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Chapitre I: Thémis

Jean RUDHARDT

A. Questions de vocabulaire

Clairement distinctes l’une de l’autre, Thémis et Diké appartiennent à deux générations successives ; il semble donc logique de les étudier dans deux chapitres différents mais cela ne va pas sans difficulté. Si nous nous fions aux dictionnaires, leurs deux noms signifient en effet des idées voisines ; elles semblent être toutes deux des déesses de la justice. Pour percevoir clairement les identités de l’une et de l’autre, il faut connaître le sens précis de ces deux noms. Or ils se définissent dans leur opposition ; il conviendrait donc de les considérer ensemble pour les mieux confronter, les mieux comprendre et mieux les distinguer. Ainsi les exigences de l’analyse lexicologique ne coïncident pas avec celles d’un classement mythologique. Nous en sommes réduits à une solution de compromis. Comme la religion est le principal objet de mon étude, je considérerai Thémis et Diké en deux lieux différents de mon exposé ; il me faudra toutefois faire quelques anticipations dans le premier de mes développements, et plusieurs rappels, dans le second.

Auparavant, il convient en outre que je dise la façon dont plusieurs savants ont défini les termes de thémis et de dikè. Il n’est pas possible d’ignorer leurs travaux.

Au début de notre siècle, dans son importante étude sur le droit criminel athénien, G. Glotz a proposé une distinction claire de la thémis et de la dikè. Pour lui, la famille au sens large, le génos, est la forme la plus ancienne des sociétés helléniques. Le roi, son chef (le βασιλεύς), exerce la justice ; c’est dans la famille que le droit se constitue et se définit ; il régit les relations entre les membres d’un même clan, d’un même genos. Dans les relations interfamiliales, la coutume autorise les rapines ; elle n’exclut pas le meurtre, mais une vengeance doit le réparer ; elle atténue le conflit par la négociation. Il existe ainsi deux types de droit ou de justice ; la justice familiale, fermement établie, appelée thémis (θέμις), et la justice interfamiliale, plus fluide, que désigne le nom dikè (δίκη). Lorsque se forment de vastes sociétés, les cités où plusieurs grandes familles se trouvent intégrées, la justice reste très largement leur affaire ; cependant le droit de la cité, la dikè, se développe et s’affine peu à peu1.

L’influence de Glotz s’exerce sur de nombreux savants. Après lui, Gemet tient la thémis pour une justice familiale et l’oppose, comme telle, à la dikè2. Plus récemment, dans son beau livre sur les institutions indo-européennes, E. Benvéniste a repris les idées de G. Glotz ; il les complète par des considérations étymologiques3. Le nom thémis (θέμις), écrit-il, se rattache à la racine indo-européenne *dhe- ; il est donc apparenté au verbe grec τίθημι, « poser, placer, établir ». Benvéniste le rapproche du sanscrit dhaman qui signifie « l’établissement » soit donc à la fois ce qui est posé et l’endroit où on le pose, « le siège » ou « la loi ». Au sein de l’ordre prescrit par Mitra et Varuna, ce mot désigne plus précisément une disposition relative à la maison et à la famille. C’est pourquoi Benveniste reprend la thèse de Glotz : « thémis désigne le droit familial et s’oppose à dikè qui est le droit entre les familles de la tribu. » Madame de Romilly4 se réfère à Benvéniste et ne remet pas en cause son enseignement ; la chose est compréhensible car elle s’intéresse à la naissance de notions plus modernes et ne concentre son attention ni sur Homère ni sur Hésiode.

En distinguant ainsi une justice familiale, la thémis, d’une justice interfamiliale, la dikè, ces auteurs proposent une thèse séduisante. Elle devrait expliquer la coexistence de deux noms apparemment synonymes, en précisant clairement la signification de chacun d’eux ; l’examen des textes anciens ne me semble malheureusement pas la confirmer.

Nous reconnaîtrons la valeur des enseignements donnés par Glotz quant au rôle du roi dans l’exercice de la justice, quant à la relation privilégiée unissant le roi à Zeus, quant à l’inspiration divine des règles fondamentales du droit. Nous admettrons sa thèse essentielle : il a existé une justice familiale antérieure à la justice des cités et, même si, à l’époque historique, le droit de la cité se développe peu à peu, il laisse de larges compétences aux familles, en matière criminelle notamment. Une autre observation s’impose à mes yeux. Le nom thémis est ancien ; usuel chez Homère, il devient moins fréquent dans le cours des siècles ; il survit dans la langue poétique à l’époque classique puis il tend à disparaître, tandis que le nom dikè, également ancien, devient de plus en plus courant. Quand la justice était familiale, c’est évidemment elle que le nom thémis a désignée ; il s’applique encore aux règles familiales quand celles-ci s’imposent à l’intérieur des sociétés complexes, qui vont former les cités. En résulte-t-il que, dans l’esprit des Grecs, ce nom désigne le droit familial par opposition au droit de la cité ? J’en suis moins convaincu. Chez Homère et chez Hésiode, comme nous allons le constater, la thémis régit les relations qui s’établissent entre les membres d’une même famille mais elle s’applique aussi à des relations interfamiliales, tandis que les conflits qui opposent entre eux de proches parents intéressent parfois la dikè. Notons enfin que certaines phrases associent les deux mots dans le récit d’une même action.

Agamemnon, Nestor, bien d’autres des héros qui combattent devant Troie, sont les chefs de grandes familles ; quand ils exercent la thémis, il leur arrive sans doute de juger des membres de leur propre clan. Ce n’est pourtant pas en cette qualité que nous les voyons intervenir dans la guerre de Troie. Ils y dirigent des troupes levées dans un peuple dont ils sont les rois. Dans une telle situation, s’ils jugent dans l’exercice de leur fonction royale, leur justice peut s’étendre sur leur peuple tout entier. Or nous constatons, en considérant la situation d’Ithaque, par exemple, que chacun de ces peuples réunit plusieurs grandes familles qui ont leurs propres dignitaires5. Même s’il est personnellement le chef d’une famille, la justice exercée par un roi peut donc porter sur des relations interfamiliales.

La remarque que je viens de faire reste un peu théorique ; les textes nous fournissent en revanche plusieurs informations concrètes. Réunissant des soldats venus de nombreuses régions de la Grèce, l’armée achéenne est composite. Comme Agamemnon propose aux Achéens de reculer, Diomède l’interpelle. « C’est à toi d’abord, fils d’Atrée, car tu déraisonnes, que je m’opposerai. La thémis ne me l’interdit pas : ἣ θέμις ἐστί. »6 Dans ce cas comme en d’autres7, la thémis régit des relations qui unissent les chefs de plusieurs contingents, fournis par des peuples différents. Elle peut même concerner l’ensemble de ces peuples : Encouragé par un songe, Agamemnon décide d’engager le combat contre l’armée troyenne. Auparavant toutefois, il veut connaître l’état d’esprit des Achéens ; à cette fin, il leur proposera de lever l’ancre et de s’enfuir :

πρῶτα δ’ἐγὼν ἔπεσιν πειρήσομαι, ἣ θέμις ἐστί.

Je les éprouverai d’abord en usant de mots. La thémis ne s’y oppose pas8.

Il ne s’agit pas de contester l’existence d’une justice familiale ; il faut simplement reconnaître que, si le mot thémis désigne cette justice, il s’applique tout aussi bien à celle qui régit les rapports entre le roi et son peuple, entre le roi et ses pairs et, dans le cas d’une alliance militaire, entre les chefs de plusieurs contingents d’origines différentes. Dans des sociétés primitivement soumises à des rois, cette justice commande le respect d’une hiérarchie qui s’étend au-delà des familles. Elle interdit au mécontent le meurtre d’un prince de sang royal, même s’il appartient à un autre genos que lui9. Elle concerne les relations amoureuses qui peuvent unir les hommes et les femmes hors d’un cadre strictement familial ou même – plus tardivement peut-être – les hommes entre eux10. Elle prescrit les attitudes qu’il convient d’avoir à l’égard des étrangers : elle interdit notamment de maltraiter un hôte, car tout étranger, tout mendiant se présente à vous, envoyé par Zeus11. Elle fait un devoir de l’hospitalité. Celle-ci présente un caractère religieux. Pindare chante l’île d’Egine qui a reçu du ciel une puissance divine propre à lui assurer la souveraineté sur les mers et la pieuse vertu d’hospitalité12. La thémis est suffisamment générale pour inspirer la conduite qu’il convient d’avoir à l’égard d’un cadavre ou d’un mort, même si celui-ci n’est pas exactement votre parent13. Au-delà des cultes ou des mythes gentilices, elle est suffisamment générale pour s’appliquer aux relations qui unissent les hommes aux dieux14 ou les dieux entre eux15. Nous la verrons plus tard, chez Platon, régir les mouvements de l’univers16

Certains auteurs ne retiennent pas intégralement la thèse de Glotz. Sans se référer à une justice familiale, V. Ehrenberg écrit plus simplement que lui et plus justement sans doute, en évoquant les cavaliers des sociétés archaïques : « Les normes de leur vie commune leur étaient fournies par une ‘coutume nobiliaire’ dite thémis, parce qu’elle prenait sa source dans les ‘commandements’ de la royauté charismatique. »17 Ehrenberg fournit par ailleurs plusieurs informations pénétrantes sur l’histoire de l’idée de justice mais, pour définir la dikè et l’opposer à la thémis, il a tendance à se situer dans le cours de cette évolution. « La validité de la norme aristocratique céda le pas à la volonté d’une justice égale pour tous (dikè). »18 Il ne s’agit pas de contester la réalité d’une marche vers la démocratie ; toutefois, si la notion de dikè se modifie dans le cours de ce processus, il faut observer qu’elle lui est antérieure. Les noms thémis et dikè coexistent chez Homère et chez Hésiode ; c’est dans cette coexistence qu’il convient en premier lieu de percevoir ce qui les distingue l’un de l’autre.

1) Le nom thémis

a) Recherche d’une signification centrale

Comme nous l’avons vu, des considérations étymologiques incitent Benvéniste à reprendre la thèse de Glotz, qu’elles lui paraissent confirmer. L’étymologie du mot thémis n’est malheureusement pas évidente. Il est tentant de le rattacher à la racine indo-européenne *dhe. Cette racine apparaît en grec dans le verbe tithèmi, « poser, établir, instituer », et dans ses dérivés, thésis, « action de poser, d’établir ou d’affirmer », théma, « la chose déposée, le trésor », thesmos, « ce qui est établi, l’institution, la loi ». Toutefois, si l’on explique aisément ainsi le radical, thé-, l’élément -mis demeure plus énigmatique. Le grec connaît-il un tel suffixe ? Le problème est d’autant plus complexe que la déclinaison du nom thémis présente des anomalies. A côté d’un accusatif, thémin, les textes proposent des formes issues de plusieurs génitifs différents : thémios, thémidos, thémitos et thémistos. A cette dernière forme se rattache le pluriel thémistes, usuel dans l’épopée.

Comme E. Fraenkel19, quelques linguistes prennent ce pluriel pour point de départ ; ils l’analysent et le découpent : thémi-stes. Ils rattachent l’élément -stes à la racine stha-*, qui apparaît en grec dans le verbe histèmi, « placer debout, se tenir debout, être stable ». Ils rattachent l’élément thémi- à une racine pourrait apparaître dans le mot θέμερος, « grave, stable ». Ainsi comprise, la thémis serait « celle qui se tient fermement sur la terre », « die fest stehende ».

Chantraine n’a pas retenu cette analyse ; revenant à l’interprétation la plus courante, il fait entrer le nom thémis dans la famille du verbe tithèmi. Ce nom désignerait ainsi « ce qui est posé, ce qui est établi, la règle ou le principe ».

Constatant l’hésitation des spécialistes, je crois prudent de ne pas chercher dans une étymologie le sens premier du nom thémis, sage d’étudier simplement et sans idée préconçue, les emplois qu’en font les auteurs les plus anciens. Nous observerons alors qu’il revêt deux significations légèrement différentes, selon qu’il se trouve au singulier ou au pluriel ; nous observerons aussi que ces deux significations sont apparentées.

Au singulier il signifie une exigence qui s’impose à l’esprit des hommes, les autorisant ou non à exécuter certaines actions. Nous avons déjà rencontré la tournure ἣ θέμις ἐστί, qui signifie littéralement « ce qui est thémis », c’est-à-Diké « l’acte dont nous parlons est conforme à la thémis », « il n’est pas interdit ». (Dans cette formule ramassée, le relatif s’accorde avec son prédicat)20. La même tournure peut avoir une valeur positive et signifier « cet acte est usuel, il est normal, moralement légitime ». Nous le voyons dans un vers de l’Iliade. En rendant Briséis, Agamemnon déclare qu’il n’a point partagé sa couche, qu’il ne s’est point uni à elle, comme il lui eût été loisible de le faire,

ἣ θέμις ἀνθρώπων πέλει, ἀνδρῶν ἠδὲ γυναικῶν,

c’est thémis (=c’est chose normale) chez les humains, entre hommes et femmes21.

Nous le voyons aussi dans l’Odyssée où, parlant de Pénélope qui pleure quand on évoque Ulysse, Eumée remarque :

c’est thémis (=c’est chose normale) chez une femme dont le mari est mort à l’étranger22.

La locution prend parfois un sens plus fort : la conduite normale devient conduite recommandée ou imposée par les convenances. Quand, accompagné d’Ulysse, Nestor arrive chez Pélée, celui-ci accomplissait un sacrifice ; Achille se leva pour accueillir les voyageurs, les fit asseoir et leur offrit les cadaux d’hospitalité « qu’il est thémis (=que le bon usage prescrit) de faire à des étrangers »23. Le bon usage implique une sorte de justice ou d’équité. Gardant encore l’incognito, Ulysse se présente à Laerte sous une fausse identité. Il prétend avoir jadis reçu Ulyssse et lui avoir fait des cadeaux d’hospitalité. Ah ! répond Laerte : ta générosité ne sera pas récompensée. Si Ulysse était là, avant de te laisser partir, il t’aurait à son tour comblé de ses dons et de son hospitalité « car c’est thémis (= c’est choses juste) » dans une telle conjoncture24.

Des parenthèses ont suggéré le sens que le mot thémis paraît revêtir dans les phrases que je viens de citer. Il convient toutefois de noter qu’il s’agit toujours du même mot ; il se prête à des emplois divers mais son sens profond est constant. Nous sommes tentés de le traduire de manières différentes selon les textes parce que le français ignore la notion qu’il signifie et qui implique notamment normalité, convenance et justice.

L’observation de formules négatives correspondant à celles que nous venons de considérer nous rendra sensibles à d’autres connotations du mot thémis. Patrocle est tué, revêtu des armes d’Achille ; son casque touche le sol maculé de sang. Le poète observe :

πάρος γε μὲν οὐ θέμις ἦεν

ἱππόκομον πήληκα μιαίνεσθαι κονίησιν

auparavant, la thémis n’eût pas permis

que ce casque orné de crins fût souillé par la poussière25.

Auparavant, c’est-à-Diké quand le casque recouvrait la tête d’Achille. La thémis ne concerne pas exactement l’objet matériel ; pour elle, le sort du casque est lié aux mérite du guerrier qui le porte. En dernière analyse, c’est l’homme qui est en cause. Considérons un autre exemple ; sorti vainqueur du combat, Achille refuse de se laver du sang qui le recouvre et déclare :

οὐ θέμις ἐστὶ λοετρὰ καρήατος ἄσσον ἱκέσθαι

πρίν γ’ἐνὶ Πάτροκλον θέμεναι πυρὶ κ.τ.λ.

il n’est pas thémis que l’eau atteigne ma tête pour me laver,

avant que j’aie déposé Patrocle sur le bûcher et…26

La thémis implique ici le respect de règles rituelles. Avec d’autres connotations, cet emploi du mot thémis survit à l’épopée, chez Sappho par exemple :

οὐ γὰρ θέμις ἐν μοισοπόλων † οϊκίαι

θρῆνον ἔμμεν’ οὔ κ’ ἄμμι τάδε πρέποι

Il n’est pas thémis qu’il y ait un chant funèbre dans la maison de qui cultive les Muses. Cela ne nous conviendrait pas27.

Nous retrouvons un emploi analogue chez Sophocle. En évoquant Polynice, Antigone dit à Œdipe :

Tu l’as engendré, si bien que, même s’il t’infligeait

le plus impie des méchants traitements, mon père,

il ne te serait pas permis de le maltraiter en retour

ἔφυσας αὐτὸν· ὥστε μηδὲ δρῶντά σε

τὰ τῶν κακίστων δυσσεβέστατ’, ὦ πάτερ,

θέμις σέ γ’ εἶναι κεῖνον ἀντιδρᾶν κακῶς28.

Dans ce passage, la thémis dont Antigone a le souci est évidemment une thémis familiale mais nous avons constaté que ce n’est pas toujours le cas. Dans le Philoctète, Néoptolème répète ce qu’Ulysse lui a dit :

ὠς οὐ θέμις γίγνοιτ’, ἐπεὶ κατέφθιτο

πατὴρ ἐμός, τὰ πέργαμ’ ἄλλον ἢ μ’ἑλεῖν.

que la thémis ne permet pas, puisque mon père

est mort, qu’un autre que moi prenne la citadelle de Troie29.

Certes Néoptolème succède à son père mais la thémis le choisit ici dans l’ensemble des guerriers grecs, comme elle avait précédemment choisi Achille.

La même formule figure encore dans un poème énigmatique d’Aristote. L’autel que nous y voyons mentionné devait sans doute honorer Platon mais l’identité de l’homme qui l’a fait élever n’est pas claire.

ἐλθὼν δ’ἐς κλεινὸν Κεκροπίης δάπεδον

εὐσεβέως σεμνῆς ϕιλίης ἱδρύσατο βωμόν

ἀνδρός, ὃν οὐδ’αἰνεῖν τοῖσι κακοῖσι θέμις

s’étant rendu dans la terre célèbre de Cécrops, il éleva pieusement un autel, témoignage d’une amitié respectable, pour un homme qu’aux pervers la thémis ne permet même pas de louer30.

Notons enfin que, plus rare en prose, la même formule est pourtant usuelle chez Platon31.

Dans les textes les plus anciens – nous le constatons – le mot thémis se trouve le plus souvent au nominatif, lié au verbe être ; il n’est jamais ni l’objet ni le sujet d’un verbe d’action32 ; davantage encore, il apparaît presque toujours à l’intérieur de formules relativement rigides ἣ θέμις ἐστί, « c’est permis ou recommandé par la thémis »•, θέμις ἐστὶ…, οὐ θέμις ἐστὶ… « il est, il n’est pas permis par la thémis de… » La chose est significative. La thémis n’est pas une réalité capable d’exercer sur quelque autre une pression objective et sur laquelle il soit possible d’agir de manière à la modifier. C’est pourquoi la pensée la saisit difficilement. En revanche quand les hommes ou d’autres êtres animés agissent, la thémis les influence et contribue à déterminer leur conduite ; se révélant à eux dans cette influence qu’elle exerce et qu’ils ressentent, elle ne leur est pas perceptible d’une autre façon. Ce n’est pas une substance, ce n’est pas une institution, elle n’est pas définie par un ensemble de lois qu’il serait possible d’énoncer clairement. C’est une notion malaisément formulable ou, mieux peut-être un sentiment, proche d’un sentiment religieux. En lui, le Grec paraît découvrir que certains actes lui sont interdits, tandis que, normaux ou pleinement légitimes, d’autres lui sont autorisés, voire prescrits. Elle est difficile à définir, car ce n’est pas un concept mais une exigence vécue, exigence qui s’impose à la conscience des individus ou dans les sociétés humaines ; elle le fait de manières différentes selon les occasions mais, en dépit de cette diversité, les hommes reconnaissent que, dans sa qualité d’exigence ressentie, elle est à chaque coup la même. Pouvant donc inspirer des conduite qui varient selon les cas, l’exigence de la thémis régit les relations qui s’établissent à l’intérieur d’une famille entre ses différents membres, dans une armée entre un commandant et ses subordonnés, dans un Etat, entre un chef et ses sujets. Elle régit aussi les relations qui s’établissent entre pairs, dans différents cercles et en différents lieux ; des relations d’obéissance ou de respect, des relations d’amour ou d’hospitalité, par exemple.

Platon connaît une société très différente de celle où vivait Hésiode, différente aussi de celle où Homère situait les héros dont il a chanté les exploits. Pour le philosophe, les exigences concrètes de la thémis pourraient donc n’être plus exactement celles que les poètes épiques ressentaient. En employant les vieilles formules, Platon montre pourtant qu’elles conservent un sens à ses yeux. Or il ne cherche pas à situer les exigences de la thémis dans un contexte social nouveau. Les actes qu’elle lui paraît commander peuvent être accomplis à l’intérieur de toutes les sociétés, qu’elles soient gentilices ou politiques. « Οὔτε θέμις περὶ τὰ τοιαῦτα ἀνδρὶ σοφῷ ἐπιτάττοντι νεώτερον ἀπειθεῖν » « Quand un sage lui donne des conseils sur un tel sujet, il n’est pas permis qu’un homme plus jeune lui désobéisse. »33 Pour le philosophe, la thémis inspire les plus spirituels des comportements moraux. Θέμις δ’οὔτ’ἦν οὔτ’ἔστιν τῷ ἀρίστῳ δρᾶν ἄλλο πλὴν τὸ κάλλιστον. « A l’être le meilleur il n’était pas et il n’est pas permis de faire autre chose que le plus beau. »34 La thémis régit l’activité de l’esprit : « Ni la loi ni aucun ordre ne l’emporte sur la science, la thémis ne permet pas que l’esprit soit soumis ou asservi à quoi que ce soit mais elle prescrit qu’il soit maître de tout, s’il est authentique et vraiment libre, conformément à sa nature. »35 Les règles dont la thémis est la source ne sont liées à nulle société définie. Elles s’imposent au démiurge lui-même. « Se donner éternellement à soi-même un mouvement circulaire n’est possible à personne, si ce n’est à celui qui conduit tous les être soumis à un mouvement ; mais à celui-là la thémis ne permet pas de mouvoir (les êtres) tantôt d’une façon, tantôt d’une façon opposée : κινεῖv δὲ τούτῳ τοτὲ μὲν ἂλλως αὖθις δὲ ἐναντίως οὐ θέμις. »36

Comme il ne s’attache point aux situations sociales où la thémis se définit ordinairement, Platon peut la concevoir plus clairement et employer son nom sans recourir aux formules toutes faites que nous avons le plus souvent rencontrées. Il écrit ainsi : « La divination est un artisan de l’amitié entre les dieux et les hommes, parce qu’elle connaît les relations amoureuses qui, parmi les hommes, tendent à la thémis et à la piété », τὰ κατ’ἀνθρώπους ἐρωτικά, ὅσα τείνει πρὸς θέμιν καὶ εὐσέβειαν37. Cette formulation est certainement nouvelle mais, en liant ainsi la thémis et la piété, le philosophe indique en elle un trait essentiel que les poètes épiques nous laissaient déjà entrevoir. La thémis est de l’ordre des valeurs ou des vertus ; elle a des consonnances religieuses.

En termes différents, Xénophon met également en évidence le caractère à la fois moral et religieux de la thémis. Il place les mots suivants dans la bouche de Cyrus. « Je t’ai toujours entendu Diké qu’il n’est pas permis – …ὡς οὐδὲ θέμις εἴη – de solliciter des dieux la victoire dans un combat équestre, si l’on n’a pas appris à monter à cheval, la supériorité sur de bons archers, si l’on ne sait pas manier un arc ; qu’on ne doit point prier pour conduire un bateau à bon port, si l’on ne sait pas naviguer, pour voir croître une belle moisson, si l’on n’a pas semé ; on ne peut, à la guerre, demander le salut, si l’on ne prend point de mesures pour se défendre. De tels comportements sont contraires aux principes divins – παρὰ γὰρ τοὺς τῶν θεῶν θεσμοὺς πάντα τὰ τοιαῦτα εἶναι –. Il est naturel, disais-tu, que des gens qui font des prières non conformes à la thémis – τοὺς ἀθέμιτα εὐχομένους – n’obtiennent point des dieux l’objet de leurs vœux, comme ils échouent à l’obtenir des hommes si leurs demandes ne sont pas conformes aux lois »38. Dans l’Economique, nous entendons Socrate poser une question étrange à Ischomaque : πῶς θέμις εἶναί σοι καὶ ἐκ πολέμου καλῶς σῷζεσθαι ; « comment peut-il être thémis pour toi de sortir sain et sauf de la guerre, d’une noble manière ? »39 Le texte de la Cyropédie que nous venons de citer nous aide à comprendre celui de l’Economique. « Comment peut-il être thémis signifie « comment peut-il être religieusement correct ». En effet la Cyropédie nous inciterait à répondre : « en me préparant à la guerre » ; or c’est précisément ce que dira Ischomaque : il fait régulièrement exécuter à son cheval les manœuvres les plus proches de celles que la guerre requiert ; il fait lui-même des exercices propres à développer sa souplesse, sa force et son endurance.

Au singulier le nom thémis ne désigne donc pas une règle bien établie, sûrement énoncée ; il signifie le plus souvent une exigence clairement perceptible lorsqu’elle s’impose à vous, même si l’on ne s’en fait pas une notion claire. En considérant les actes que la thémis vous interdit et ceux qu’elle vous autorise ou vous recommande, il est toutefois possible de caractériser les principaux domaines où elle se fait sentir. Les textes que nous avons déjà cités (sur ce point les textes classiques se montrent plus développés que les poèmes épiques) suffisent à le montrer. Ce sont :

a) Le domaine rituel ; celui de la pureté et de l’impureté, ceux du culte des morts et du culte des dieux ; celui des conduites consécutives à un meurtre. On notera à ce propos que les infractions rituelles peuvent entraîner des conséquences néfastes pour une collectivité entière.

b) Le domaine de la vie affective et des relations amoureuses. La thémis autorise des conduites que nous serions enclins à tenir pour naturelles. Elle admet qu’un femme pleure quand son mari a disparu ; elle admet généralement qu’un homme et une femme s’unissent. Elle fait cependant d’autres choses encore. Elle établit des distinctions entre différents types d’union amoureuse ; elle soumet les mariages à des règles, définissant notamment les degrés de parenté admissibles entre conjoints. Elle nous engage ainsi dans un troisième domaine.

c) Le domaine des devoirs à l’égard de la société. Ce sont le devoir du soldat, celui du citoyen ; c’est le respect du chef. La thémis concerne aussi les comportements que les individus ont les uns à l’égard des autres à l’intérieur des sociétés, la relation du jeune homme avec son aîné, par exemple, ou la relation d’hospitalité.

d) A la limite, elle concerne le comportement de l’individu à l’égard de lui-même et requiert de lui une sorte de cohérence.

e) Au-delà de l’humain, elle assure la régularité des mouvements de l’univers.

Si donc l’exigence de la thémis se fait sentir en mille circonstances différentes on observe que, de manières très diverses, elle tend à l’établissement ou au maintien d’une ordonnance, d’un équilibre dans les sociétés humaines et dans le monde entier.

Revenons maintenant à l’étymologie. S’il faut bien rattacher le nom thémis à la racine qui apparaît dans le verbe tithèmi, comme le font la plupart des auteurs, les textes ne nous incitent pas à l’interpréter comme ils le proposent. En effet, quand ils évoquent la thémis, les poète anciens ne suggèrent pas l’idée d’une institution, d’une règle, d’une loi solidement établie ; ils nous laissent pressentir en elle plus de force persuasive que de stabilité. Plutôt qu’une valeur passive, peut-être la racine verbale a-t-elle dans le nom thémis une valeur active ou moyenne ? La thémis ne serait pas ce qui est placé, définitivement mis en place mais ce qui met en place ou contribue à le faire. Comme plusieurs textes nous l’ont suggéré, l’exigence qui s’impose à l’esprit des Grecs lorsqu’ils emploient des formules du type « c’est thémis, il est thémis de » serait liée au projet implicite de mettre les choses en place, d’instaurer une ordonnance. Cette hypothèse étymologique ne serait pas incompatible avec les enseignements que nous tirerons bientôt des mythes relatifs à la déesse Thémis.

Une remarque pourrait-elle la confirmer ? Si le verbe dynamai (δύναμαι) veut Diké « pouvoir », le nom dynamis (δύναμις) ne désigne pas ce que l’on peut faire ; il signifie la capacité de le faire. De même, plutôt que la règle établie, le mot thémis ne signifierait-il pas la capacité, le besoin d’établir une règle ? Un tel rapprochement est périlleux car les génitifs de thémis et de dynamis diffèrent. En revanche une notice d’Hésychius pourrait apporter à notre hypothèse un meilleur appui. Le lexicographe nous fait connaître l’existence d’un nom thémos, apparemment proche de thémis, et qu’il définit comme suit : θεμούς διαθέσεις, παραινέσεις, ce qui signifie à peu près : « themoi : art de disposer, arrangement, ordonnance et aussi exhortation, conseil. »

b) Emplois particuliers du nom thémis

Il arrive sans doute que le nom thémis prenne des significations un peu différentes de celle que nous venons de Diké mais elles en dérivent.

La thémis exige le respect des serments ; il en résulte que le serment prêté paraît la provoquer et la faire agir. C’est ainsi que Clytemnestre peut évoquer la thémis de ses propres serments40. L’action qu’un individu croit accomplir pour satisfaire aux exigences de la thémis peut inspirer à un autre une action différente de la première qu’il juge aberrante ; cette aberration, pense-t-il, émeut la thémis si bien que, blessée, la thémis elle-même autorise les hommes à réclamer des dieux la punition de qui l’a commise. Ainsi, chez Sophocle, convaincu de la culpabilité de Déjanire, Hyllos lui déclare : « Puissent la justice vengeresse et l’Erinye te faire payer (ton crime). Si la thémis le permet, voilà ma prière. Elle le permet, puisque, pour moi, tu as mis thémis en branle en tuant le meilleur des hommes de cette terre,

θέμις δ’ἐπεί μοι τήν θέμιν σὺ προὔβαλες

πάντων ἄριστον ἄνδρα τῶν ἐπὶ χθονὶ

κτείνασ (α)41.

Dans un cas unique, le nom thémis paraît désigner les effets lointains de la thémis. Dans les Suppliantes d’Eschyle, les Danaïdes demandent la protection du roi d’Argos ; elles l’avertissent :

ἴσθι γὰρ παισὶ τάδε καὶ δόμοις

ὁπότερ’ἂν κτίσῃς, μένει ῎Αρει τίνειν

ὁμοίαν θέμιν

Sache-le ! Quelque décision que tu prennes, il restera à tes enfants et à ta famille d’en payer à Arès une thémis équivalente42.

Dans un raccourci abrupt, le nom thémis désigne ici le sort qui doit justement échoir à une personne, à la suite des actes qu’elle aura accomplis. Comme nous le verrons le moment venu, le nom dikè connaît un emploi de ce type, beaucoup plus communément.

Signalons enfin un usage plus remarquable du mot thémis. Nous lisons dans l’Iliade :

ἀλλ’ὅτε δὴ κατὰ νῆα Ὀδυσσῆος θείοιο

ἷξε θέων Πάτροκλος ἵνα σφ’ἀγορή τε θέμις τε

ἦεν, τῇ δὴ καί σφι θεῶν ἐτετεύχατο βωμοί,

ἔνθα οἰ Ευρύπυλος βεβλημένος ἀντεβόλησε

Mais quand, près des bateaux du divin Ulysse, Patrocle arriva en courant à l’endroit où ils ont leur agora et leur thémis – c’est là qu’ils ont construit des autels pour les dieux – Eurypyle, blessé, se présenta devant lui…43

La syntaxe lie l’agora et la thémis, elle met leurs deux noms sur le même plan ; les réalités qu’ils désignent sont de même nature, situées l’une près de l’autre ou du moins étroitement associées l’une à l’autre. Dans la langue épique comme dans la langue classique, le nom agora signifie une place publique, le marché qui s’y déroule, l’assemblée qui s’y réunit ou le discours que l’on y tient. Le nom thémis peut difficilement s’appliquer à un lieu matériel. Il est raisonnable de penser que le mot thémis désigne ici une assemblée, une sorte de conseil44. Les vers que nous considérons distinguent-ils deux organes différents, l’agora et la thémis, ou bien le nom agora désigne-t-il un lieu et le nom thémis, le conseil qui s’y réunit ? J’incline en faveur de cette seconde hypothèse. Le texte me paraît en effet mentionner le lieu central d’un camp, l’agora, et signaler ce qui le caractérise : les réunions de la thémis et les autels élevés pour le service des dieux. Nous apprenons par ailleurs que les assemblées où l’on invoque l’autorité des thémistes tiennent parfois séance sur une agora.45 Nous ne savons ni les compétences ni la composition du conseil appelé thémis ; son nom indique pourtant qu’il doit prendre des décisions conformes à certaines exigences éthiques.

(Nous pourrions suposer que le mot thémis a le même sens dans un passage de l’Odyssée où il figure au pluriel. Les Cyclopes, y lisons-nous, sont des demi-sauvages car « ils n’ont ni assemblées délibérantes ni thémistes ».

τοῖσιν δ’οὔτ’ ἀγοροαὶ βουληφόροι οὔτε θέμιστες46.

Ici le mot agorai désigne incontestablement des assemblées ; or il se trouve associé au mot thémistes. En rapprochant ce vers de celui que nous venons de rencontrer dans l’Iliade, nous serons tentés de comprendre, ni assemblées (agorai) ni conseils (thémistes), mais un rapprochement différent-il s’impose à nous-nous interdit cette interprétation. Dans le même passage de l’Odyssée nous trouvons en effet un autre vers relatif aux Cyclopes. Il qualifie Polyphème οὔτε δίκοας εὖ εἰδότα οὔτε θεμίστας47. Nous allons étudier les emplois du pluriel thémistes et ceux du nom dikè. Utilisons ici nos conclusions par anticipation et traduisons approximativement : « (le Cyclope) qui ne connaît ni sentences prononcées par un juge ni préceptes de thémis (= ni règles éthiques) ». Cette formule éclaire le vers de l’Odyssée dont nous discutons. Nous devons le traduire : « ils (les Cyclopes) n’ont ni assemblées délibérantes ni règles éthiques. » (Un autre passage de l’Odyssée que nous mentionnerons bientôt confirme cette conclusion : nous y lisons en effet que les Cyclopes sont athémistoi.) L’Odyssée n’atteste donc pas l’existence de deux organes distincts, l’agora et la thémis ; elle n’infirme pas l’interprétation que nous avons proposées du passage de l’Iliade.)

c) Le pluriel thémistes

Au pluriel, le nom thémis revêt plusieurs significations. Elles diffèrent les unes des autres et aucune d’entre elles ne correspond exactement à celle qui est ordinairement la sienne au singulier. Nous leur trouverons pourtant des caractères communs. Si la thémis est une exigence mal définissable en raison de son universalité, les thémistes sont des réalités plus concrètes. Ce sont des énoncés de divers types indiquant avec une relative précision quelle conduite la thémis requiert dans un cas particulier. Il s’agit parfois d’une circonstance unique ; il s’agit plus souvent de circonstances qui peuvent se répéter. Proposons une traduction approximative : les thémistes sont les prescriptions ou les préceptes de thémis. Ces prescriptions ou ces préceptes sont de plusieurs sortes.

Voici la première. Pindare écrit : « Un jour dans sa demeure riche en or, Phoibos lui rappellera par ses thémistes (ἀμνάσει θέμισιν) de conduire de nombreux habitants vers le temple consacré au Cronide, dans le pays du Nil. »48 Il s’agit ici de paroles prononcées par le dieu, paroles qui ont tout à la fois la valeur d’une prophétie et celle d’un ordre. La thémis inspire le dieu ; il connaît du moins ce qui, dans des circonstance concrètes, résulte de ses exigences et il le fait connaître. Le même poète mentionne ailleurs

Δελφοὶ θεμίστων μάντιες / Ἀπολλωνίδαι

Les Delphiens, prophètes apolliniens des thémistes49.

Dans ces deux cas, les thémistes sont clairement des énoncés oraculaires. Dans l’Odyssée, sans évoquer un oracle d’une manière aussi précise, le pluriel thémistes désigne les avis donnés par un dieu. Comme Antinoos conseille aux prétendants d’assassiner Télémaque, Amphinomos dit prudemment :

Pour ma part, je préférerais ne pas tuer

Télémaque ; il est redoutable de mettre fin à une race

royale. Demandons d’abord l’avis des dieux.

Si les thémistes du grand Zeus nous y incitent,

alors je le tuerai moi-même50.

Dans ces différents vers, le mot thémistes s’applique donc à des prophéties ou à des paroles divines, énonçant les conduites que la thémis conseille aux hommes dans un cas singulier.

Les textes mentionnent plus souvent des thémistes d’une autre sorte. Il ne s’agit plus d’oracles pertinents dans une circonstance unique mais de paroles respectables ou de propositions énonçant certaines exigences de la thémis ; exigences précises sans doute mais générales, car elles sont valables dans de nombreuses circonstances présentant des traits communs. Véhiculés par la tradition, ces « préceptes de thémis » servent de références aux magistrats. Serait-il simplement oral et mémorisé, l’existence d’un répertoire de thémistes est en effet bien attestée51. Les juges et les rois en sont les dépositaires, comme ils le sont aussi d’un sceptre. L’Iliade nous montre Achille prenant un sceptre à témoin ; il s’agit d’un bâton façonné. « Aujourd’hui », dit-il, « les fils des Achéens le portent dans leurs mains quand ils exercent la justice et font, en considération de Zeus, respecter les thémistes, oἵ τε θέμιστας πρὸς Διὸς εἰρύαται »52. Ces préceptes ne servent pas seulement de référence dans l’exercice de la justice. Nestor adresse la parole à Agamemnon :

οὕνεκα πολλῶν

λαῶν ἐσσι ἄναξ καί τοι Ζεῦς ἐγγυάλιξε

σκῆπτρον τ’ἠδὲ θέμιστας ἱνά σφισι βουλεύησθα

car tu es le seigneur

de nombreux peuples ; Zeus t’a confié

le sceptre et les thémistes, afin que tu décides pour eux53.

Un autre texte est encore plus clair. « La pluralité n’est pas une bonne chose dans le commandement. Qu’il y ait un seul chef, un seul roi, celui auquel le fils de Cronos aux pensées torses a donné le sceptre et les thémistes, pour qu’il règne parmi eux » : ᾧ δῶκε Κρόνου παῖς… / σκῆπῖρον τ’ἠδὲ θέμιστας, ἱνά σφισι βασιλεύῃ54. Au-delà de l’activité judiciaire, les préceptes de thémis servent de fondement aux décisions politiques.

Si le roi et les juges se réfèrent aux thémistes, ils ne sont pas seuls à en avoir connaissance. Elles sont présentes à l’esprit de la plupart des hommes civilisés. Hésiode dit pourquoi on donne à Nérée le titre de vieillard :

οὕνεκα νημερτής τε καὶ ἤπιος, οὐδὲ θεμιστέων

λήθεται, ἀλλὰ δίκαια καὶ ἤπια δήνεα οἶδεν.

c’est qu’il est véridique et bon, qu’il n’oublie point

les préceptes de thémis mais conçoit des desseins justes et doux55.

Qui ne connaît pas de tels préceptes est un sauvage ; comme nous l’avons vu, c’est le cas du Cyclope Polyphème56. En bref, le pluriel thémistes désigne des phrases ou des formules vénérables énonçant les actes dont, lors de circonstances clairement définies, la thémis exige ou interdit l’accomplissement.

Il n’est pas exclu que les préceptes de thémis conservés par la tradition remontent à d’anciens oracles, à des paroles prononcées ou inspirées par les dieux. Dans ce cas le mot thémistes conserverait toujours les connotations qui le caractérisent dans le texte de Pindare. Quoi qu’il en soit, solidaire du sceptre, liées à Zeus, les thémistes sont vénérables, chargées d’une sorte de sacralité.

Nous avons parlé de répertoires de thémistes auxquels les rois se réfèrent. Un vers hésiodique que nous étudierons plus tard, quand nous serons en état de le mieux comprendre, nous suggère l’idée que les rois ne se contentent pas d’invoquer des thémistes traditionnelles. Il se pourrait qu’ils en inventent quelquefois ; ils sont eux-mêmes inspirés par Zeus ou par les Muses57.

L’usage du mot thémistes soulève un problème dans quelques phrases où il figure à l’accusatif, comme complément des verbes krinô ou diakrinô (κρίνω, διακρίνω). Ces verbes peuvent en effet revêtir deux valeurs différentes. Signifiant d’abord « séparer par la pensée, distinguer », ils veulent Diké tantôt « choisir », tantôt « décider ou juger ». Voici quelques exemples

Hésiode évoque un roi que les Muses inspirent :

οἱ δέ τε λαοὶ

πάντες ἐς αὐτὸν ὁρῶσι διακρίνοντα θέμιστας

ἰθείῃσι δίκῃσι.

Nous pourrions comprendre

le peuple entier

le regarde, quand il choisit les thémistes

en prononçant de droites sentences58.

Le même poète parle ailleurs de rois corrompus :

σκολίῃς δὲ δίκῃς κρίνωσι θέμιστας

Nous pourrions encore une fois comprendre

c’est en prononçant des sentences tortueuses qu’ils choisissent des thémistes59.

Nous conserverions ainsi au pluriel thémistes le sens que nous lui avons déjà reconnu. Quand il juge, le roi choisirait à chaque coup dans le répertoire des préceptes de thémis celui qu’il appliquera au cas qui lui est soumis.

Cependant d’autres textes se prêtent mal à une telle interprétation. Zeus, lisons-nous dans l’Iliade, se fâche contre certains hommes

οἵ βίῃ εἰν ἀγορῇ σκολίας κρίνωσι θέμιστας

qui, dans l’agora, krinôsi outrageusement des thémistes tortueuses60.

Il est difficile de croire qu’une tradition respectée conserve des préceptes tortueux. Il faut donc donner un autre sens au verbe krinô.

Notons qu’il figure dans des formules très proches de celles que nous avons considérées, où il régit toutefois un complément différent. Hésiode déclare à son frère Persès.

σοὶ δ’οὐκέτι δεύτερον ἔσται

ὦδ’ἔρδειν· ἀλλ’αὖθι διακρινώμεθα νεῖκος

ἰθείῃσι δίκῃς.

Il ne te sera pas possible d’agir une seconde fois

de cette façon. Faisons résoudre notre différend

par de droites sentences61.

Une tournure semblable se trouve employée dans l’Odyssée

ὄψ· ἦμος δ’ἐπὶ δόρπον ἀνὴρ ἀγορῆθεν ἀνέστη

κρίνων νείκεα πολλὰ δικαζομένων αἰζηῶν.

Il était tard, à l’heure où pour son repas un homme revient de l’agora ; il y jugeait de nombreux différends entre de fortes personnes soumises à un jugement62.

Ces vers ressemblent à ceux que nous considérions. Dans l’avertissement donné par Hésiode à Persès, le verbe krinô est construit avec le datif ἰθείῃσι δίκῃς, comme c’est le cas dans les textes évoquant l’activité royale. Il semble donc légitime de rapprocher l’une de l’autre les formules « juger un différend » et « juger des thémistes ». Objets du verbe krinô, les thémistes sont étroitement liées au conflit soumis à l’arbitrage du juge ; elles en sont constitutives. Le passage de l’Odyssée mentionne explicitement les hommes qui se trouvent impliqués dans la querelle. En fait quand le verbe krinô signifie « juger », il a généralement des noms de personne pour complément ; des êtres humains sont l’objet habituel d’un jugement. Or, connaissant le sens du nom thémis, nous ne pouvons pas penser que les thémistes soient ici des êtres humains. Nous savons que ce pluriel signifie ordinairement des paroles ou des énoncés ; si les magistrats ne jugent pas des hommes, nous devons admettre qu’ils jugent les paroles prononcées par les hommes qu’ils examinent. Plusieurs documents nous apprennent en effet que, déférés devant un arbitre ou devant des juges, les anciens Grecs parlent, chacune des parties le faisant à son tour. Le juge doit les écouter l’une et l’autre, avant de prononcer son verdict. Un passage de l’Iliade sur lequel nous reviendrons nous donne cette information d’une manière parfaitement claire63. Un fragment d’Hésiode cité par Plutarque la confirme ; μηδὲ δίκην δικάσης πρὶν ἄμφω μῦθον ἀκούσῃς, « n’émets aucun verdict avant d’avoir entendu la parole de l’une et de l’autre partie »64.

Concluons : complément du verbe krinô, les thémistes sont les propos tenus par les plaideurs ; ils doivent leur nom au fait que chacun d’eux invoque la thémis pour justifier les prétentions ou le comportement qu’il soumet à l’appréciation du tribunal. Disons donc en simplifiant : les thémistes sont ici les arguments, les thèses des plaideurs. Bref, dans cet emploi comme dans les autres emplois que nous avons déjà cités, les thémistes sont des paroles énonçant, selon l’avis de ceux qui les articulent, certaines exigences particulières de la thémis. Devons-nous supposer que les connotations oraculaires du mot thémistes subsitent dans ce dernier cas ? Les paroles des plaideurs auraient la valeur de signes indiquant la qualité de leur cause. Cette hypothèse ne me paraît pas indispensable.

Si Zeus et les Muses inspirent les rois, si les thémistes sont d’origine divine, si les plus augustes d’entre elles proviennent Dikéctement du dieu souverain65, il n’en résulte pas que les juges et les rois soient infaillibles. Ils agissent parfois incorrectement et rendent d’injustes arrêts. Dans ce cas, ils provoquent la colère de Zeus ; le dieu peut frapper un peuple entier, pour tirer les conséquences de fautes commises par ses dirigeants66.

Signalons enfin que le nom thémistes paraît une fois revêtir un sens différent de ceux que nous venons d’examiner. Pour apaiser Achille, Agamemnon lui offre plusieurs villes peuplées de riches habitants

et qui, placés sous son sceptre, lui payeront de grasses thémistes67.

Ici les thémistes ne sont plus des paroles, le mot ne perd pourtant pas complètement le sens que nous lui avons reconnu ; il désigne des devoirs prescrits par la thémis. Ce sont plus concrètement les devoirs qu’elle prescrit à des sujets à l’égard de leur seigneur ; dans le cas particulier, ils semblent prendre la forme d’un versement d’impôt. La chose peut surprendre ; une remarque de L. Gernet nous aide à la comprendre. En étudiant le verbe telein qui paraît signifier tantôt « payer une somme », tantôt « célébrer un rite », il montre que la fourniture d’un bien, le versement d’une somme sont à l’origine un acte religieux. Dans le cours de l’histoire, la redevance religieuse devient un impôt laïque. L’anthropologue lie les deux vers que nous considérons à une étape médiane de cette évolution68. Il a probablement raison. Quoi qu’il en soit, les sujets vouent à leur seigneur un respect religieux ; ils l’honorent un peu comme un dieu, en lui faisant des offrandes ; ils accomplissent ainsi ce que la thémis leur prescrit à l’égard de qui porte le sceptre.

2) Les dérivés de thémis

Pour interpréter ces dérivés, les lexicographes modernes procèdent souvent à partir du sens qu’ils attribuent au nom thémis : « règle établie, loi divine, justice ». Sans préjuger d’un sens que nous cherchons à découvrir, nous adopterons une démarche inverse. Sans nul présupposé quant à leur radical, nous considérerons en premier lieu les emplois des mots dérivés pour tenter de les comprendre ; ce sont eux qui nous aideront ensuite à mieux percevoir la valeur du nom dont ils dérivent.

Soit le verbe thémizô (θεμίζω). Voici la notice du dictionnaire Liddel-Scott : « θεμίζω, (θέμις), judge, punish, imper. θεμιζέτω = μαστιγούτω, νομοθετείτω (Cret.), Hesch. ; θεμισσέτω Paus. Gr. Fr. 202. – Med., aor. part, θεμισσάμενοι ὀργάς controlling our wills, Pi. P. 4. 141. » Le dictionnaire Bailly traduit : « juger, punir », d’où au Moyen « régler d’après la justice » ; sur ce point, il se réfère au même texte de Pindare que le Liddel-Scott. Nous n’avons pas lieu de rejeter le témoignage d’Hésychius invoqué par le dictionnaire anglais. Toutefois, dans l’état où il nous est parvenu, le lexique ancien propose deux équivalents de θεμίζω, sans donner les textes où ce verbe revêt les valeurs mentionnées. Il nous est donc difficile de comprendre comment le verbe peut prendre ces deux valeurs, difficile aussi de deviner quel en est le sens fondamental. Themizô figure chez Pindare, dans un texte classique, antérieur de près de mille ans à la notice d’Hésychius. C’est lui qui nous fournit une information vraiment solide. Or il nous donne l’enseignement suivant. Pélias occupe indûment à lolcos le trône de son demi-frère, Aeson. Elevé en exil par le Centaure Chiron, Jason, le fils d’Aeson, revient ensuite dans sa patrie, avec l’espoir de retrouver le trône auquel il a droit. Il voudrait pourtant ne point user de violence à cette fin. Il dit donc à Pélias :

ἀλλ’ ἐμὲ χρὴ καὶ σὲ θεμισσαμένους ὀργὰς ὑφαίνειν λοιπὸν ὄλβον…

Mais il faut que toi et moi, ayant assujetti nos sentiments de colère à la thémis, nous nous préparions des temps heureux pour l’avenir…69

Dans ces vers, thémizô ne peut signifier ni juger, ni châtier, ni légiférer. Si, formé sur elpis, l’espoir, elpizô veut Diké espérer ; si, formé sur hybris, la violence, hybrizô veut Diké exercer une violence, faire violence à quelqu’un, formé sur thémis, thémizô signifie pratiquer la thémis, l’exercer sur quelqu’un ou sur quelque chose. Nous constatons que, dans le texte de Pindare, soumettre des sentiments de colère à la thémis c’est notamment ne pas se laisser dominer par eux, pour éviter le conflit qu’ils menacent d’engendrer. Le poète nous dit comment Jason entend y parvenir : il abandonnera à Pélias toutes les richesses dont il s’est emparé ; en retour il demande que le sceptre et le trône lui soient restitués. En bref, l’application de la thémis implique ici la recherche d’un compromis.

Dans le même poème, quelques vers nous fournissent une autre indication. La dignité royale jadis confiée par Zeus à Eole revenait de droit à son descendant Aeson mais Pélias l’en a dépossédé. Jason ne l’ignore pas :

πεύθομαι γάρ νιν Πελίαν ἄθεμιν λευ–

καῖς πιθήσαντα φρασὶν

ἁμετέρων ἀποσυλᾶ–

σαι βιαίως ἀρχεδικᾶν τοκέων

je sais que, dépourvu de thémis, Pélias,

obéissant à des desseins livides,

a par violence ravi (le pouvoir)

à mes parents, ses premiers détenteurs70.

Nous voyons donc que l’absence de thémis permet à Pélias de s’emparer du trône indûment, au risque de provoquer de la colère et des conflits ; la pratique de la thémis ne vise point à renverser l’usurpateur ; par la voie d’un arrangement, elle devrait permettre de rétablir une entente entre l’héritier légitime du pouvoir et lui. Telle que ce texte nous la fait connaître, la thémis n’est pas une loi positive ; ce n’est pas une règle qu’il s’agit simplement d’appliquer ; ce n’est pas une institution clairement établie. C’est le désir ou le besoin ressenti d’inventer des comportements propres à favoriser le bien commun de plusieurs personnes dont les intérêts divergent.

La Quatrième Pythique nous donne encore un enseignement : elle établit une corrélation entre la thémis et la dikè. Avant de proposer à Pélias d’assujettir leurs sentiments de colère à la thémis, Jason énonce une idée qui doit expliquer son offre et la justifier :

παῖ Ποσειδᾶνος Πετραίου,

ἐντὶ μὲν θνατῶν φρένες ὠκύτεραι

κέρδος αἰνῆσαι πρὸ δίκας δόλιον τρα–

χείαν ἑρπόντων πρὸς ἐπίβδαν ὅμως.

Fils de Poséidon Pétraios,

l’esprit des mortels est trop prompt

à préférer le gain obtenu par ruse à la dikè,

bien qu’il se porte ainsi au-devant de rudes lendemains71.

Nous étudierons plus loin le sens du nom dikè. Constatons simplement pour l’instant que la dikè s’oppose au bien mal acquis. Parce qu’il est dépourvu de thémis, Pélias néglige la dikè ; qui ne respecte pas la dikè se prépare un avenir douloureux ; la pratique de la thémis devrait réparer la faute commise, par l’invention d’un compromis, et ménager un avenir heureux pour les deux parties. Ainsi l’équilibre qu’il incombe aux hommes d’établir en pratiquant la thémis implique la reconnaissance pour chacun de sa dikè72.

Le mot thémistos (Θεμιστόσ) est probablement un adjectif verbal de thémizô· ; il devrait signifier qui peut être soumis à la thémis ou, plus simplement, qui lui est soumis (διδακτός veut Diké « qui peut être enseigné » mais l’adjectif signifie aussi tout simplement « qui est enseigné »). Ce sens théorique rend compte des emplois de l’adjectif thémistos ; il faut pourtant ajouter quelques précisions. L’adjectif qualifie tantôt une action obéissant à la thémis, tantôt, l’auteur d’une telle action. On observera en outre que l’adjectif figure presque toujours dans des phrases négatives et que la formule ou thémistos (oὐ θεμιστός) est fréquemment remplacée par l’adjectif négatif, athémistos (ἀθέμιστος). Cela pourrait signifier que la pratique de la thémis est chose normale ; on n’éprouverait pas le besoin de la signaler ; on dénoncerait en revanche les conduites qui ne s’y conforment pas. Quelques exemples illustreront mes propos.

Dans les Sept contre Thèbes, le chœur adresse des reproches à Etéocle : le héros montre trop d’acharnement dans le projet de tuer son frère : ἀνδροκτασίαν τελεῖv / αἵματος oὐ θεμιστοῦ, « de commettre un meurtre, où coulera un sang que l’on ne peut répandre avec thémis »73, c’est-à-Diké un meurtre qui entraînera des conséquences néfastes et nuit à la stabilité d’une communauté. Comme un représentant des Perses conseille aux Athéniens de s’entendre avec le Grand Roi, écrit Hérodote, ils lui répondent fièrement de ne plus se montrer devant eux en tenant de tels propos et de ne plus leur proposer, en prétendant leur rendre service, de commettre des actes sans thémis, ἀθέμιστα ἔρδειν74. Chez Homère, le mot s’applique d’abord à des personnes. Nestor déclare :

ἀφρήτωρ, ἀθέριστος, ἀνέστιος ἐστὶν ἐκεῖνος

ὅς πολέμου ἔραται ἐπιδημίου ὀκρυόεντος

il est sans parents, sans thémis, sans foyer

celui qui aime l’effroyable guerre civile75.

En racontant son voyage, Ulysse dit ;

Κυκλώπων δ’ἐς γαῖαν ὑπερφιάλων ἀθεμίστων / ἱκόμεθα,

Nous parvenons au pays des Cyclopes, créatures excessives, dépourvues de thémis76.

L’adjectif athémistios (ἀθεμίστιος) paraît avoir un sens très proche de celui d’athémistos ; dans l’épopée, les deux mots figurent à l’intérieur de contextes semblables, en qualifiant tantôt des actions, tantôt des personnes.

Polyphème qui appartient à la race des Cyclopes dépourvus de thémis, comme nous venons de le voir, est un monstre concevant des projets qui ne sont point soumis à la thémis, πέλωρ ἀθεμίστια εἰδώί77. Sans se faire connaître, Ulysse prononce des propos généraux :

τὼ μή τίς ποτε πάμπαν ἀνὴρ ἀθεμίστιος εἴη.

en ces matières qu’un homme ne soit jamais dépourvu de thémis78.

Le gouverneur perse de Sestos, ayant amené des femmes dans le sanctuaire de Protésilas à Eléonte, y commettait des actes que la thémis interdit ἀθέμιστα ἔργα ἔρδεσκε. C’est un crime si monstrueux que les Athéniens lui infligèrent un horrible supplice79. Dans le texte d’Hérodote que nous venons de citer, certains manuscrits emploient athémitos (ἀθέμιτος) au lieu d’athémistos. Antiphon avertit le tribunal : mon adversaire parlera en faveur d’une meurtrière ; il vous fera ainsi une demande impie : δεήσεται ἀθέμιτα καὶ ἀνόστα καὶ ἀτέλεστα καὶ ἀνήκουστα. « Il vous demandera des actes athemita, des actes contraires à la religion, des actes qu’il n’est pas permis d’accomplir, des choses qu’il n’est pas permis d’entendre. »80 L’adjectif athemitos semble donc proche d’athemistos. A considérer ses rares emplois, nous pourrions pourtant supposer qu’il qualifie des fautes plus graves et d’un caractère plus clairement religieux.

Le lien entre la thémis et la piété est confirmé par une notice érudite malheureusement trop concise et trop sèche. Elle signale en effet que Sophocle et Dinarque associent les mots athemista et anosia, ἀθέμιστα καὶ ἀνόσια81.

Plus fréquent que son dérivé, l’adjectif simple themitos (θεμιτός) donne lieu à deux observations. Apparenté au nom thémis, il n’est pas certain qu’il le soit par l’intermédiaire du verbe thémizô, comme c’est sans doute le cas de themistos. Notons en premier lieu qu’il est uniquement employé dans l’expression θεμιτόν ἐστι + infinitif, « il est themiton », ou plus souvent même dans la tournure négative « il n’est pas themiton » de faire telle ou telle chose. Ces formules ressemblent à celles que nous connaissons déjà : « il est thémis », « il n’est pas thémis de ». Nous remarquerons en second lieu que la tournure » il est, il n’est pas thémiton de » s’emploie toujours à propos de conduites rituelles ou d’actes religieux. En voici quelques exemples. Dans l’hymne à Déméter, nous voyons la vieille femme sous les traits de laquelle la déesse parvient à Eleusis refuser le vin que Métanire lui offre pour la réconforter ; οὐ γὰρ θεμιτόν οἱ ἱφασκε / πίνειν οἶνον ἐρυθρόν « car il ne lui était pas themiton, disait-elle, de boire du vin rouge »82. La déesse qui va donner la recette du cycéon se réfère d’avance à une règle des mystères qu’elle doit instituer. Dans l’Œdipe à Colone, Antigone demande à voir la tombe de son père. Thésée lui répond : ἀλλ’οὐ θεμιτὸν κεῖσ’ἐστὶ μολεῖν, « mais il n’est pas themiton de se rendre en ce lieu. »83 Le héros athénien explique qu’Œdipe a lui-même interdit qu’on s’approche de sa tombe et qu’on en révèle l’emplacement ; le vieil aveugle ajoutait que Thésée assurerait le salut d’Athènes, s’il faisait respecter cette règle. Un serment prêté par Œdipe et que Zeus entendit a conforté cette promesse. Nous lisons chez Hérodote, à propos de Cambyse : ἐσῆλθε δὲ καὶ ἐς τῶν Καβείρων τὸ ἱρόν, ἐς τὸ οὐ θεμιτόν ἐστιν ἐσιέναι ἄλλον γε ἢ τὸν ἱρέα. « Il entra dans le sanctuaire des Cabires où il n’est pas thémiton que pénètre une autre personne que le prêtre. »84 L’historien raconte aussi que Cléomène voulait entrer dans le temple d’Athéna, sur l’Acropole ; la prêtresse, écrit-il, lui dit alors : « O Lacédémonien, étranger à notre pays, retire-toi et n’entre point dans le sanctuaire, car il n’est pas thémiton pour les Doriens d’être présents en ce lieu. »85

En raison de leurs connotations rituelles, je rattacherais volontiers le verbe thémiteuô (θεμιτεύω) à l’adjectif témitos. Il figure en effet dans une phrase très remarquable des Bacchantes :

ὧ μάκαρ ὅστις… /  τά τε ματρὸς μεγάλος ὄρ-για Κυβέλας θεμιτεύων ἀνὰ θύρσον τε τινάσσων κισσῷ τε στεφανωθεὶς Διόνυσον θεραπεύει. bienheureux, celui qui…, de la grande mère Cybèle célébrant (themiteuôn) les rites, en brandissant le thyrse et couronné de lierre, participe au culte de Dionysos86.

L’examen du verbe thémisteuô nous apportera d’autres informations propres à éclairer le sens du mot thémis. Considérons d’abord un texte homérique. En évoquant tous les héros dont il a vu les ombres, à la frontière du monde des morts, Ulysse raconte :

ἔνθ’ ἤτοι Μίνωα ἴδον, Διὸς ἀγλαὸν υἱόν,

χρύσεον σκῆπτρον ἔχοντα θεμιστεύοντα νέκυσσιν,

ἥμενον οἱ δέ μιν ἀμφὶ δἰκας εἴροντο ἄνακτα

ἥμενοι ἑσταότες τε, κατ’εὐρυπυλὲς Ἄιδος δῶ.

Je vis ensuite Minos, le replendissant fils de Zeus ;

tenant un sceptre d’or, il exerçait la thémis parmi les morts,

siégeant. Autour de ce prince, plusieurs personnes demandaient des jugements (?),

les unes debout, les autres assises, dans la demeure d’Hadès aux larges portes87.

J’ai traduit thémisteuô par exercer la thémis. Il faut sans doute comprendre « émettre des thémistes » mais il nous reste à savoir ce que cela signifie. L’auteur d’un dialogue attribué à Platon, « Minos », se réfère de la façon suivante aux vers que nous venons de citer : Ὅμηρος… καὶ Ὀδυσσείας ἐν Νεκυίᾳ δικάζοντα χρυσοῦν σκῆπτρον ἔχοντα πεποίηκε τὸν Μίνων, « Dans la Descente aux enfers de l’Odyssée, Homère a représenté Minos, portant un sceptre d’or, en train d’exercer la justice (dikazonta) »88. Il semblerait ainsi que le quatrième siècle ne distingue pas la thémis de la dikè, les thémistes des dikai ; thémisteuô signifierait simplement « juger », « prononcer des jugements » ; je doute cependant que l’auteur ancien utilise ici les mots avec une exacte rigueur. Platon décrit le monde infernal, dans son Gorgias ; or, s’il associe Minos au jugement des morts, il le distingue des juges infernaux, Eaque et Rhadamante. Certes Platon invente une image nouvelle des Enfers ; nul avant lui n’attribue à Eaque et à Rhadamante les rôles indiqués mais le philosophe qui se réfère précisément au vers d’Homère

χρύσεον σκῆπτρον ἔχοντα θεμιστεύοντα νέκυσσιν

portant un sceptre d’or exerçait la thémis parmi les morts

pourrait difficilement refuser la fonction de juge à Minos si ce vers la lui assignait89. Le texte épique permet à Platon d’écrire : Minos observe ou surveille (ἐπισκοπῶν κάθηται), tandis qu’Eaque et Rhadamante exercent la fonction de juges.

Revenons à Homère. En Minos, le poète désigne un prince ou un seigneur, un anax. Celui-ci n’intervient pas à l’occasion d’un procès clairement instruit, il n’est point l’arbitre d’un différend unique, bien défini. Nous le voyons entouré de plusieurs personnes qui lui adressent des requêtes, dans une sorte de désordre : les unes sont debout les autres, assises. Elles lui demandent des dikai. Nous constaterons que ce mot signifie la part, le lot, le sort qui revient à un individu en raison d’actions qu’il a accomplies, de qualités qu’il a acquises dans le passé. Ainsi, les requérants demandent au seigneur de leur assurer ce à quoi ils estiment avoir droit. Le seigneur n’applique pas de lois préexistantes ; il ne prononce pas de verdicts au sens strict du mot. Il considère les situations qui lui sont exposées (Platon pourra employer à ce propos le verbe ἐπισκοπέω) puis il énonce sans doute un avis. Celui-ci doit fonder une correspondance entre la conduite ou la qualité du requérant et le lot, la situation qui lui conviennent. Les avis donnés par le seigneur qui thémisteuei s’appliquent à un cas particulier mais ils ont une valeur exemplaire. Je suis enclin à penser qu’ils font parfois jurisprudence ; ce sont des thémistes.

Le verbe thémisteuô apparaît dans un autre passage de l’Odyssée ; il est relatif aux Cyclopes et nous en avons déjà cité plusieurs vers. Athémistoi, y lisons-nous, les Cyclopes ne pratiquent pas l’agriculture, ils habitent des grottes, ils n’ont pas de thémistes,

… θεμιστεύει δὲ ἕκαστος

παίδων ἠδ’ἀλόχων, οὐδ’ἀλλήλων ἀλέγουσι

chacun exerce la thémis sur ses enfants et ses épouses ; mais ils ne s’occupent pas les uns des autres90.

Exercer la thémis ce n’est pas ici appliquer des lois, ce n’est pas exercer la justice parmi ses enfants et ses épouses, c’est les soumettre à votre autorité, les assujettir à ce qui vous semble judicieux pour assurer l’équilibre d’une collectivité dont vous êtes le maître. Détachant la formule homérique de son contexte, Aristote lui fait signifier une règle généralement valable pour les familles des temps archaïques. Il cesse de se référer à la société atypique des Cyclopes ; son commentaire nous donne pourtant un enseignement remarquable : πᾶσα γὰρ οἰκία βασιλεύεται ὑπὸ τοῦ πρεσβυτάτου… καὶ τοῦτ’ἐστιν ὃ λέγει Ὅμηρος « θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ’ἀλόχων », « toute famille est assujettie à la royauté du plus âgé ; c’est bien ce que dit Homère : chacun exerce la thémis sur ses enfants et ses femmes »91. Le philosophe établit ainsi une équivalence entre les verbe thémisteuô et basileuô, entre l’exercice de la thémis et celui de la royauté. Les thémistes sont des principes de gouvernement autant et plus que des normes juridiques. Signalons à ce propos que Pindare qualifie de thémisteios (θεμιστεῖος) un sceptre royal, sans faire nulle référence à l’activité judiciaire du roi92.

Les autres emplois du verbe themisteuô nous donnent un enseignement différent, propre à compléter ceux que nous avons déjà reçus. Dans l’hymne à Apollon, le dieu – qui n’a pas encore choisi Delphes – déclare qu’il a l’intention de fonder un temple où les Grecs viendront de toutes régions pour le consulter.

… τοῖσιν δέ τ’ἐγὼ νημερτέα βουλήν

πᾶσι θεμιστεύοιμι χρέων ἐνὶ πίονί νηῷ.

pour eux tous, je voudrais par des themistes manifester mon infaillible dessein, en rendant des oracles dans un temple opulent93.

Les thémistes émises par celui qui themisteuei sont des préceptes ou des principes énoncés parfois sous forme d’oracles ; on peut alors les tenir pour des prophéties. De nombreux textes confirment cette conclusion ; je ne les citerai pas, me contentant de mentionner une notice d’Harpocration, qui se réfère à Lysias : θεμιστεύειν ἀντὶ τοῦ χρησμῳδεῖν, « themisteuein, à la place de prononcer des oracles »94.

La thémis, avions-nous reconnu, est une exigence ressentie, le désir ou le besoin d’inventer des conduites propres à assurer une entente. L’examen des mots themistos et athemistos nous autorise à Diké plus encore : des conduites propres à assurer la paix et l’équilibre d’une société. Ce désir, ce besoin caractérisent l’homme civilisé. Les Cyclopes qui pratiquent l’élevage mais ignorent l’agriculture, qui connaissent des familles mais qui, au-delà d’elles, ne se préoccupent pas les uns des autres et n’ont point d’assemblées délibérantes sont dépourvus de thémis. En sont également dépourvus ceux qui se plaisent dans les guerres civiles, dans les conflits opposant entre eux les membres d’une même nation. Les actes contraires à la thémis dissolvent les sociétés ; leurs auteurs se privent eux-mêmes de la parenté, du lien familial qui leur offre protection et définit leur identité. Il faut ajouter que leur faute s’apparente à une impiété. En étudiant ce mot et quelques autres dérivés de thémis nous avons aussi reconnu que les exigences de la thémis s’imposent à des conduites rituelles ou confèrent un caractère religieux à des comportements qui pourraient en paraître dépourvus à nos yeux. Les emplois du verbe themisteuô ont enfin confirmé plusieurs choses importantes. La thémis impose certes des exigences à ceux qui exercent la justice mais elle en impose plus généralement à tous ceux qui, détenant une autorité, régissent la vie des sociétés. Les préceptes appelés thémistes trouvent une application dans l’activité judiciaire mais ils en trouvent aussi dans l’exercice du pouvoir. Ces thémistes sont apparentéescà des oracles.

B. La déesse Thémis

Le mot thémis dont nous venons d’étudier les emplois dans la langue courante est donc aussi le nom d’une divinité. Bien qu’elle ne compte pas parmi les divinités majeures de la Grèce, celle-ci n’est ni une pure abstraction ni une simple figure allégorique. Nous savons comment Hésiode la situe dans la Théogonie ; elle fait en outre l’objet de plusieurs mythes dont nous reparlerons. Elle reçoit des cultes en plusieurs lieux de la Grèce. Pausanias a vu des statues qui la représentent et des autels qui lui sont consacrés95. A Epidaure, elle partage un temple avec Aphrodite ; elle a des sanctuaires à Thèbes et à Tanagra ; les Athéniens lui ont élevé un temple au pied de l’Acropole, près du sanctuaire d’Asclépios96.

Ce que l’étude de la langue commune nous a appris du nom thémis, éclaire la nature de la divinité. Comme nous l’avons constaté, les Grecs n’emploient pas ce nom de n’importe quelle manière ; ils l’utilisent presque toujours dans des formules toutes constituées, que nous pouvons rendre en français en utilisant des expressions impersonnelles : « cela est permis », « il est », « il n’est pas permis de… » Ainsi les Grecs ressentent les exigences de la thémis assez vivement pour y adapter leurs conduites mais ils ne s’en font pas une notion clairement définissable. Cette valeur perceptible dans les contraintes qu’elle impose échappe à la conceptualisation. Le respect qu’elle inspire, l’obéissance qu’elle requiert, son autorité lui confèrent un caractère divin. Les règles singulières énonçant certaines de ses exigences concrètes, les thémistes, les institutions vouées à son service sont choses ordinaires mais, quand l’esprit se porte vers la valeur elle-même, quand elle émerge à sa conscience, quand il en ressent l’attrait ou en subit l’empire, il perçoit en elle une déesse. Cela ne veut pas Diké qu’il lui prête à coup sûr une figure semblable à la figure humaine ; d’une façon plus simple et plus immédiate, il peut sentir la présence divine dans la simple exigence qui s’impose à lui. Il reçoit ainsi l’inspiration de celle qu’Eschyle appelle ὀρθόβουλος97. Toutefois, pour exprimer le sentiment qu’il éprouve alors et pour l’approfondir, il recourt souvent à un langage imagé que la tradition lui propose. Source divine d’une exigence éthique, la thémis ne peut être ni représentée ni clairement conçue mais le mythe permet de suggérer une idée de ce qu’elle est.

Nous avons vu que, selon la tradition dominante, tradition dont Hésiode est le premier témoin, Thémis est une Titanine, fille d’Ouranos et de Gaia, soit donc du Ciel et de la Terre. Elle appartient à une génération d’êtres puissants mais peu différenciés, dont les traits restent mal saisissables. Nul ne peut décrire les Titans Coios, Crios ou Hypérion, Théia ou Phoibè ; même la figure des Titans les mieux caractérisés, Cronos et son épouse Rheia, reste floue. Divinité d’une valeur émergente mal conceptualisable, Thémis se trouve bien à sa place parmi ces vieilles divinités, peu individualisées.

Nous savons que les Titans vaincus, précipités dans le Tartare, ne jouent plus de rôle dans le monde achevé ; leur principale fonction fut d’engendrer des enfants mieux spécifiés qu’eux, dans lesquels les qualités que chacun d’eux portait s’explicitent et se définissent. Ces enfants leur succèdent aujourd’hui dans l’univers ; ils y remplissent avec précision les fonctions que leurs parents exerçaient confusément. Ainsi, clairement visibles, le Soleil et la Lune déploient leur trajectoire dans les hauteurs où le vague Hypérion se déplaçait. Apollon et Artémis manifestent les qualités implicites de leurs ancêtres, Coios et la brillante Phoibè. Apollon reçoit souvent l’épiclèse de Phoibos et Artémis, plus rarement il est vrai, celle de Phoibè98. Nous constaterons que les enfants de Thémis satisfont à ses exigences avec une efficacité supérieure à la sienne.

Nous ne savons pas au juste si les Titanines ont participé activement à la guerre qui opposa leurs frères aux Cronides mais, lorsqu’ils furent vaincus, la plupart d’entre elles semblent avoir partagé leur exil ; on le comprend puisqu’elles s’étaient unies à eux. Or Mnémosyne et Thémis ne l’avaient pas fait ; elles ne furent donc point éloignées du centre de l’univers. Elles ressemblent pourtant à leurs sœurs ; leur influence immédiate à l’intérieur du monde sera discrète.

Certes cette influence n’est pas négligeable mais elle doit son efficacité à l’étroitesse des rapports qui les unissent l’une et l’autre à Zeus :

En second lieu, il épousa la brillante Thémis. Elle donna le jour aux Hôrai,

Bonne législation, Justice, Paix épanouie / …

Puis à son tour, il aima Mnémosyne à la belle chevelure

dont naquirent les Muses…99

Ces choix de Zeus ont un sens. Les vertus de Thémis et de Mnémosyne sont indispensables au dieu souverain mais leur action doit être assujettie à ses desseins ; il s’unit donc à elles et sera le père de leurs enfants. Ainsi le mythe porte un sens clair : l’exigence naissante qui pousse à l’établissement d’une ordonnance, à l’instauration d’un équilibre restera pour toujours associée à la souveraineté ; grâce à Zeus cette exigence déploiera ses effets dans l’univers entier.

Parce qu’elle se trouve ainsi liée à Zeus mais aussi en raison de ses qualités propres, des exigences éthiques qu’elle porte en elle, Thémis est aidoié, « digne d’un grand respect »100. A cette déesse vénérable, il convient pourtant de noter que les Grecs prêtent des traits charmants. Quand Aphrodite paraît aux yeux d’Anchises sous l’aspect d’une tendre jeune fille, le prince troyen la trouve si belle qu’il pressent sa qualité divine :

Salut, Princesse, toi qui viens dans mon domaine, qui que tu sois parmi les Bienheureuses,

Artémis, Létô, Aphrodite tout en or,

noble Thémis ou Athéna aux yeux pers.

Si la jeune fille merveilleuse n’est pas une de ces déesse, alors, dit encore Anchise, c’est l’une des Grâces101. Thémis appartient donc au groupes des immortelles caractérisées par leur beauté ; la vertu de thémis est désirable.

L’hymne homérique à Apollon nous apporte une information plus importante. Ayant enfin trouvé un lieu qui consente à la recevoir, Lètô prend place sur le sol de Délos où elle ressent les premières douleurs de l’enfantement. Toutes les déesses les plus nobles sont venues dans l’île auprès d’elle. Seule Eileithyia, la déesse de la délivrance, en est absente, parce qu’Héra lui laisse ignorer l’état de Lètô. Parmi les déesses présentes, le poète nomme seulement Dionè, Rhéa, Thémis et Amphitrite. Ce ne sont pas les principales des divinités honorées par les Grecs de l’époque historique mais, filles d’Océanos et de Téthys, si ce n’est d’Ouranos et de Gaia, elles sont antérieures aux Cronides. Leur venue auprès de la parturiente légitime d’une certaine façon le bâtard dont Héra voudrait empêcher la naissance. De ce point de vue la présence de Thémis est particulièrement significative. Elle l’est d’autant plus que Thémis va jouer un rôle particulier. Quand Iris eut persuadé Eileithyia de venir assister Lètô, celle-ci fut immédiatement délivrée et Apollon vit le jour. Les déesses prirent le dieu nouveau-né dans leurs bras, le baignèrent dans une eau pure et l’enveloppèrent d’un linge blanc. Lètô ne lui donna pas le sein mais Thémis recueillit pour lui du nectar et de l’ambroisie dont elle le nourrit. Cet aliment d’immortalité conféra une ardeur inattendue au nouveau-né ; il devint d’un seul coup le dieu jeune qui veut imposer au monde sa puissance102. Comme nous l’avons dit, l’activité de Thémis contribue à légitimer Apollon mais elle présente un autre aspect : Thémis remplit une fonction très proche de celle d’une nourrice. La chose me paraît importante ; le rôle joué par Thémis pour Apollon correspond à celui que ses filles, les Hôrai, jouent pour Aristée et pour Héra, comme nous le verrons.

Nous avons constaté que les Grecs donnent parfois le nom de thémis à un conseil, chargé de choisir des conduites conformes aux exigences d’une valeur que ce même nom suggère. A sa manière, le mythe énonce le lien que l’usage linguistique établit entre ces exigences et une institution : il associe la déesse à des assemblées politiques. L’Iliade nous montre les dieux réunis pour un de leurs repas communs ; c’est à l’occasion de tels repas qu’ils délibèrent ; dans le cas particulier, ils discuteront de la façon d’influencer le cours de la guerre de Troie. Quand Héra arrive sur l’Olympe, Thémis l’accueille ; elle reçoit ses doléances puis Héra lui dit d’ouvrir le banquet. Thémis paraît ainsi remplir une sorte de fonction officielle, lorsque les dieux se réunissent pour prendre des décisions103. Un autre passage du même poème le confirmera. Zeus envisage de susciter un nouveau regain de violence dans la bataille que les hommes se livrent devant Ilion. Les dieux doivent en délibérer. Il ordonne donc à Thémis de convoquer l’assemblée divine :

Ζεὺς δὲ Θέμιστα κέλευσε θεοὺς ἀγορὴν δὲ καλέσσαι.104

La déesse quitte l’Olympe ; elle parcourt le monde pour apporter à tous les dieux, Nymphes et Fleuves compris, l’ordre dont elle est chargée et, obéissant à cette convocation, tous se rendent au palais de Zeus. D’après l’Odyssée, la déesse Thémis remplit une fonction semblable parmi les hommes. Télémaque supplie les prétendants :

Je vous en prie, par Zeus et par Thémis

qui dissout ou convoque l’assemblée des citoyens.

ἥ τ’ἀνδρῶν ἀγορὰς ἠμὲν λύει ἠδὲ καθίζει.105

Ainsi la divinité dont le nom signifie une recherche de l’ordre, une exigence d’équilibre, contribue au fonctionnement des institutions politiques. Il convient de relever qu’elle le fait, étroitement associée à Zeus et sous son ordre.

Les textes nous ont appris que le pluriel thémistes peut désigner des prescriptions oraculaires. De leur côté les mythes attribuent une fonction mantique à la déesse Thémis. Suivant une tradition bien établie, l’oracle de Delphes n’a pas toujours appartenu au dieu Apollon. La Déesse-Terre, Gaia, fut la première détentrice du sanctuaire pythique et la première divinité prophétique ; elle eut plusieurs successeurs parmi lesquels tous les témoignages situent Thémis. Selon Eschyle et plusieurs auteurs après lui, l’oracle passa successivement de Gaia à Thémis, à Phoibè puis à Apollon, quand celui-ci eut tué le serpent Python106. Rappelons que Thémis et Phoibè sont filles de Gaia et, qu’après s’être unie à Zeus, la fille de Phoibè, Létὸ, donna le jour à Apollon. Le mythe lie donc le pouvoir prophétique à la Terre originelle. En faisant de Thémis une des premières divinités pythiques, il enseigne que l’oracle de Delphes respecte l’exigence morale signifiée par le nom thémis ; en le plaçant finalement sous l’autorité d’Apollon, fils de Zeus, il nous avertit que les prophéties n’échappent pas au pouvoir du dieu souverain107. Bien qu’elle ne possède plus le sanctuaire delphique depuis très longtemps, Plutarque affirme que Thémis y collabore encore aux émissions de l’oracle108 ; en tout état de cause, elle conserve d’étroites affinités avec la mantique. Selon le préambule des Hymnes orphiques, elle est une prophétesse parmi les hommes, comme Hermès est un messager parmi les dieux109.

Détentrice d’un pouvoir prophétique, Thémis joue un rôle décisif dans les destins de Zeus et de Prométhée. Elle sait que Thétis doit donner naissance à un fils plus fort que son père et capable de le renverser. Elle révèle la chose à Prométhée. Enchaîné sur un rocher aux limites du monde, soumis à la vengeance de Zeus, Prométhée pourra négocier sa libération, en promettant de Diké au souverain céleste le danger qui menace son trône. En effet Zeus et Poseidon courtisaient Thétis ; avertis, les dieux renoncent à elle et lui font épouser un mortel. Plus puissant que son père, le fils qu’elle enfantera sera lui-même un mortel, incapable de renverser un dieu110. Ainsi Thémis ou la vertu dont elle est la divinité assure la permanence du règne de Zeus ; du même coup, elle met fin au conflit qui opposait le dieu souverain au révolté, protecteur abusif de l’humanité ; en se résolvant sous ses auspices, leur long antagonisme donne finalement aux mortels une condition équitable.

La tradition dominante fait de Prométhée un fils du Titan Japet et d’une Océanide mais l’auteur du Prométhée Enchaîné lui attribue d’autres parents. Pour expliquer le fait que Thémis se confie à Prométhée, il enseigne qu’elle est sa mère. Son Héphaistos interpelle en effet Prométhée dans les termes suivants :

τῆς ὀρθοβούλου Θέμιδος αἰπυμῆτα παῖ

Fils téméraire de Thémis, la bonne conseillère111.

Il fait parler Prométhée lui-même d’une manière plus remarquable encore :

μήτηρ… Θέμις…

καὶ Γαῖα, πολλῶν ὀνομάτων μορφὴ μία

ma mère,… Thémis

et Gaia, essence unique sous de nombreux noms…112

Quelle est cette essence unique ? Quels autres noms peut-elle porter ? Le poète ne le dit pas. Jusqu’à quel point identifie-t-il Thémis et Gaia ? Il ne le fait pas d’une manière absolue, car il prête finalement à Prométhée la déclaration suivante :

μήτηρ ἐμοὶ διῆλθε Τιτανὶς Θέμις,…

ma mère me l’a expliqué, la Titanine Thémis,…113

En appelant Thémis Titanine, il la distingue de Gaia, puisque les Titanines sont filles de la Déesse-Terre.

Comment comprendre ces paradoxes ? Selon Hésiode, Gaia fut la première des entités qui vint à l’existence dans l’abîme originel. Seule et mal délimitée, elle portait en elle, sous une forme encore imprécise, la substance de tout ce qui existerait un jour. Elle commence par tirer d’elle même Ouranos, le Ciel, et Pontos, le Domaine marin ; ils la cernent, lui donnent un relief et des rivages. Du même coup, en produisant deux être masculins, elle s’affirme plus clairement féminine ; elle s’unit successivement à l’un puis à l’autre ; donnant ainsi naissance à un puissante progéniture, elle devient l’ancêtre de tous les êtres qui constituent et peuplent l’univers. Les richesses dont elle était grosse s’explicitent dans sa descendance, tandis qu’elle même prend progressivement l’aspect que nous lui connaissons. Plusieurs de ses qualités se manifestent dans les phases successives de ce progrès. Maternelle, elle enfante, elle nourrit ; source de la vie végétale comme de la vie animale, elle est ϕερέσβιος ; elle est aussi capable de souffrir dans sa propre personne ou dans celle de ses enfants, capable de révolte et, dans cette révolte, d’inventer mille ruses pour résister à la violence masculine. Très ancienne, elle garde le souvenir de ce qui s’est passé depuis le début des choses ; elle se rappelle les injures qu’elle a subies, les luttes qu’elle a menée pour assurer l’avenir de sa progéniture ; riche de cette expérience, elle saura conseiller celles de ses descendantes qui rencontrent des obstacles semblables à ceux qu’elle a connus. Elle n’est cependant pas attachée au passé ; génitrice, elle se tourne vers l’avenir ; elle conserve, avec l’élan qui la porte d’emblée à procréer, un intérêt permanent pour les événements futurs. Elle possède une sorte de science de l’avenir et la faculté de prévision. Comme Ouranos, elle n’ignore pas que Cronos sera renversé par l’un de ses fils et le lui annonce ; elle sait l’avenir de Zeus, le révèle à Rhéa et lui inspire la ruse qui permettra de sauver le nourrisson destiné à régner parmi les dieux. Elle enseigne le moyen de contraindre finalement Cronos à régurgiter les enfants qu’il avait avalés. Connaissant le rôle que les Hécatonchires pourront jouer dans la Titanomachie, elle inspire à Zeus l’idée de les délivrer. Sur ses conseils, les Cronides demandent à Zeus de prendre le pouvoir. Comme elle sait d’avance que le fils de Mêtis sera plus fort que son père, elle suggère au roi des dieux de la faire disparaître en l’absorbant. Il n’est donc pas surprenant que le mythe fasse d’elle la première détentrice de l’oracle delphique ; le pouvoir prophétique appartient naturellement à la divinité qui, proche des origines, fut associée d’emblée au procès cosmogonique.

Comme nous l’avons dit, les qualités confondues dans un ancêtre s’explicitent dans la personne de ses descendants. La maternité de Gaia, la fertilité, la capacité de révolte et l’aptitude à la ruse qui en sont solidaires s’explicitent dans la personnes de Rhéa, sa fille, et dans celle de Déméter, sa petite fille. La mémoire de celle qui fut originelle s’explicite dans la personne de sa fille Mnémosyne (dont le nom signifie précisément « mémoire »). De même, sa science de l’avenir, sa faculté de prévision s’incarnent dans une autre de ses filles, Thémis. D’étroites ressemblances unissent ainsi un géniteur à celui qu’il engendre ; ces ressemblances sont si étroites qu’il est possible d’identifier l’un à l’autre d’une certaine façon une mère à son enfant, un père à son fils. Dans le mythe, en effet, la procréation distingue les enfants des parents sans abolir ce qui leur est commun. Les textes nous offrent plusieurs exemples de telles assimilations. C’est le cas du papyrus de Dervéni : Gè, Rheia, Héra ou Déméter – la grand-mère, la fille et deux petites-filles – y sont tenues pour différentes formes d’une seule et même divinité114. De même, le Prométhée eschylien nous a appris qu’à sa façon, Thémis est aussi un aspect de sa mère Gaia. De fait, la pratique cultuelle l’a reconnu : Un siège du théâtre d’Athènes était réservé à la prêtresse de Gè-Thémis115. Cela ne fait pourtant pas de Thémis une Déesse-terre. Puisque Thémis et Rhéa sont assimilées à Gaia, chacune de son côté, aucune de ces assimilations n’est complète ; c’est bien ce que le Prométhée de la tragédie nous avait appris.

Serait-elle partielle, l’assimilation de Thémis à Gaia n’est donc pas surprenante ; elle revêt pourtant ici un sens particulier. Dans le mythe de Prométhée, Thémis intervient en qualité de prophétesse ; à ce titre elle se confond avec la Terre, première détentrice de l’oracle pythique, dont elle a repris la fonction. Le même processus d’identification entre un ascendant et ses descendants permet de voir en Prométhée un fils de Gaia. Enfant d’un Titan, selon la théogonie hésiodique, il est un petit-fils de Gaia ; assimilé à son père, il devient lui-même un fils de la Déesse-Terre. De fait, la tragédie le considère comme un Titan116.

De ces subtilités généalogiques retenons surtout deux choses :

1° La tragédie met en évidence les vertus prophétiques de Thémis. La déesse sait les conséquences lointaines d’une action que nul n’a encore accomplie. La révélation de ces conséquences incitera Zeus à ne pas la commettre. La prophétie équivaut donc pour lui à un avertissement du type que nous connaissons : οὐ θέμις ἐστὶ… « Il n’est pas thémis, il n’est pas permis de… »

2° En assimilant Thémis à Gaia, la tragédie souligne son ancienneté ; elle appartient à l’une des plus anciennes générations divines, elle se rattache étroitement à l’entité primordiale. En s’unissant à elle, Zeus se lie à un passé où tout est encore virtuel mais où, dans cet état de virtualité, tout se trouve déjà impliqué ; telle est la source de la vertu prophétique propre à ces vieilles divinités.

Revenons enfin à un mythe essentiel, celui de l’union de Zeus et de Thémis. Nous en avons déjà traité ; reformulons nos principales remarques. En s’unissant à Thémis, Zeus se réinsère dans un passé proche des origines. Il lie à sa personne les aspirations morales dont la déesse porte le nom ; elles influenceront désormais son action souveraine. Unie à lui, la déesse concevra des filles dotées de qualités qui furent les siennes mais devenues plus efficaces, parce qu’elles sont mieux définies. Nous le verrons d’une façon plus détaillée, quand nous étudierons les Hôrai.

Faisons pour l’instant une observation d’un autre type. Hésiode ne désigne pas toutes les unions de Zeus de la même façon. Il utilise plusieurs formules différentes quand il parle d’Eurynomè, de Déméter, de Mnémosyne, de Léto, de Maia, de Sémèlè puis d’Alcmène ; toutes ces formules donnent pourtant le même enseignement : divines ou mortelles, ces personnes se sont unies à lui et lui ont donné des enfants. Or il dit autre chose encore de Mètis, de Thémis et d’Héra :

Ζεὺς… πρώτην ἄλοχον θέτο Μῆτιν.

Zeus fit de Mètis sa première épouse.

δεύτερον ἠγάγετο… Θέμιν.

en second lieu, il épousa Thémis.

λοισθοτάτην δ’ Ἥρην… ποιήσατ’ἄκοιτιν.

Il fit d’Héra sa dernière épouse117.

Ainsi Thémis est l’une des épouses de Zeus. Cela confirme d’abord une observation que nous avons déjà faite : la relation qui l’unit au dieu souverain est particulièrement étroite. Cela nous renseigne en outre sur les conditions du mariage.

La troisième et dernière épouse de Zeus, Héra, sera la déesse de l’institution matrimoniale. Le mariage qui l’unit au dieu souverain constitue le modèle des mariage humains ; c’est à lui que se réfèrent plusieurs des rites nuptiaux. Il est un donc aboutissement ; ceux qui l’ont précédé l’ont préparé d’une certaine façon mais ils étaient imparfaits.

Le destin promet à Mètis des enfants merveilleux ; proche de Gaia, Thémis conserve quelque chose d’une fécondité qui fut celle de la Terre originelle ; par l’intermédiaire de Rhéa, cette fécondité est encore présente dans la déesse Héra. Ces traits ne sont pas les plus significatifs. Il est vrai que le mariage vise à la procréation mais, au temps de la théogonie, tous les êtres féminins sont fertiles et toutes les unions, fécondes.

Mètis est la déesse de l’intelligence pratique ; capable d’adapter une action aux circonstances de son accomplissement, elle lui donne sa pleine efficacité118. En la choisissant, Zeus associe la prudence à l’exercice de la souveraineté, il fait autre chose encore. Il prend pour épouse celle qui, conférant son efficacité à toute entreprise, assurera celle du mariage (Mètis devrait même donner le jour à un enfant supérieur à son père). Il enseigne ainsi que le mariage doit permettre à l’union de mieux atteindre son objectif : la permanence d’une communauté, au-delà des décès successifs de ses membres. En choisissant Thémis, avec ses exigences de justice, il enseigne que cette permanence requiert une légitimité propre à faire des enfants que cette union produira les membres authentiques de la communauté – qu’elle a pour fonction de perpétuer. La présence d’Héra n’abolit pas les relations qui ont uni Zeus à Thémis. A Olympie, dans le temple d’Héra, des statues de Zeus et d’Héra siègent côte à côte ; or, près des deux époux, se trouvent des statues représentant Thémis et ses fille, les Hôrai119. Ainsi l’influence de Thémis subsiste : Héra défendra toujours les intérêts des enfants légitimes.

Les qualités de bonne génératrice propres à Mètis sont excessives. Il ne convient pas que les enfants dépassent leur père au point de le menacer. L’union est déséquilibrée ; elle ne peut pas durer.

Thémis appartient à une génération antérieure à celle de Zeus et Mètis, sa cousine, est pourtant plus ancienne que lui. Les deux divinités lui ressemblent peu ; au contraire, Héra qui leur succède et parachève le mariage est sa sœur. Enfant comme lui de Cronos et de Rhéa, elle est d’une naissance égale à la sienne, digne de partager son trône, de jouir de prestige parmi les dieux, de posséder un vrai pouvoir. Unissant ainsi un frère et une sœur, le mariage divin donne l’image d’une perfection inaccessible aux humains mais il leur fournit un modèle ; chez les mortels eux-mêmes, les deux époux doivent être de condition égale : les meilleures unions seront endogamiques.

Zeus absorbe sa première épouse dont il intègre l’intelligence à sa propre substance. Excessif, ce mariage abolit la distinction des êtres qu’il unit. Thémis demeure aux côtés de son époux mais elle existe avec une plus grande intensité dans la personne des filles qu’elle lui a données. Le mariage ne l’a point fait disparaître comme Mètis mais, équivalent pour elle de l’éloignement de ses frères dans les brumes du Tartare, il atténue l’immédiateté de sa présence à l’intérieur du monde. Dans le mariage, Héra garde sa pleine identité. D’une dignité comparable à celle de Zeus, elle n’est pas écrasée par son pouvoir, elle use d’autorité dans le ciel et intervient parmi les hommes ; elle peut le faire de sa propre initiative. Il lui arrive d’être en conflit avec le souverain, son époux. Si donc le mariage unit entre eux des êtres proches, il ne les assimile pas l’un à l’autre ; ils conservent une indépendance d’autant plus grande qu’ils sont de conditions semblables.

Les informations dont nous disposons sont trop sporadiques pour que nous puissions nous faire une idée cohérente des cultes de Thémis ; plusieurs d’entre elles semblent toutefois s’accorder avec celles que nous donnent les sources relatives aux mythes et aux croyances ; dans certains cas, elles me paraissent même les confirmer ou les compléter heureusement. Nous connaissons le caractère insaisissable de la thémis, valeur perceptible dans l’influence qu’elle exerce sur les conduites humaines mais difficile à conceptualiser. La déesse Thémis paraît lointaine ; son action s’exerce rarement d’une manière immédiate parmi les hommes. Les cultes l’associent parfois à d’autres dieux.

A Trézène par exemple, Pausanias a vu trois autels situés les uns à côté des autres ; ils étaient repectivement consacrés à Dionysos Sauveur, à Thémis et à Hélios, le Soleil Libérateur ; à Tanagra, trois temples se dressaient dans le voisinage du sanctuaires de Dionysos, celui de Thémis, celui d’Aphrodite, et celui d’Apollon120. Nous ne savons pas quelle est la portée de ces voisinages ; je note pourtant que Platon fait de Zeus, d’Apollon et de Thémis les garants conjoints de l’honnêteté des témoins121.

Une autre association me paraît remarquable. A Athènes un temple de Thémis se trouve au pied de l’Acropole, près du sanctuaire d’Asclépios et du tombeau d’Hippolyte ; en mentionnant l’existence de ce monunent, Pausanias raconte le séjour d’Hippolyte à Trézène où Phèdre s’éprit de lui ; elle devait finalement provoquer la mort du jeune homme, quand il eut refusé ses avances. Or nous venons de voir qu’il y a un sanctuaire de Thémis à Trézène ; cela pourrait n’être pas dépourvu de signification. Il y en a un autre à Epidaure, dans le vaste complexe du sanctuaire d’Asclépios ; Thémis s’y trouve honorée avec Aphrodite ; or, selon des récits mentionnés par Pausanias, Hippolyte a consacré des offrandes à l’Asclépios d’Epidaure ; ce dieu lui aurait en effet rendu la vie, après la mort cruelle où l’injuste malédiction de Thésée l’avait entraîné122. Ces différents indices nous autorisent-ils à supposer que Thémis a suscité l’action d’Asclépios pour réparer le tort fait à Hippolyte ? Si c’était le cas, nous devrions voir en elle l’inspiratrice d’un projet réalisé par le dieu-médecin.

Strabon mentionne une ville de Pthiotide, appelée Ichnaia et signale que l’on y voue un culte à Thémis. Des lexicographes reprennent et complètent cette information. Nous lisons chez Hésychius : « Apollon y possédait un sanctuaire prophétique et Thémis Ichnaia s’y trouve honorée. »123 Cette conjonction peut difficilement ne pas nous rappeler l’ancienne présence de Thémis dans le sanctuaire pythique et la fonction prophétique que la déesse continue d’exercer même si, en cette matière, le dieu se montre plus immédiadement actif qu’elle ne l’est.

Plusieurs inscriptions nous apprennent que Thémis se trouve associée à Némésis, dans les cultes de Rhamnonte124. On sait que cette dernière, forme divine d’une indignation sucitée par toute injustice, déesse implacable pour les êtres de violence et de démesure, est le principal objet des cultes de Rhamnonte. Dans ce cas encore, il y a lieu de penser que Thémis inspire et que, plus intensément présente, Némésis agit.

A Thèbes, le sanctuaire de Thémis se dresse tout près du sanctuaire des Moirai et de celui de Zeus Agoraios125. Nous savons que la thémis inspire les délibérations de l’assemblée réunie sur l’agora et que, dans certains cas, le nom de thémis semble précisément s’appliquer à cet organe. La proximité qui unit le sanctuaire de Thémis à celui d’un Zeus protecteur de l’agora ne nous étonnera donc pas. Comme Zeus, père des Moirai, préside aux destinées – destinées que les décisions prises à l’assemblée contribueront à déterminer – la présence du temple des Moirai ne nous surprendra pas davantage.

D’une manière plus générale, les liens qui unissent Thémis à Zeus sont particulièrement significatifs. Le mythe fait d’elle son épouse mais leur intimité s’étend au-delà du mariage et subsistera sous une forme nouvelle, quand le Cronide aura officiellement contracté une union nouvelle avec Héra, son épouse définitive. Télémaque s’adresse aux prétendants en invoquant Zeus Olympien et Thémis126. Pindare désigne en Thémis une parèdre de Zeus127. Les Danaïdes d’Eschyle sollicitent l’attention de « Thémis la Suppliante, fille de Zeus Clarios », « celui qui distribue les sorts »128. Ainsi les suppliantes s’adressent d’abord à Thémis ; elle leur paraît plus immédiatement accessible que Zeus ; elles espèrent que, sensible à l’injustice dont elles sont les victimes, la déesse influencera les décisions de son père, quand il préside au choix des destinées.

Dans l’Electre de Sophocle, blâmant Clytemnestre et sa conduite, le chœur des Mycéniennes s’exclame :

… ἀλλ’οὐ τὰν Διὸς ἀστραπὰν

καὶ τὴν οὐρανίαν Θέμιν

… Non ! par la foudre de Zeus

et par la céleste Thémis !129

Chez Euripide, Médée prend les dieux à témoin de la trahison de Jason :

ὦ μεγάλε Ζεῦ καὶ Θέμι πότνια

oh ! Zeus très grand et toi, puissante Thémis !130.

Un hymne homérique évoque Zeus

ὅς τε Θέμιστι

ἐγκλιδὸν ἑζομένη πυκινοὺς ὀάρους ὀαρίζει,

avec Thémis

très souvent il s’entretient, car elle siège à ses côté131.

Selon Platon, les Grecs attribuent à Thémis et à Zeus des décisions communes132. Dès les Chants Cypriens nous voyons en effet Thémis associée aux réflexions de Zeus ; elle l’assiste quand il songe à ce qui deviendra la guerre de Troie133. De nombreux textes enfin disent toute la part que Zeus prend aux thémistes134 ; d’autres, l’intérêt qu’il a pour la justice135. En bref, Thémis se tient près de Zeus, elle l’inspire ou l’assiste. C’est ainsi, le plus souvent, qu’elle exerce une influence sur les choses ; son action est inDikécte.

Signalons encore une chose. Selon Clément d’Alexandrie, Thémis aurait fait l’objet de cultes mystériques ; de l’origan, une lampe à huile, un épi, un peigne désignant allusivement le sexe féminin s’y trouvaient chargés d’une fonction symbolique136. Ce bref témoignage étant isolé, je ne sais pas comment l’interpréter. L’auteur chrétien se plaît à dénoncer le caractère dérisoire et l’immoralité des rites païens, qu’il veut ne pas comprendre ; cela ne nous autorise pas à rejeter complètement les informations qu’il nous apporte. Thémis qui a séduit Zeus n’était pas asexuée ; la fille de Gaia n’était pas étrangère à la fécondité que l’épi et la féminité sont propres à symboliser.

Quelques auteurs tardifs parlent de Thémis dans des termes que les auteurs classiques n’auraient sans doute point employés mais ils font, trop systématiquement peut-être, la synthèse d’indications fournies à son propos dans les sources anciennes. En résumant les principaux enseignements de la tradition, Diodore écrit : « Ils racontent dans leurs mythes que, la première, Thémis introduisit des prophéties, des sacrifices et des règles relatives aux dieux, qu’elle révéla ce qui concerne la bonne législation et la paix. »137. Un poème orphique mal connu comportait le vers suivant :

καὶ θέμις ἥπερ ἅπασι θεμιστεύει τὰ δίκαια,

et Thémis qui, à la manière d’un oracle, fait connaître à tous ce qui est juste138.

Un commentateur de Platon souligne l’importance de la déesse : « C’est à bon droit que Thémis est placée à côté de Dieu parmi les principes de la création. Car elle est la cause des lois divines qui président à la création et c’est d’elle qu’a dérivé indissolublement l’ordonnance de l’univers. »139 Retenons cette indication : Thémis n’est pas la loi mais la cause de la loi. Le savant antique confirme ainsi ce que nous écrivions : la thémis n’est pas la règle établie mais l’exigence qui conduit à la découverte d’une règle et à son observation.

Le recueil des Hymnes orphiques qui réunit des chants très divers comprend un hymne à Thémis. Il associe Thémis à des rites dionysiaques, comme il le fait aussi pour d’autres divinités, mais, à cela près, il lui reconnaît les principaux caractères que la tradition lui a toujours attribués :

J’invoque la sainte Thémis, née du Ciel, son noble père,

pousse issue de la Terre, jeune fille au teint de rose.

La première, elle fit connaître aux mortels le saint oracle

dans les replis de Delphes, en prophétisant pour les dieux

au pays pythien où règnait Python.

C’est elle qui apprit à Phoibos l’art d’énoncer des règles.

Auguste objet de mille hommages, beauté éblouissante qui vas dans la nuit,

la première, tu as révélé les saints mystères aux mortels

en célébrant le Seigneur par des évoé, dans les nuits bacchiques.

C’est de toi que provient l’art de rendre des honneurs aux

Bienheureux, de toi que proviennent les saints mystères.

Arrive donc, Bienheureuse, pleine de joie, l’esprit bien disposé

vers les mystes pieux, viens assister à tes cultes, jeune déesse !140

Notons que l’hymne confirme un enseignement que d’autres textes nous ont déjà donné : la thémis ne régit pas seulement l’exercice de la justice ; elle impose ses exigences dans les activités humaines les plus variées, dans le domaine religieux notamment.

Les auteurs de ces trois derniers textes ont donc bien reconnu l’importance de Thémis ; trop soucieux de faire son éloge, ils négligent toutefois de préciser que ses actions, solidaires de l’action de Zeus, lui doivent l’essentiel de leur efficacité. En cela, l’auteur orphique suit la règle du genre hymnique. Chaque hymne concentre ses éloges sur une divinité, sans mentionner les qualités de dieux dont nul ne conteste les pouvoirs et que d’autres hymnes célébreront d’une manière également privilégiée.

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1 G. GLOTZ. La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce. Paris, 1904. Glotz avait, dès 1903, exposé d’une manière plus développée ses idées sur la thémis et la diké, dans une conférence faite à l’Ecole des Hautes Etudes Sociales, conférence reproduite dans les Etudes sociales et juridiques sur l’antiquité grecque, Paris 1906. Thèse réexposée d’une manière brève et claire dans G. GLOTZ-R. COHEN. Histoire grecque, t. I. Des origines aux guerres médiques. Paris, 1948. pp. 122-124.

2 L. GERNET. Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce. Paris, 1917, pp. 7, ss.

3 E. BENVÉNISTE. Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 2 vol. Paris, 1969. t. 2, pp. 99-110.

4 J. de ROMILLY. La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote. Paris, 1971.

5 E.g. HOM. Od. 22,29-30 : Antinoos est μέγ’ἄριστος κούρων ἐν ‘Ιθάκῃ ; 22, 61 : Eury-maque possède des πατρώια ; 22, 235-245 : Chacun des prétendants est défini par son appartenance à une famille.

6 HOM. Il. 9, 33.

7 e.g. HOM. Il. 9, 156 ; 9, 297-298.

8 HOM. Il. 2, 73.

9 HOM. Od, 16,402-405. Les prétendants qui envisagent de tuer Télémaque ne sont pas membres de sa famille.

10 HOM. Il. 9, 134 ; PLAT. Leg. 11, 925d ; Symp. 188c-d.

11 HOM. Od. 14, 56-58. Selon Benvéniste, la thémis propre au genos prescrit l’hospitalité ; Eumée se référerait à la dikè quand il évoque les nouveaux maîtres parce que ceux-ci n’appartiennent précisément pas au génos, à la thémis quand il parle d’hospitalité. Est-ce vrai ? Dans un autre passage de l’Odyssée, Ulysse oppose précisément à l’homme hospitalier, au philoxenos, celui qui ne respecte pas la dikè, le non dikaios. La dikè implique donc l’hospitalité. HOM. Od. 9, 174-176.

12 PD. Péans, 6, 130-131. PUECH.

13 HOM. Il. 16, 796 ; 23, 43-46. Patrocle est un petit-fils d’Egine, par Ménoitios ; Achille, un arrière-petit-fils d’Egine par Eaque puis Pélée ; du fait qu’il ont une ancêtre féminine commune, résulte-t-il qu’ils appartiennent au même génos ? je n’en suis pas convaincu.

14 HES. Op. 137 ; cf. PD. Ol. 10, 24 ; EUR. Med. 676-678.

15 HOM. Il. 5,761.

16 PLAT. Pol. 269e ; Tim. 29a et 30a.

17 V. EHRENBERG. L’état grec. Trad. fr. Paris, 1976. p. 49.

18 Ibid. p. 95.

19 E. FRAENKEL. Glotta. 4, 1913, pp. 22, ss.

20 Voir ci-dessus, pp. 17 ss. Formule ἣ θέμις ἐστὶ : cf. PLAT. Tim. 29a. ὃ μηδ’εἰπεῖν τινι θέμις ; pour l’accord avec le prédicat, cf. R. KUEHNER-B. GERTH. Ausführliche Grammatik der griechischen Sprache. Hannover und Leipzig, 1898. Tome II, Vol. I, p. 76.

21 HOM. Il. 9, 134.

22 HOM. Od. 14, 130.

23 ΗΟΜ. Il. 11, 779.

24 ΗΟΜ. Od. 24, 286.

25 ΗΟΜ. Il. 16, 796.

26 ΗΟΜ. Il. 23, 44-45. Voir encore autre exemple : ΗΟΜ. Od. 14, 56.

27 SAPPHO. 150, LOBEL-PAGE.

28 SOPH. O.C. 1188-1191.

29 SOPH. Phil. 346-347.

30 ARSTT. 2. A Eudème. GENTILI-PRATO.

31 e.g. PLAT. Gorg. 505d ; Theaet. 146c ; Symp. 195a ; Resp. 3, 398a ; 4, 422d.

32 Si ce n’est dans quelques emplois où il revêt manifestement un sens particulier.

33 PLAT. Theaet. 146c.

34 PLAT. Tim. 30a.

35 PLAT, Leg. 9, 875c

36 PLAT. Pol. 269e.

37 PLAT. Symp. 188c-d

38 XEN. Cyr. 1, 6, 6.

39 XEN. Econ, 11, 11.

40 ESCHL. Ag. 1431, ss.

41 SOPH. Tr. 808-812. Cette thémis émue ressemble déjà à une divinité.

42 ESCHL. Suppl. 433, ss. Sur des emplois semblables du nom dikè, voir plus bas, pp. 112, ss.

43 HOM. Il. 11, 806-809.

44 L’hymne aux Courètes découvert en Crête semble mentionner une sorte de conseil appelé thémis. Voir ci-dessous, pp. 152-153.

45 HOM. Il. 16, 386-388 ; HES. Th. 89.

46 HOM. Od. 9, 112.

47 HOM. Od. 9, 215.

48 PD. P. 4, 55-56.

49 PD. Fragments d’origine incertaines. n° 70. PUECH. Voir aussi Péan 9, 40-43. PUECH.

50 HOM. Od. 16, 400-405.

51 Glotz a parfaitement reconnu l’existence de collections de thémistes. Pour lui, l’usage du pluriel thémistes semble avoir précédé celui du singulier thémis. « Les thémistes étaient à l’origine des décisions autoritaires prises par un chef unique, le roi du génos, ou simplement le chef de famille. Accumulées de siècle en siècle, les thémistes ont formé dans chaque famille comme un recueil traditionnel, anonyme, mystérieux, qui a pris le nom abstrait de thémis ». GLOTZ. La solidarité de la famille…, p. 21.

52 HOM. Il. 1, 237-239.

53 HOM. Il. 9, 98-99.

54 HOM. Il. 2, 204-206.

55 HES. Th. 235-236.

56 HOM. Od. 9, 112, 215 et 428. Il n’en résulte pas que les Cyclopes n’aient point de structures familiales ; ils ont bien des familles ; un texte le montre : θεμιστεύει ἔκαστος παίδων ἠδ’ἀλόχων (HOM. Od. 9, 212, ss.) ; en revanche ils n’ont point constitué de cités. Le dieu brutal de la mêlée, du déchaînement – non de la guerre bien ordonnée – ignore les actes conformes à la thémis ; il n’ignore pas les thémistes (HOM. Il. 5, 761).

57 HES. Op. 9-10 voir ci-dessous p. 41 et p. 122. Cf aussi HOM. Od. 11, 568-571. Le roi inspiré par Zeus, cf. le texte de l’Odyssée cité ci-dessus, note 50, 52, 54 et p. 34 note 65 ; inspiré par les Muses, cf. HES. Th. 80-86.

58 HES. Th. 83-86.

59 ΗΕS.Op. 219-221. Nous constaterons, quand nous étudierons les emplois du nom dikè, que, dans de telles phrases, le pluriel dikai signifie le verdict, la sentence, l’énoncé d’un jugement.

60 HOM. Il. 16, 386.

61 HES. Op. 34-39.

62 HOM. Od. 12, 439-440. Même construction νεῖκος κρίνω, Od. 18, 264.16

63 HOM. Il. 18,497-503.

64 HES. fr. 338, MERKELBACH-WEST.

65 HOM. Od. 16, 402-405 ; HES. Op. 36 ; PD. Ol. 10, 24.

66 HOM. Il 16, 383-388.

67 HOM. Il. 9, 155-156 ; cf. 9, 297-298.

68 L. GERNET. Anthropologie de la Grèce Antique. Paris, 1982. pp. 67-68.

69 PD. Py. 4, 250-251.

70 Ibid. 193, ss.

71 Ibid. 246, ss.

72 Des vers d’Eschyle établissent aussi une corrélation entre la thémis et la dikè (ESCHL. Cho. 639-651) ; le texte en paraît malheureusement altéré. Comme je le comprends mal, je ne me risquerai pas à l’interpréter.

73 ESCHL. Sept, 694.

74 HDT. 8, 143.

75 HOM. Il. 9, 63-64.

76 HOM. Od. 9, 106.

77 Ibid. 428.

78 HOM. Od. 18, 141.

79 HDT. 7, 33.

80 ANTIPHON. I. Accusation d’empoisonnement, contre une belle-mère. 22.

81 BEKKER. Anecd. p. 353

82 HOM. H. Dem. 207-208.

83 SOPH. O.C. 1758 ; autre exemple : O.R. 993.

84 HDT. 3, 37.

85 HDT. 5, 72.

86 EUR. Bacch. 72-82

87 HOM. Od. 11, 568-571.

88 [PLAT] Minos, 319 d.

89 PLAT. Gorg. 526 c-d.

90 HOM. Od. 9, 114-115.

91 ARSTT. Pol. 1252 b, 20-24. Dans ces vers homériques, Platon voit aussi l’évocation d’une société ancienne soumise à l’autorité d’un seul individu (PLAT. Leg. 3, 680 b).

92 PD. Ol. 1, 12, ss.

93 HOM. H. Apollon, 252-253.

94 HARPOCR. s.v. ; cf. LYS. f. 23. Autres textes : EUR. Ion, 369-372 ; D.S. 5, 67, 4 ; PLUT. Alex. 14, 4.

95 PAUS. 2, 31, 5 ; 5, 14, 10 ; 5, 17, 1.

96 PAUS. 1, 22, 1 ; 2, 27, 5 ; 9, 22, 1 ; 9, 25, 4.

97 ESCHL. Pr. 18.

98 OPP. Cyn. 2, 1 ; ANT PAL. 9, 765, 2.

99 Cf. ci-dessus p. 1. HES. Th. 901-902 ; 915-916.

100 HES. Th. 16.

101 HOM. H. Aphrodite. 90-99.

102 HOM. H : Apollon. 90-92 ; 120-126.

103 HOM. Il. 15, 87-95.

104 HOM. Il. 20, 4.

105 HOM. Od. 2, 68-69.

106 106 Malgré quelles variantes, la tradition attribue à Thémis une place constante : ESCHL. Eum. 2 ; EUR. I.T., 1259, ss. ; APLD. 1, 4, 1 ; PAUS. 10, 5, 6 ; ORPH.H. 79 Thémis 3-7 ; Schol. PD. Argument aux Pythiques ; OV. Met. 1, 367, ss.

107 Les textes nous apprennent que l’oracle de Trophonios se réfère à celui d’Apollon ; qu’Apollon énonce les desseins de Zeus.

108 PLUT. De Herod. malign. 860 d.

109 ORPH.H. Pr. 23.

110 Le mythe présente plusieurs versions. PD. Isthm. 8, 27, ss. ; 13, 31 ; ESCHL. Pr. 209, ss. ; 873, ss. ; 908, ss. ; A.R. 4,790, ss. ; QUINT. SM. 5, 338, ss. ; APLD. 3,13,4-6 ; OV. Met. 11, 217, ss. ; HYG. Fab. 54 ; Astron. 2, 15 ; Schol. HOM. Il. 1, 519 ; Schol LYC. 178.

111 ESCHL. Pr. 18.

112 Loc. laud. 209. « essence unique sous de nombreux noms ». Cette formule limite la portée de l’assimilation Thémis-Gaia. Elle doit nous inciter à la prudence, à ne pas conclure trop simplement : Thémis est une déesse-terre.

113 Loc. laud. 874.

114 Pap Dervéni. (ZPE. 47, 1982, Col. 18 ; nouvelle numération A. LAKS, G.W. MOST, Col. 22). La littérature orphique fait un large usage de ce procédé mais il ne lui est pas particulier.

115 CIA 3, 350.

116 ESCHL. Pr. 425-430. Atlas et son frère Prométhée sont également considérés comme des Titans.

117 HES. Th. 886 ; 901 ; 920.

118 Détienne et Vernant voient dans la métis une forme d’intelligence particulièrement encline à la ruse (M. DETIENNE-J.P. VERNANT. Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs. Paris, 1974). Par de très beaux exemples, ils montrent que la mètis intervient en effet dans l’élaboration et dans l’exécution de ruses subtiles. Dans ce cas elle est le plus souvent une auxiliaire de Zeus. C’est lui, me semble-t-il, digne fils de Cronos aux fourbes démarches, qui est vraiment rusé. Intelligence pratique, Mètis confère à ses ruses leur efficacité.

119 PAUS. 5, 17, 1.

120 PAUS. 2, 31, 5 ; 9, 22, 1.

121 PLAT. Leg. 11, 936e.

122 PAUS. 1, 22, 1 ; 2, 27, 5 ; 31, 5.

123 STRAB. 9, 435. STEPH : BYZ ; HESYCH. s.v. Ἴχναι. Cf. LYCOPHR. 129.

124 IG II-III2 3, 1. 2869 ; 3462 ; 4638.

125 PAUS. 9, 25,4.

126 HOM. Od. 2, 68-69.

127 PIND, Ol. 8, 22.

128 ESCHL. Suppl. 359-360.

129 SOPH. El. 1063-1064.

130 EUR. Med. 1160.

131 HOM. H. Zeus, 2.

132 PLAT. Resp. 2, 379e-380a.

133 Argument des Chants Cypriens in POETAE EPICI GRAECI, BERNABE.

134 HOM. Il. 2, 204-206 ; 9, 99 ; Od. 16, 402-405.

135 HOM. Il. 14, 56, ss.

136 CLEM.ALEX. Protr. 2,22, 5. Sur l’attrait de Thémis, ses vertus nourricières, voir ci-dessus, pp. 45-46.

137 D.S. 5, 67, 4.

138 O.F. 297, 9 KERN.

139 PROCLUS cité in O.F. 144, KERN. Trad. selon Orphée. Poèmes magiques et cosmologiques. Les Belles Lettres. Paris, 1993. p. 104.

140 ORPH.HY. 79.