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Avant-propos

Philippe BORGEAUD

Genève, été 1998

Surprendre Johann Jakob Bachofen en son atelier, c’est assurément choisir la part la plus gratifiante du butin. Son Mutterrecht ou Droit maternel, livre fondateur de l’idée matriarcale bien que le mot « matriarcat » n’y figure pas1, paraît en 1861 et ouvre à la recherche des allées multiples et fécondes, évidentes du point de vue, comme on dit, de la réception. Karl Marx, qui le lit en ses vieux jours, le tient en piètre estime2. Très vite cependant nous le trouvons cité (sinon toujours vraiment lu) par Lewis H. Morgan3 et Friedrich Engels4, et à leur suite par un groupe de féministes et socialistes françaises5, puis par Sigmund Freud6 et Ludwig Klages7, non sans qu’il exerce au passage et de surcroît une réelle séduction sur quelques vieux chantres de la droite et parfois de l'extrême-droite anti-moderniste, en particulier le très érudit et sinistre Alfred Bäumler qui devait devenir directeur de l’Institut nazi de pédagogie politique de Berlin8. Cet étrange écrit du juriste et antiquisant bâlois, grand bourgeois secret, original et surprenant que côtoient en sa ville et en son temps Jakob Burkhardt et Friedrich Nietzsche, a fait et continuera longtemps de faire l’objet d’un intense travail de récupération. Matérialisme historique, féminisme, psychanalyse, mythologie nostalgique et histoire des amazones se disputent un héritage ambigu, inextricable, produit d’un romantisme attardé, témoin mais non vraiment complice des débuts de l’anthropologie culturelle et des sciences sociales.

Extraordinaire et contradictoire, cette réception bouleverse nos attentes et l’on ne s’étonnera pas qu’elle ait suscité de multiples études9. Nous avons pour notre part choisi d’explorer l’atelier plutôt que le marché. Ce qui nous a entraînés, en consciente ignorance de tous les intermédiaires, savants ou bouffons, en direction de ce que Michel Foucault appelait une archéologie. Nous y avons découvert, sans le dire mais en prétendant néanmoins le laisser percevoir, une turbulence d’idées et de sentiments susceptibles de résonner encore dans un cerveau d’aujourd’hui.

Notre livre fut composé à quatre mains puis récrit par le soussigné, à l’issue d’un labeur collectif rendu possible grâce à l’appui généreux, durant deux ans et six mois, du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Pièce essentielle du dossier, les archives bâloises nous furent amicalement ouvertes et expliquées par Fritz Graf et Andreas Cesana, leurs très savants responsables que nous remercions vivement. Nicole Durisch a traité plus spécifiquement de tout ce qui concerne la science mythologique et égyptologique de l’Allemagne romantique ; Antje Kolde a exploré, transcrit et exploité, en de nombreux séjours bâlois, de multiples manuscrits du fonds Bachofen ; Grégoire Sommer m’a accompagné et parfois précédé sur les pentes vertigineuses de la gynécocratie et de ses dossiers antiques. Chacun a bien voulu composer sous ma direction. Si je demeure responsable de l’ensemble, je n’aurai de fait rédigé seul que le chapitre consacré au trajet qui conduit de Lafitau à Bachofen, et celui qui expose l’opposition, pré-nietzschéenne et d’un caractère tout particulier, inventée par Bachofen entre Dionysos et Apollon. Il m’est enfin agréable de dire ma gratitude envers Renate Schlesier, Giulia Sissa, Nicole Loraux, Sally Humphreys et Stella Georgoudi, Verena Erich, Claude Caíame, Michelina Borsari, James Redfield et Suzanne Saïd, qui m’ont offert l’occasion de présenter et d’améliorer des esquisses de cette recherche.

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1 On s’accorde généralement à reconnaître que le mot « matriarcat » fait son apparition dans les années 90 du siècle dernier, dans le cadre des sciences juridiques et sociales (études de la parenté).

2 Voir infra p. 34 et note 14.

3 Cf. Ancient Society, New York 1877 p. 343.

4 Dans l’introduction à L'origine de la famille, de la propriété et de l’Etat (Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staates im Anschluss an Lewis H. Morgans Forschungen), dont la 1ère édition sort à Zurich en 1884.

5 Le droit de la mère dans l'Antiquité de J.-J. Bachofen, préfacé, traduit et publié ainsi que la table analytique des matière par les soins du Groupe français d’études féministes, Paris, s.n., 1903 (Etampes, en Suisse, chez Humbert-Droz).

6 Dans Totem et Tabou, version française de l’éd. Gallimard, Paris, 1993, p. 293.

7 Le livre de L. Klages, Vom kosmogonischen Eros, Munich 1922, inaugure ce qu’on a pu appeler une « renaissance bachofénienne », dans l’Allemagne des années 20.

8 Cf. entre autres son introduction de 300 pages à l’anthologie de textes de Bachofen intitulée Der Mythus von Orient und Occident : eine Metaphysik der Alten Welt aus den Werken von J.J. Bachofen, Münich 1926.

9 Parmi ces études, mentionnons les jalons posés par L. Gossman, « Basle, Bachofen and the Critique of Modernity in the Second Half of the Nineteenth Century », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 47 (1984), pp. 136-184 ; G. Schiavoni, « Rovine della simbolica. Su Creuzer, Bachofen e cultura di destra », dans F. Masini et G. Schiavoni, Risalire il Nilo. Mito fiaba allegoria, Palerme, Sellerio 1983, pp. 349-370 ; ainsi que le très utile dossier réuni par B. Wagner-Hasel, Matriarchatstheorien der Altertumswissenschaft, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1992 (« Wege der Forschung » 651).