements historiques (Bonnefoy dira plus tard que le surréalisme était « une pratique compensatrice historiquement nécessaire »42), et l’objet d’une insatisfaction, puisqu’elle n’en a jamais fini de bouleverser la réalité et, partant, de la manquer. Ce paradoxe apparaîtra crûment au jeune poète, au moment où son expérience du monde lui semblera trop éloignée de l’entraînement imaginaire propre au surréalisme : « Les surréalistes, ce furent des enfants, ils jouaient. (…) Mais pour moi, l’existence, après 1947, fut, un long moment, difficile, métier, banlieue, solitude (…). Oui, c’est au fil des années et à leur épreuve que j’ai appris ce que c’est que le temps, le hasard, ce que je nomme la finitude, dans leur irréductibilité qui est l’être même »43.

Le jeune homme rompra peu après avec Breton, dans un bref manifeste significativement intitulé « Donner à vivre »44, où apparaît pour la première fois la catégorie du « monde » en tant que lieu réel : « Une formule doit être dépassée : Il ne s’agit plus seulement de donner à voir. Il faut donner à vivre. (…) C’est au plus proche, au plus urgent du monde que nous devons modeler la réalité »45. Le sens de ce « dépassement » que Bonnefoy souhaite apporter au surréalisme reste toutefois très ambigu, puisque le jeune poète hésite constamment, dans ces quelques pages46, entre la distance critique (le refus de se cantonner dans le rêve) et le désir de pousser le rêve jusqu’au bout. L’ambivalence est particulièrement manifeste dans l’exclamation suivante, où le vœu d’un tout-image ne fait que trahir l’impatience de l’(ex-) surréaliste : « Que nos images fassent le saut du réel ! J’attends le jour où la réalité se confondra avec l’imagination collective »47. Le lecteur de Bonnefoy ne peut s’empêcher de voir aujourd’hui, dans cette injonction, un défi bien ironique, où la dérision le disputerait à la mélancolie. Quoi qu’il en soit, la confrontation de l’image et du réel est nouvelle, orientant dès lors tout le questionnement futur du poète.

Tout comme Jaccottet, Bonnefoy s’affronte ainsi, dans sa vocation naissante, à la nécessité de l’image aussi bien qu’à son défaut ; croyant pouvoir accéder, à travers elle, à un envers de la réalité, il la découvre elle-même irréelle, lui préférant dès lors un embrassement du sensible. Le parallèle peut être poussé plus loin, car la photographie joue également un rôle dans les débuts poétiques de Bonnefoy, s’associant à une pratique de la figuration poétique, comme dans Requiem. Toutefois, la photographie est, dans son cas, d’emblée imaginaire, contrairement à la révélation des images de guerre que Jaccottet a vécue : l’œil de l’appareil – l’objectif – emblématise pour le jeune poète la force de rupture capable de déchirer les représentations conscientes, faisant advenir la « nouvelle objectivité » qui transfigurera le réel. Parce qu’il happe de l’instantané en dehors de tout réseau symbolique (c’est du moins ce que postule une telle mythologie de la photographie48), le procédé technique correspond au caractère automatique de l’image surréaliste, dont il constitue en quelque sorte un idéal. D’où, dans les premiers textes de Bonnefoy, la récurrence de la chambre obscure, métaphore de l’élaboration inconsciente propre à l’image poétique. Le passage suivant, tiré de « L’Eclairage objectif » évoque ainsi des icônes publicitaires, les désignant comme l’annonce d’un accomplissement surréel. L’une, celle de la montre Just, est même imprimée dans l’article :

(…) les objets pour la première fois nous apparaissent. Les neufs crânes alternativement chauves et chevelus de la sève capillaire Olbé, le bras surgi de quel vide à contour de dentelles tenant une boîte de vaseline, l’œil même de la nuit dardant sur la montre Just son rayonnement de huit heures huit, sont pour moi maintenant la clé des songes réels, les révélateurs éprouvés des plaques noires où gisent les réalités chimériques de la présente vie. (…) La nuit tombe, bientôt on ne saura plus qui a parlé, bientôt on se battra dans des chambres pour la réalité du ciel noir49.

On relève aisément, dans ces quelques lignes, l’ambiguïté du rêve d’objectivité fondé sur l’avènement de l’image poétique. Ainsi, l’« œil de la nuit » qui s’ouvre sur l’heure Just, cette objectivité du temps faite regard, constitue en réalité (il suffit d’examiner la publicité reproduite sur la même page), une métaphore plastique, tout comme la marque du produit repose sur un jeu de mots. Par ailleurs, même s’il rapproche les images publicitaires des « plaques noires » de la photographie, le poète choisit de faire figurer un dessin (la publicité de la montre Just n’est justement pas une photographie), évitant par là l’objectivité à laquelle il appelle pourtant. Enfin, la révélation attendue, qui procédera à l’échange de la « chimère » et de la réalité, est décrite en des termes qui l’apparentent à un véritable enfermement, comme si l’éclairage objectif était toujours prêt à se retourner en empiègement subjectif. La chambre obscure, ce pourrait être aussi bien l’épiphanie du surréel que le champ clos de l’imaginaire, une « chambre » où l’« on se battra », parce que l’on n’en sortira plus, et où le « ciel » est « noir » parce qu’il renvoie à la nuit de l’inconscient. Aujourd’hui, un tel texte paraît donc très révélateur, en ce qu’il présente l’origine d’un thème d’une grande permanence dans la poésie de Bonnefoy – celui de la nuit et des associations imaginaires qu’elle engendre – mais aussi la menace d’un encerclement dans l’image, encore inavouée.

Or, la « plaque » photographique réapparaît un peu plus tard dans la réflexion du poète, frappant de vanité non plus un réel refusé, mais l’idéal qu’elle porte elle-même. Dans un projet abandonné dont il fera part dans ses Entretiens50, Bonnefoy imagine ainsi plusieurs agents secrets – appelés, entre autres, Ruine, Douve et Plaque – qui ont pour mission de détruire le système de représentation. On reconnaît la fonction que le poète attribuait à l’image surréaliste dans ses écrits précédents. Cependant, l’opération échoue ; Plaque se transforme en « une vieille photographie du ciel, jaunie, écornée, brûlée », tandis que Ruine devient un simple « champ de pierres »51. Le substitut mythologique de l’image que représente Plaque – et à travers elle, le modèle photographique – se voit donc dénoncé à la fois comme chimère (puisque l’ambition métaphysique est clairement ironisée par l’évocation d’une « photographie du ciel ») et comme chose dégradée, soumise à la contingence (« vieille », « jaunie », etc.). Appelé à transformer la réalité, Plaque se retourne elle-même en objet dérisoire de la réalité, se trouvant dès lors confrontée à l’absolue immanence, c’est-à-dire à l’élémentarité d’un champ de pierres. On retrouve là le couple de l’image et de la pierre nue, tel qu’on l’a dégagé du rêve jaccottéen. Notons toutefois que Bonnefoy parvient à ce constat d’une inadéquation de l’image et du réel – constat de finitude, constat de réalité – au terme d’un parcours, purement intérieur de surcroît, tandis que les photographies réelles de Requiem représentent une épreuve initiale, qui ont affronté d’emblée le jeune Jaccottet à l’événement et à la mort.

De la chambre obscure, Bonnefoy explorera désormais l’autre versant, qui est d’ordre pictural. A l’instantané photographique, il substituera donc, dans sa réflexion sur la représentation, l’« instant » du tableau, tel qu’il s’éternise dans le sentiment de la « présence ». Cependant, le modèle de la « chambre noire » restera présent dans sa poésie. Son premier recueil post-surréaliste, Anti-Platon, présente ainsi la récurrence d’un enfermement dans l’image, que l’auteur associe toutefois à une nécessaire déprise :

Rien ne peut l’arracher à l’obsession de la chambre noire. Penché sur une cuve essaye-t-il de fixer sous la nappe d’eau le visage : toujours le mouvement des lèvres triomphe52.

Dans ces quelques lignes, l’« obsession » d’une « fixation » par l’image est mise en échec par le mouvement imprévisible des lèvres, qui figure, lui, la parole souhaitée, à savoir une parole du monde, marquée par l’intermittence et non plus une parole de la « chambre noire ». Le poète, soucieux d’imaginaire, est donc pris en défaut par l’accident toujours recommencé du réel. Plus particulièrement, il s’affronte à l’énigme d’autrui : le visage « sous la nappe d’eau » pourrait certes être le sien, « l’obsession » de le voir s’apparentant dès lors à un vertige narcissique ; mais dans la mesure où ce visage lui échappe, il se trouve renvoyé à l’insaisissabilité de l’autre, c’est-à-dire sans doute d’« elle » qui hante tout le recueil. Une telle ambiguïté entre narcissisme imaginaire et « triomphe » d’autrui représente à la fois la permanence d’une menace et son dépassement critique, la figuration poétique s’avèrant le lieu même où rejouer, mais aussi contester, une fascination originelle pour l’image.

D’une manière générale, on peut relever une ambiguïté semblable dans le rapport de Bonnefoy au surréalisme, avec lequel il conserve une intimité souterraine malgré sa position désormais très critique et malgré l’apparition concurrente de l’immanence dans son œuvre. Ainsi, le poète discute aujourd’hui les pouvoirs de l’image au profit de l’incarnation ; mais dans le même temps, il demande : « ce lieu où nous avons à vivre, tous ensemble, et que nous faisons, n’est-il pas lui encore un rêve ? »53 Autrement dit, si l’image est une illusion, tout lieu est une image, que l’on ne peut dès lors que partager, ou naturaliser, « qui ne se fait réelle que d’être acceptée par tous »54. On reconnaît là le vœu surréaliste d’une collectivisation du rêve, certes renversé, puisque ce qui est à échanger, c’est la conscience de son caractère chimérique. Tout se passe comme si l’on ne pouvait s’en déprendre absolument : il faut traverser le piège pour être à même de le dénoncer, pour l’éventer de l’intérieur. D’ailleurs, à lire les reproches que le poète adresse aux surréalistes, on constate qu’ils se situent encore dans la surenchère : à ses yeux, Breton et ses amis ne sont pas allés assez loin, n’ont pas « puisé assez bas » dans l’inconscient (il les accuse ainsi de « puritanisme »55). En un sens, Bonnefoy semble avoir pris au mot les surréalistes, refusant de s’arrêter dans une extase du merveilleux : il n’est pas loin de penser, je crois, que Breton aurait peut-être rencontré, comme lui, la réalité de la finitude s’il était allé jusqu’au bout de l’image. A l’inverse de ses anciens compagnons, Bonnefoy a donc conscience d’une menace d’empiègement dans l’image, mais c’est sans doute qu’il a cru absolument en elle, et qu’il en est revenu56. Lui-même évoque clairement cette « hérésie intérieure »57 que constitue sa propre parenté avec le rêve surréaliste, et il semble actuellement s’en éloigner par une forme d’indulgence accordée à cette figure si proche et si critiquée que représente Breton dans sa réflexion poétique, comme on a pu le lire dans un récent hommage paru dans le Monde, intitulé « La lucidité des chimères »58.

Ainsi, c’est au travers d’une désillusion progressive de l’image que s’est affirmée l’immanence en tant qu’objet poétique. Un tel choix du sensible ne se démentira jamais chez ces deux auteurs et conduira au développement de figurations originales. Cependant, je crois que l’écriture de l’élémentaire, telle que Jaccottet nous la présente dans son récit de rêve, reste fondamentalement un rêve, et que la « pierre nue » est en réalité souvent pierre écrite. Il n’y a pas de pure diction du réel chez ces deux poètes (il est rare qu’ils recourent à un discours véritablement littéral), mais au contraire un travail extrêmement subtil de l’image, où diverses stratégies d’évitement visent à se désempiéger de la métaphore et à faire advenir un analogon des phénomènes sensibles. L’image reste présente dans leur œuvre, et avec elle toute une nostalgie des aspirations métaphysiques liées à des poétiques antérieures. Mais Bonnefoy et Jaccottet s’en dissocient en réfléchissant leur propre statut de conscience imaginante et en désignant la réalité comme présence énigmatique. Le monde, tel que le décrit le poème, s’offre à leur regard, lieu de l’immanence et objet d’une aperception imaginaire. Bonnefoy, que je citerai une dernière fois, ne dit pas autre chose : « Ce qui devrait sembler impossible après Auschwitz, ce n’est pas la poésie, qui sait son mensonge, c’est le discours idéologique »59. Affrontant d’emblée une nouvelle génération littéraire à la question de l’image, le choc de la seconde guerre a conduits ces deux auteurs, non pas à refuser absolument la figuration poétique, mais à en peser la part de « mensonge » à l’aune d’une réalité toujours réinterrogée.

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1 Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison, Carnets 1980-1994, Paris, Gallimard, 1996, pp. 77-78.

2 Ce recueil d’Yves Bonnefoy est paru en 1965 au Mercure de France.

3 Le fait que Jaccottet associe Bonnefoy, par le biais de la nomination imaginaire Barstein, à la « pierre nue », alors même que l’œuvre suscitant le rêve s’intitule Pierre écrite, est significatif d’une divergence entre les deux auteurs, face au sensible qu’ils privilégient tous deux. Tombe imaginaire, la « pierre écrite » de Bonnefoy est déjà empreinte d’images et de réminiscences mythiques (orphiques en particulier), tandis que Jaccottet voudrait atteindre à une « poésie sans images » capable de restituer le lieu simple. Dans ce rêve de La Seconde Semaison, le poète romand rapproche donc le geste poétique de Bonnefoy du sien – à moins qu’il ne présente son propre choix de la pierre nue comme lié, d’une manière ou d’une autre (affinité ou réaction ?) à l’œuvre de son contemporain.

4 Bonnefoy parle aussi, dans « La présence et l’image », de « la poésie comme guerre contre l’image » (« La présence et l’image » (1981), Lieux et destins de l’image, Seuil, 1999).

5 Je pense notamment à L’Entretien des Muses, où Jaccottet fait à Yves Bonnefoy le reproche d’une inclination métaphysique (« Vers le vrai lieu », Paris, Gallimard, 1968, pp. 251-257).

6 Par exemple, dans Eléments d’un songe, où le poète évoque une chute des « idoles » (« Dieu perdu dans l’herbe », Paris, Gallimard, 1961, p. 172), ou dans Paysages avec figures absentes, qui propose un récit de genèse (Paris, Gallimard, 1976, pp. 94-99).

7 Paysages avec figures absentes, p. 96.

8 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Genève, Skira, 1992 (éd. revue et corrigée ; 1re éd. : 1972).

9 Je pense notamment à Rome, 1630. L’horizon du premier baroque (Paris, Flammarion, coll. Idées et Recherches, 1994 ; éd. revue et corrigée ; 1re éd. : 1970).

10 Certes, Breton n’a cessé de refuser la critique d’une poésie fondée sur la transcendance, qu’il a toujours interprétée comme un contre-sens et qu’on a tendance à répéter de manière un peu rapide. Lui-même, d’ailleurs, n’a jamais manqué de condamner les visées métaphysiques des autres. Cette attitude s’explique logiquement par le désir proprement surréaliste de promouvoir la poésie dans la vie, c’est-à-dire dans la réalité. Toutefois, ce rêve d’une actualisation du rêve peut représenter une métaphysique au second degré, qui non seulement postule la supériorité de la « vraie vie » – de la poésie, du rêve, etc. – mais la substitue à la réalité, laquelle se trouve dès lors totalement niée, notamment dans ses contingences. Les considérations récurrentes de Breton sur le manque d’argent reviennent donc comme un retour du refoulé, et révèlent la nature un peu douteuse de son matérialisme philosophique et politique, dont la fonction consiste essentiellement, à mon sens, à abolir les conditions matérielles.

11 Lionel Richard, L’Art et la Guerre, Paris, Flammarion, p. 28.

12 Ibid., p. 130.

13 Ibid., p. 271.

14 Ibid., p. 220.

15 Cf. Giulio-Carlo Argan, « Fautrier ‘Matière et mémoire’ », Jean Fautrier, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1996, p. 24.

16 Cf. « Note sur les Otages, Peintures de Fautrier », Le Peintre à l’étude, in Tome Premier, Paris, Gallimard, 1965, pp. 425-467.

17 Cayrol luttera d’ailleurs, après-guerre, contre les fictions narratives qui prennent pour objet la déportation, refusant que les camps se transforment, dans les représentations qui en sont faites, en une image. (« Le camp de concentration est devenu une image, une fiction, une fable », « Témoignage et littérature », Esprit, avril 1953, p. 575)

18 Cité dans Ecrire les camps d’Alain Parrau, Paris, Belin, 1995, p. 228.

19 Certains critiques voient au contraire dans cette assomption du matériau une technique révolutionnaire, et situent les Otages à la naissance de l’art informel, tel que le décrira Michel Tapié. L’appellation a toutefois déplu à l’artiste. (Cf. Jean Fautrier, op. cit., en particulier « Jean Fautrier et la naissance de l’informel » de Krisztina Passuth et « Les révoltes de Fautrier » de Brigitte Hedel-Samson. Voir aussi Pierre Restany, Fautrier et le style informel, Paris, Hazan, 1963.)

A ce propos, on peut évoquer l’exemple d’autres peintres : Tal-Coat, après s’être consacré exclusivement au figuratif avant-guerre, notamment dans ses Massacres dénonçant la guerre d’Espagne (figuration toutefois très mise à mal), rompt absolument avec ce mode de représentation après la seconde guerre. Son art s’apparente dès lors à une forme de quasi-figuratif, où la fluidité le cédera progressivement à une épiphanie de la substance picturale. Le lien entre ce passage à la limite de l’abstrait et les événements historiques est toutefois moins patent que chez Fautrier.

20 Contexte historique très proche de celui qui a conduit Fautrier à peindre les Otages, comme on voit.

21 Philippe Jaccottet, Requiem (1946), suivi de Remarques (1990), Montpellier, Fata Morgana, 1991, pp. 35-36.

22 Ibid., p. 45.

23 Roland Barthes, auquel je me réfère plus bas, dit des photos de cadavres : « le cadavre est vivant, en tant que cadavre » (p. 123). Je préfère dire qu’il est présent.

24 « Ces photos de reportage sont reçues (d’un seul coup), c’est tout ». Roland Barthes, La Chambre Claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil, Cahiers du Cinéma, 1980, p. 70.

25 Ibid., p. 70.

26 Ibid., p. 72.

27 « Rien ne peut empêcher que la Photographie soit analogique ; mais en même temps, le noème de la Photographie n’est nullement dans l’analogie » (p. 138).

28 Ibid., p. 74.

29 La question de l’engagement sous-tend d’ailleurs tout ce passage, comme on le voit avec l’ami « rêvant » de participer à la Résistance.

30 Je remercie Laurent Jenny qui m’a invitée à présenter mon travail dans son séminaire du 3e cycle consacré au « silence » en hiver 97 et m’a incitée à développer cette étude.

31 Philippe Jaccottet, op. cit., pp. 24-25.

32 La triple répétition de « diamant », notamment, est un souvenir des trois « Shantih » qui concluent The Waste Land de T.S. Eliot. Jaccottet évoque, du même auteur, Four Quartets, qui, comme on sait, rendent compte de l’expérience du bombardement de Londres et de la guerre en général.

33 La Promenade sous les arbres, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 1988 (1re éd. Lausanne, Mermod, 1957), p. 40.

34 Le recueil présente bien d’autres métonymies du supplice : « épaule blessée aux ronces de l’églantier » (p. 11), ou encore cette remarquable figure oxymorique, qui emblématise le paradoxe d’une présence néante : « des haches d’eau leur tranchent les poignets » (p. 17). Par ailleurs, le buisson d’épines peut suggérer des réminiscences bibliques. La Passion est évoquée dans un autre passage par une figure analogue : « couronne d’épines » (p. 18), et on pourrait aisément entendre « Christ » (figure du supplice par excellence) entre « cri » et « cristal ».

35 Je pense, notamment, au recueil Cristal et Fumée, Montpellier, Fata Morgana, 1993.

36 « Entretien avec John E. Jackson sur le surréalisme (1976) », Entretiens sur la poésie, Neuchâtel, La Baconnière, 1981, p. 109.

37 Ibid., p. 110.

38 Ibid., pp. 110-111.

39 Ibid.

40 « La Nouvelle Objectivité », texte cité par John E. Jackson, in A la souche obscure des rêves, Paris, Mercure de France, 1993. Voir le commentaire qu’en fait l’auteur. D’une manière générale, le chapitre intitulé « Le choix de l’image » est d’une aide précieuse pour l’étude des débuts poétiques de Bonnefoy. Tout en m’appuyant sur cette analyse, je m’en différencierai en commentant le rôle de la photographie dans cette période, et en interprétant le surréalisme de Bonnefoy moins comme un « malentendu » que comme une ambiguïté réelle. Je remercie par ailleurs J. E. Jackson pour les indications qu’il ma données sur Yves Bonnefoy.

41 « L’Eclairage objectif », Les Deux Sœurs, n°3, 1947, pp. 42-53.

42 Entretiens sur la poésie, p. 114.

43 Ibid., p. 118.

44 Les circonstances sont bien connues : Bonnefoy refuse de signer un texte collectif intitulé « Rupture inaugurale » (titre ô combien évocateur !), ce qui signale son éloignement du mouvement surréaliste. Breton fait tout de même paraître « Donner à vivre » dans Le surréalisme et la peinture en 1947 (Paris, Maeght, 1947).

45 Op. cit., p. 66.

46 Bonnefoy ne s’est jamais véritablement départi de cette hésitation, comme on le verra plus bas.

47 Ibid., p. 67.

48 Bonnefoy rappelle aujourd’hui cette fascination ancienne pour « le regard de la chambre obscure qui simplement enregistre, sans rien savoir des significations, des symboles qui coordonnent pour nous les choses », Entretiens sur la poésie, p. 116.

49 « L’Eclairage objectif », p. 51.

50 Il s’agit de « Rapport d’un agent secret ». L’agent Douve donnera lieu au recueil Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Cf. « Lettre à John E. Jackson », Entretiens sur la poésie, op. cit., p. 136.

51 Ibid.

52 Anti-Platon, in Poèmes, Paris, Poésie-Gallimard, 1982, p. 39.

53 Entretiens, p. 16.

54 Ibid.

55 Ibid., p. 165 et suivantes.

56 La merveilleuse autobiographie poétique qu’est L’Arrière-pays (op. cit.) dit assez le caractère originel de cette fascination de l’image, bien avant l’adhésion de l’auteur au surréalisme.

57 Entretiens, p. 121.

58 Le Monde des livres, 16 février 1996, repris dans André Breton en perspective cavalière, textes réunis et présentés par Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, 1996, pp. 27-34 (mes remerciements vont à Jean-Philippe Rimann, qui a porté cet article à ma connaissance). Bonnefoy dit avoir fait le choix, dans l’immédiat après-guerre, de Breton contre Bataille, c’est-à-dire de l’attention portée à la « vie quotidienne » contre la « pensée horrifiée », ce « vertige de ce qui s’est laissé enclore dans la pensée conceptuelle ». Il est curieux de constater qu’aujourd’hui, le poète n’évoque plus le défaut de l’image, mais se rapproche au contraire de l’auteur surréaliste en soulignant leur prise en compte commune du quotidien. Le seul reproche qu’il lui adresse porte sur une tendance au solipsisme, Bonnefoy privilégiant au contraire une « communauté de présences ». Dans cet établissement toujours recommencé d’une généalogie littéraire, Bataille joue donc le rôle (relativement nouveau) de repoussoir, tandis que la lucidité politique de Breton (sa condamnation précoce des « deux grands totalitarismes » du siècle) se voit une fois encore saluée par le poète, qui s’est souvent montré élogieux à ce sujet et qui y voit le fruit d’une importance accordée à la réalité aussi bien qu’à l’inconscient. Dans cette reconnaissance d’une intimité poétique et personnelle, la question de l’image semble donc historiquement close.

59 Entretiens, p. 274.