Chapitre III : Les traits particuliers de chacune des Hôrai
1. Eunomia
Relativement rare, le mot eunomia comporte le préfixe eu-, signifiant dans un nom composé la bonne qualité de ce que le radical désigne. Ainsi thymos signifie « le siège des sentiments, le cœur » ; euthymos, « qui a bon cœur, généreux, plein de courage » ; euthyumia, « le courage, la confiance ». Le radical d’eunomia est celui du nom nomos. A l’époque classique, ce dernier nom s’applique aux lois qui définissent les institutions d’une cité, comme à celles que l’on invoque devant les tribunaux, mais le temps de l’épopée ne connaissait pas de telles lois. Ainsi que nous l’avons vu, les autorités se référaient alors à des préceptes moraux, les thémistes, dont les rois étaient les dépositaires. L’époque archaïque a connu des réformateurs qui donnent à leur peuple des institutions nouvelles, parfois confirmées par des oracles ; les règles qui les concernent se transmettaient le plus souvent par voie orale. Celles que la tradition Spartiate attribue à Lycurgue se sont appelées rhétrai (d’un mot qui évoque l’idée d’une parole prononcée). En d’autres lieux on les appellera thesmoi ; ensuite seulement apparaîtront les nomoi. C’est ainsi que certains auteurs opposeront les thesmoi de Dracon aux nomoi de Solon ; j’observe cependant qu’en parlant de son œuvre législatrice, Solon lui-même n’emploie pas le nom nomos mais celui de thesmos1. Le nom nomos prend sans doute son sens classique d’une manière progressive2 ; il l’acquiert pleinement quand l’usage se répand de lois écrites auxquelles chacun peut se référer.
Tel qu’il est employé dans l’épopée, le nom eunomia ne peut donc pas signifier simplement une législation, faite de lois judicieuses et fidèlement respectées. En fait, même à l’époque classique, le nom nomos n’a pas seulement le sens que nous avons signalé ; il peut signifier notamment l’usage ou la coutume. Il ne figure ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée ; il apparaît chez Hésiode et chez les premiers poètes lyriques. Chez Hésiode, associé parfois à un nom qui veut Diké la manière d’être, le caractère d’une personne humaine ou divine3, il signifie un usage auquel on attribue une valeur normative. Il signifie la manière de vivre propre aux hommes par opposition à celle qui caractérise les animaux4. Il s’applique aux pratiques qui donnent à l’agriculture son efficacité5, aux règles matrimoniales octroyées ou respectées par les dieux6. Il désigne surtout le rituel dont le respect doit favoriser la réussite d’un sacrifice7. Nous devons avoir cette valeur du mot nomos présente à l’esprit quand nous cherchons à comprendre le nom eunomia. Mais il s’agit en premier lieu de considérer les emplois de ce nom chez les auteurs les plus anciens ; bien qu’ils ne soient pas très nombreux,8 tirons-en le meilleur parti.
Dans l’Odyssée, nous voyons Antinoos maltraiter le mendiant sous les traits duquel Ulysse se présente aux prétendants. Un témoin s’en indigne et déclare : Prends garde ! « Revêtant l’apparence d’étrangers venus de pays inconnus, les dieux sous de multiples aspects parcourent les cités, pour observer l’hybris des hommes et leur eunomia, ἀνθρώπων ὕβριν τε καὶ εὐνομίην ἐφορῶντες. »9 Nous constatons en premier lieu que l’eunomia s’oppose à l’hybris. Illustrée par le comportement méprisant et brutal d’Antinoos, celle-ci est orgueil, dérèglement, démesure ; l’eunomia est une vertu formant le contraire d’un tel défaut. Nous observerons ensuite que l’hybris, condamnée par les dieux, menace de nuire à celui même qui s’en rend coupable ; nous avons lieu de penser que l’eunomia peut, elle, produire un effet bénéfique. C’est ce que confirment quelques vers de l’hymne homérique à Gaia. La Terre, y lisons-nous, donne aux hommes de bonnes moissons ; elle leur donne aussi de beaux enfants. Grâce à elle, ils jouissent de la prospérité :
αὐτοὶ δ’ εὐνομίῃσι πόλιν κατὰ καλλτγύναικα
κοιρανέουσ’ ὄλβος τε πολὺς καὶ πλοῦτος ὀπηδεῖ.
dans l’eunomia, ils sont maîtres d’une cité riche en belles femmes ; le bonheur et la prospérité les accompagnent10.
Ainsi l’eunomia des hommes permet que la Terre leur prodigue ses bienfaits. Une prière remarquable termine les Perses de Timothée :
ἀλλ’ἑκαταβόλε Πύθι’ἁγνὰν
ἔλθοις τάνδε πόλιν σὺν ὄλβῳ
πέμπων ἀπήμονι λαῶι
τῶιδ’ εἰρήναν θάλλουσαν εὐνομίαι
dieu pythien, toi dont les traits portent au loin,
puisses-tu venir dans notre cité sainte, avec la prospérité,
et envoyer à notre peuple délivré de ses maux
une paix florissante grâce à l’eunomia11.
Dans l’esprit de Timothée, l’eunomia n’est probablement pas sans quelque relation avec la richesse qui accompagne Apollon mais elle est surtout un état qui permet ou favorise le règne de la paix. Résumons l’enseignement de ces premiers documents : l’eunomia implique mesure, équilibre, accord avec le monde où les dieux exercent leur pouvoir, toutes qualités qui contribuent à l’efficacité, au succès, à la prospérité.
Une phrase d’Hérodote semble confirmer simplement cette conclusion. L’Egypte aurait connu jadis un temps de bonheur. Ses informateurs, écrit-il, « disaient qu’il y avait eu en Egypte, avant le règne calamiteux de Chéops, une complète eunomia et que le pays était très prospère »12. Une autre phrase nous incite pourtant à la compléter. Dans les temps anciens, les Spartiates avaient une très mauvaise législation, κακονομώτατοι ἦσαν ; or voici, écrit-il, « comment ils ont changé pour accéder à l’eunomia, μετέβαλον δὲ ὧδε ἐς εὐνομίην » ; pour expliquer ce changement, Hérodote raconte le voyage de Lycurgue à Delphes, l’accueil que l’oracle lui fit ; il traite ensuite des réformes que le pèlerin agréé par le dieu introduisit dans la constitution lacédémonienne, pour conclure enfin : quand il eut pris toutes ces mesures, les Spartiates εὐνομήθησαν, « ils eurent de bonnes lois » ou « furent bien gouvernés »13. Nous avons déjà dit que les lois de Lycurgue ne sont pas comparables à celles que les plaideurs feront lire devant les jurés athéniens. Peut-être l’historien utilise-t-il des termes trop modernes pour décrire l’activité du réformateur Spartiate, il nous apprend cependant que l’heureux équilibre de l’eunomia n’est pas un produit du hasard ; il résulte d’une organisation de la société. Solidaire d’institutions politiques, l’eunomia réside dans les principes qui en définissent les structures, qui en conditionnent le fonctionnement. Si nous considérons les sens que le mot nomos a revêtus dans le cours du temps nous serons enclins à penser que ces principes furent simplement traditionnels, avant d’être définis par les hommes d’une manière délibérée comme Hérodote le suggère, en parlant de Sparte et de Lycurgue.
Ehrenberg reconnaît que l’eunomia ne consiste pas simplement dans une bonne législation. En se référant aux anciennes réformes législatives de Sparte et d’Athènes, il écrit d’une façon très pénétrante : « Le ‘bon ordre’ (eunomia) exprimait l’aspiration à un Etat conçu comme un kosmos, comme un ensemble harmonieux… L’eunomia ne désignait donc pas une constitution particulière mais impliquait une forme de cohésion, au sein de laquelle la résistance à toute hybris devait engendrer discipline, mesure et équilibre. »14 Ainsi, loin d’identifier l’eunomia à un état des institutions, il la montre solidaire d’une aspiration. Si je le comprends bien, cette aspiration se manifeste dans les mouvements de réformes qui aboutissent à la formation des cités grecques de l’époque classique. Une telle aspiration a certainement joué le rôle qu’il lui assigne ; je note toutefois que, présente dans l’Odyssée et chez Hésiode, l’eunomia est antérieure à ces mouvements.
Je la situe dans les principes qui régissent l’institution politique plutôt que dans cette institution elle-même, parce qu’Homère nous a montré, en parlant d’Antinoos, que l’eunomia se manifeste dans la conduite des individus. Comme elle concerne à la fois les comportements indiviuels et les comportements sociaux, elle doit être au-delà des uns et des autres. Platon le montrera plus tard d’une manière nouvelle. En termes explicites, il lie souvent l’eunomia à l’existence de lois positives15 mais il garde un souvenir précis de l’enseignement homérique16 ; il parle en outre de l’eunomia qu’une bonne éducation, tirant parti de la musique, donne aux enfants17. Enfin, même lorsqu’il évoque des lois positives, il situe l’eunomia dans l’âme de l’individu18.
Les principes qui donnent ainsi de l’harmonie aux institutions, confèrent leur équilibre et leur efficacité aux comportements des hommes, les agents de cette heureuse disposition de l’âme et de la société sont tenus pour divins. L’Eunomia est une déesse. Elle est fille de Thémis, solidaire de ses sœurs, la Justice et la Paix. Plusieurs textes rappellent, avec ces liens de parenté, les convergences et la complémentarité des influences exercées par les quatre divinités19. La tradition adopte le plus souvent la généalogie hésiodique mais les qualités propres d’Eunomia incitent Alcman à faire d’elle la sœur de Peithô, déesse de la Persuasion20. Sans créer entre elles aucun lien de parenté, d’autres auteurs l’associent à Arétè, la Vertu, ou à Aidôs, l’Honneur, la Réserve, le Respect. Comme nous le verrons bientôt, plusieurs textes associent également Aidôs à Diké, une autre des Hôrai21.
Quant au reste Eunomia ne fait pas l’objet de mythes très élaborés. Il n’en résulte pas qu’elle soit sans importance. Elle est une patronne de plusieurs villes, d’Oponte et de Corinthe notamment22 mais sa présence est universelle. Nous lisons dans un discours attribué à Démosthène : « Il vous faut aujourd’hui juger correctement, en faisant le plus grand cas d’Eunomia, l’amie des justes causes qui sauve toutes les cités et tous les pays, et de l’auguste Diké, la justice, qui ne se laisse point fléchir ». Nous y lisons aussi : « Il y a chez tous les hommes des autels de Diké, la Justice, d’Eunomia et d’Aidôs (l’Honneur). Les plus nobles et les plus saints de ces autels se trouvent dans l’âme, au fond de la personne de chacun ; les autres se dressent dans les lieux publics, pour y servir au culte »23. Bacchylide évoque
Εὐνομία τε σαόφρων
ἅ θαλίας τε λέλογχεν
ἄστεά τ’εὐσεβέων ἀν-
δρῶν ἐν εἰρήνᾳ φυλάσσει
la sage Eunomia
qui a reçu les banquets pour privilège particulier
et qui garde en paix les villes
des hommes pieux24.
Le législateur athénien enfin, Solon, chante les œuvres d’Eunomia :
Voici, Athéniens, l’enseignement que mon cœur m’incite à vous donner.
Le dérèglement (dysnomia) cause à la cité de nombreux maux ;
Eunomia y fait apparaître en toutes choses un ordre harmonieux.
Constamment elle paralyse l’action des hommes injustes ;
elle aplanit ce qui est rocailleux, met fin à l’insolence, abolit la démesure ;
elle dessèche pendant leur croissance les fleurs de la folie ;
elle corrige les jugements injustes, modère les actes
d’orgueil ; elle dissipe les effets de la discorde,
l’amertume née des querelles redoutables. Grâce à elle,
tout est bon ordre et sagesse parmi les hommes25.
Ces textes remarquables nous font comprendre pourquoi la mythologie d’Eunomia est relativement pauvre, comme l’est aussi celle des autres Hôrai. Ses épithètes ne se réfèrent à aucun épisode mythique ; quelques-unes évoquent pourtant une figure humaine. C’est le cas de Bathykolpos26 qui se réfère soit aux plis profonds de ses vêtements soit à son ample sein et de Rhodokolpos27 que je traduirais volontiers « à la gorge au teint de rose » ; les deux adjectifs suggèrent le charme ou la beauté que plusieurs textes prêtent aux Hôrai, compagnes des Charites, ainsi que nous l’avons constaté. Les autres épithètes conviennent sans doute à un être tenu pour conscient et personnel mais ne nous apprennent rien de son apparence. Megalodoxos, « Très glorieuse »28, pourrait s’appliquer à bien d’autres divinités. Saôphrôn, « Sage », signifie une qualité morale29 ; Hagnè (ἁγνή), « Sainte »30, une forme particulière de sacralité que l’on trouve notamment chez Perséphone ; Sôteira, « Libératrice » ou « Salvatrice »31, peut qualifier plusieurs déesses, Thémis et Tychè en particulier ; le mot se réfère à l’action que ces divinités exercent parmi les hommes. Les Grecs perçoivent donc Faction d’Eunomia, en eux-mêmes ou dans leur entourage ; ils l’invoquent comme on invoque une personne ; ils peuvent lui prêter des traits aimables mais ils ne lui connaissent point d’aventures particulières. En fait elle n’a pas besoin d’être imaginée sous une forme humaine pour être présente à leur esprit ; elle s’impose à eux dans toutes les situations où le principe ou la vertu d’eunomia se manifeste. Elle est ce principe même, tenu pour divin, à l’instant même où l’on en ressent les effets. L’homme s’approche d’elle, en pratiquant les vertus qu’elle-même et ses sœurs incarnent ou symbolisent
ἀλλ’ ἐν μέσω κεῖται κιχεῖν
πᾶσιν ἀνθρώποις Δίκαν ἰθεῖαν, ἁγνᾶς
Εὐνομίας ἀκόλουθον καὶ πινυτᾶς Θέμιτος,
Il est loisible à tous les hommes
d’accéder à la droite Justice, compagne
de la sainte Eunomia et de l’exacte Thémis.
Ceux qui font d’elle une hôtesse de leur maison sont fils d’hommes heureux32.
Nous avons situé l’eunomia au-delà de l’institution sociale, comme au-delà de l’individu ; à l’époque impériale, certains auteurs en feront un principe cosmique. Proclus écrit, dans son commentaire du Timée : « Les théologiens ont préposé Eunomia à la garde de la sphère des étoiles fixes » (par opposition à la sphère des planètes errantes). « Elle distingue des êtres singuliers dans la multitude des astres qui s’y trouvent, maintenant constamment chacun d’entre eux à la place qui lui est propre. »33
En tenant compte de ces données complexes, j’ai traduit le mot eunomia par « bonne organisation ». Cette traduction approximative ne doit pas évoquer seulement l’ordonnance de la société mais aussi l’équilibre interne de la personne humaine.
En terminant ce chapitre, je signalerai un problème secondaire mais délicat.
Tel que la tradition manuscrite nous l’a livré, l’hymne orphique aux Charites fait de ces divinités gracieuses les filles de Zeus et d’Eunomiè34. Sur ce point une note de Kern signale que Schrader soupçonnait le texte de corruption : le nom d’Eunomiè s’y trouverait substitué à celui d’Eurynomè qui était la mère des Charites selon la tradition hésiodique. L’hypothèse de cette confusion ne doit pas être écartée trop rapidement ; la ressemblance des deux noms pourrait l’expliquer. Le recueil des hymnes orphiques n’ignore pas qu’Eunomiè est issue de Zeus et de Thémis35 ; dans ces conditions, les auteurs pourraient-ils parler sans précaution d’un couple liant Zeus à une Hôra ? L’union d’un frère et d’une sœur n’est pas habituelle chez les anciens Grecs mais elle ne les scandalise pas ; ils l’évoquent fréquemment dans leurs mythes. En revanche le mythe d’Œdipe et celui de Cinyras suffisent à montrer que l’union d’un ascendant avec son descendant Dikéct les épouvante ; lorsqu’ils parlent d’une telle union chez les dieux, ils l’enveloppent de mystère. Il est vrai que les textes orphiques assimilent volontiers l’une à l’autre les divinités de deux générations successives, Hélios et Hypérion, Déméter et Rhéa par exemple. Il en résulte que les auteurs chrétiens tiennent parfois l’union de Zeus et de Déméter pour celle d’un fils et de sa mère36. D’une façon semblable, dans l’hymne des Charites, Eunomiè étant assimilée à sa génitirice, le couple Zeus-Eunomiè serait l’équivalent du couple Zeus-Thémis. On objectera pourtant qu’aucune tradition ne fait de Thémis la mère des Charites. On notera surtout que les Grecs n’ont pas les mêmes réactions que les auteurs chrétiens ; en assimilant deux divinités l’une à l’autre, ils ne les confondent pas. Pour eux, si une sorte de permanence unit Déméter à Rhéa dans l’unité divine, ils distinguent clairement les deux déesses l’une de l’autre. « Elle était Rhéa ; quand elle fut mère de Zeus, elle devint Déméter. »37 Ils ne voient donc point dans l’union de Zeus et de Déméter celle d’un fils et de sa mère. Quelles qu’en aient été les modalités (certains textes nous donnent à penser qu’elles furent étranges) elle ne leur paraît pas plus extraordinaire que le mariage de Zeus avec sa sœur Héra. Ils connaissent en revanche une union divine scandaleuse : celle de Zeus et de sa fille Perséphone. Cette union qui donne naissance au premier Dionysos occupe une place centrale dans les mythes orphiques. Pour en parler, les texte utilisent toujours des formules prudentes, qui en soulignent le caractère sacré ; il est impossible ou interdit de la raconter ; elle constiue un événement ineffable38. En considérant la répétition de ces formules, il me paraît peu problable qu’un hymne orphique puisse, sans user de précautions semblables, évoquer l’union de Zeus et d’Eurynomè, du père et de la fille. C’est pourquoi je serais enclin à suivre Schrader et à lire Eurynomè à la place d’Eunomié, dans l’hymne des Charites.
2. Dikè
A. Le nom dikè
1) Remarque préalable : la dikè peut être familiale, comme la thémis
Comme celui des autres Hôrai, le nom de Diké appartient à la langue commune. Il signifie la justice, mais de quelle justice s’agit-il ? Nous avons déjà dit comment Glotz et d’autres auteurs après lui distinguent la dikè de la thémis. Dans leurs différentes études, ils ont fait nombre d’observations pertinentes. Il est vrai que les hommes prennent particulièrement la dikè en considération dans les affaires de meurtre : Elle dicte leur comportement aux parents de la victime ; ils poursuivent le meurtrier pour exiger de lui une réparation, quand ils ne le tuent pas à son tour39. Notons pourtant que le meurtre peut aussi concerner la thémis. Selon le Bouclier hésiodique, Amphitryon doit venger les frères de sa femme, tous victimes d’un assassinat ; il est soumis à cette obligation avant de pouvoir entrer dans le lit d’Alcmène, son épouse, dont il avait lui-même tué le père autrefois. Or le poème nous apprend que les conséquence de ces multiples meurtres et la mission du vengeur sont régies par la thémis. Dans l’esprit de vendetta réassumé par la dikè, les membres du genos doivent poursuivre le meurtrier de l’un d’entre eux. Après le meurtre des frères d’Alcmène, on peut supposer qu’il n’y a plus de mâle dans le genos auquel elle avait appartenu avant son mariage et que son nouvel époux assume la charge qui leur fût incombée. Cela n’irait pourtant pas sans quelque difficulté. Le mariage fait-il entrer Amphitryon dans le génos d’Alcmène ou Alcmène dans celui d’Amphitryon ? Dans ce dernier cas, Amphitryon ne serait pas qualifié pour agir au nom de la famille lésée. En tout état de cause, il le paraît bien peu puisqu’il a lui-même tué le père d’Alcmène ; la justice familiale exige qu’il soit lui-même poursuivi par les parents de ce malheureux. Or Amphitryon épouse Alcmène. Dans cette situation embrouillée, la thémis propose une solution inédite pour résoudre un problème que ses principes usuels rendent apparemment insoluble. Elle tient compte de règles imposées par la religion familiale quant au mariage et quant au devoir de vengeance mais le règlement auquel elle aboutit ne résulte point de l’application d’une loi ; c’est le produit d’une invention ; il concilie les intérêts de deux familles, pour assurer leur commune permanence40.
Nous constatons ainsi que la thémis et la dikè peuvent l’une et l’autre concerner parfois des relations interfamiliales ; les Travaux et les Jours enseignent que la dikè régit celles qui unissent entre eux les membres d’une même famille. Un conflit a opposé Hésiode et son frère Persès, lorsqu’ils se sont partagé l’héritage de leur père. Dans cette circonstance, Hésiode s’est senti lésé. Le roi qui jugeait de leur différend s’est laissé corrompre, dit-il, et il a satisfait les prétentions illégitimes de Persès.
ἤδη μὲν γὰρ κλῆρον ἐδασσάμεθ’, ἄλλα τε πολλὰ
ἁρπάζων ἐφόρεις μέγα κυδαίνων βασιλῆας
δωροφάγους, οἱ τήνδε δίκην ἐθέλουσι δικάσσαι.
Nous avons déjà partagé notre patrimoine ; d’autres biens, en nombre,
tu me les as arrachés, tu les as emportés, en comblant de prévenance les rois
mangeurs de présents, qui consentent à pratiquer cette dikè là41.
Il s’agit bien de la dikè qui nous concerne, Persès et moi. Toutefois la mention des rois « mangeurs de présents » montre que celle-ci est une mauvaise dikè, fruit de la corruption. Il me paraît impossible de négliger ce témoignage. L’écart chronologique qui sépare les poèmes homériques de l’œuvre d’Hésiode n’est pas important. L’Iliade et l’Odyssée conservent sans doute des souvenirs très anciens mais les mythes repris et élaborés dans la Théogonie ou dans les Travaux s’enracinent aussi dans de vieilles traditions. Or la dikè est l’objet d’une préoccupation constante chez Hésiode ; si, dans un passé hellénique récent, elle avait exclusivement concerné les affaires où se trouvent impliqués les membres de deux familles distinctes, il ne l’aurait pas évoquée comme il le fait constamment42, en parlant du conflit qui l’opposa à son frère.
En bref, comme d’autres observations nous l’ont déjà montré, la thémis et la dikè ne se distinguent pas l’une de l’autre par les traits que Glotz a indiqués. Ce ne sont point la nature des causes où la thémis ou la dikè interviennent qui permettent de les distinguer l’une de l’autre. Plusieurs témoins nous montrent en effet que de mêmes affaires peuvent les intéresser l’une et l’autre.
Chez Eschyle, Athéna s’adresse aux Euménides dans les termes suivants :
λέγειν δ’ἄμομφον ὄντα τοὺς πέλας κακῶς
πρόσω δικαίων ἠδ’ἀποστατεῖ θέμις
Insulter les gens, quand on n’a rien à leur reprocher
est loin des conduites agréées par la dikè et la thémis s’en écarte43.
Zeus, lisons-nous dans l’Iliade, se fâche contre certains hommes
οἵ βίῃ εἰν ἀγορῇ σκολίας κρίνωσι θέμιστας
ἐκ δὲ δίκην ἐλάσωσι,
qui, dans l’agora, choisissent des thémistes tortueuses
et chassent la diké44.
Nous ne sommes pas encore en mesure de bien comprendre les vers de ce type ; il nous apprennent du moins une chose claire : la dikè et la thémis sont assez proches l’une de l’autre pour que l’injure faite à l’une affecte l’autre. D’autres témoignages nous donnent une information semblable45.
2) La dikè ; lot convenant à un individu, en considération des actes qu’il a accomplis
Comme d’autres dictionnaires, le Liddel-Scott-Jones attribue pour premier sens au mot dikè « custom, usage » et mentionne dans sa première subdivision l’emploi adverbial de δίκην, « in the way of, after the manner of ». Selon Gernet, le terme dikè signifie une coutume ou mieux une manière d’être habituelle, chez les hommes ou chez les dieux ; de ce sens découle l’emploi adverbial de dikèn, « à la manière de » ; dans les textes les plus anciens, le nom dikè revêt rarement un sens judiciaire. L’historien de la religion grecque, Guthrie énonce une opinion semblable : Il enseigne que le nom dikè désigne en premier lieu un comportement traditionnel propre à certaines catégories de personnes, même s’il reconnaît qu’Homère utilise parfois ce terme dans un autre sens46. Benvéniste critique de telles présentations. Il rappelle que le mot grec dérive d’une racine indo-européenne à laquelle se rattachent le verbe latin dico, « Diké » et le verbe grec δείκνυμι, « montrer » ; cette racine doit signifier le fait de montrer par la parole. Allant plus loin le linguiste se réfère à l’expression latine dicis causa ; elle présuppose, dit-il, un *dix « signifiant le fait de montrer avec autorité de parole ce qui doit être ». Tel serait le sens premier de dikè. Benvéniste reprend ensuite l’un des passages auxquels le dictionnaire se réfère. Attirée auprès d’Ulysse par le sang de la victime qu’il vient d’immoler, Anticleia morte lui explique la condition des âmes, quand elles abandonnent le corps des trépassés :
ἀλλ’αὕτη δίκη ἐστι βροτῶν, ὅτε τις κε θάνῃσιν
voici la dikè des êtres humains quand quelqu’un meurt47.
Benvéniste commente : La dikè des mortels « n’est pas ‘une manière d’être’ mais bien ‘la règle impérative’, ‘la formule qui règle le sort’. Par là on arrive à l’emploi adverbial : δίκην ‘à la manière de’, c’est-à-Diké ‘selon la norme de telle catégorie d’être’« .
Je ne me prononce pas sur l’étymologie proposée par Benvéniste mais je pense qu’il a raison de donner à dikè une valeur normative. Les auteurs du dictionnaire se fondent pourtant sur une constatation dont nous devons tenir compte. Dans les textes grecs les plus anciens, les formules semblables à celles qu’ils mentionnent en premier lieu sont particulièrement fréquentes. En voici deux exemples :
ἣ γὰρ δίκη ἐστὶ γερόντων
Tel est le lot assigné aux vieillards48.
ἥ τ’ἐστὶ δίκη θείων βασιλήων
Tel est le lot assigné aux rois divins49.
Les phrases de ce type nous enseignent que la dikè est particulière à certains individus. Il y a certes une dikè commune à tous les mortels – encore se distingue-t-elle de celle des êtres divins – mais il y a aussi une dikè des vieillards ou une dikè des rois. Ainsi, alors que la thémis est universelle, même si elle impose des exigences variables selon les circonstances, la dikè se définit d’emblée en considération de qualités particulières aux personnes qu’elle concerne.
Plusieurs textes me paraissent confirmer ce caractère de la dikè. A propos des rois, Hésiode écrit :
oἳ δὲ δίκας ξείνοισι καὶ ἐνδήμοισι διδοῦσι
ἰθείας καὶ μή τι παρεκβαίνουσι δικαίου
τοῖσι τέθηλε πόλις.
ceux qui, pour l’étranger comme pour l’indigène, donnent
de droites sentences (dikai) et ne s’écartent point de ce qui est juste
voient leur cité s’épanouir50.
Les dikai émises par les rois concernent des indigènes ou des étrangers, elle sont donc adaptées à différents groupes de personnes. Lisons Solon ; après avoir édicté des règles pour les différentes catégories d’Athéniens, il évoque fièrement son œuvre :
θεσμοὺς δ’ὁμοίως τῷ κακῷ τε κἀγαθῷ
εὐθεῖαν εἰς ἕκαστον ἁρμόσας δίκην,
ἔγραψα.
d’une manière égale pour ceux de bonne et de basse condition,
adaptant correctement à chacun sa dikè,
j’ai écrit les lois51.
J’ai déjà cité quelques vers de la Descente d’Ulysse aux Enfers :
Je vis ensuite Minos, le resplendissant fils de Zeus ;
tenant un sceptre d’or, il exerçait la thémis parmi les morts,
siégeant. Autour de ce prince, plusieurs personnes demandaient leurs dikai,
les unes debout, les autres assises, dans la demeure d’Hadès aux larges portes52.
Comme je l’avais suggéré, le mot dikè désigne bien ici ce qui revient de droit à un individu, sa part, son droit. C’est ce qu’il signifie aussi dans le vers de la Quatrième Pythique où il s’oppose au gain que l’on peut faire en usant d’une ruse malhonnête53.
Mais à quelles qualités correspond la dikè propre à certains individus ? Les exemples que nous avons cités semblent évoquer des qualités aisément saisissables. La mortalité caractérise la condition humaine ; un âge, le vieillard ; un rang social, le roi. Les choses ne sont pourtant pas aussi simples. Dans l’Odyssée, Eumée déplore le sort où l’absence d’Ulysse le réduit : ἡ γὰρ δμώων δίκη ἐστιν / ἀιεὶ δεδιότων ὁτ’ἐπικρατέωσιν ἅνακτες / οἱ νεοί. « tel est le lot assigné aux serviteurs, / toujours craintifs quand commandent des maîtres / d’un genre nouveau. »54 Certes les serviteurs sont définis par leur condition sociale ; on observera toutefois que cette condition ne suffit pas à situer les personnes dont l’Odyssée évoque ici la dikè. Leur maître n’est plus là ; des hommes nouveaux, des intriguants aux comportements imprévisibles, l’ont remplacé ; c’est pourquoi une inquiétude les habite et contribue à les caractériser. C’est donc largement en raison de circonstances malheureuses qu’une certaine dikè leur est impartie. Un personnage d’Eschyle déclare : Εἰθ’εῖχε φωνὴν εὔφρον’ἀγγέλου δίκην, « Ah ! si elle avait la voix bienveillante, qui convient à un messager ! »55 Le mot messager ne désigne pas exactement une personne, définie de façon durable par de multiples caractères, mais un individu considéré dans la fonction qu’il remplit momentanément.
Dans l’Agamemnon d’Eschyle, nous voyons le chœur des vieillards rendre hommage à Clytemnestre ; ils s’en expliquent dans les termes suivants :
δίκη γὰρ ἐστι φωτὸς ἀρχηγοῦ τίειν
γυναῖκ’ ἐρημωθέντος ἄρσενος θρόνου,
de l’homme qui nous dirige, il est dikè d’honorer
la femme, quand le trône de son époux reste vide56.
Ainsi, pour définir une juste conduite à l’égard de Clytemnestre, la dikè ne prend pas seulement en considération sa qualité royale permanente ; elle tient compte des événements qui ont éloigné d’elle son époux pendant plusieurs années.
Ces observations nous incitent à reconsidérer les exemples du vieillard et du roi. Le premier se définit par un passé, peut-être aussi par une usure ; le second, par un pouvoir, par l’accomplissement d’actions propres à entraîner des conséquences. En bref la dikè paraît s’inscrire dans le déroulement d’une histoire, dans l’exercice d’une activité. Un exemple paraît ne pas confirmer ces observations ; nous le trouvons dans l’Odyssée. Comme Athéna illumine soudain la grande salle du palais d’Ulysse, Télémaque s’émerveille. Un des dieux, s’exclame-t-il, est l’auteur de ce miracle. Ulysse l’interrompt.
Σίγα καὶ κατὰ σὸν νόον ἴσχανε, μηδ’ἐρέεινε·
αὗτη τοι δίκη ἐστὶ θεῶν, οἳ Ὄλυμπον ἔχουσιν.
Tais-toi, maîtrise tes esprits, ne pose pas de question !
C’est la dikè des dieux possesseurs de l’Olympe57.
Le mot dikè semble signifier simplement ici la manière de faire propre aux dieux, sans relier l’action divine à quelque action précédente ou subséquente. Il est vrai que l’action d’un dieu n’entre pas dans une chaîne de conséquences comparable à celle où les actions humaines se trouvent entraînées. Le nom dikè se réfère pourtant bien à une action, il indique bien une convenance : l’action miraculeuse est exactement appropriée à un être divin.
Bien qu’ils présentent des difficultés, quelques vers de l’Odyssée pourraient confirmer les conclusions auxquelles nous sommes en train de parvenir et nous permettre de les compléter. Rappelant la sollicitude dont Athéna a toujours entouré Ulysse, Nestor a évoqué la possibilité de son retour et celle d’une expulsion des prétendants. Hésitant, Télémaque refuse de s’abandonner à de tels espoirs ; il oriente la conversation dans une Dikéction nouvelle en demandant à Nestor ce qu’il est exactement advenu d’Agamemnon et de Ménélas. Il annonce son intention de la façon suivante : « Je veux maintenant passer à un autre sujet et interroger Nestor, ἐπεὶ περίοιδε δίκας ἠδὲ φρόννν ἄλλων « puisqu’il sait mieux que d’autres les dikai et la phronin »58. Le sens de cette proposition n’est pas immédiatement apparent. Nous en trouvons la traduction suivante dans le dictionnaire Liddel-Scott-Jones, sous le nom φρόνις : « he knows the customs and wisdom above other men ». Bérard traduit : « personne des humains n’est plus juste ni sage ». Le mot phronis est relativement rare. Son étymologie et ses quelques emplois suffisent pourtant à nous en suggérer le sens : il signifie l’intelligence, enrichie sans doute d’une expérience, soit donc bien une sorte de sagesse59. L’étroite association des mots phronis et dikai semble indiquer que les dikai ont, comme la sagesse, une valeur normative. J’observe d’autre part que notre proposition, introduite par ἐπεί, « puisque », est une causale ou une explicative. En attribuant à Nestor une connaissance exceptionnelle de la phronis, Télémaque dit pourquoi il veut l’interroger ; en lui attribuant une connaissance égale des dikai, il veut sans doute expliquer le choix des questions précises qu’il entend lui poser. Comme nous l’avons vu le nom dikè désigne ce qui revient à un individu, sa juste part. Nestor connaît mieux que tout autre la sagesse ; en considération de la justice, il sait mieux que tout autre quel lot échoit à chacun. En fait les questions de Télémaque portent sur les destins subis par Ménélas et par Agamenon, lors d’événements où la justice semble avoir été bafouée ; Nestor racontera ces événements en montrant comment chaque acteur reçoit finalement un sort qui satisfait à de justes exigences60.
Revenons brièvement aux phrases que nous avons citées plus haut. Quand un Grec pense globalement aux hommes parmi lesquels se trouvent des vieillards, des serviteurs, des messagers et des rois, tous dotés d’une dikè particulière, l’idée d’une pluralité de dikai ne lui vient pas à l’esprit ; il emploie un singulier et parle de la dikè des mortels. S’il y a donc bien convenance de la dikè à la condition de chaque individu, le mot dikè ne se réfère pas toujours aux événements qui composent un destin particulier et qui varient de cas en cas ; il peut simplement souligner cette convenance ; constitutive de la dikè, elle est constante.
Voyons les choses de plus près. Dans tous ses emplois, le mot dikè se réfère à une action ; il semble énoncer l’idée d’une convenance souhaitable entre cette action et les circonstances de son exécution ; entre cette action et l’homme ou la femme qui en sont l’objet ; entre la personne agissante et certains effets inDikécts des gestes qu’elle accomplit. On me paraît avoir généralement méconnu cette valeur du nom dikè dans un passage de l’Odyssée. Pénélope y dit son misérable sort ; son mari a disparu ; elle subit en outre la cour outrancière des prétendants. Rivalisant de zèle, ils amènent chez elle des bœufs et de gras moutons, pour y faire des banquets où ils invitent leurs proches ; ils lui offrent en outre de riches cadeaux. Pénélope évoque leur conduite d’une manière synthétique dans le vers :
μνηστήρων οὐχ ἥδε δίκη τὸ πάροιθε τέτυκτο
cette dikè des prétendants n’existait pas auparavant61.
Les auteurs modernes supposent ordinairement que le nom dikè signifie ici un usage, une manière d’être et d’agir. Pénélope voudrait Diké : la conduite des prétendants est sans exemple, elle n’a pas de précédents. Une telle interprétation comporte une part de vérité. Il me semble pourtant que l’emploi du nom dikè signale un trait significatif de la conduite des prétendants. Elle les situe dans une relation telle avec la justice que leur conduite doit entraîner pour eux des conséquences. D’une certaine façon, le nom dikè annonce leur châtiment.
3) La dikè objective et la dikè subjective
Les expressions que nous venons d’étudier suggèrent quelques formes de la convenance qui unit un certain acte à des événements qui l’ont précédé, qui lui sont concomitants ou qui se produiront ultérieurement. Plusieurs textes nous donnent un autre enseignement encore. Dans le cours du temps, effets inattendus d’une action passée, certains événements affecteront l’existence de son auteur ; s’ils le font d’une manière douloureuse, ils en seront le châtiment ; s’ils le font d’une manière agréable, ils en constitueront la récompense. Dans les Sept contre Thèbes, nous apprenons que Capanée, négligeant Zeus et ses foudres, a déclaré qu’il incendierait la cité, quoi que les dieux en aient. Cet orgueil insensé rassure Etéocle : l’homme orgueilleux, pense-t-il, ne peut pas accéder au succès :
πέποιθα δ’αὐτῷ ξὺν δίκῃ τὸν πυρφόρον
ἥξειν κεραυνόν,
Je suis convaincu que la foudre chargée de feu
s’abattra sur lui, accompagnant la dikè62.
Eschyle met les propos suivants dans la bouche d’un de ses personnages :
λέγω…
καὶ τοὺς κτανόντας ἀντικατθανεῖν δίκῃ
j’affirme…
que les meurtriers meurent à leur tour sous l’effet de la dikè63.
Inversément, dans un passage remarquable dont nous reparlerons, Hésiode donne aux justes l’espoir d’une récompense ; il affirme que les rois voient leur pays grandir et prospérer, quand ils respectent la dikè64. De même l’Odyssée nous apprend que le respect de la justice assure la fertilité des champs65, tandis que, d’après l’Iliade, le mépris de la dikè sucite la colère de Zeus ; il déverse alors des pluies dévastatrices sur les champs des coupables66.
Requérant une correspondance, une adéquation dont nous venons de voir quelques exemples, la dikè présente deux aspects complémentaires : En premier lieu celui d’une puissance immanente à l’histoire, d’un agent capable d’influencer les événements. Les vers d’Eschyle que nous venons de citer le suggèrent déjà : Si la mort frappe les meurtriers, cela ne résulte pas d’une action humaine ; c’est un pur effet de la dikè. De même la foudre qui accompagne la dikè, selon Etéocle, lui est subordonnée ; elle la symbolise ou lui sert d’instrument. Solon nous donne un enseignement semblable :
χρήματα δ’ἱμβίρω μὲν εχειν, ἀδίκως δε πεπᾶσθαι
οὐκ ἐθέλω· πάντως ὕστερον ἦλθε δίκη,
Je désire posséder des richesses mais, les avoir acquises injustement
je n’y consens pas. La dikè arrive ensuite de toutes façons67.
La dikè agit ainsi de sa propre initiative ; survenant tôt ou tard, elle se manifeste dans l’événement malheureux qu’elle provoque pour châtier un coupable.
Tel est son aspect objectif ; elle présente en outre un aspect subjectif. L’homme connaît la façon dont la dikè lie à un acte, selon sa qualité, des conséquences heureuses ou malheureuses. Ainsi présente à l’esprit de tous, la dikè influence leurs conduites. Elle le fait d’une première façon relativement simple. Les hommes se montrent soucieux d’agir correctement pour éviter les malheurs qu’une injustice menace d’entraîner, comme nous venons de le voir chez Solon, ou dans l’espoir d’accéder au bonheur, comme le dit Hésiode quand il conseille à son frère Persès de respecter la justice68. Plusieurs textes montrent que cette conscience de la dikè peut jouer des rôles subtils. Dans les Euménides, Oreste conçoit des doutes : a-t-il eu raison de tuer Clytemnestre ? Il demande à Apollon : εἴ σφε σὺν δίκῃ κατέκτανον « si je l’ai tuée avec dikè »69. Le coupable tente de se justifier ; nous le voyons chez Sophocle. Aveugle, exilé pour expier les fautes qu’il est conscient d’avoir commise, Œdipe voudrait se disculper. Ignorant sa véritable identité, il ne savait pas, dit-il, la portée des actes qu’il perpétrait70. En cas de malheur, l’homme sincère peut douter de la pertinence des actions qu’il a accomplies jadis, persuadé de servir la dikè. La malheureuse Antigone s’interroge : « Quelle justice divine ai-je donc transgressée (pour subir de telles peines) ?
ποίαν παρεξελθοῦσα δαιμόνων δίκην71 ;
Chez Sophocle encore, honteux de la façon dont il s’est conduit à l’égard de Philoctète, Néoptolème veut lui rendre les armes que celui-ci a fini par lui céder. Il explique son repentir à Ulysse : αἰσχρῶς γὰρ αὐτὰ κοὐ δίκῃ λαβὼν ἔχω, « je les possède, pour les avoir prises d’une manière honteuse et non par dikè. »72 Si la conscience de la dikè peut ainsi inspirer des doutes ou des remords, elle donne aussi de l’audace à celui qui est certain de son bon droit. Dans la course de chars attelés organisée par Achille lors des funérailles de Patrocle, le fils de Nestor, Antiloque, est arrivé le premier. Il n’était pourtant pas le plus fort ; seule la malchance a retardé Eumèle. Soucieux de récompenser le malchanceux dont il connaît la valeur, Achille décide de lui attribuer le prix. Malgré sa jeunesse, Antiloque proteste : Πηλείδην Ἀχιλῆα δίκῃ ἠμείψατ’ἀναστάς, « s’étant levé, il répondit à Achille, fils de Pélée, mu par la dikè… »73
Nul ne met en doute la valeur de l’action conforme à la dikè mais tous n’en perçoivent pas les exigences de la même façon. Sans méconnaître les mérites d’Athènes où Œdipe cherche refuge, Créon prétend qu’il doit revenir à Thèbes :
ἡ δ’ο’ἴκοι πλέον
δίκῃ σέβοιτ’ἂν, οὖσα σὴ πάλαι τροφός
mais notre cité
recevrait un signe de ta piété avec plus de dikè, puisqu’elle fut jadis ta nourrice74.
Or Œdipe est d’un autre avis. De tels flottements sont un effet de la faiblesse humaine.
Cette faiblesse conduit parfois à l’aberration. Un homme égaré peut être convaincu de la valeur de sa cause ; dans ce cas, la conscience de la dikè peut lui inspirer des projets déraisonnables et cruels. Dans les horribles souffrances qu’il subit après avoir revêtu la tunique empreinte du sang de Nessus, Héraclès est convaincu que Déjanire lui a fait sciemment ce cadeau empoisonné. Songeant à se venger, il évoque les peines qu’il voudrait faire subir à son épouse. Il serait soulagé, dit-il, « en voyant sa beauté outragée, maltraitée dans l’action de la dikè », ἐν δίκῃ κακούμενον75. La dikè dans le respect de laquelle Héraclès ferait subir un traitement outrageant à son épouse est plus précisément une idée de la dikè, qui habite son esprit.
Sujet à l’erreur l’homme peut avoir ainsi une image brouillée de la dikè. Toutefois, si l’erreur est humaine, elle n’est pas constante parmi les hommes. On en fait généralement abstraction ; l’action accomplie selon la dikè (celle que la dikè ne punit pas ou qu’elle récompense) mérite considération et les résultats doivent en être respectés. Après la mort d’Achille, une sorte de concours devait décider de l’attribution de ses armes merveilleuses. Elles revinrent finalement à Ulysse. Consultés, des captifs ont en effet déclaré qu’Ulysse est celui des Grecs qui a fait le plus de mal aux Troyens ; malgré sa force et son courage, Ajax ne leur a pas causé d’aussi grands dommages. Or Ajax ulcéré a contesté ce verdict. Au jugement de Ménélas et à celui d’Agamemnon, il a commis ainsi un acte impardonnable. L’équilibre et la stabilité de la société seraient mis en péril, εἰ τοὺς δίκῃ νικῶντας ἐξωθήσομεν, « si nous repoussons ceux qui ont remporté la victoire avec dikè »76.
La dikè subjective n’influence pas seulement les décisions prises par les individus à l’instant où ils vont agir ; elle les incite aussi à corriger après coup les actes qu’ils ont accomplis, pour en éviter les conséquences néfastes. En enlevant à Achille la captive qui lui revenait après les premières victoires grecques, Agamemnon l’a lésé ; Achille se retire du combat et ne reprend pas la guerre avant la mort de Patrocle. Pour mettre fin à cette querelle qui a fait le malheur des Achéens, Ulysse conseille à Agamemnon d’offrir d’importantes réparations au fils de Pélée ; s’adressant ensuite à celui-ci, il lui dit : quand tu auras reçu ces dons, ta situation sera plus juste77. Si la conduite d’un ami nuit à vos intérêts, il peut vous offrir un dédommagement pour retrouver avec vous des rapports de confiance. Dans ce cas, Hésiode conseille d’accepter sa proposition.
εἰ δὲ σέ γ’αὖτις
ἡγῆτ’ἐς φιλότητα, δίκην δ’ἐθέλῃσι παρασχεῖν
δέξασθαι,
s’il s’efforçait de te ramener
à des rapports amicaux et voulait t’offrir une dikè,
accepte-la78 !
Comme les Pélasges avaient massacré des enfants athéniens, leur terre fut frappée de stérilité. Ils consultèrent l’oracle de Delphes qui leur prescrivit de donner aux Athéniens les compensations (les dikaî) que ceux-ci jugeraient eux-mêmes convenables : Ἀθηναίοισι δίκας διδόναι ταύτας τὰς ἂν αὐτοὶ Ἀθηναῖοι δικάσωσι79.
Un passage de l’Iliade est plus ambigu. Ulysse recommande à Achille d’accepter la compensation qu’Agamemnon lui propose : ἵνα μή τι δίκης ἐπιδευὲς ἔχῃσθα « afin que tu ne te trouves pas privé de dikè »80. Nous pouvons comprendre soit « afin que tu ne sois pas privé de ce qui, de droit, te revient » soit, « afin que tu ne sois pas privé d’une juste compensation ». Dans le cas particulier, il est probable que les Grecs ne faisaient pas cette distinction, la compensation et la part qui revient d’emblée à chacun se correspondant étroitement dans leur esprit.
La compensation dédommage l’individu lésé mais elle est du même coup satisfaction requise par la dikè ; nous venons en effet de constater que la chose offerte en compensation équivaut à celle qui reviendrait de droit à l’individu lésé ; le fait que la compensation porte précisément le nom de dikè signifie cette équivalence. Il est cependant des cas où le dommage causé ne peut pas être exactement compensé ; la réparation est alors donnée aux individus lésés d’une manière inDikécte ; affectant le coupable, elle prend la forme d’un châtiment. Kratos – la Force personnifiée – vient de conduire Prométhée sur la montagne éloignée où il sera enchaîné ; il dit quelle faute le fils de Japet a commise :
τοῖας δέ τοι / ἁμαρτίας σφὲ δεῖ θεοῖς δοῦναι δίκην,
d’une telle / faute, il doit donner aux dieux la dikè81.
4) La dikè assumée par la société : l’institution judiciaire
On notera que la société assume souvent la dikè subjective ; elle agit en son nom. Lorsque des particuliers ont des conceptions différentes de ce à quoi la dikè leur donne droit, quand ils ont le sentiment de ne pas avoir reçu leur lot, ils soumettent leur cas à un arbitre. Aux temps de l’épopée, le roi en remplit ordinairement la fonction, même s’il ne le fait pas toujours correctement au jugement d’Hésiode82. C’est une des nobles tâches qui lui incombent ; on l’admire quand il énonce son verdict, inspiré par les Muses :
… ὃ δ’ἀσφαλέως ἀγορεύων
αἶψά κε καὶ μέγα νεῖκος ἐπισταμένως κατέπαυσεν·
τοὔνεκα γὰρ βασιλῆες ἐχέφρονες, οὕνεκα λαδῖς
βλαπτομένοις ἀγορῆφι μετάτροπα ἔργα τελεῦσι
ῥηιδίως, μαλακοῖσι παραιφάμενοι ἐπέεσσιν,
en parlant d’une manière fiable,
savamment, il met vite fin à un différend, même grave.
Voici ce qui fait la sagesse des rois : pour des gens lésés,
ils mettent au point sur l’agora des actions réparatrices,
sans difficulté, en pacifiant par de douces paroles83.
Les rois ne sont pas les seuls à servir ainsi la dikè ; des magistrats ou un conseil d’Anciens peuvent remplir ce rôle. Les uns et les autres rendent leur verdict publiquement, sur l’agora. Nous le voyons dans l’Iliade84 ; nous le voyons aussi dans l’Odyssée :
ὄψ· ἦμος δ’ἐπὶ δόρπον ἀνὴρ ἀγορῆθεν ἀνέστη
κρίνων νείκεα πολλὰ δικαζομένων αἰζηῶν,
il était tard ; à l’heure où pour son repas, un homme s’est levé, quittant l’agora ;
il y jugeait de nombreux différends entre des personnes puissantes soumises à un jugement85.
Un texte nous suggère la façon dont de tels jugements pouvaient se dérouler. Sur le bouclier d’Achille, le dieu Héphaistos grave la représentation d’une cité humaine, située au centre de l’univers ; on y voit notamment la scène suivante. Un meurtre a eu lieu ; la famille de la victime a demandé réparation au meurtrier ; il sera astreint à payer le prix du sang. Le meurtrier prétend l’avoir déjà fait, tandis que le représentant de la victime affirme qu’il n’a, lui, rien reçu. Tous deux, ils soumettent leur différend à une sorte de tribunal. Sur une place publique, sceptre en main, les Anciens forment un cercle. Ils entendent successivement les deux parties puis ils parlent eux-mêmes tour à tour. On suivra l’avis de celui d’entre eux qui aura convaincu les autres86. Un fragment d’Hésiode que j’ai déjà cité confirme une partie de ce témoignage ; il insiste sur le fait que les jurés doivent entendre les deux parties : μηδε δίκην δικάσης πρὶν ἄμφω μῦθον ἀκούσῃς, « n’émets point de dikè avant d’avoir entendu les propos des deux adversaires »87. Plusieurs textes corroborent encore ces témoignages ; même s’ils y apportent des nuances, elles sont peu significatives quant à la nature de la dikè88.
Dans tous les cas que nous venons de considérer, le roi ou les Anciens assument si bien le rôle de la dikè, telle qu’elle est présente à leur esprit et leur dicte des décisions, que leur activité même porte le nom de dikè ; elle se trouve en effet désignée par la formule dikèn dikazein89, « exercer la dikè » Une autre expression nous apprend pourtant avec plus de précision en quoi cette activité consiste. En commentant la scène du jugement figurée sur le bouclier d’Achille, le poète mentionne une somme d’argent que l’on donnera finalement à celui des Anciens qui aura prononcé la dikè de la façon la plus droite :
τῷ δόμεν ὃς μετὰ τοῖσι δίκην ἰθύντατα εἴποι90.
Ainsi, quand il a entendu les arguments des parties, l’activité du juge consiste à Diké la dikè. Parmi les avis énoncés par ses membres, le tribunal choisira finalement celui qui lui paraît le plus droit. Prise en charge par la société, formalisée, la dikè subjective trouve son accomplissement dans une formule prononcée, dans un jugement, dans un verdict. Dans de nombreux textes, le nom dikè peut être traduit par jugement prononcé, sentence ou verdict.
C’est notamment le cas dans plusieurs phrases où il figure au pluriel, couplé parfois avec le nom thémistes. Nous les avons déjà citées partiellement. Un conflit a opposé Hésiode et son frère Persès, lorsqu’ils se sont partagé l’héritage de leur père. Dans cette circonstance, Hésiode s’est senti lésé. Le roi qui jugeait de leur différend s’est laissé corrompre, dit-il, et il a satisfait les prétentions illégitimes de Persès.
Σοὶ δ’οὐκέτι δεύτερον ἔσται
ὧδ’ἔρδειν· ἀλλ’αὖθι διακρινώμεθα νεῖκος
ἰθείῃσι δίκης,
Il ne te sera pas possible d’agir une seconde fois
de cette façon. Faisons trancher notre différend
par de droites dikai (= de droites sentences)91.
Le roi inspiré par les Muses suscite l’admiration :
oἱ δέ τε λαοὶ
πάντες ἐς αὐτὸν ὁρῶσι διακρίνοντα θέμιστας
ἰθείῃσι δίκῃσι· ὃ δ’ἀσφαλέως ἀγορεύων
αἰψά κε καὶ μέγα νεῖκος ἐπισταμένως κατέπαυσεν·
le peuple entier
le regarde, quand il juge les thémistes (=les arguments présentés par les parties)
dans de droites dikai (=de droites sentences) ; en parlant d’une manière fiable,
savamment, il met vite fin à un différend, même grave92.
Notons-le en passant, la fin de ce texte confirme l’une de nos conclusions précédentes : la dikè peut consister dans une parole prononcée par le juge ou par l’arbitre.
Tous les rois ne sont pourtant pas inspirés par les Muses ; certains d’entre eux se laissent corrompre. Leur faute aura des conséquences graves :
αὐτίκα γὰρ τρέχει Ὅρκος ἅμα σκολιῇσι δίκῃσιν·
τῆς δὲ Δίκης ῥόθος ἑλκομένης, ᾖ κ’ἄνδρες ἄγωσι
δωροφάγοι, σκολιῇς δὲ δίκῃς κρίνωσι θέμιστας.
Sur le champ, Serment accourt, suivant les dikai (=les sentences) tortueuses.
Nous entendons le cri de Diké, traînée sur le chemin où la conduisent des mangeurs de présents ; c’est dans des sentences tortueuses qu’ils jugent les arguments des deux parties93.
Les institutions judiciaires se développent au cours des âges. Elles deviennent très complexes au IVe siècle. Dans le cours de cette évolution le nom dikè connaît des emplois nouveaux. Il peut signifier le jugement, le tribunal, le procès, ou prendre d’autres significations, très techniques. A Athènes, par exemple, la dikè est une plainte privée que l’individu lésé ou son représentant formule oralement devant le magistrat compétent ; elle s’oppose à la graphè, plainte publique que n’importe quel citoyen peut déposer par écrit devant ce magistrat, dans les cas où les intérêts communs de la cité sont en jeu. Ces différents sens dérivent de ceux que nous avons déjà considérés ; ils ne nous aident point à comprendre la divinité Diké qui fait l’objet de notre enquête ; nous ne les considérerons pas ici.
Le moment est venu de porter notre attention sur un vers d’Hésiode dont le sens n’est pas immédiatement apparent. Il unit le mot dikè au mot thémistes. Au début « des Travaux et des Jours », après avoir invoqué les Muses en leur demandant de chanter la gloire de Zeus, le poète adresse une courte prière au souverain céleste :
κλῦθι ἰδὼν ἀίων τε, δίκῃ δ’ἴθυνε θέμιστας,
τύνη· ἐγὼ δέ κε Πέρσῃ ἐτήτυμα μυθησαίμην,
regarde-moi, écoute-moi, comprends ma prière ; avec dikè envoie des thémistes en droite ligne,
ô toi ! Quant à moi, je voudrais Diké à Persès des choses vraies94.
Le verbe ithunô (ἰθύνω) signifie disposer sur une ligne droite, diriger en droite ligne un char ou des navires, lancer un projectile droit au but. On ne comprend pas d’emblée le sens qu’il revêt quand il a pour objet des thémistes mais un autre vers du même poème nous aide à l’interpréter :
τοῦτα φυλασσόμενοι, βασιλῆες, ἰθύνετε μύθους,
δωροφάγοι, σκολιέων δὲ δικέων ἐπὶ πάγχυ λάθεσθε,
ces faits présents à l’esprit, ô rois, dirigez des paroles en droite ligne,
vous qui vous êtes laissé corrompre, oubliez complètement
la pratique des sentences tortueuses95.
La formule « paroles dirigées en droite ligne » correspond ici et s’oppose clairement à l’expression « sentences tortueuses » ; nous devons par conséquent comprendre : « émettez de droites paroles, oubliez la pratique des sentences tortueuses. » Cet usage du verbe ithunô éclaire son emploi dans la prière hésiodique. Le poète dit à Zeus : « émets de droites thémistes. »
Ce vers nous apprend que les thémistes sont des paroles ; il corrobore les conclusions auxquelles nous sommes déjà parvenus mais nous ne saisissons pas encore la nature de ces paroles. Elles ne semblent appartenir à aucune des deux sortes de thémistes que nous avions identifiées. Emises par Zeus ce ne sont pas des paroles prononcées par les plaideurs ; ce sont sans doute des préceptes mais puisque le dieu les émet en leur conférant une rectitude particulière, ils ne sont pas puisés dans un répertoire préexistant. Il nous faut admettre que Zeus les invente à l’instant où il les formule. Mais de quels préceptes s’agit-il ? Lorsqu’un Grec adresse une prière au dieu, au début d’une action, il lui demande habituellement de l’aider dans le travail qu’il entreprend ; en invoquant les Muses au début de la Théogonie, Hésiode sollicite leur inspiration. Dans les vers des « Travaux » que nous citons, il les prie de chanter Zeus. Le préambule de la Théogonie nous apprend que les Muses célèbrent leur père en maintes circonstances et qu’elle peuvent inspirer le poète sans interrompre leur louange, puisque la Théogonie raconte l’œuvre accomplie par Zeus. La chose est également possible ici, car notre poème sera très largement un éloge du Cronide. Il nous apporte une indication plus précise. Dans « les Travaux et les Jours », Hésiode énonce mille préceptes ; pratiques, moraux et religieux, ils ont sans doute une portée générale mais ils sont plus particulièrement adressés à Persès96. Or deux formules se complètent, dans les vers que nous étudions : à la prière, « émets de droites thémistes, ô toi ! » correspond la déclaration, « quant à moi je voudrais Diké à Persès des choses vraies ». Les droites thémistes que le poète sollicite de Zeus seront la source et le fondement des justes préceptes, des « choses vraies » qu’il voudrait Diké à son frère.
Nous avons vu quelles relations unissent Thémis à Zeus ; proche de lui, elle l’inspire. Ainsi, parfaitement qualifié pour Diké des « préceptes de thémis », le dieu les fait connaître en inspirant à son tour un poète. Au demeurant nous avons constaté que les thémistes sont apparentées à des oracles ; nous savons en outre que des poèmes inspirés sont très largement la source des traditions religieuses helléniques97.
Mais revenons à la prière du début des « Travaux » : que vient y faire la dikè ? Force qui, agissant sur l’événement, lie à un acte les châtiments ou les récompenses que son auteur mérite, la dikè doit conférer leur pleine efficacité aux préceptes de thémis. L’homme connaît son pouvoir et le redoute ; pour cette raison, la dikè pourrait contribuer à convaincre Persès de suivre les conseils de son frère. Dans cette fonction, la dikè n’est-elle par déjà divine ? N’est-elle pas la déesse que nous verrons bientôt collaborer avec Zeus ? Dans ce cas ne faudrait-il pas comprendre qu’en émettant des préceptes clairs, des thémistes, Zeus fournit à Diké les critères en considération desquels elle identifiera les coupables qu’elle doit désigner à son attention ?
En bref, je comprendrai les deux vers de la prière initiale des Travaux de la façon suivante : Avec Diké (prête à agir à tes côtés et dont la menace contribue à convaincre les hommes) émets de droits préceptes suggérés par Thémis. (Ils m’inspireront) moi (qui) voudrais Diké à Persès des choses vraies.
En considérant le rôle que cette prière attribue à Zeus, nous compléterons comme nous l’avions annoncé, les conclusions auxquelles nous étions parvenus quand nous étudiions les emplois du mot thémistes. Nous avions reconnu en eux des préceptes traditionnels auxquels les rois se réfèrent dans leurs activités politiques et judiciaires. Les rois ont certainement des répertoires de thémistes à leur disposition mais, souverain céleste, Zeus est une image idéale du roi. Si le roi divin invente les thémistes, il y a lieu de penser que les rois terrestres en inventent aussi quelquefois. Certains emplois du verbe themisteuô nous l’avaient laissé pressentir. Au demeurant, nous savons par Hésiode que les Muses, très proches de Zeus, inspirent les souverains.
En cherchant à comprendre le sens du nom dikè, nous avons d’abord envisagé la dikè comme une force agissant sur le cours des événements ; parlé en second lieu de la dikè subjective, telle qu’elle influence les conduites humaines ; en troisième lieu, de la justice, telle que des juges ou des tribunaux l’exercent. Un esprit moderne préférerait sans doute suivre un ordre inverse et commencer en considérant la pratique sociale, réalité plus immédiatement saisissable que l’action mystérieuse de la justice dans l’histoire et mieux établie. Il m’a paru qu’une telle démarche serait anachronique ; en l’adoptant, nous prêterions aux Grecs les plus anciens une mentalité moderne, alors que les textes me semblent précisément montrer qu’en ce qui concerne la justice, ils pensent autrement que nous.
Nous avons distingué les aspects objectifs et les aspects subjectifs de la dikè ; toutefois, bien que les individus puissent se faire d’elle des idées différentes, c’est toujours la même dikè. La société, avons-nous dit, assume la dikè subjective ; des rois, des juges, un tribunal siègent et prononcent des sentences ; ils infligent des peines à des coupables. Leurs décisions lient des conséquences à l’acte qu’ils jugent ; elles créent un événement, s’inscrivent dans l’histoire. L’institution judiciaire devient ainsi un auxiliaire de la dikè objective. Les effets de son activité semblent se confondre avec ceux de la force morale immanente dont plusieurs textes nous ont fait connaître les manifestations. (C’est pourquoi, dans la prose classique, le nom dikè en vient à désigner cette institution elle-même ou plus souvent certains de ses organes, certaines de ses activités.) Toutefois, expression de la dikè subjective, l’institution est faillible. Les magistrats peuvent se tromper comme les particuliers ; des juges, se laissent influencer ou corrompre. Dans ce cas, la dikè objective les en châtie, en suscitant dans le cours du temps des événements dont ils souffriront, au lieu de confirmer leurs jugements en assurant le succès de leurs entreprises ou leur prospérité.
5) Les mots dérivés de dikè
Au nom dikè se rattache l’adjectif dikaios (δίκαιος) qu’il est commode de traduire par « juste », comme on le fait habituellement. Ses emplois anciens nous aident à en préciser le sens.
Il se dit d’une action destinée à châtier les auteurs d’une faute, comme la dikè le requiert quand elle ne sévit pas elle-même plus Dikéctement. Chez Eschyle, Agamemnon déclare, à son retour de Troie :
πρῶτον μὲν Ἄργος καὶ θεοὺς ἐγχωρίους
δίκη προσειπεῖν, τοὺς ἐμοὶ μεταιτίους
νόστου δικαίων θ’ὧν ἐπραξάμην πόλιν
Πριάμου,
En premier lieu, c’est Argos, ce sont ses dieux
que dikè me prescrit d’invoquer, dieux qui ont contribué
à mon retour et au juste traitement (aux dikaia) que j’ai infligé à la ville de Priam98.
Plus souvent toutefois l’adjectif dikaios qualifie les actions auxquelles la dikè n’associe point de conséquences douloureuses pour leur auteur ; il arrive même qu’elle fasse suivre ces actions d’événements qui lui seront bénéfiques. Nous savons que Néoptolème voudrait rendre ses armes à Philoctète. « Je les possède, pour les avoir prises d’une manière honteuse et non par dikè », dit-il. Comme Ulysse lui répond que son projet manque de sagesse et d’habileté, Néoptolème réplique :
ἀλλ’ εἰ δίκαια τῶν σοφῶν κρείσσω τάδε,
mais si mon projet est juste (si ce sont des dikaia) il vaut mieux que des conduites habiles99.
Avant de mourir, Ajax a eu le dessein de massacrer les chefs de l’armée grecque. Ménélas qui ne supporte pas l’idée de lui voir accorder une digne sépulture s’exclame, non sans quelque exagération ;
δίκαια γάρ τόνδ’εύτυχεΐν κτείναντά με ;
« serait-il donc chose juste que cet individu soit heureux, alors qu’il m’a tué ? »
Plaidant pour le respect du mort et des rites funèbres, Ulysse dira plus tard :
ἄνδρα δ’οὐ δίκαιον εἰ θάνοι
βλάπτειν τὸν ἐσθλὸν οὐδ’ἐὰν μισῶν κύρῇς,
il n’est pas juste, quand il meurt,
d’outrager un homme de bien, même s’il se trouve qu’on le déteste100.
A Diké vrai, chez les poètes épiques, l’adjectif dikaios ne qualifiait pas de telles actions mais les hommes qui en sont les auteurs. Quand, accompagné d’Athéna qui a pris les traits de Mentor, Télémaque parvient à Pylos, Nestor et ses fils célèbrent un sacrifice en l’honneur de Poseidon. Ils veulent y associer les nouveaux arrivants et leur demandent de faire une libation. Pour accomplir ce rite, le jeune Pisistrate offre d’abord une coupe à celui qu’il prend pour Mentor et qui lui paraît le plus âgé de ses visiteurs. Ce geste plaît à la déesse :
χαῖρε δ’Ἀθηναίη πεπνυμένῳ ἀνδρὶ δικαίῳ
Athéna fut charmée par cet homme juste, bien inspiré101.
A Ithaque, dans un moment critique, Télémaque incite les prétendants au calme et leur conseille d’aller dormir, quand ils ont festoyé. Le plus sage d’entre eux, Amphinomos, dit à ses compagnons de ne pas riposter d’une manière blessante ἐπὶ ῥηθέντι δικαίῳ, « quand on a tenu un juste propos »102. Dans l’Iliade, Chiron qui a fait l’éducation d’Achille et lui a appris l’usage de plusieurs remèdes est appelé δικαιότατος, « le plus juste des Centaures »103. En bref, l’adjectif dikaios dit la qualité des actes ou mieux encore celle des hommes qui conviennent à la dikè, puisqu’elle ne les châtie pas. Le dikaios est celui que la dikè protège ou favorise.
Plusieurs textes nous laissent entrevoir en quoi sa qualité consiste. Certains de ceux que nous venons de citer y contribuent déjà. Pisistrate associe ses hôtes au sacrifice accompli par sa famille ; il le fait en respectant les usages ; il témoigne en outre de la déférence au plus âgé d’entre eux. Ulysse assure le déroulement de rites funèbres. Notons en outre qu’il apaise une colère, comme Télémaque, dans une autre circonstance, pacifie les prétendants. Chiron enseigne des techniques bienfaisantes. Quelques vers de l’Odyssée complètent ces indications. Quand il arrive dans l’île des Cyclopes, Ulysse veut savoir quels en sont les habitants et quelles sont leurs mœurs :
οἵ τινές εἰσιν
ἤ ρ’ οἵ γ’ὑβρισταί τε καὶ ἄγριοι οὐδὲ δίκαιοι
ἦε φιλόξεινοι καί σϕιν νόος ἐστὶ θεουδής,
qui ils sont,
si ce sont des êtres de violence, des sauvages dépourvus de justice (non dikaioi)
ou s’ils sont accueillants pour les étrangers, et s’ils ont un esprit respectueux des dieux104.
Comme nous l’avons vu, la dikè est objectivement la force qui lie à un acte les châtiments ou les récompenses que son auteur mérite ; la connaissance de cette force et de ses effets inspire la conduite des Grecs soucieux d’éviter les peines ; cette dikè subjective s’associe dans leur esprit aux qualités que l’adjectif dikaios exprime. La somme de ces qualités, ce qui en constitue la synthèse est signifié en grec par to dikaion, l’adjectif neutre substantifié, conformément à l’usage hellénique. Il y a donc une étroite correspondance entre le dikaion et la dikè mais les deux mots ne sont pas synonymes. Le nom dikaion signifie une idée, une notion ; le nom dikè est beaucoup plus concret.
En interdisant d’enterrer Polynice, les autorités thébaines ont déconcerté les femmes de la cité. Les unes déclarent qu’elles participeront quand même à ses funérailles ; les autres, qu’elles obéiront aux ordres :
ἡμεῖς δ’ἅμα τῷδ’, ὥσπερ τε πόλις
καὶ τὸ δίκαιον ξυνεπαινεῖ,
quant à nous, nous serons avec lui comme la cité,
comme la justice (le dikaion) le recommandent ensemble105.
Teucer prétend exiger que l’on donne une sépulture à Ajax. Comme Ménélas lui reproche l’arrogance de ses propos, il réplique :
ξὺν τῷ δικαίῳ γὰρ μέγ’ἔξεστιν φρονεῖν,
il est permis d’avoir de fiers desseins si l’on est avec la justice (avec le dikaion)106.
Ulysse demande à Néoptolème, qui veut rendre ses armes à Philoctète, s’il ne craint pas les réactions de l’armée ; le jeune homme répond :
ξὺν τῷ δικαίω τὸν σὸν οὐ ταρβῶ ϕόβον,
étant avec la justice, je n’ai pas la crainte dont tu parles107.
Ainsi l’ensemble des qualités de l’homme juste, ces qualités qui constituent la justice à nos yeux, et que nous appelons souvent du nom même de justice se disent en grec to dikaion, non hè dikè. D’une manière tout à fait remarquable, quand Platon parlera de l’idée de justice, de l’essence dont participent toutes les choses justes, il emploiera l’adjectif substantifié to dikaion et non le substantif dikè108. C’est déjà sur la nature du dikaion que les Pythagoriciens s’interrogent109.
Davantage encore, pour désigner la qualité propre aux hommes justes, la vertu de justice, les Grecs formeront le nom dikaiosunè (δικαιοσύνη). Il apparaît déjà dans la Titanomachie. Deux vers qui nous en sont conservés font l’éloge de Chiron : Le premier
εἴς τε δικαιοσύνην θνητῶν γένος ἤγαγε δείξας
δρκους καὶ θυσίας καὶ σχήματ’ Ὀλύμπου.
il fit accéder la race des mortels à la dikaiosunè, en leur faisant connaître
les serments, les sacrifices et les images de l’Olympe110.
La dikaiosunè paraît être ici une qualité que les hommes acquièrent grâce à un éducateur mythique, qualité complexe qui implique la connaissance des rites et des images propres à symboliser le divin. Phocylide écrit d’une façon remarquable : ἐν δὲ δικαιοσύνῃ συλλήβδην πᾶσ’ἀρετή’στιν, « globalement toute vertu se trouve dans la dikaiosunè »111. Quand, dans le livre entier de sa République, Platon s’interroge sur les moyens de fonder une cité où règne la justice, d’éduquer un homme qui soit juste, il emploie le nom de dikaiosunè, non celui de dikè. En bref, différente du dikaion et de la dikaiosunè, la dikè n’est pas la justice dans le sens que les modernes attribuent le plus souvent à ce nom. Ce n’est essentiellement ni une notion ni une vertu ; c’est d’abord une force morale immanente à l’événement, active dans l’histoire.
Considérons encore très brièvement un autre dérivé de dikè, le verbe dikazô (δικάζω). A l’époque classique, il signifie l’activité du juge, dans différentes de ses modalités ; il a déjà un sens voisin chez les poètes épiques. Chez Hésiode la formule dikèn dikazô a pour sujet des rois qui prononcent des arbitrages ou des jugements ; elle signifie exercer la dikè112. Dans l’Odyssée, employé au passif, le verbe a pour sujet des personnes déférées à un jugement qui se déroule sur une agora113. D’autres textes nous apprennent toutefois que, dans la pratique du juge, ce verbe désigne un acte particulier. Dans la description de la scène gravée sur le bouclier d’Achille, nous lisons que les Anciens réunis sur l’agora pour juger d’un différend accomplissent cet acte tour à tour ; comme le contexte nous l’apprend, cela signifie qu’ils émettent leur avis tour à tour. D’autres documents précisent encore : ils prononcent un verdict, en d’autres termes ils énoncent une décision. Le verbe dikazô peut en effet signifier l’acte de décider, après avoir pris connaissance de certaines données, même s’il ne s’agit pas d’un acte proprement judiciaire114. En fait, dans deux passages importants de l’Iliade, il dit l’acte de Zeus qui décide souverainement du destin des hommes115. En bref, dans la langue la plus ancienne, le verbe dikazô signifie, chez les hommes, le jugement exécutoire prononcé par un juge ou par des individus dont on accepte l’autorité ; il signifie chez les dieux, une décision souveraine. Ces deux valeurs correspondent à l’efficacité caractéristique de la dikè, qui lie à un acte ses justes conséquences.
Bien qu’ils notent la singularité de la forme dikas- à l’intérieur d’un composé, les linguistes rapprochent le nom dikaspolos des noms aipolos, « celui qui s’occupe des chèvres, le chevrier » et boukolos, « celui qui s’occupe des bœufs, le bouvier ». Le dikaspolos serait donc celui qui s’occupe des dikai. Mais en quoi son activité consiste-t-elle ? La rareté des témoignages ne permet pas de le préciser. Des textes tardifs semblent indiquer qu’il prononce un verdict116 ; il agirait ainsi comme le juge que l’époque classique appellera dikastès. Un hymne orphique nous donne pourtant une indication différente dont il faut peut-être tenir compte. Adressé aux Erinyes, il les interpelle de la façon suivante
ἀλλ’αἰεὶ θνητῶν πάντων ἐπ ἀπείρονα ϕῦλα
ὄμμα Δίκης ἐϕορᾶτε, δικασπόλοι αἰὲν ἐοῦσαι.
Sur les races innombrables de mortels, sans cesse,
comme œil de Diké, vous portez votre regard, car vous êtes toujours des dikaspoloi117.
Les Erinyes ne sont pas des juges, elles ne prononcent pas de verdict ; elles épient, elles poursuivent le coupable, afin qu’il soit châtié. Si elles agissent ainsi en tant que dikaspoloi, devons-nous en conclure que le dikaspolos fait en sorte que les sentences (les dikai) soient appliquées ? Dans ce sens, doit-on voir en lui un justicier ?
D’après un vers de l’Odyssée, le dikaspolos est un personnage assez important pour inviter Télémaque aux banquets qu’il organise118 ; l’Iliade nous apporte peut-être une indication plus importante. Pour donner plus de poids au serment qu’il va prêter, Achille invoque un sceptre fait d’une branche prise à un arbre :
… νῦν αὖτέ μιν υἶες Αχαίων
ἐν παλάμαις ϕορέουσι δικασπόλοι, οἵ τε θέμιστας
πρὸς Διὸς εἰρύαται.
et maintenant (qu’il est coupé) les fils des Achéens
le portent dans leurs mains…
la fin du vers pose un problème. Faut-il comprendre : les fils des Achéens portent le sceptre « en qualité de dikaspoloi qui conservent les thémistes » ou accordant une valeur de coordonnant à la particule τε, devons-nous distinguer deux catégories de personnages, les dikaspoloi et ceux qui gardent les thémistes ? Si l’on admet la première interprétation, ce que je crois préférable, on doit comprendre qu’en exerçant leur charge à l’égard de dikai, en contribuant à un verdict ou en veillant à son exécution, les dikaspoloi, par égard pour Zeus, respectent les préceptes de thémis119.
6) Remarques complémentaires et conclusion
Quelles que soient les erreurs ou les distorsions que la faiblesse des hommes peut introduire dans leur vision de la dikè, la présence en eux de ses exigences les distingue des animaux et fait leur dignité.
Après avoir recommandé à Persès d’obéir à la dikè, Hésiode continue.
Τόνδε γὰρ ἀνθρώποισι νόμον διέταξε Κρονίων,
ἰχθύσι μὲν γὰρ θηρσὶ καὶ οἰωνοῖς πετεηνοῖς
ἐσθέμεν ἀλλήλους, ἐπεὶ οὐ δίκη ἐστὶ μετ’αὐτοῖς
ἀνθρώποισι δ’ἔδωκα δίκην, ἣ πολλὸν ἀρίστη
γίνεται…
Telle est en effet la loi que le Cronide a fixée pour les hommes ;
aux poissons, aux bêtes sauvages et aux oiseaux ailés,
il a prescrit de s’entredévorer, car il n’y a point de dikè parmi eux ;
mais aux hommes, il a donné la dikè qui est de loin
le plus grand bien120.
Disons enfin que cette justice est aimée des dieux ; ils l’honorent ; elle leur doit une part de son efficacité121.
Le moment est venu de reprendre quelques-unes des observations que la thémis nous avait inspirées, de chercher à mieux comprendre la thémis et la dikè, en les comparant l’une à l’autre. Si la thémis est une exigence perçue par l’individu, ressentie par la société tout entière et les poussant à l’établissement d’un équilibre ou d’une ordonnance, si elle est l’émergence d’une valeur dont le respect s’impose aux hommes comme aux dieux, la dikè est à la fois plus contraignante et plus concrète. Elle définit les comportements qui conviennent à chaque catégorie d’individus ; davantage encore, elle sanctionne ces comportements par des punitions ou par des récompenses. Tel est un de ses caractères essentiels. Justice sans doute, mais non plus simplement valeur inspirant le dessein des hommes, la dikè est une puissance active visant à lier justement un acte à ses conséquences logiques sur qui l’a perpétré. Elle le fait de deux façons. Elle le fait elle-même en influençant Dikéctememnt le cours des événements. Elle le fait par l’intermédiaire de rois, de juges ou d’assemblées, qui agissent en son nom.
Même s’ils ne s’en font point une notion parfaitement claire, la thémis est d’emblée présente à l’esprit des hommes ; elle inspire leur action et la précède. Dans son aspect subjectif, la dikè est aussi présente à leur esprit et peut inspirer certaines de leurs actions. Sous cette inspiration, ils peuvent Diké : δίκη ἐστι, il est dikè122, comme ils disent habituellement : θέμις ἐστιν, il est thémis de faire telle ou telle chose. Toutefois la dikè joue ce rôle dans la mesure seulement où elle leur permet d’anticiper les effets heureux ou malheureux que leurs actions produiront. La dikè objective régit en effet des événements qui conduisent à une récompense ou à un châtiment. Si donc la thémis précède l’action humaine, la dikè lui succède. Nous retrouverons la même relation temporelle, si nous considérons les mots pluriels : Les thémistes sont soit les préceptes qui inspirent un comportement, soit les paroles par lesquelles chacune des deux parties prétend Diké ce que furent autrefois les justes motivations de ses conduites ; elles étaient présentes à leur esprit avant qu’ils agissent. Les dikai sont la sentence prononcée, après l’action, en conclusion d’un arbitrage ou d’un jugement.
Notons autre chose. La thémis est une exigence universelle ; de l’ordre de l’argumentation, les thémistes ont un caractère théorique. Concernant des individus particuliers, les dikai sont immédiatement pratiques. Elles sont exécutoires.
Faisons pourtant une observation importante. Que la dikè agisse Dikéctement sur l’événement ou par le jeu d’institutions judiciaires, elle possède une force contraignante mais elle s’oppose à la pure violence. Hésiode est particulièrement clair sur ce point. Il dit à Persès : καί νυ δίκης ἐπάκουε βίης δ’ἐπιλήθεο πάμπαν, « et maintenant écoute la diké ; oublie complètement la violence »123. Selon Eschyle, la force brutale porte atteinte à la dikè. « Ne consens pas à voir la suppliante entraînée loin de l’autel, dans un viol de la justice, βία δίκας. »124 D’après l’Iliade, le roi qui prononce des sentences injustes fait acte de violence125. Il convient pourtant de noter que la dikè ne s’oppose pas essentiellement à la force. Nous savons déjà qu’elle est contraignante. En parlant des règles nouvelles qu’il a données à la cité athénienne, Solon déclare. « Tout cela, je l’ai fait avec autorité, liant harmonieusement la force et le droit (dikè) »126. Un usage légitime de la force est le contraire de l’arbitraire, de la démesure, de l’hybris. En fait la dikè s’oppose à l’hybris, plus exactement qu’à la force. Hésiode donne le conseil suivant à son frère :
ὦ Πέρση, σὺ δ’ἄκουω δίκης μηδ’ὕβριν ὄϕελλε.
Toi Persès ! écoute la dikè ; ne fais point grandir l’hybris127.
Dans sa rigueur même, ce type de justice se distingue de la cruauté. Elle s’accompagne d’actes raisonnables, de projets empreints de douceur128. Elle requiert une adaptation des actes aux circonstances, des conduites aux conduites, dans la recherche d’un équilibre où les gains et les pertes successives se compensent.
Ajoutons une dernière remarque. Nous avions constaté que les thémistes sont d’origine divine, que le sentiment de la thémis est proche d’un sentiment religieux, que Platon rapproche la thémis de la piété129. Plusieurs auteurs modernes se montrent sensibles à cet aspect de la thémis ; pour eux, son caractère religieux la distinguerait de la dikè. Telle est notamment l’opinion de Benvéniste qui écrit : « la dikè désigne, par rapport à thémis, le droit humain opposé au droit divin,… de la même manière le ius s’oppose à ce que les Latins appellent fas. »130 En ce qui concerne la Grèce, cette opposition me paraît illusoire. Certes la dikè présente un aspect subjectif, comme nous l’avons vu ; dans cette subjectivité, la société la réassume, donnant naissance aux activités diverses de l’institution judiciaire. Celle-ci est humaine et faillible. Nous avons toutefois constaté que la dikè est objective, en premier et en dernier lieu ; objective, elle est source de la dikè subjective dont elle peut corriger ou compenser les erreurs, s’il y a lieu. Avec les aspects subjectifs qu’elle implique mais auxquels elle ne se réduit pas, la dikè possède un caractère religieux. Rappelons ce que les textes nous ont appris : C’est Zeus qui en a fait don aux hommes. Les dieux l’honorent ; ils observent les mortels qui la bafouent. Zeus les châtie, tandis que ceux qui la respectent accèdent finalement à la prospérité. Certes plusieurs textes dénoncent les erreurs ou la vénalité des juges mais les Muses inspirent le roi, dans sa fonction d’arbitre131 ; il convient d’ajouter que les bonnes dikai, les bonnes sentences proviennent de Zeus132.
B. De la notion à la divinité
L’examen du vocabulaire nous a donc appris ce qui suit. Diké est le nom d’une justice liant aux actions accomplies par les hommes les récompenses ou les peines que leur auteur mérite. C’est une puissance qui agit sur l’événement et qui, lorsqu’ils la connaissent, inspire aux individus certaines conduites, aux sociétés la mise en place d’institutions judiciaires. L’adjectif dikaios qualifie les justes, c’est-à-Diké les êtres que la dikè protège ou favorise, en raison de leur conduite. Substantifié, le dikaion signifie la qualité du juste ; en langage platonicien, l’idée de justice. D’une manière moins abstraite, le nom dikaiosynè signifie la qualité du juste envisagée dans son contenu ; il signifie la vertu de justice.
Platon met un récit fabuleux dans la bouche de Protagoras. Pour Diké l’importance de la vertu politique, le sophiste y raconte les origines de la civilisation133. Après la naissance des premiers êtres mortels, le maladroit Epiméthée répartit entre eux toutes les choses nécessaires à la survie des êtres vivants, force, rapidité, pelage et crocs puissants ; il les distribua d’abord aux animaux, si bien qu’il n’en restait plus quand il lui fallut doter les hommes. Prométhée leur fournit alors le feu et la maîtrises de techniques artisanales qu’il déroba dans les ateliers d’Héphaistos et d’Athéna. Les hommes recevaient ainsi des qualités divines ; ils inventaient la religion, se faisaient des chaussures et des vêtements, se contruisaient des habitations, commençaient à cultiver la terre. Ils avaient pourtant de la peine à survivre parce qu’ils restaient isolés, ne parvenant pas à se grouper d’une manière durable ; en effet, ils ignoraient l’art politique. « Inquiet pour notre espèce, craignant qu’elle ne périsse complètement, Zeus envoya Hermès parmi les hommes pour leur apporter l’aidôs (le respect de soi-même et celui des autres) et la dikè, afin que leurs cités connaissent une belle ordonnance et des liens d’amitié propres à assurer leur cohésion. »
Comme d’autres textes dont nous reparlerons, ce passage unit l’aidôs et la dikè d’une manière significative. L’aidôs est un sentiment ou une notion difficiles à saisir, parce qu’ils n’ont point d’équivalent dans la mentalité moderne. Ils ont fait l’objet d’études importantes qui complètent et nuancent les indications fournies par les dictionnaires grecs134. Elles montrent comment des sentiments de honte et d’honneur se trouvent associés dans celui que les Anciens appellent aidôs. Plusieurs d’entre elles suggèrent aussi que le Grec éprouve ce sentiment, en songeant au jugement que les autres hommes portent sur sa conduite. Ces observations ne manquent pas de pertinence. Les emplois du verbe οἰδέομαι qui signifie littéralement « avoir de l’aidôs » m’inspireront cependant la remarque suivante : On éprouve de la honte après avoir subi un traitement indigne ou commis une action blâmable ; or l’aidôs ne vous saisit pas après coup ; on la ressent au contraire avant d’agir ; c’est un sentiment qui vous fait hésiter à adopter certaines conduites, à accomplir certaines actions qu’un infinitif suivant le verbe αἰδέομαι signifie. Puisqu’il précède une action douteuse et vous empêche de l’accomplir, le sentiment d’aidôs n’implique donc pas la culpabilité souvent liée à la honte dans la conscience moderne. Différent de notre honte, c’est davantage un sentiment de retenue et de pudeur. Suivi d’un substantif à l’accusatif, le même verbe lie cette retenue ou cette pudeur à une forme particulière de respect, respect que l’on éprouve pour les personnes désignées par le nom accusatif. Ce respect qui inspire vos comportements requiert une certaine maîtrise de soi. Il convient d’observer que le respect impliqué dans l’aidôs n’a pas toujours pour objet un être humain quelconque : l’accusatif complément d’αἰδέομαι est souvent le nom d’un dieu. Je noterai enfin que ce verbe n’est pas toujours suivi d’un accusatif ; il peut n’avoir point de complément d’objet. Dans ce cas, la forme moyenne du verbe semble prendre toute sa valeur et désigner, dans le sujet de l’action signifiée, la personne que cette action intéresse le plus Dikéctement. La retenue devant une action douteuse, la dignité à laquelle on se sent astreint semblent alors inspirées par le respect que l’on a de soi-même.
Selon le texte de Platon, l’aidôs et la dikè sont les conditions nécessaires de l’équilibre politique. Zeus prescrivit à Hermès de n’en pas donner seulement à quelques personnes choisies mais de les répartir entre tous les hommes, car il est nécessaire aux cités que chaque individu en soit doté. Protagoras raconte cette histoire pour aboutir à la conclusion suivante. S’il est question d’architecture ou de quelque autre technique artisanale, les Athéniens consultent des spécialistes. En revanche, « s’ils en viennent à se poser une question relative à la vertu politique, s’interrogeant donc sur la justice tout entière (sur la dikaiosyne) et sur la sagesse (sur la sôphrosynè), c’est naturellement qu’ils laissent parler tout un chacun, pensant qu’il doit avoir part à cette vertu, sans quoi les cités ne pourraient pas exister ». Telle est la leçon que le sophiste veut donner. Après Caims, nous remarquerons qu’il emploie les mots aidôs et dikè, en racontant les origines lointaines de l’humanité, alors qu’il utilise les mots dikaiosynè et sôphrosynè quand il décrit le comportement des Athéniens. Entre la dikè et la dikaiosynè, il établit donc un rapport comparable à celui qui existe entre les activités divines d’Héphaistos et d’Athéna et celles des artisans mortels. L’aidôs et la dikè sont les principes quasi transcendants qui inspirent aux hommes la sagesse et la justice, composantes de la vertu politique. Certes le sophiste que Platon s’amuse à faire parler énonce des idées peu conformes à celles de la majorité des Grecs. Sa fantaisie même procède pourtant des traditions communes. En inventant une fable, il nous montre malgré lui la proximité qui unit la dikè au divin135.
A une époque tardive, quand la spéculation religieuse fera des divinités de l’Ether, de la Pitié, de la Concorde ou de la Loi, Dikaiosynè sera parfois considérée comme une déesse. Ce n’est pas le cas anciennement. A ma connaissance, le dikaion ne sera jamais tenu pour un dieu. Seule Diké est une déesse véritable dès Hésiode et le restera jusqu’à la destruction des religions helléniques. Force immanente à l’histoire, capable d’aménager les événements, ce n’est pas une abstraction. La décision prise par l’institution judiciaire, cette institution elle-même que le nom dikè peut signifier dans certains de ses emplois, sont éminemment respectables mais, situés dans un lieu et dans un temps, ils sont audibles ou visibles et clairement saisissables par la pensée. Force active, la dikè est perceptible dans l’événement heureux ou malheureux qu’elle provoque, dans l’espérance ou dans la crainte que la connaissance de son pouvoir peut inspirer, mais il est impossible aux mortels de s’en faire une notion claire. A la fois respectable et mystérieuse, touchant à ce qui définit la condition humaine et lui confère un sens, elle s’impose à la consciences des Grecs comme une force divine. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’ils lui prêtent une personnalité ni qu’ils l’imaginent sous des traits anthropomorphes ; cependant ils recourent parfois à ce type de figuration pour exprimer et préciser le sentiment qu’ils en ont.
Quand, dans un usage technique, le mot dikè nomme l’institution judiciaire, certaines de ses modalités ou certains de ses actes, il ne désigne évidemment pas une déesse, même si l’institution ou quelques-unes de ses décisions paraissent parfois revêtues de sacralité. Les choses sont différentes dans les autres emplois du nom dikè. Nous avons vu la solidarité qui unit les aspects subjectifs de la dikè à ses aspects objectifs. Lorsque les Grecs parlent généralement de dikè, l’idée d’une divinité est présente à leur esprit avec plus ou moins d’intensité ; elle n’est jamais complètement absente. Chez les auteurs grecs, le mot nous paraît désigner tantôt la justice dont l’homme sent obscurément qu’elle se manifestera sous la forme de récompenses ou de châtiments, tantôt une déesse dotée de pensée et de volonté ; c’est pourquoi les éditeurs l’écrivent parfois avec une minuscule, parfois avec une majuscule mais nous savons que ces distinctions sont artificielles. Nous le constatons dans les textes où le même mot paraît à un esprit moderne revêtir alternativement un sens profane et un sens divin, évoquer alternativement une puissance impersonnelle et une figure anthropomorphe.
Comme nous l’avons vu, l’auteur de la Théogonie situe Diké parmi les Hôrai, filles de Zeus et de Thémis136 ; il parle d’elles plus longuement dans les Travaux et les Jours. La justice s’y montre l’objet de l’un de ses soucis les plus constants, or les vers qui expriment cette préoccupation semblent faire alternativement de la dikè une valeur ou, à la fois, une valeur et un personnage mythique. Voici les principaux d’entre eux.
O toi, Persès, écoute la dikè ; ne fais pas croître l’hybris.
L’hybris est mauvaise pour le malheureux mortel ; le riche lui-même
ne la supporte pas aisément ; c’est sous son poids qu’il succombe
quand il rencontre le malheur. Diké l’emporte sur l’Hybris
au moment où la dikè parvient à son accomplissement ; c’est en souffrant que l’ignorant accède au savoir137.
Ces premier vers font de la justice divine une valeur qui doit inspirer les conduites humaines ; valeur opposée à la démesure de l’hybris. Ils la représentent aussi comme une puissance capable d’infléchir le cours des événements pour triompher de l’hybris le moment venu. Diké fait alors souffrir ceux qui l’ont négligée mais c’est pour leur bien : la peine qu’ils subissent leur apprend la sagesse138.
Les vers qui suivent ce passage – nous les avons déjà cités – prêtent à cette justice des traits quasiment personnels :
Αὐτίκα γὰρ τρέχει Ὅρκος ἅμα σκολιῇσι δίκῃσιν
τῆς δὲ δίκης ῥοθος ἑλκομένης ᾗ κ’ἄνδρες ἄγωσι
δωροϕάγοι, σκολιῇς δὲ δίκῃς κρίνωσι θέμιστας
ἣ δ’ἕπεται κλαίουσα πόλιν καὶ ἤθεα λαῶν
ἠέρα ἑσσαμένη κακὸν ἀνθρώποισι φέρουσα
οἵ τε μιν ἐξελάσωσι καὶ οὐκ ἰθεῖαν ἔνειμαν.
Immédiatement Serment accourt, sur le chemin des sentences retorses.
Voilà que s’élève le cri de Diké, traînée sur le chemin où la conduisent
des gens corrompus qui jugent les arguments des plaideurs
en prononçant des sentences tortueuses.
Elle les suit en pleurant sur les cités et les résidences humaines ;
entourée de brume, elle apporte le malheur aux hommes
qui l’ont chassée et ne l’ont pas administrée correctement139.
C’est ainsi que Diké, vertu divine, finit par ruiner les hommes qui la bafouent. Elle assure au contraire le bonheur de ceux qui la respectent. Les rois justes régnent sur des cités prospères ; les peuples qui leur sont soumis ignorent la guerre et vivent en paix ; leurs champs produisent des récoltes abondantes, leurs troupeaux s’accroissent ; leurs femmes mettent au monde de nombreux enfants pleins de santé140. Dans cette conviction, Hésiode interpelle les rois dont il se sent la victime ; il les conjure de prendre la justice en considération ; pour les convaincre, il ajoute que de nombreuses divinités surveillent les mortels, particulièrement attentifs à la qualité des sentences que l’on prononce parmi eux141. Il poursuit :
Il existe en outre une vierge, Diké, fille de Zeus,
illustre et respectée parmi les dieux maîtres de l’Olympe.
Si quelqu’un la blesse, en la traitant avec mépris dans des conduites retorses,
elle va vite prendre place près de son père, Zeus le Cronide,
et lui révèle la pensée des hommes injustes ; elle veut que le peuple paie
le prix requis pour la folie de rois qui, dans des desseins perfides,
font dévier les jugements, en s’exprimant d’une manière retorse142.
Pour finir ce long développement, Hésiode répète le conseil qu’il avait donné à son frère :
O Persès, mets toi bien ces leçons dans l’esprit :
Ecoute Diké. Oublie définitivement la violence.
… Celui qui décide de prononcer des paroles justes,
conscient de ce qu’il dit, Zeus à la voix forte lui donne la prospérité.
Celui qui, après avoir prêté un serment trompeur, profère des mensonges
délibérés et commet une faute irréparable en blessant Diké voit sa postérité décroître dans l’avenir ;
l’homme fidèle à son serment voit la sienne toujours plus vigoureuse143.
Au-delà de la simple personnalisation, nous avons été conduits en pleine mythologie, quand nous avons vu une fille s’asseoir près de son père et lui désigner les hommes coupables d’injustice. Mais au fond la distinction que je viens d’esquisser entre la valeur ou la vertu de justice, la figure qui la personnifie et le motif mythique n’est pas pertinente. De quelque façon que le Grec parle d’elle, c’est toujours, semblable à elle-même, la divinité dont il ressent en lui les exigences comme il perçoit aussi son action dans les sociétés qui l’entourent144.
Au terme de notre examen du vocabulaire, nous avions dit que la dikè peut influencer Dikéctement le cours des événements. Cette proposition est vraie si l’on entend Diké qu’elle peut agir sur eux sans que des hommes, juges ou rois, lui servent d’intermédiaires. Notre première conclusion doit cependant être nuancée si nous considérons maintenant les modalités de l’action divine. Nous avons en effet constaté que Diké n’agit pas toute seule. D’autres dieux surveillent les hommes, comme elle le fait. Davantage encore, son rôle personnel est celui d’une assistante : elle désigne des coupables à l’attention de Zeus ; c’est lui le maître, c’est lui l’acteur principal.
Persuadé d’avoir été lésé dans le partage des biens paternels, par un frère dont des juges ont appuyé les prétentions indues, Hésiode médite longuement sur la justice. Le travail, enseigne-t-il, est le seul moyen légitime pour acquérir quelque richesse145, mais si l’on s’en tient à ce moyen sans recourir à nulle fraude, il a la conviction que, dans le cours du temps, Diké vous sera finalement favorable ; elle assurera votre prospérité ou celle de votre descendance. Cette espérance lui permet de supporter l’injustice dont il se sent la victime mais elle ne lui sert pas simplement de consolation facile ; profondément ancrée dans son cœur, elle est constitutive de sa foi religieuse. Je note en outre qu’elle ne lui est pas particulière ; de nombreux Grecs la partagent. En lisant l’Odyssée, nous apprenons que le respect de la justice assure la fertilité des champs146. Les auteurs archaïques et classiques expriment des opinions semblables de plusieurs manières différentes.
Du temps de Solon, Athènes a connu des troubles graves ; le législateur en recherche la cause. Ce ne sont pas les dieux, dit-il, qui ruineront la cité ; ce sont les Athéniens eux-mêmes et leurs dirigeants, car ils cèdent tous à la démesure, à l’hybris :
οὔθ’ἱερῶν κτεάνων οὔτε τι δημοσίων
φειδόμενοι κλέπτουσιν ἀφαρπαγῇ ἄλλοθεν ἄλλος,
οὐδὲ φυλάσσονται σεμνὰ δίκης θέμεθλα,
ἣ σιγῶσα σύνοιδε τὰ γιγνόμενα πρό τ’ἐόντα,
τῷ δὲ χρόνῳ πάντως ἦλθ’ἀποτεισομένη.
τοῦτ’ἤδη πάση πόλει ἔρχεται ἕλκος ἄφυκτον.
Ne respectant ni les biens des dieux ni ceux de l’Etat,
ils volent par cupidité, l’un ici, l’autre là,
et négligent les augustes principes de Diké.
En silence, elle voit tout ce qui se passe, tout ce qui s’est passé puis, dans le cours du temps, elle vient à coup sûr demander des comptes. Voilà en quoi consiste le mal inévitable qui déjà menace notre cité147.
Bacchylide exprime une idée voisine. Donnant la parole à Ménélas, il présente ce héros en train d’adresser un discours aux Troyens. Zeus, leur enseigne-t-il, n’est pas responsable des maux qui frappent les mortels. Leur sort dépend de leurs propres conduites. « Il est loisible à tous les hommes d’accéder à la droite Diké, compagne de la sainte Eunomia et de Thémis, l’inspirée. Ceux qui choisissent de vivre auprès d’elle sont les fils d’hommes heureux ; au contraire, celle dont la floraison est faite de gains malhonnêtes et de funestes folies, l’Hybris impavide qui vise à obtenir rapidement la richesse ou le pouvoir d’autrui vous précipite dans les abîmes de la ruine. C’est elle qui fit la perte des orgueilleux Géants, fils de la Terre. »148
Eschyle développe le même thème, en de multiples variations. Dans les Sept contre Thèbes, il décrit la figure symbolique qui orne le bouclier de Polynice : elle montre une femme conduisant un guerrier ; une inscription désigne en elle Diké, accompagnant l’homme auquel elle restituera son bien. Or, au moment de poster des guerriers à chacune des portes de la ville attaquée par Polynice et ses alliés, Etéocle déclare :
Quant à celui dont le nom est riche de signification149 – je parle de Polynice –,
nous saurons très vite à quelle fin son emblème le conduira
et si, de la bataille, pourront le ramener chez lui les lettre d’or
qui, sur son bouclier, énoncent un message convenant au dérèglement de son esprit.
Eἰ δ’ἡ Διὸς παῖς παρθένος Δίκη παρῆν
ἔργοις ἐκείνου καὶ φρεσίν,…
Si la fille de Zeus, si la vierge Diké était présente
dans ses actes et dans sa pensée, son retour serait possible
mais, ni lorsqu’il quittait l’obscurité du ventre maternel,
ni dans sa petite enfance, ni dans son adolescence,
ni lorsque la barbe commençait à couvrir son menton,
jamais Diké ne lui a adressé la parole ou accordé la moindre considération.
Et maintenant, alors qu’il maltraite la terre de ses pères,
je ne pense pas qu’elle se tienne à ses côtés
car, si elle le faisait, elle porterait un nom trompeur
cette Diké, en s’alliant à un homme dont l’esprit a toutes les audaces.
Voilà ce dont je suis convaincu et c’est pourquoi je l’affronterai moi-même…150
On le voit, selon leur caractère, Diké accorde ou non son attention aux individus ; corrects ou non, leurs comportements puis leurs succès dépendent de l’influence qu’elle exerce sur eux. Elle ne protège pas l’homme injuste ; il n’y a donc pas grand risque à l’affronter si l’on est certain de soutenir une bonne cause. Certes Etéocle se vante ; il y a de la forfanterie dans ses propos mais les idées qu’il exprime doivent être sympathiques à ses auditeurs, puisqu’il espère recueillir leur approbation.
Pendant que, dans le palais, Oreste tue Clytemnestre et son amant Egisthe, le chœur de Choéphores médite :
Elle est venue, dikè, frappant enfin les Priamides ;
elle est venue la peine juste ;
il est venu dans le palais d’Agamemnon,
le double lion, le double Arès…151
Pour les femmes du chœur, c’est donc la dikè qui a provoqué la chute de Troie pour punir finalement le crime commis par Paris en enlevant Hélène ; de même un châtiment conforme à la dikè s’accomplit dans le palais d’Agamemnon : les deux coupables sont tués par Oreste, le double lion ; son acte double est celui du dieu Arès car ce dieu coïncide avec l’esprit de violence qui inspire le vengeur. La répétition de la formule « elle est venue », « il est venu » montre l’étroite parenté qui unit toutes ces actions entre elles. Oreste est l’exécuteur de la dikè. En effet, le chœur reprend ensuite :
Il est venu celui qui, se vouant à des luttes secrètes,
prépare dans la ruse l’exécution du châtiment.
Dans le combat, elle a vraiment touché son bras,
la fille de Zeus – nous l’appelons Diké,
nous autres les mortels, à juste titre ;
elle souffle une haine mortelle sur ses ennemis152.
Ainsi le chœur appelle fille de Zeus la divinité qu’il paraissait considérer d’abord comme une justice immanente, utilisant le bras d’un homme qu’elle inspire ; du même coup, il lui prête une personnalité et des sentiments, lui attribue une action Dikécte sur les mortels qui ne la respectent pas. Valeur, vertu mais aussi véritable divinité, cette justice peut être invoquée comme n’importe quel autre dieu. Lors du retour d’Oreste, l’Electre d’Eschyle énonce le vœu suivant : Μόνον Κράτος τε καὶ Δίκη σὺν τρίτῳ πάντων μεγίστῳ Ζηνὶ συγγένοιτό μοι. « Puissent seulement la Force et la Justice, jointes à Zeus en troisième lieu, Zeus le plus grand de tous, me venir en aide ! »153
Favorable aux justes, écrit encore le dramaturge, cette déesse ne se laisse point séduire par les faux-semblants :
Δίκα δὲ λάμπει μὲν ἐν
δυσκάπνοις δώμασιν,
τὸν δ’έναίσιμον τίει βίον
τὰ χρυσόπαστα δ’ἔδεθλα σὺν πίνῳ χειρῶν
παλιντρόποις
ὄμμασι λιποῦσ ὅσια προσέβαλε
δύναμιν οὐ σέβουσα πλού–
του παράσημον αἴνῳ
πᾶν δ’ἐπὶ τέρμα νωμᾷ
Diké brille
dans les maisons enfumées ;
elle accorde son attention aux vies honnêtes ;
des palais constellés d’or où vivent des êtres
aux mains sales, elle détourne
ses regards, pour se diriger vers les demeures pieuses,
n’accordant nulle considération à la puissance des richesses,
cette fausse-monnaie de la gloire ;
elle mène toute chose à son terme154.
Tirant en effet les conséquences de la conduite des hommes, la déesse leur donne finalement le sort qu’ils méritent. Nous lisons dans un fragment qui paraît être celui d’une pièce d’Eschyle :
Silencieuse, échappant aux regards, Diké te voit
pendant ton sommeil, quand tu te déplaces, quand tu restes immobile ;
elle t’accompagne immédiatement dans le cours de tes déviations,
ou te rejoint parfois plus tard155.
Sophocle complète l’image que nous acquerrons progressivement de la déesse Diké. Son Antigone explique à Créon pourquoi elle s’est permis d’enfreindre les lois qu’il avait promulguées :
A mon avis, ce n’est pas Zeus qui a édicté ces règlements
ni Diké qui partage la demeure des dieux d’en-bas ;
ce ne sont pas ces lois qu’ils ont fixées pour les hommes.
Je ne pensais pas que tes décrets eussent assez de force
pour autoriser un être mortel à transgresser
les sûrs arrêts des dieux – ces règles non écrites156.
Enfreignant les ordres de Créon, Antigone a donné une sépulture à Polynice ; elle est soucieuse d’accorder aux morts ce qui leur est dû. La justice l’exige, car elle ne concerne pas seulement les relations entre vivants mais définit aussi les devoirs que les vivants ont à l’égard des morts. Telle est la signification des mots « Diké… partage la demeure des dieux d’en-bas ». En énonçant cette proposition, je ne pense pas que Sophocle veuille détacher Diké de Zeus ; il veut simplement signifier que Diké ne néglige pas les intérêts des habitants du monde infernal. Il souligne ainsi l’étendue de ses compétences : avec Zeus et d’autres dieux, elle collabore à l’énoncé de lois essentielles, qui sont des lois non-écrites.
Eschyle nous disait déjà que Diké prend à son compte la colère de morts, victimes d’un assassinat, même s’il a des doutes quant au fait que les trépassés puissent tirer un profit personnel de ce qui se fait parmi les vivants :
Que tu veuilles faire du bien aux morts
ou leur faire du mal, cela est indifférent,
parce que les morts n’ont ni plaisir ni peine.
Cependant Némésis est au-dessus de nous
et Diké met à exécution le ressentiment du mort157.
Nous voyons ici Diké étroitement liée à Némésis ; c’est aussi le cas dans d’autres textes qui font de Diké une vengeresse158 et, pour cette raison, l’associent précisément à la déesse de la Vengeance159. Nous la voyons ailleurs liée aux déesses qui s’acharnent contre les meurtriers160, aux Erinyes161. C’est dans le voisinage de telles divinités que nous devons chercher les dieux d’en-bas mentionnés par Sophocle.
Rappelons pourtant une chose. Diké agit parmi les vivants. Elle se montre attentive aux individus dont elle influence le bonheur ou le malheur des multiples façons que nous avons dites mais elle commande également au destin des collectivités. Pindare l’appelait déjà βάθρον πολίων, ἀσφαλής Δίκα, « l’assise des cités, la très sûre Diké »162.
En insistant sur le fait que, très ancienne, la déesse Diké n’est pas le produit d’une abstraction ni celui d’un simple procédé stylistique, je ne veux pas Diké que les Grecs soient incapables d’abstraire ou de jouer avec les mots. Ils usent très tôt de figures rhétoriques. En développant une allégorie, ils peuvent y inclure Diké. Nous le voyons chez Pindare. Il invoque la Tranquillité, Hèsychia, qu’il personnifie ; il lui adresse une prière, bien qu’elle ne fasse l’objet d’aucun culte ni d’aucun des mythes de la tradition. Dans cette invocation poétique, il fait d’Hésychia la fille de Diké, signifiant ainsi que le respect de la justice assure la tranquillité.
Bienveillante Hésychia, fille
de Diké, ô toi qui rends les cités puissantes,
qui détiens les clés suprêmes
des conseils et des guerres,
reçois, destiné à Aristoménès, cet hommage mérité par une victoire pythique163.
Si le poète allégorise ainsi en parlant de Diké, cela ne l’empêche pas de la considérer ailleurs comme une vraie déesse, et de suivre la tradition. En faisant de Diké une fille de Chronos, le temps164, Euripide joue probablement d’une allégorie, pour Diké que le châtiment infligé au coupable par la dikè survient dans le cours du temps, comme nous l’avons vu ; car il écrit ailleurs, obéissant à la tradition commune, que Diké est une fille de Zeus165. Ne soyons pas trop catégoriques sur ce point ; il est possible que la démarche allégorique serve parfois à l’expression de la pensée religieuse et contribue au développement des images mythiques. La frontière entre le mythe et l’allégorie n’est pas toujours facile à tracer. Lorsque Bacchylide évoque un destin capable de faire pencher le plateau de la balance de Diké166, nous ne savons pas si l’image de cette balance est mythique ou purement littéraire.
Mentionnons ici un texte difficile de Parménide et risquons deux hypothèses à son sujet. Au début de son grand poème, le philosophe évoque une étrange vision : des cavales l’emportent et conduisent son attelage auprès d’une déesse qui lui enseignera la vérité. Au cours de ce voyage, il se trouve devant un portail céleste, sur les chemins du jour et de la nuit. Il est fait de vastes portes dont Diké détient les clés, pour les ouvrir ou les fermer devant ceux qui désirent passer dans l’un ou l’autre sens. Le philosophe se fait des dieux une idée différente de celles que la plupart des Grecs en ont ; quelle qu’en soit l’originalité, sa pensée et son imagination mêmes ont trouvé leur aliment dans les traditions communes. C’est pourquoi je me demande si l’idée d’une Diké maîtresse de portes célestes ne procède pas ici du mythe homérique faisant des Hôrai les gardiennes des portes ouraniennes. Quand le philosophe visionnaire est arrivé devant la déesse, celle-ci lui dit qu’il n’a pas été conduit auprès d’elle par une Destinée funeste mais par Thémis et Diké. Parménide donne sans doute une signification nouvelle à ces deux divinités ; en les associant, je me demande pourtant s’il n’est pas inspiré par la tradition qui fait de la thémis une exigence éthique dont la dikè assure la satisfaction, avec l’eunomia et la paix eirènè, ou, en d’autres termes, qui désigne en Thémis la mère de Diké et de ses sœurs167.
A la suite d’Anaximandre168, Héraclite appelle Diké un principe régissant tout ce qui se produit dans l’univers. Au vrai, pour Héraclite, le principe de tous les événements est guerre ou conflit mais l’action de ce principe coïncide avec celle de la justice. « Il faut savoir que la guerre est universelle, que la compétition est justice, que toutes choses se produisent sous l’effet de la compétition et sont ainsi nécessaires. »169 Cette dikè agit parmi les hommes170 ; elle agit aussi sur les entités cosmiques. « Le Soleil ne dépassera pas les mesures qui lui sont assignées, sinon, auxiliaires de Diké, les Erynies le découvriront. »171 Le philosophe est original ; sa pensée dont l’expression est délibérément paradoxale s’écarte des opinions des Grecs les plus communes ; dans les phrases que je viens de citer, il me semble pourtant tirer son inspiration de croyances traditionnelles. Sa Diké joue un rôle semblable à celui de la dikè objective que les textes nous ont fait connaître. Son action coïncide avec celle de la guerre ou du conflit qui constitue pour Héraclite le principe souverain de l’univers, comme l’action de la Diké traditionnelle coïncide avec celle de Zeus, le dieu souverain.
Les auteurs grecs ultérieurs se réfèrent trop souvent à la justice, Diké, pour que nous citions tous les propos qu’ils tiennent à son sujet. Je signalerai seulement qu’ils l’associent à d’autres vertus, à l’aidôs, « la retenue, la pudeur, le respect de soi-même ou des autres »172, et à la pistis, « la confiance, la fidélité ou la foi »173. Quant au reste, ils reprennent la plupart des thèmes que leurs prédécesseurs avaient développés. Nous le voyons notamment chez Platon. Il montre Diké soucieuse de venger les victimes d’un meurtre174 ; il dit aussi que l’homme injuste est la cause de sa propre perte, qu’il ruine sa famille et son pays175. Il écrit plusieurs fois que Diké surveille les mortels, qu’elle observe leur conduite176.
Certains des textes où il énonce cette dernière idée semblent d’inspiration orphique. « Dieu qui, selon l’ancienne parole, comprend en lui le début, la fin et le milieu de toutes choses, va en droite ligne au terme de ses actes, tout en accomplissant un mouvement enveloppant, conformément à sa nature. Diké le suit sans cesse, elle qui punit les infractions à la loi divine. Celui qui est destiné au bonheur s’attache à elle, avec modestie et avec discipline ; mais celui qui est bouffi d’orgueil, exalté par ses propres richesses, par les honneurs dont il est l’objet ou par sa beauté physique, dans l’entraînement de la jeunesse et de la folie, laisse l’hybris enflammer son âme ; il croit n’avoir besoin ni de maître ni de guide mais être capable de conduire autrui. Celui-là reste seul, abandonné de dieu. Dans cet abandon, il s’adjoint d’autres gens de la même expèce que lui ; il fait de multiples bonds et jette le trouble en toutes choses. Aux yeux de certains, il paraît être quelqu’un mais au bout de peu de temps, astreint à payer un lourd châtiment à Diké, il cause la ruine complète de sa famille et de sa cité. »177 On sait que la formule initiale de ce texte « dieu, début, fin, milieu de toutes choses » est une formule orphique.
Un autre témoignage donne pour orphique une pensée dont nous avons trouvé la première formulation chez Hésiode. Il est porté par un orateur athénien que nous avons déjà cité partiellement : « Il vous faut aujourd’hui juger correctement », dit-il, « en vouant la plus grande attention à Eunomia, elle qui aime les actes justes, qui assure le salut de toutes les cités, de tous les pays, et à la vénérable, à l’inflexible Diké. Celui qui vous a révélé les mystères les plus saints, Orphée, dit que, siégeant près du trône de Zeus, elle surveille tout ce qui se passe chez les hommes. »178
L’Hymne orphique à Diké développe le même thème :
Ὄμμα Δίκης μέλπω πανδερκέος, ἀγλαομόρφου,
ἣ καὶ Ζηνὸς ἄνακτος ἐπὶ θρόνον ἱερὸν ἵζει
οὐρανόθεν καθορῶσα βίον θνητῶν πολυφύλων.
Je chante l’œil de Diké, déesse d’une beauté éclatante et qui voit toutes choses.
Elle siège sur le trône sacré du seigneur Zeus,
surveillant du haut du ciel la vie des nombreuses tribus de mortels »
Je note ici que l’hymne orphique reprend une image ancienne qui apparaît déjà chez Sophocle. Stobée cite un fragment de sa tragédie « Ajax le Locrien » :
τὸ χρύσεον δὲ τᾶς Δίκας
δέδορκεν ὄμμα, τὸν ἄδικον ἀμείβεται.
L’œil d’or de Diké
voit ; à l’homme injuste, elle donne en retour ce qu’il mérite179.
En nous montrant que l’œil symbolise la divinité, l’hymne nous pemet de comprendre le fragment ; si le nom œil est le sujet grammatical du verbe que je traduis par « donne en retour », symbolisée par son œil, Diké est pourtant bien le sujet de l’action qu’il signifie.
Quelle qu’en soit l’origine, l’idée d’une complicité unissant Diké à Zeus est très largement répandue. Un papyrus d’Oxyrrhynque nous a conservé quelques vers d’Eschyle : Ils mettent en scène la Justice en personne :
Il (Zeus) occupe le trône même de son père, après avoir
vaincu Cronos avec dikè. Il lui est loisible de s’en vanter :
son père avait commencé (la dispute), en réagissant à l’agression il le faisait avec dikè.
C’est pourquoi Zeus m’accorde de grands honneurs,
car, attaqué, il n’a pas combattu sans dikè.
Je suis assise sur le trône de Zeus, entourée de gloire.
Il m’envoie lui-même auprès de ceux pour lesquels il a de la bienveillance,
Zeus, lui qui m’a, dans de bonnes intentions, envoyée sur la terre.
Vous verrez, quant à vous, si je prononce de vaines paroles.
– De quel nom devons-nous t’appeler pour bien faire ?
– Diké, nom qui est au ciel l’objet d’un grand respect.
– De quel privilège es-tu la productrice ? dis-le nous.
– Aux justes je donne en récompense une vie justement accordée à leur vertu.
………………
Quant aux sots orgueilleux, je fais grandir en eux un esprit sage.
– Le fais-tu par la magie de la séduction ou en usant de la force ?
– En inscrivant leurs fautes sur les tablettes de Zeus.
– Quand ouvres-tu ce livre des crimes ?
– Quand vient le jour où pour eux l’acte décisisif doit être accompli »180.
Ce texte confirme l’une de nos observations. Le mot dikè paraît d’abord un nom commun désignant la justice envisagée comme une règle de correction ; nous apprenons pourtant que cette règle assure le succès de ceux qui la respectent ; les derniers vers font de cette justice même une divinité ; ils l’évoquent comme une personne et la font parler. Ce fragment étonnant développe en outre trois thèmes que nous connaissons déjà partiellement et les associe entre eux : Diké se tient près du trône de Zeus ; cependant le dieu souverain l’envoie parfois sur la terre pour donner aux hommes justes une vie conforme à leurs mérites et pour améliorer les autres mortels. Elle le fait en inscrivant leurs fautes sur un registre dont Zeus a la disposition. Par cette image le dramaturge indique une fonction de Diké qu’Hésiode signalait en d’autres termes : elle désigne les coupables à l’attention du dieu souverain. Le moment venu, elle ouvre le registre ; avec Zeus, elle tire les conséquences des crimes dont il contient la mention. Un délai sépare donc la conduite humaine de sa sanction. Le moment où la déesse intervient finalement, les modalités de son action restent imprévisibles et mystérieux.
Si donc la dikè se manifeste dans un événement heureux pour récompenser l’auteur d’une bonne action ou dans un événement cruel pour châtier celui d’une action mauvaise, si elle est ainsi une puissance capable d’influencer le destin des hommes, si les Grecs tiennent cette puissance pour divine, de nombreux textes nous ont appris qu’ils subordonnent la déesse Diké à Zeus. Elle est sa collaboratrice ou sa servante. Elle lui obéit à tel point que l’action de Diké se confond parfois avec celle de Zeus et paraît se résorber en elle. Hésiode qui célèbre Diké, comme nous l’avons vu, fait parfois de l’événement destiné à châtier l’homme injuste – événement qu’il désigne sous le nom même de dikè- un pur effet de l’action du dieu souverain. Dans un texte disant les conséquences opposées de l’action juste et de l’action injuste (nous l’avons déjà mentionné), nous trouvons les vers suivants :
« Ceux dont la démesure perverse et de funestes entreprises occupent la pensée, le Cronide, Zeus au vaste regard, leur réserve un châtiment (une dikè). »
Les vers suivants nous apprennent la nature de ce châtiment : c’est une peste, c’est une famine, une catastrophe où de nombreux hommes périssent ; une maladie qui rend les femmes stériles ; ils nous apprennent aussi que cette dikè résulte de l’action de Zeus181.
3. Eirènè
Le mot grec eirènè correspond au nom français « paix » ; il désigne l’état de paix, par opposition à l’état de guerre, la paix que des ennemis finissent par conclure, le calme d’un pays qui se trouve à l’abri des luttes et des conflits ; il s’applique aussi, mais plus rarement, à la tranquillité de l’âme. Or le même mot désigne une divinité. Nous avons vu que la tradition hésiodique situe Eirènè à côté d’Eunomia et de Diké, parmi les Hôrai, filles de Zeus et de Thémis. Il est possible de l’imaginer sous les traits d’une jeune femme ; des statues la représentent de cette façon182. Ajoutons qu’elle reçoit l’hommage d’un culte. En 374, après les victoires de Timothée et la prise de Corcyre, Athéniens et Spartiates ont conclu la paix ; pour célébrer cet événement, les Athéniens ont décidé d’offrir chaque année un sacrifice à Eirènè.183 Ce sacrifice coïncide-t-il avec celui qu’ils célébraient en son honneur lors de la fête des Synoikia, le 17e jour d’Hécatombéon ? Ce n’est pas impossible. D’après une scholie d’Aristophane, le rite accompli lors de cette fête n’était pas un sacrifice animal ; nul sang n’y teignait l’autel184. Une inscription conservant les comptes de la vente des peaux de victimes sacrificielles mentionne au contraire un sacrifice à la Paix185. Celle-ci pouvait donc aussi recevoir des sacrifices sanglants. Trop maigres et trop disparates, ces témoignages ne nous permettent pas de décrire les cultes d’Eirènè ; ils nous enseignent du moins qu’elle était l’objet de plusieurs rites. Comment donc la notion de paix et l’image d’une désse, toutes deux signifiées par le même nom, se concilient-elles dans l’esprit des Grecs ? Ils emploient souvent ce nom pour décrire une situation de fait ; ils le font alors d’une manière objective, sans vouloir, semble-t-il, désigner nulle divinité. En revanche, lorsqu’ils songent au bonheur de la paix, à tous les bienfaits qu’elle apporte ; quand, victimes d’une guerre cruelle, ils aspirent à son retour ; dans de telles circonstances émouvantes, ils lui reconnaissent un caractère divin ; c’est une déesse qu’ils évoquent. Ils ne la personnalisent pourtant pas d’une manière systématique ; dans les mêmes textes, le mot semble désigner tantôt l’état de paix, tantôt une figure anthropomorphe, si bien que les éditeurs modernes l’écrivent alternativement avec une majuscule et avec une minuscule mais nous savons que ces procédés graphiques sont artificiels. Pour les Grecs, le nom ne change pas de sens, en dépit des impressions que le texte peut produire sur un esprit moderne ; la cohérence et la continuité des développements où il se trouve employé suffisent à le montrer. Quelques exemples nous en persuaderont.
Notons en premier lieu que les Grecs établissent d’étroites corrélations entre l’eirènè, l’eunomia et la dikè, même lorsqu’ils ne font pas de mythologie et ne s’expriment point en termes généalogiques. Hésiode enseignait déjà que les rois respectueux de la dikè voient la paix s’installer dans leur cité186. Bacchylide parle de « la sage Eunomia qui a reçu les festivités pour lot et qui maintient en paix les villes des hommes pieux »187. Nous trouvons dans les Perses de Timothée une prière que j’ai déjà citée :
ἀλλ’ἑκαταβόλε Πύθι’ἁγνὰν
ἔλθοις τάνδε πόλιν συν ὄλβῳ
πέμπων ἀπήμονι λαῶι
τῶιδ’εἰρήναν θάλλουσαν εὐνομίαι,
dieu pythien, toi dont les traits portent loin, puisses-tu
venir dans notre cité sainte accompagné de la prospérité
et faire parvenir à notre peuple
la paix qui fleurit dans l’eunomia188.
Ainsi, pour les Grecs, la Paix est solidaire du respect de la justice et de l’ordre, signifiés repectivement par les mots eunomia et dikè. La généalogie mythique est un des instruments qui leur permettent d’exprimer cette conviction.
Citons d’abord un texte qui chante la paix sans insister sur son caractère divin ; dès le premier vers, celui-ci est pourtant sous-jacent :
Pour les mortels, Paix enfante la superbe richesse,
ainsi qu’une floraison de chants aux douces paroles.
Grâce à elle, sur les autels ouvragés,
brûlent pour les dieux, dans une flamme jaune,
les cuisseaux de vaches et de moutons laineux ;
les jeunes gens s’adonnent aux exercices des gymnases,
jouent de la flûte, participent aux cortèges festifs.
Dans la poignée métallique des boucliers
s’installe la toile des araignées noires.
La rouille condamne la pointe acérée des lances
et les épées à deux tranchants.
Le sommeil doux comme le miel
n’est point arraché des paupières
à l’aurore, le sommeil qui réconforte les cœurs.
Les places sont pleines de gens qui banquètent
et des chants d’enfants font résonner des voix claires189.
Dans les Suppliantes d’Euripide, le héraut thébain met Thésée en garde : que son attitude ne conduise point à la guerre ! « Quand la guerre est soumise au vote du peuple », dit-il, « nul ne pense à sa propre mort et chacun reporte l’éventualité de ce malheur sur autrui. Si la mort était présente aux yeux des citoyens à l’instant où ils votent, la Grèce ne périrait pas, prise d’une folie guerrière. De deux causes, nous savons, nous les hommes, celle qui est supérieure, ce qui est bon et ce qui est mauvais ; (nous savons)
ὅσῳ τε πολέμου κρεῖσσον εἰρήνη βροτοῖς
ἡ πρῶτα μὲν Μούσαισι προσφιλεστάτη
Ποιναίσι δ’ἐχθρά, τέρπεται δ’εὐπαιδίᾳ
χαίρει δὲ πλούτῳ
à quel point la paix l’emporte sur la guerre, cette paix qui, très chère aux Muses, ennemie des déesses de la Vengeance, aime les heureuses naissances et que la prospérité réjouit. Rejetant sottement ces avantages, nous choisissons les guerres et, hommes, nous asservissons l’homme plus faible, cité, nous asservissons une cité190.
Opposée à la guerre, la paix dont Euripide parle semble donc en premier lieu consister dans l’état d’un pays qu’épargnent les batailles et leurs dégats ; elle est favorable aux arts et aux sciences, elle l’est aussi à la croissance des générations nouvelles, et l’opulence la réjouit ; or Euripide ne décrit pas de cette façon les phénomènes qu’il évoque. Il présente la paix comme une personne divine, unie par des liens affectifs à d’autres personnes qui lui ressemblent et qui prend plaisir à voir une ville prospérer. Percevant la paix, source de mille bienfaits, comme merveilleuse, il voit simultanément en elle un état de fait et une divinité.
Bacchylide nous a signalé le lien qui unit la paix aux festivités. Or voici ce qu’Euripide nous dit encore, dans les Bacchantes, en parlant de Dionysos :
ὁ δαίμων ὁ Διὸς παῖς
χαίρει μὲν θαλίαισιν
φιλεῖ δ’ὀλβοδότειραν Εἰ-
ρήναν, κουροτρόφον θεάν
Le dieu, fils de Zeus,
est réjoui par les festivités ;
il aime la paix, dispensatrice de richesses,
déesse nourricière de jeunes gens191.
Là encore Eirènè est simultanément occasion de festivité, condition politique favorable à la montée de générations nouvelles comme à la prospérité de tous, et déesse, sympathique à Dionysos.
Considérons enfin une comédie d’Aristophane. Créée en 421, elle fut écrite après plusieurs années d’une guerre dont les antagonistes, Spartiates, Athéniens et leurs alliés respectifs, souffraient douloureusement. Déjà les diplomates préparaient un traité. L’auteur comique pense très banalement à la cessation des hostiliés, à l’établissement d’un état paisible auquel le peuple aspire ; or il parle d’une divinité ou parfois de la statue qui la représente. Elle se trouve enfermée dans une caverne dont les laboureurs attiques et quelques autres de leurs collègues étrangers réussiront à la faire sortir, en la tirant avec des cordes. Dans de longs dialogues, le mot eirènè se trouve employé sans que l’on sache très bien s’il désigne l’état de paix, la déesse ou sa statue. Certes, il s’agit de faire rire mais le comique résulte ici de la confusion entre la déesse et une représentation matérielle que l’on peut manier, entre cette chose qu’on hisse pour la retirer d’un trou et la vie tranquille, objet des souhaits de tous. En effet ni la déesse ni l’état de paix ne se laissent ainsi manipuler. Toutefois l’image bouffonne dont le poète joue a un sens. La guerre est le signe d’une absence ; une divinité s’est éloignée du pays déchiré, divinité dont le peuple ressentait la présence lorsque la cité jouissait de la paix ; il souhaite ardemment son retour192.
A cette paix divine, les personnages d’Aristophane offriront bientôt un sacrifice. Le poète l’associe à la joie des fêtes religieuses, symbolisée par Théôria, « la Procession » ou « le Spectacle » et à l’abondance, symbolisée par Opôra, « la Saison des fructifications et des récoltes »193. C’est le temps bienheureux où l’on peut faire l’amour et dormir194. C’est le temps de s’adonner aux travaux des champs que la guerre avait contraint à abandonner195.
Nous voyons ainsi les qualités qui font de la paix un être divin. Elle met à l’abri des malheurs de la guerre. Elle permet l’accomplissement des travaux agricoles. Elle éloigne la crainte de l’esprit des hommes et des femmes, elle leur permet de faire l’amour, de mettre des enfants au monde et de les élever. Elle permet de célébrer les fêtes religieuses dans la joie. Bref, elle est source de bonheur et de prospérité. Sur l’agora d’Athènes, une statue de Céphisodote la représente, portant dans ses bras l’enfant Ploutos, c’est-à-Diké l’enfant « Richesse »196. Plusieurs épithètes signifient toutes ces vertus. Nous la voyons appelée bathyploutos197, « immensément riche » ; polyolbos198, « très prospère » ; ploutodoteira199, « dispensatrice de richesses. Pindare écrit plus savamment qu’elle est ταμί’ ἀνδράσι πλούτου « pour les hommes l’intendante de la richesse »200. D’une manière plus remarquable encore, elle est Courotrophos201, « nourricière de jeunes gens ». Célébrant Déméter, la déesse de l’agriculture et du blé, un hymne orphique lui donne deux de ces épithètes, la qualifiant de « dispensatrice de richesses » et de « nourricière de jeunes gens » ; or il ajoute que Déméter aime la paix : εἰρήνῃ χαίρουσα202. Il y a donc d’évidentes affinités entre la dernière des Hôrai, Eirènè, et la grande déesse qui assure la culture et la croissance des céréales.
Ainsi, tout à la fois événement concret, réalité vécue et personne divine, cette Paix est douce aux hommes : « O douce Paix ! » écrit un poète lyrique inconnu203. Les hommes l’interpellent et sollicitent sa présence. « Très riche Paix, toi, la plus belle des déesses bienheureuses, j’ai la nostalgie de ta présence. Que tu tardes à venir… », lisons-nous dans un fragment d’Euripide204. Dans l’une de ses tragédies, une intervention divine met fin à un débat douloureux qui se déroule sur le sort d’Oreste et sur celui d’Hélène ; dans ce débat, plusieurs conceptions de la justice se sont opposées ; Apollon ordonne aux anciens adversaires de dépasser leurs divergences d’opinion, d’aller au-delà des rancunes et des conflits. « Poursuivez votre route », dit-il, « en honorant Eirènè, la plus belle des déesses »,
ἴτε νυν καθ’ὁδόν, τὴν καλλίστην
θεῶν Εἰρήνην τιμῶντες205.
4. La collaboration des trois sœurs
Eunomia, Diké, Eirènè ont donc chacune des fonctions ou des qualités propres et chacune dispose d’une part d’initiative. Nous avons pourtant observé que des liens étroits les unissent entre elles. Elles appartiennent toutes trois au groupe des Hôrai, filles de Zeus et de Thémis. Fidèle à la tradition hésiodique, Pindare écrit encore, en évoquant les cultes de Corinthe :
ἐν τᾷ γὰρ Εὐνομία ναίει κασιγνή-
τα τε, βάθρον πολίων, ἀσφαλής
Δίκα καὶ ὁμότροφος Εἰ-
ρήνα…
Dans cette ville habite Eunomia,
ainsi que sa sœur, l’assise des cités, la très sûre
Diké, et celle qui fut élevée avec elles deux,
Eirènè…206
Ce n’est pas seulement dans le système généalogique que nous les voyons proches les unes des autres. Bacchylide évoque « la sage Eunomia qui… garde dans la paix les villes des hommes pieux »207 ; selon Timothée, « la paix… fleurit dans l’eunomia »208. Bacchylide fait de « la droite Diké une compagne de la sainte Eunomia209. Selon Hésiode, la paix règne dans le pays dont les dirigeants respectent la dikè. Après avoir évoqué les pleurs versés par Justice « apportant le malheur aux hommes qui l’ont chassée et n’ont point rendu justice correctement, il poursuit, dans des vers que j’ai déjà cités :
Mais si, à l’égard des étrangers comme des nationaux, vous prononcez de droits jugements, si vous ne vous écartez en rien de ce qui est juste, votre cité s’épanouit et son peuple devient florissant ;
dans votre pays s’établit la Paix nourricière de jeunes gens210.
Bref, aux yeux des Grecs, la belle ordonnance de l’eunomia requiert les sanctions de la dikè ; l’établissement de cette ordonnance, son maintien garanti par l’application de la justice, assurent la venue de la paix et sa permanence dans les cités humaines. La généalogie qui donne les trois déesses pour des sœurs indique une solidarité fondée sur des relations logiques dont on voudrait qu’elle fussent aussi des relations de fait. Le recours à l’expression mythique signifie que cette relation n’est pas simplement constatée dans la réalité de l’histoire mais qu’elle fait l’objet d’une espérance, si ce n’est d’une véritable foi.
Eunomia – qui engendre la sagesse et la paix – assure le bien-être des pays qui la respectent. Diké châtie les injustes mais elle apporte des récompenses aux hommes respectueux du droit : leurs champs seront fertiles et leur cités, prospères. Elle est la nourrice des cités, écrira Oppien211. Mère de Ploutos, la richesse, Eirènè est une « Nourricière de jeunes gens ». Toutes trois sont donc bien des Hôrai, telles que nous les avons découvertes, propices à la réussite des entreprises humaines, favorables à l’épanouissement de la vie. L’appartenance de nos trois déesses au groupe des Hôrai, si proches de la croissance végétales, de la jeunesse et de la sexualité humaines, comme des rythmes sidéraux, montre la solidarité qui, pour la religion grecque, unit la vie des cités à celle du cosmos.
Un hymne crétois célébrant sous le nom de Couros, « jeune homme », un Zeus proche des Courètes, semble résumer les diverses leçons que d’autres textes nous ont données. Citons-le ici, pour rappeler cet enseignement d’une manière synthétique :
Les Hôrai, chaque année, répandaient l’abondance,
La Justice régnait sur le monde des hommes
et les êtres vivants croissaient, respectueux
d’une Paix favorable à la prospérité.
Hourra ! très grand Couros,
Fils de Cronos, salut !
O pouvoir lumineux, te voici arrivé
en tête de ta troupe !
A Diktè, pour un an,
Viens goûter notre chant !
Viens donc en bondissant vers les cruches à vin !
Bondis sur nos troupeaux à l’épaisse toison !
Bondis sur les terrains chargés de nos moissons,
sur nos champs où le grain mûrit au juste temps !
Hourra ! très grand Couros,
Fils de Cronos, salut !
…………………
Viens donc en bondissant vers les cités humaines !
Bondis sur les vaisseaux qui traversent les mers !
Par bonds approche-toi des fils de la cité !
Atteins en bondissant la célèbre Thémis !
Hourra ! très grand Couros
Fils de Cronos, salut !
………………………………212
Le chanteur sollicite le retour de Zeus. Le dieu est déjà venu, en présence des Hôrai bienfaisantes, Eunomia, Diké et Eirènè. Qu’il revienne dans la cité de Diktè, vers Thémis. Les commentateurs supposent que Thémis est ici le nom d’un conseil crétois ; ils ont probablement raison ; nous savons en effet que ce mot peut désigner une assemblée. Cela n’empêche pas qu’il évoque du même coup le souvenir de la déesse, femme de Zeus et mère des Hôrai. En bref, un hymne qui donne à Zeus des traits différents de ceux que la tradition classique lui attribue associe comme elle les Hôrai, Bonne organisation, Justice et Paix à son action souveraine, à la fertilité des champs et des troupeaux, à la richesse des cités.
Solidaires entre elles, les Hôrai sont en outre liées à d’autres dieux. Nous avons notamment constaté les relations qu’elles entretiennent occasionnellement avec les Charites et Aphrodite, avec Perséphone et avec Dionysos. Eirènè présente des affinités particulières avec Apollon. Des liens plus étroits les unissent pourtant toutes à Zeus. Il est leur père ; elles sont siennes, lisons-nous chez Pindare213. Diké est sans doute la principale des Hôrai ; elle est du moins celle dont les textes parlent le plus souvent. Or nous savons que Némésis et les Erinyes, vengeresses des morts, s’associent à ses interventions214. Nous savons surtout le rôle qu’elle joue auprès de Zeus. Toujours proche de lui, elle lui désigne les coupables ; il l’écoute et, dans l’action qu’il exerce parmi les hommes, tient compte des indications qu’elle lui fournit. Il lui donne aussi des ordres qu’elle exécute.
Collaboratrices de Zeus, les Hôrai influencent les destinées humaines dans toute la mesure où celles-ci se trouvent soumises à l’emprise du dieu-souverain. C’est ainsi que la justice se manifeste dans le destin des hommes, serait-ce avec des retards, propres à certaines des interventions de Diké. Hésiode suggère cette relation entre la justice et le destin en faisant des Moirai – divinités du destin – les sœurs des Hôrai, filles de Thémis et de Zeus215. Il arrive toutefois que les Grecs expriment l’idée de cette relation sans recourir au langage généalogique. Nous nous rappelons la phrase de Pausanias : « 11 est évident pour tout le monde que le destin n’obéit à nul autre qu’à Zeus et qu’il distribue les Hôrai dans un utile dessein »216. Nous trouvons déjà les vers suivants dans les Choéphores :
Puissantes Moirai, que le destin provenant de Zeus
parvienne à son terme en suivant la route où passe le droit !
Qu’à un mot de haine réponde un mot
de haine – agissant pour obtenir ce qui lui est dû,
Diké fait entendre sa forte voix –, qu’un coup meurtrier
soit payé d’un coup meurtrier217.
Même les auteurs qui, s’écartant de la tradition hésiodique, situent les Moirai dans une autre famille que celle de Thémis les associent aux Hôrai. Nous le voyons dans un poème lyrique anonyme :
Aisa (= Destinée), Clôthô et Lachésis, créatures
aux beaux bras,
filles de la Nuit, divinités célestes et terrestres,
ô vous, très redoutables,
envoyez-nous Eunomia
aux seins couleur de rose, ainsi que ses sœurs assises
sur un beau trône,
Diké et Eiréné qui porte une couronne.
Faites que les sombres malheurs
oublient notre cité218.
____________
1 SOLO. 30, 18 ; 40, 2. GENTILI-PR ATO.
2 Cette évolution est certainement complexe. Le mot nomos prend notamment un sens musical chez les poète lyriques ; il s’y applique à l’ordonnance des sons dans une mélodie et désigne ainsi l’air ou le chant. Cf. ALCMAN, MELICI, 40, PAGE = 140 CALAME (cf. note à ce fragment) ; TELESTES, MELICI, 810, PAGE ; PD. Nem. 5, 25.
3 HES. Th. 65-67.
4 HES. Op. 276-280
5 HES. Op. 388.
6 HES. Fr. 280, 14, MERKELBACH-WEST. L’attribution de ce fragment à Hésiode est discutée ; certains l’attribuent à la Minyade : POETAE EPICI GRAECI. Minyas, fr. 7, 14, BERNABE.
7 HES. Th. 416-420 ; fr. 322, MERKELBACH-WEST.
8 Le plus souvent, le mot Eunomia semble nommer la déesse que nous voudrions finalement connaître plutôt que la notion d’eunomia, telle que nous tentons de la comprendre. Mais, au fond, ne s’agit-il pas toujours de la même réalité ?
9 HOM. Od. 17,487.
10 HOM. H. 30, Gaia, 11.
11 11 MELICI. TIMOTH. 791, 237-240. PAGE.
12 HDT. 2, 124.
13 HDT. 1, 65.
14 V. EHRENBERG. L’état grec. Trad. fr. Paris, 1976, p.95.
15 PLAT. e.g. Hippias Majeur, 284d.
16 PLAT. Soph. 216b.
17 PLAT. Resp. 4, 425a.
18 PLAT. Leg. 12, 960d.
19 E.g. PD. Ol. 9, 16 ; 13, 6-8 ; BACCHYL. Dith. 1,51, IRIGOIN ; MELICI, Adespota, 1018 b PAGE.
20 ALCMAN, 64, PAGE = 105, CALAME.
21 BACCHYL. Epin. 13, 98, IRIGOIN ; [DEM.] 25. c. Aristog. 1, 35. Sur Aidôs et Diké voir infra pp. 131, ss. et p. 142. Nous tenterons là de préciser un peu la notion d’aidôs.
22 PD. Ol. 9, 16 ; 13, 6-8.
23 [DEM.] 25, c. Aristog. 1, 11 et 35.
24 BACCHYL. Epinic. 13, 98, ss. IRIGOIN
25 SOLO, fr, 3, 30-39.
26 ORPH. H. 60,2.
27 27 MELICI. Adespota, 1018 b, PAGE.
28 PD. Ol. 9, 16.
29 BACCHYL. Epin. 13, 98, IRIGOIN.
30 BACCHYL. Dithyr. 1, 51, IRIGOIN.
31 PD. Ol. 9, 16.
32 BACCHYL. Dithyr. 1, 50-52.
33 PROCL. in Tint. 40a = ORPH. F. 181 K.
34 ORPH. HY. 60, 2.
35 ORPH. HY. 43, 1-2.
36 O.F. 153, KERN.
37 O.F. 145, KERN.
38 Cf. ORPH. HY. 30, 6-7 ; 52, 5.
39 E.g. HOM. Il. 18, 506-508 ; ESCHL. Cho. 144
40 [HES.] Bouclier, 9-19 et Argument. Il est vrai que le Bouclier est une œuvre médiocre mais les vers qui racontent cette histoire sont probablement empruntés au Catalogue des femmes. Quoi qu’il en soit, connu de Stésichore, le Bouclier est antérieur au VIe siècle.
41 HES. Op. 34-39. Le démonstratif de la première personne pourrait à nous inciter à traduire : notre dikè, la dikè qui nous concerne ; toutefois la qualification des rois « mangeurs de présents » me paraît mettre en cause la qualification de la dikè qu’ils appliquent.
42 HES. Op. 37-39 ; 213-224 ; 263-264 ; 274-275.
43 ESCHL. Eum. 413-414. Sur le sens de δίκαιος, voir infra, pp. 122, ss.
44 HOM. Il. 16, 386.
45 E.g. HOM. Od 9, 215 ; HES, Th. 235-236.
46 W.K.C. GUTHRIE. The Greeks and their Gods. Londres. 1950. pp. 123, ss.
47 HOM. Od. 11,218. Je signale ici un autre texte indiquant qu’une diké définit la condition des mortels. Dans la tragédie, Héphaistos reproche à Prométhée βρότοισι τιμὰς ὤπασας πέρα δίκης ESCHL. Prom. 30.
48 HOM. Od. 24, 255.
49 HOM. Od. 4, 691.
50 HES. Op. 225-227.
51 SOLO. Fr. 30, 18-20. GENTILI-PRATO.
52 Voir ci-dessus, p. 40.
53 Voir ci-dessus, p. 36.
54 HOM. Od. 14,59-61.
55 ESCHL. Cho. 195.
56 ESCHL. Ag. 259-260.
57 HOM. Od. 19, 42-43.
58 HOM. Od. 3, 243-244.
59 La connaissance acquise, le nouveau savoir, cf. HOM Od. 4, 258. D’une manière plus générale, l’expérience : dans le passage même que nous considérons, immédiatement après avoir employé le mot phronis, Télémaque explique : en effet Nestor a déjà vécu très longtemps.
60 HOM. Od. 3,240-312.
61 HOM. Od. 18,275.
62 ESCHL. Sept, 444.
63 ESCHL. Cho. 144.
64 HES. Op. 225-247.
65 HOM. Od. 19, 109, ss.
66 HOM. Il. 16, 386, ss.
67 SOLO. fr. 1, 7-8. GENTILI-PRATO.
68 HES. Op. 225-238.
69 ESCHL. Eum. 610 ; cf. 612.
70 SOPH. O.C. 546-548.
71 SOPH. Ant. 921.
72 SOPH. Phil. 1234.
73 HOM. Il. 23, 542.
74 SOPH. O.C. 760.
75 SOPH. Trach. 1069.
76 SOPH. Ajax, 1247.
77 HOM. Il. 19, 179, ss.
78 HES. Op. 711-713 ; Le mot a probablement la même valeur dans ESCHL. Suppl. 701 – 703.
79 HDT. 6, 139.
80 HOM. Il 19, 180.
81 ESCHL. Prom. 9.
82 E.g. HES. Op. 34-39 ; cf. ausi Th. 219-221.
83 HES. Th. 84-90. L’Odyssée nous avait montré que Minos agit d’une manière semblable parmi les morts.
84 HOM. Il. 16, 386.
85 HOM. Od. 12, 439-440.
86 HOM. Il. 18,497-503.
87 HES. fr. 338, MERKELBACH-WEST.
88 E.G. HES. Th. 89 ; cf. Op. 29 ; HOM. Il. 1, 237, ss. ; 2, 204-206 ; 9, 99 ; 16, 386-388 ; 18, 497, ss.
89 HES. Ορ. 39 ; fr. 338, MERKELBACH-WEST.
90 HOM. Il. 18, 497-503. Cf. HES. Op. 262.
91 HES. Op. 34-39.
92 HES, Th. 84-90.
93 HES. Op. 219-221. Les σκολιαἰ δίκαι sont le produit d’un acte désigné dans la formule δίκας σκολιῶς ἐνέποντες cf. Op. 262.
94 HES. Op. 9-10.
95 HES. Op. 263-264.
96 HES. Op. 10 ; 27, ss. ; 107 ; 213, ss. ; 274, ss. ; 286 ; 299 ; 381-382 ; 397, ss. ; 611 ; 633 ; 641, ss.
97 Pour Hérodote, Homère et Hésiode ont enseigné aux Grecs les figures et les liens de parenté de dieux. Or l’Iliade et l’Odyssée, La Théogonie débutent par une prière aux Muses inspiratrices. C’est aussi le cas de plusieurs poèmes épiques et celui de plusieurs hymnes importants. Platon qui nous dit le rôle des devins et des poètes dans la formation des traditions religieuses, précise que les devins et les poète sont des êtres inspirés.
98 ESCHL. Ag. 810, ss.
99 SOPH. Phil. 1234 et 1246.
100 SOPH. Aj. 1126et 1344-1345.
101 HOM. Od. 3, 52.
102 HOM. Od. 18,414.
103 HOM. Il. 11, 832 ; cf. aussi Il. 13, 6.
104 HOM. Od. 9, 175.
105 ESCHL. Sept. 1073, s.
106 SOPH. Aj. 1125.
107 SOPH. Phil. 1251.
108 PLAT. Phaedo, 65d ; 75c.
109 PYTHAG. B, 4. D.K.
110 TITAN0MACH1A, 11. BERNABE.
111 PHOCYLIDES, 10.GENTILI-PRATO.
112 HES. Op. 39.
113 HOM. Od. 12, 439-440
114 ΗΟΜ. Il. 23, 574.
115 ΗΟΜ. Il. 1, 540, ss ; 8, 430, s.
116 A.R.4, 1177-1179 ; ΑΝΤΗ. 11, 376,11 ; cf. ORPH. Argon. 381.
117 ORPH. Η. 69, 14-15.
118 ΗΟΜ. Od. 11, 186.
119 ΗΟΜ. Il. 1, 237-239.
120 HES. Op. 276-280.
121 HOM. Il 16, 388 ; Od. 14, 83, ss. ; HES. Op. 35, ss. SOPH. Ant. 921.
122 E.g. ESCHL. Ag. 259-260.
123 HES. Op. 275.
124 ESCHL. Suppl. 432.
125 HOM. Il. 16, 386-388.
126 SOLO. Fr. 30, 15-20. GENTIL1-PRATO.
127 HES. Op. 213. Voir aussi les vers suivants.
128 HOM. Od. 14, 83, ss. ; HES. Th. 235-236.
129 Voir ci-dessus, pp. 24, ss. et 38, ss. et. cf. HOM. Od 16, 402-405 ; PD. Ol. 10, 24.
130 E. BENVENISTE. Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2. p. 111.
131 HES. Th. 80, ss.
132 HES. Op. 34-36.
133 PLAT. Prot. 320c-323a.
134 Signalons seulement la plus récente qui est aussi la plus importante : D.L. CAIRNS. Aidôs. The Psychology and Ethics of Honour and Shame in Ancient Greek Literature. Oxford. 1993.
135 PLAT, Protag. 320c-323c. Sur ce passage voir les observations pénétrantes de D.L. CAIRNS, Aidôs. pp. 355, ss.
136 HES. Th. 901-902.
137 HES. Op. 213-218.
138 Plusieurs textes énoncent une idée semblable. E.g. ESCHL. Ag. 250-251.
139 HES. Op. 219-224.
140 HES. Op. 225-247.
141 HES. Op. 248-255.
142 HES. Op. 256-262.
143 HES. Op. 274-285.
144 Il m’est arrivé d’écrire parfois le mot dikè avec une minuscule, parfois avec une majuscule, pour mettre en évidence le fait que la justice peut être ou non personnifiée, mais cet artifice d’écriture ne nous fait pas oublier qu’elle ne cesse pas d’être, dans les deux cas, la même divinité.
145 HES. Op. 320-335.
146 HOM. Od. 19, 109, ss.
147 SOLO. fr. 3 GENTILI-PRATO. = DEM. 19 Amb. 255.
148 BACCHYLIDE. Dith. 1, 53-64. IRIGOIN. = Carmen 16, SNELL-MAEHLER.
149 Etymologiquement, le nom de Polynice pourrait signifier « homme aux nombreuses querelles ».
150 ESCHL. Sept. 642-648 ; 658-673.
151 ESCHL. Cho. 935-938.
152 ESCHL. Cho. 946-952.
153 ESCHL. Cho. 244-245.
154 ESCHL. Ag. 773-781. Je suis ici le texte de Mazon, par commodité.
155 ESCHL. fr. 253.SMYTH.
156 SOPH. Ant. 450-455.
157 ESCHL. fr. 253. SMYTH.
158 PLAT. Epin. 988e.
159 PLAT. Leg. 4, 717c-d.
160 Cf. ESCHL. Cho. 641-654.
161 ORPH.H. 69, 14-15.
162 PD, Ol. 13, 6.
163 PD. Pyth. 8, 1-5.
164 EUR. fr. 223 ; cf.fr. 224. N.
165 EUR. fr. 150. N.
166 BACCHYLIDE. Dithyr. 3, 24, ss. IRIGOIN.
167 PARM. B. 1, DK.
168 ANAXIMANDRE. B 1. DK.
169 HERACLITE. B 80. DK.
170 HERACLITE. B 28. DK.
171 HERACLITE. B 94. DK.
172 [DEM.] 25, c. Aristogiton 1, 35 ; PLAT. Prolog. 322c ; Leg. 12, 843d-e. Cf. D.L. CAIRN. Aidôs. Oxford, 1993. Voir ci-dessus, pp. 131, ss.
173 ORPH.H. Pr. 25.
174 PLAT. Leg. 9, 872e.
175 PLAT. Leg. 4, 716b ; cf. 717c-d.
176 PLAT. Leg. 9, 872e.
177 PLAT. Leg. 4, 715e-716b. La formule « Dieu,… début, fin et milieu de toutes choses » semble orphique Cf. ORPH. Fr. 21 K.
178 [DEM.] 25 c. Aristogiton 1, 11= ORPH.F. 23 K.
179 ORPH. H. 62. 1-3. et SOPH. fr. 12, LLOYD-JONES.
180 ESCHL. fr. 282. LLOYD-JONES (in SMYTH) = P.OXY. vol 20, no. 2256, fr. 9a.
181 HES. Op. 238-247.
182 PAUS. 1, 8, 2 ; 1, 18, 3 ; 9, 16, 2.
183 ISOCR. 15, Echange, 109-110 ; CORN. NEP. 13. Timoth. 2. Selon PLUT. Cimon, 13, 5, les Athéniens lui consacrèrent un autel après la paix de Callias, mais il se pourrait que l’historien confonde cet événement avec celui dont parle Isocrate. Telle est du moins l’opinion de DEUBNER. Attische Feste. Berlin, 1932. p. 37.
184 ScholArstph. Pax. 1019.
185 IG 22 1496.
186 HES. Op. 225-229.
187 BACCHYL. 12, 186-189, SNELL. = Epin. 13, 98, IRIGOIN.
188 188 MELICI. 791, 237-240. PAGE. Cf. ci-dessus p. 80.
189 BACCHYL. 4, SNELL-MAEHLER. = Péan, 1, 61-80, IRIGOIN.
190 EUR. Suppl. 481-493.
191 EUR. Bacch. 416-420.
192 ARSTPH. Pax. e.g. 211-235 ; 520-538 ; 551-555 ; 939-946 ; 977-1009.
193 ARSTPH. Pax, 520-526 ; 840-908.
194 ARSTPH. Pax, 341 ; 867.
195 ARSTPH. Pax, 571-600 ; cf. 1198.
196 PAUS. 1, 8, 2 ; 9, 16, 2.
197 EUR. Cresphontes. fr. 453.
198 ORPH. H. 43, 2
199 199 MELICI. 1021. PAGE.
200 PD. Ol. 13, 6, ss.
201 HES. Op. 228 ; EUR. Bacch. 420.
202 ORPH. H. 40, 1-5.
203 203 MELICI. 1021, PAGE.
204 EUR. Cresphontes. fr. 453.
205 EUR. Or. 1682-1683.
206 PD. Ol. 13, 6, ss.
207 BACCHYL. Epinicies 13, 98, ss.
208 Voir ci-dessus, p. 147, note 188.
209 BACCHYL. Dithyr. 1,50-51.
210 HES. Op. 225, ss.
211 OPPIEN. Hal. 2, 680.
212 J.U. POWELL. Collectanea Alexandrina. Oxford, 1925. pp. 160-161. Cf. H. JEAN-MAIRE, Couroi et Courètes. Lille, 1939, pp. 433-434 ; M. GUARDUCCI. Inscriptiones creticae, II Tituli Cretae Orientalis, Rome, 1942, pp. 12-17. Voir aussi commentaires : J. HARRISON. Themis. Cambridge 1912. pp. 1-29 ; J. POERNER. De Curetibus. Diss. Halle, 1913. pp. 264-267 ; M.L. WEST. JHS. 85 (1965), 149-159.
213 PD. Ol. 4, 1, ss. ; cf. Hym. 1, b, PUECH.
214 Voir ci-dessus, pp. 140, s.
215 Voir ci-dessus, p. 11. Ajoutons que certains textes font de Diké une sœur d’Anankè, la Nécessité. STOB. Ecl. 1, 393, 18 W.
216 Voir ci dessus p. 95 et note 169.
217 ESCHL. Cho. 306-312.
218 218 MELICI. 1018. PAGE.