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La prise de conscience d’une valeur et de ses exigences est l’expérience première

Elle est aperception du divin; le langage traditionnel du mythe permet une élaboration de cette expérience

Jean RUDHARDT

Récapitulons ce que nous avons appris et tentons d’en comprendre la portée.

Les divinités que nous avons rencontrées ont une figure ; des statues les représentent ; elles ressemblent à de jeunes femmes. Si leurs aventures sont peu spectaculaires, elles sont nées ; elles ont acccompli ou accomplissent encore des actions que racontent plusieurs mythes connus. Or les noms qu’elles portent ressemblent à des noms communs ; ils ont une signification : nous pouvons les traduire approximativement Exigence d’équilibre, Bonne organisation, Justice et Paix. A chacun de ces noms un esprit moderne attribuera deux sens distincts : un sens profane – le nom signifie une notion – et un sens mythique ou religieux – il désigne un personnage divin. L’esprit moderne tiendra volontiers le sens profane pour premier, imaginant par exemple que la création de personnages divins, la figuration humaine et le récit qui leur sont associés sont des procédés stylistiques, une forme imagée d’expression. Ils serviraient à exprimer quant aux notions signifiées par les mots thémis, eunomia, dikè, eiréné, une pensée qu’il serait possible d’énoncer clairement en termes conceptuels. La statue de Céphisodote qui représente la Paix portant l’enfant Richesse dans ses bras semble confirmer cette hypothèse : elle signifie allégoriquement une pensée simple : « la paix assure la prospérité des peuples. » Mais tous les récits que nous avons rencontrés ne se laissent pas déchiffrer aussi facilement. Comment se fait-il que des divinités que leurs noms semblent associer à la vie politique, voire aux institutions judiciaires, contribuent à la croissance des végétaux ? Comment comprendre le fait que, sous le nom de Hôrai, trois d’entre elles déplacent des nuages, pour laisser sortir les dieux ou les mettre à l’abri dans une résidence céleste ?

Nous avons observé que ces divinités ne sont pas le produit d’une invention tardive ; connues des poètes les plus anciens, elles habitent l’esprit des Grecs bien avant que leurs philosophes aient inventé l’art de la définition et formulé les règles du discours conceptuel. En fait l’étude des mots thémis, hôra, eunomia, dikè, nous a montré qu’ils ont une signification complexe difficile à cerner. Ils ne nomment pas des concepts clairement définissables. Ils évoquent des valeurs ou des vertus capables d’inspirer la vie des individus comme celle des sociétés, des forces qui se manifestent en eux ou en elles, mais également actives dans ce que nous appellerions aujourd’hui le monde naturel.

Quand ils parlent des institutions, des actions concrètes que de telles valeurs inspirent, des événement particuliers que de telles forces produisent, les Grecs employent parfois l’un des noms que nous avons énumérés sans exprimer le sentiment d’une rencontre quelconque avec le sacré. Toutefois, en présence de ces institutions, de ces actions ou de ces événements, il leur arrive souvent de sentir qu’une vertu mystérieuse se manifeste en eux ; ils reconnaissent dans cette vertu un équivalent de l’exigence éthique qui s’impose à leur conscience quand ils décident d’agir, quand certaines situations les blessent et qu’ils les jugent. Cette présence active qu’un événement révèle à leur yeux, qu’une exigence intérieure leur fait connaître, que des exemples véhiculés par toute une tradition ont évoquée maintes fois dans leur esprit, cette vertu impérieuse et puissante s’impose d’emblée à eux comme une réalité divine. Dans ce cas, l’aperception du divin précède la réflexion ; elle précède aussi la figuration. Nous avons parlé de valeur, de vertu, de force ; sur ce point, il y a un certain flottement dans notre discours ; ce flottement est nécessaire pour suggérer une expérience que les Grecs ne décrivent jamais en termes conceptuels, parce que les concepts ne sont pas des instruments propres à l’analyser correctement. C’est pourquoi ils emploient des images. Ils le font d’autant plus facilement que la tradition leur fournit dans le mythe une collection d’images bien articulées entre elles ; il leur propose ainsi un moyen d’exprimer leur expérience première, de l’élaborer et de l’approfondir.

Thémis est une exigence d’équilibre qui surgit dans les esprits, lors de conjonctures parfois difficiles où un individu singulier – parfois un groupe d’individus solidaires – doivent agir. Cette exigence leur inspirera des conduites précises, variables selon les circonstances mais, semblable à elle-même en tant qu’exigence dans tous les cas où elle se fait sentir à eux, elle reste, dans l’universalité que cette permanence lui confère, obscure et malaisément définissable. Pour exprimer l’émergence de cette valeur riche de virtualités, le mythe qui expose le déploiement progressif d’une réalité à la fois cosmique et divine, fournit aux Grecs la figure des Titans ; ce sont des divinités anciennes, puissantes mais peu individualisées, dont la richesse implicite se manifestera dans la personne de multiples descendants. Les Grecs situent Thémis parmi les Titanines ; elle enfantera les Hôrai, comme Hypérion engendre Hélios et Séléné, ou Cronos, Zeus et ses frères. En jouant d’un type traditionnel de figure mythique, ils expriment et interprètent du même coup le sentiment qu’ils éprouvent des exigences de la thémis, pour en éclairer le sens et la portée. La tradition façonne ainsi leur expérience première mais celle-ci donne à la tradition sa vie et son sens.

Les Grecs ont l’expérience d’autres vertus, d’autres valeurs voisines de la thémis. C’est d’abord l’exigence de règles ou celle d’une ordonnance, règles, ordonnance qu’ils appellent eunomia : cette exigence est intérieure, elle aussi, mais ils en prennent le plus souvent conscience en présence d’une cité dont l’équilibre les séduit ou, au contraire, d’une société dont le désordre les inquiète. C’est ensuite l’exigence de la justice, dikè. Celle-ci n’est plus émergente. Ils lui ont donné une expression institutionnelle ; ils reconnaissent dans l’histoire les effets de sa négligence ou de son application ; ils la perçoivent comme une force divine active dans le déroulement de leur destin. C’est en troisième lieu la paix, Eirènè. Elle est un état auquel les sociétés qu’ils connaissent accèdent parfois ; elle est davantage encore un état idéal auquel ils aspirent. La Bonne organisation et les règles qui l’assurent, la Justice et la Paix leur semblent satisfaire Thémis : « l’Exigence d’équilibre » qui s’impose à leur conscience ; elles en constituent une sorte d’aboutissement. Pour signifier ces expériences et Diké leurs corrélations, la tradition mythique fournit aux Grecs certains schèmes, ceux de l’union sexuelle, notamment, ceux de la génération et des systèmes de parenté qui en découlent ; il leur fournit en outre des figures et particulièrement, parmi celles des grands dieux issus des Titans, la figure de Zeus. Jouant de tels instruments, la réflexion mythique fait de Thémis la mère d’Eunomia, de Diké et d’Eirènè. Nous voyons ainsi les virtualités contenues en Thémis se réaliser dans la personne de ses enfants, comme toutes les qualités implicites des Titans s’explicitent dans celle de leurs descendants1.

Pour enfanter, Thémis doit s’unir à un être masculin ; elle épouse Zeus. L’identité de ce partenaire est significative. En prenant une deuxième épouse, le dieu souverain choisit l’exigence d’équilibre ; celle-ci restera désormais indissoluble de la souveraineté. Du même coup Thémis se trouve associée à l’activité politique ; comme nous l’avons vu, elle présidera aux assemblées ou les patronnera tout au moins. Ce n’est pas tout ; Zeus donne une part de leurs qualités aux filles dont il est le père ; elles doivent notamment à son pouvoir une efficacité que Thémis seule ne possédait pas. Dans le cours du temps, par exemple, Diké, la Justice, parvient toujours à son accomplissement2. Il convient toutefois de souligner que les filles de Zeus lui restent subordonnées. Leur action répond à ses desseins. L’heureuse organisation d’une cité, l’accomplissement de la justice, la paix sont en définitive un effet de sa volonté ; mais cette volonté est attentive à la conduite des hommes. Inspiré par Thémis et par ses filles, Zeus infléchit le cours des événements, faisant en sorte que le destin des communautés humaines soit finalement accordé au comportement des individus qui les composent. Le mythe permet ainsi de coordonner un ensemble d’expériences apparentées et de les approfondir ; du même coup, il permet aux Grecs de formuler une espérance religieuse qui anime nombre d’entre eux.

Solidaires de Zeus auxquel elles sont étroitement subordonnées, les filles de Thémis restent des divinités mineures. Elles portent chacune un nom ; il arrive que des statues représentent l’une ou l’autre d’entre elles mais apparentées, les actions des unes et des autres se complètent, si bien que les trois filles semblent constituer un groupe homogène : les Grecs les désignent collectivement sous le nom de Hôrai. Difficile à traduire parce qu’il ne désigne exactement aucune des notions présentes dans un esprit moderne, ce nom se réfère aussi à une expérience vécue. Dans les activités humaines ou dans la vie de la nature, les Grecs ont le sentiment que certaines conjonctures favorisent le déroulement d’une entreprise, la croissance d’un organisme, la prospérité d’une cité. De telles conjonctures constituent à leurs yeux le signe d’une activité divine. Le nom hôra signifie tout à la fois ce type de conjonctures et l’être divin qui les provoque ou se manifeste en elles. En appelant Hôrai les filles de Thémis, les Grecs font de l’Organisation due à de bonnes règles, de la Justice ou de la Paix des conjonctures apparentées, propres à favoriser ensemble l’essor et la prospérité des cités. Ils font plus encore : l’hôra contribue à l’épanouissement des fleurs, à la maturation des fruits, elle est propice à l’amour et à la génération. Actives dans les sociétés humaines, Eunomia, Diké, Eirènè sont des hôrai ; à ce titre, elle sont solidaires de la vie végétale et de la vie humaine, proches des rythmes biologiques et sidéraux. Nous avons en effet constaté que la pratique de la justice assure de bonnes récoltes ; la paix qui le fait également favorise de surcroît l’alimentation des enfants. Nous en avions conclu que la religion grecque ne sépare pas la vie des sociétés humaines de celle du cosmos. Les Hôrai jouent un rôle dans la société divine. Zeus est tout à la fois dieu politique et divinité de la nature.

Au cours de cette étude, nous avons donc constaté que, dans certaines circonstances, les Grecs perçoivent les effets d’une action divine. Dans les cas que nous avons considérés, ils emploient les noms désignant communément de telles circonstances pour désigner du même coup le divin dont elles signifient la présence. Cette intuition du divin est ici l’expérience première, celle qu’ils élucident en usant du langage mythique. Ils intègrent les personnages dont ils ressentent intimément la présence dans le système des généalogies et des récits mythiques. Le mythe traditionnel s’offre à eux comme l’instrument d’une réflexion. Celle-ci aboutit parfois au développement de récits nouveaux. La chose peut se faire de façons différentes selon les milieux, voire selon les individus. Il existe par exemple plusieurs généalogies des Hôrai ou des Moirai. La religion grecque n’impose nulle orthodoxie.

Dans le plus grand nombre des versions, nous voyons Thémis et les Hôrai unies à Zeus par des liens d’amour ou de parenté. Même si les Grecs ne leur reconnaissent pas la même grandeur, ils les tiennent pour des êtres semblables à lui, d’une nature pareille à la sienne. C’est pourquoi nous avons lieu de penser qu’ils perçoivent la présence de Zeus lors d’expériences analogues à celles qui leur font découvrir Thémis ou les Hôrai. Zeus est toutefois plus riche et plus puissant qu’elles ; les conjonctions d’événements qui rendent sa présence perceptible sont trop complexes et trop diverses pour être toutes appelées d’un même nom. Nul substantif usuel ne peut suffire à désigner l’être divin qui se manifeste en elles. Pour le nommer les Grecs, formés par la tradition, utilisent un mot qui n’a pas d’autres emplois. Il n’en reste pas moins qu’ils associent Zeus à des phénomènes cosmiques, historiques, psychologiques ou sociaux. Lorsque de tels phénomènes se déroulent, ils ont, en deçà de toute réflexion rationnelle sur l’enchaînement des causes et des effets, l’impression d’assister à une action divine dont ils pourraient être eux-mêmes les objets. L’idée de Zeus pourrait procéder de ce sentiment premier. Nous ferons un hypothèse semblable à propos des autres divinités majeures avec lesquelles les mythes ou les rites mettent en relation Thémis et les Hôrai.

Les Grecs ont connu plusieurs traditions différentes quant aux divinités que nous venons d’étudier. Les principales de ces traditions sont convergentes mais cette convergence ne doit pas nous faire oublier leur diversité. Elle existe, même si elle semble ne pas gêner les Grecs, et mérite de retenir notre attention. Selon plusieurs penseurs, le divin échappe à l’intelligence humaine ; il n’est pas possible d’en parler d’une façon claire, nul ne peut le faire avec autorité3. Il arrive pourtant que les hommes déchiffrent dans le monde, dans les événements comme en eux-mêmes, les signes d’une présence divine. Comme nous l’avons constaté, le mythe leur permet de Diké ce qu’ils pressentent dans de telles expériences, de l’élaborer et de l’approfondir. Le mythe est en effet un langage particulier ; il ne définit pas ce dont il parle, il ne l’enferme dans nul concept ; il ne le décrit pas d’une manière contraignante, il le suggère. Il joue d’images qui évoquent leur objet sans exactement le représenter, images dont le lecteur d’un mythe doit se détacher pour en percevoir la signification. Ainsi que nous l’avons constaté, l’image du printemps, celle de jeunes femmes qui parent Aphrodite, celle de mystérieuses gardiennes des portes du ciel, évoquent également les Hôrai. Plusieurs images alternent pour suggérer la même réalité divine. D’une manière analogue quelques mythes différents peuvent évoquer la fonction d’une même divinité ; c’est pourquoi leur coexistence ne trouble pas les Grecs. En ce qui concerne la dikè et la déesse qui en porte le nom, nous avons trouvé chez Hésiode des propositions apparemment si différentes les unes des autres que leur coexistence peut nous déconcerter. Le poète chante la déesse Diké ; il dit sa puissance et l’influence qu’elle exerce parmi les hommes en récompensant les uns, en châtiant les autres. Or il nous dit aussi que les événements heureux ou malheureux qui apportent aux justes ou aux injustes le sort qui convient à leur conduite, il dit que cette dikè est un pur effet d’une action exercée par Zeus. Il semble ainsi priver la déesse de la fonction qu’il lui attribue par ailleurs. En fait Hésiode ne se contredit pas. En usant de formulations différentes, il exprime une intuition constante. Il affirme le caractère divin de la dikè objective, il montre en Diké une belle Hôra, il fait d’elle une collaboratrice de Zeus, il montre enfin Zeus dirigeant lui-même les événements conformément à la justice ; de façons multiples mais complémentaires, il donne ainsi un même enseignement qu’il évite cependant d’énoncer en termes univoques et constants ; il échappe au risque de lui donner une clarté illusoire. Les conduites humaines ne sont pas indifférentes ; certaines requièrent récompenses ou châtiments ; cette exigence est divine. Il arrive que le cours des événements apporte sa récompense ou son châtiment à l’auteur d’une action ; ce mécanisme est divin. L’exigence de justice, les manifestations de la justice dans l’histoire sont liées à l’action du dieu qui assure l’équilibre du monde et qui en garantit l’ordonnance. Relevant chez Eschyle des flottements comparables à ceux que nous venons de signaler chez Hésiode, Nilsson écrit. « Die Gerechtigkeit wird mit seltenen Ausnahmen mit Zeus verbunden oder mit Diké, der Tochter des Zeus, die nur eine Personifikation der Gerechtigkeit des Zeus ist. »4 En faisant ainsi de Diké une simple personnification de la justice de Zeus, je crains que le grand savant suédois ne méconnaisse l’originalité de cette déesse, l’intensité de sa présence dans la conscience du poète et dans celle de son public. Considérant certains propos d’Eschyle relatifs à Diké et quelques autres qui concernent Zeus, il me paraît chercher dans le texte du poète un type de cohérence dont, en usant du mythe, les anciens s’écartaient délibérément.

Nous pouvons dégager une autre leçon de cette petite étude. Pour la mener à bien, il nous a fallu considérer de près plusieurs termes grecs ; nous avons constaté que leur sens ne correspond exactement à celui d’aucun mot moderne ; nous avons été contraints de les transcrire en caractères français, pour rendre compte des démarches de la pensée grecque et percevoir l’objet de ses visées. Une religion, une mythologie ne nous sont pas exactement intelligibles, hors de la langue employée par les hommes qui les ont vécues.

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1 Nous avions noté que l’exigence de la thémis précède les interventions de la dikè ; noté que les thémistes, préceptes ou arguments, précèdent les dikai, sentences ou verdicts. La relation mythique de filiation signifie entre autres choses cet ordre de successsion.

2 Elle porte l’épithète de télesphoros SOPH. Aj. 1390.

3 Quelques exemples : ESCHL. Suppl. 86-87 ; 92-94 ; ISOCRATE. Démon. 50 ; ANDOCIDE, Mystères, 139 ; PLUTARQUE, De sera numinis vindicta, 549e.

4 M.P.NILSSON. Geschichte der griechischen Religion, tome I, Munich, 1945. p. 753.