Book Title

Notre problème, ses implications

Jean RUDHARDT

Lorsque nous pensons à la religion grecque, l’idée de quelques grands dieux nous vient d’abord à l’esprit : celle de Zeus, d’Apollon ou de Dionysos, celle d’Aphrodite ou d’Héra par exemple. La chose n’est pas illégitime ; les divinités de cette espèce furent l’objet de cultes importants, des récits célèbres parlent d’elles, des statues que les siècles ont épargnées les représentent. Frappés par de telles informations, nous concevons l’image d’une religion pittoresque, honorant de nombreux personnages semblables à des hommes. Une étude approfondie des grands dieux que je viens de mentionner corrige cette première image ; de nombreux auteurs nous l’ont appris. Je crois toutefois que des recherches menées dans d’autres Dikéctions peuvent encore améliorer notre compréhension de la piété hellénique. Les Anciens ont en effet connu des divinités différentes de celles que j’ai nommées. Il s’agit notamment de divinités cosmiques ou morales. Il faut les prendre en considération si nous voulons comprendre comment le Grecs ont ressenti la présence du divin, comment ils l’ont perçu, comment ils s’en sont fait une notion. Nous porterons ici notre attention sur quelques-unes d’entre elles.

A la fin de la Théogonie hésiodique, plus d’une cinquantaine de vers énumèrent les déesses qui partagèrent la couche de Zeus et les enfants qu’elles lui donnèrent ; nous y lisons notamment :

Δεύτερον ἠγάγετο λιπαρὴν Θέμιν, ἥ τέκεν Ὥρας

Εὐνομίην τε Δίκην τε καὶ Εἰρήνην τεθαλυῖαν,

αἳ τ’ ἔργ’ ὠρεύουσι καταθνητοῖσι βροτοῖσι,

Μοίρας θ’, ᾗς πλείστην τιμὴν πόρε μητίετα Ζεύς,

Κλωθώ τε Λάχεσίν τε καὶ Ἄτροπον, αἵ τε διδοῦσι

θνητοῖς ἀνθρώποισιν ἔχειν ἀγαθόν τε κακόν τε

« En second lieu, il épousa la brillante Thémis. Elle donna le jour aux Hôrai,

Bonne organisation, Justice, Paix épanouie,

qui, en faveur des hommes, surveillent leurs travaux,

et aux Moirai auxquelles le prudent Zeus a confié très grandes charges,

Clôthô, Lachésis et Atropos ; elles donnent

aux mortels leur lot de bonheur et de malheur. »1

La tradition garde un souvenir vivant de cette généalogie, jusqu’à l’époque impériale ; nous en trouvons notamment les échos chez Pindare, chez Diodore, chez Pausanias, dans les Hymnes orphiques et, d’une façon plus surprenante, dans l’Hymne des Courètes qu’une inscription crétoise nous a conservé2. Nous constaterons bientôt que Thémis et ses filles ont des sanctuaires ou reçoivent des cultes en plusieurs lieux. Or la plupart de ces déesses nous restent énigmatiques. Nous voudrions connaître leurs traits d’une manière plus précise, mieux les comprendre, mieux apprécier leur nature et leur fonction.

Le nom de Thémis, les noms des Hôrai hésiodiques ont une signification ; ils énoncent des idées de justice et de paix. Nous n’étudierons ni l’évolution des doctrines ni celle des institutions relatives à la justice ; nous n’étudierons pas davantage ce que furent les guerres, les traités puis les états de paix dans le cours de l’histoire grecque. Les unes et les autres ont fait l’objet d’études importantes. Nous porterons notre attention sur la figure de ces divinités ; cela nous permettra de mieux comprendre comment les Grecs ont perçu l’exigence de la justice ou la saveur de la paix ; comment ils ont perçu en elles des qualités divines. Du même coup, cela nous aidera à mieux saisir la relation qui unit la morale à la religion, dans la conscience hellénique.

Nous pourrions tenir Thémis, Bonne organisation, Justice et Paix pour des notions abstraites, personnifiées et divinisées ; nous les situerions ainsi à côté d’Arétè, la Vertu, de Nomos, la Loi3. Fréquemment employés comme des noms communs désignant des notions clairement définissables, tous ces noms semblent s’appliquer à des divinités d’une façon secondaire seulement, à la suite d’une réflexion philosophique ou morale, si ce n’est simplement dans l’usage d’un procédé stylistique. C’est peut-être le cas, partiellement du moins ; la formation de tels dieux paraît impliquer un emploi imagé de la langue, présupposer un exercice subtil de la pensée mais qu’en résulte-t-il ? La figure divine est-elle alors une simple allégorie ? La notion divinisée acquiert-elle au contraire le statut d’une divinité véritable ? La question ne se pose pas de la même façon dans tous les cas ; je crois cependant possible de faire à ce propos quelques remarques préalables.

Observons en premier lieu que plusieurs des divinités réputées abstraites sont très anciennes en Grèce. Comme Métis, la Prudence, elles y apparaissent dès Hésiode ; comme Eros, l’Amour ou Némésis, la Vengeance, certaines d’entre elles conserveront une forte présence dans la conscience religieuse à l’époque classique. Je noterai en second lieu que la distinction entre nom commun et nom propre n’est pas aussi claire qu’il le paraît. L’écriture ancienne qui ne connaît pas de majuscules ne signale pas les noms propres. Dans l’hymne orphique au Ciel, l’éditeur moderne Quandt tient le mot Οὐρανός, le Ciel, pour le nom d’un dieu puisqu’il l’écrit avec une majuscule ; en revanche dans un vers indiquant que ce Ciel tourne comme une voûte au-dessus de la terre, il écrit le mot γαῖα, la terre, avec une minuscule, considérant sans doute qu’il désigne une réalité physique. Mais pourquoi la Terre au-dessus de laquelle tourne la voûte céleste serait-elle moins divine que cette voûte elle-même4 ? En réalité le Ciel et la Terre – que chante un autre des hymnes orphiques5 – sont simultanément réalités cosmiques et personnes divines. Ils sont perçus comme dieux, même s’ils ne sont pas toujours imaginés sous un aspect anthropomorphe. D’une manière analogue, si la divinité « abstraite », si la Justice ou la Paix, peuvent être figurées sous les traits d’une personne humaine, il ne serait pas exclu que les Grecs perçoivent aussi une présence divine dans une situation juste, dans l’état de paix, dans l’aspiration à la justice ou à la paix, telles qu’ils les ressentent ordinairement. Si nous parvenons à préciser nos connaissances sur ce point, en considérant Thémis et ses filles, nous progresserons dans la compréhension de plusieurs divinités réputées abstraites et dans l’appréciation de leur statut.

A cette fin, nous devrons nous interroger sur la portée du culte qui leur est adressé ; nous devrons surtout nous poser une question. Bien qu’elles soient liées à la justice et à la paix, bien qu’elles puissent, à ce titre, faire l’objet d’une réflexion plus ou moins rationnelle, Thémis et ses filles se trouvent intégrées dans le système des généalogies divines. Titanine, Thémis se situe parmi les dieux les plus anciens ; elle s’unit à Zeus, un dieu plus jeune qu’elle, puisqu’il est le dernier des fils de Cronos, lui-même le benjamin des Titans ; les déesses auxquelles elle donne le jour appartiennent enfin à la dernière des générations divines. Disons les choses d’une façon différente : Thémis est une fille, Zeus, un petit-fils, les Hôrai, les arrière-petites-filles de Gaia, la Déesse-Terre. Que signifie ici la filiation ? Qu’est-ce que nous indique la distinction des générations ? Autre chose encore : Thémis n’est pas simplement l’une des nombreuses compagnes de Zeus ; elle est une de ses épouses. Que signifient l’union sexuelle et la procréation ? Que signifie l’union matrimoniale ? Poursuivons : serait-il mineur, Thémis et les Hôrai jouent un rôle dans la société divine. Nous nous trouvons ainsi en présence d’un paradoxe. Des divinités dont le nom paraît signifier une notion définissable, revêtent l’aspect et assument la fonction de personnages mythiques. Comment la chose est-elle possible ? Comment le raisonnement logique et la réflexion mythique se coordonnent-ils ? Se développent-ils sur des plans différents ? Y a-t-il une logique mythique ? Les deux formes d’expression donnent-elles ou non des messages convergents ?

Tels sont quelques-uns des problèmes auxquels nous nous heurterons en cherchant à mieux connaître Thémis et ses filles, les Hôrai. Nous ne pourrons pas les aborder successivement, dans un ordre clair, car notre recherche ne sera pas théorique. Nous tenterons de réunir des textes puis de les comprendre ; c’est dans le cours sinueux de cette démarche que les problèmes signalés se poseront à nous, d’une manière irrégulière, peut-être inattendue, parfois simultanément. Il se pourrait même que cette étude nous conduise à poser le problème des divinités abstraites autrement que je viens de le faire.

Nous nous attacherons surtout aux textes les plus anciens ; toutefois, comme les informations qu’ils nous fournissent ne sont pas très nombreuses, nous considérerons aussi des textes plus récents, voire des textes tardifs, s’ils se situent dans le développement d’une même tradition. Ce faisant, nous ne méconnaîtrons pas les changements qui s’opèrent au cours du temps. En revanche, nous pourrons voir dans les produits de tels changements un indice propre à nous faire mieux comprendre l’état antérieur dont le changement lui-même procède. Au terme de cette recherche, peut-être percevrons-nous un peu mieux ce que la guerre et la paix, ce que la justice furent aux yeux des Grecs, ce que furent leurs divinités, ce que fut le sens de leur religion.

Au-delà des hellénistes, je crois que cette recherche pourrait intéresser, quiconque s’interroge sur les phénomènes religieux. C’est pourquoi je traduirai les textes auxquels je me référerai, même si j’en cite les phrases les plus caractéristiques dans leur langue originale. Dans plusieurs cas, l’approche de la divinité requiert une juste compréhension du nom qu’elle porte. Cette nécessité me contraindra à faire des enquêtes sur le vocabulaire grec. Quand un mot n’a pas d’équivalents exacts dans la langue française, je devrai renoncer à le traduire et employer le terme ancien lui-même, pour éviter tout malentendu. Dans ce cas, je l’écrirai une fois en caractères grecs mais le transcrirai ensuite en caractères français, serait-ce d’une manière simplificatrice, pour permettre à chacun de mieux cerner les données du problème que je tente de résoudre et rendre mon argumentation intelligible à tous.

____________

1 HES. Th. 901-906.

2 PD. Ol. 13, 6 ; Péan 1, 6 (fr. 30, 6) ; D.S. 5, 72, 5 ; 73, 6 ; PAUS. 5, 17, 1 ; APLD. 1, 3, 1 : CORNUTUS, Nat. Deor. 29 ; ORPH. H. 43 ; HYMNE DES COURETES, Voir ci-dessous p. 152-153 et note 212. Inscriptiones creticae, II Tituli Cretae Orientalis, Rome, 1942, p. 12-17. Sans parler explicitement de l’union de Zeus et de Thémis, Homère les associe pourtant l’un à l’autre d’une manière étroite, Od. 2, 68.

3 De nombreuses divinités portant des noms intelligibles, semblent ainsi le produit d’une personnification ; celle de réalités cosmiques (Ouranos, Gaia, Hèlios, Sélènè, etc.), de phénomènes météorologiques (Eôs, les Vents), de réalités sociales (Nomos, Eirènè) ; de sentiments ou de pulsions (Himéros, Phobos), d’idées ou de notions (Tychè). Elles ne datent pas toutes de la même époque et n’ont pas toutes une présence égale dans la pensée grecque.

4 ORPH. H. 4, 1-4. QUANDT.

5 ORPH. H. 26. Hésiode fait déjà de la Terre une divinité. La tradition orphique voit en elle une déesse, dès le Papyrus de Dervéni (ZPE, 47, 1982, Col 18 ; nouvelle numération A. LAKS.G.W.MOST, col. 22).