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De Lafitau à Bachofen, du gouvernement des femmes au droit de la mère

Philippe BORGEAUD

En 1724, à Paris, sortent les deux volumes des Mœurs des Sauvages amériquains, comparées aux mœurs des premiers temps, du Père Joseph François Lafitau de la Compagnie de Jésus. Le point de départ, chez Lafitau, est une réflexion sur le peuplement de l’Amérique. La méthode consiste à rechercher des « coutumes caractéristiques » comparables, présentes aussi bien dans le Nouveau que dans l’Ancien Monde. Par « coutumes caractéristiques », Lafitau entend des systèmes de croyances et de pratiques à la fois complexes et étonnants, des curiosités qui soient spécifiques au point d’échapper au soupçon d’une possible réinvention indépendante. Le postulat, diffusionniste, est que la présence dans les deux Mondes d’un ensemble de semblables coutumes, ainsi définies, constitue la preuve d’une dérivation directe. Lafitau avait déjà élaboré et appliqué cette méthode, en 1718, dans son Mémoire présenté à S.A.R. Mgr le duc d’Orléans […] concernant la précieuse plante du gin-seng de Tartarie, découverte en Canada, s’appuyant conjointement sur ses propres observations de terrain, chez les Iroquois, et sur la Lettre du père Jartoux adressée à un procureur des missions de la Chine et des Indes, sur la découverte, en Tartarie, d’une plante aux vertus médicinales extraordinaires, le « gin-seng » (1711).

C’est dans le prolongement de ce type d’enquête, à la recherche de preuves concernant le peuplement de l'Amérique, que Lafitau rencontre les deux terrains « gynécocratiques » privilégiés : la Lycie des Anciens d’un côté, les Hurons et les Iroquois (qu’il observe lui-même) de l’autre. La « gynécocratie » lui semble offrir à son système un argument de poids, une bizarrerie providentielle au même titre que les usages de la plante ginseng ou les pratiques des « hommes-femmes ».

Le dossier lycien concerne au premier chef, on le sait, la filiation matrilinéaire. Il est composé (pour Lafitau) de trois petits textes, trois passages tirés d’Hérodote1, d’Héraclite du Pont2 et de Nicolas de Damas3. A partir de ce noyau de base, Lafitau se laisse entraîner du côté des Amazones, des Scythes, des Sarmates, et aussi en direction de l’Egypte terre d’Isis et des reines autoritaires, déchiffrée à travers Diodore, ainsi que vers l’Afrique des Garamantes et l’Espagne des Cantabres. Alors qu’il était parti à la recherche d’un trait culturel désiré « aberrant » et conçu comme très particulier, on constate que Lafitau débouche sur la découverte d’un trait culturel très largement partagé, « commun autrefois à presque tous les Barbares de la Grèce » (p. 460, dans le chapitre sur le gouvernement politique). Sa conclusion en effet est que la gynécocratie, définie comme supériorité ou empire des femmes, était présente chez presque tous les Barbares de l’Ancien Monde, et qu’on l’observe encore de ses jours chez les Iroquois et les Hurons : « C’est dans les femmes que consiste proprement la Nation, la noblesse du sang, l’arbre généalogique, l’ordre des générations, et de la conservation des familles. C’est en elles que réside l’autorité réelle : le pays, les champs et toutes leurs récoltes leur appartiennent : elles sont l’âme des conseils, les arbitres de la paix et de la guerre : c’est à elles qu’on donne les esclaves : elles font les mariages, les enfants sont de leur domaine, et c’est dans leur sang qu’est fondé l’ordre de la succession. Les hommes au contraire sont entièrement isolés et bornés à eux-mêmes, leurs enfants leur sont étrangers, avec eux tout périt, une femme seule relève la cabane… » (p. 72). Plus loin, Lafitau souligne que dans un tel contexte « le soin des affaires n’est entre les mains des hommes, que par voie de procuration » (p. 463).

La gynécocratie, chez Lafitau, revêt un caractère très proche de ce que d’autres, beaucoup plus tard, appelleront un stade culturel. Elle est par lui située dans l’ensemble des traditions qui remontent à l’héritage des fils de Japhet, dont descendent les premiers habitants de la Grèce, les « Pélasgiens » (nomades, cueilleurs, chasseurs et pêcheurs), et les « Helléniens » (cultivateurs, plus sédentarisés). On sait que dans son système, les Hurons sont aux Hellènes ce que les Algonkins (les Iroquois) sont aux Pélasges. Cela est expliqué par un vaste processus de migrations : chassés de Canaan par l’arrivée du peuple élu dans la Terre Promise, les fils de Japhet sont à l’origine de ces mouvements ; sous la forme des Cadmonéens ou Agénorides, ils débarquent en Grèce avec l’alphabet ; tandis que d’autres déplacements, du côté de la Scythie, déterminent le passage en Amérique des ancêtres des Hurons et des Iroquois.

Le dossier et les arguments de Lafitau, concernant la gynécocratie comme forme de gouvernement propre aux nations sauvages de l’Ancien et du Nouveau Monde, seront repris par Adam Ferguson dans son Essais sur l’histoire de la société civile. Ferguson se réfère à Lafitau dans le chapitre consacré aux « Nations guerrières avant l’établissement de la propriété »4. Toutefois, alors que chez Lafitau ce sont les femmes qui délèguent, les hommes n’ayant les attributs du pouvoir qu’en vertu de cette délégation, Ferguson (prenant la chose du seul point de vue de l’économie) renverse l’argument ; pour lui, la gynécocratie est propre à des sociétés où la propriété ne joue pas encore le rôle central qui sera le sien par la suite : « L’un des sexes [les hommes] attachant la principale considération au courage, aux talens pour la guerre & le gouvernement, cette espèce de propriété qu’il abandonne à l’autre sexe [les femmes], est, dans la réalité, une marque de sujétion, & non l’effet d’un ascendant acquis, comme l’ont prétendu quelques écrivains [Lafitau en particulier]. Elle se réduit à des soins & des peines dont le guerrier ne veut point s’embarrasser. C’est une servitude, un travail continuel où il n’y a point d’honneur à gagner ; & la portion de la société qui est vouée à ces fonctions, est en effet ce qu’étaient les Ilotes à Sparte, les esclaves de leur pays » (p. 228).

Ferguson est cité, à côté de Lafitau, dans un texte fondamental de Friedrich Gottlieb Welcker, son « Appendice sur le fondement historique de la légende du meurtre lemnien des hommes »5. Welcker envisage la « gynécocratie », entendue dans le sens de système matrilinéaire, dans le domaine « européen ». Tout en refusant de recourir à l’ethnologie comparée, en relevant que les mêmes « faits contre nature » n’ont pas forcément partout les mêmes raisons, il s’inspire cependant visiblement des considérations de Lafitau, tout en limitant leur portée. Il donne en effet comme origine, à la gynécocratie « européenne », l’ambition, propre à certaines familles de l’aristocratie, de s’assurer une noblesse immaculée en maintenant la pureté du sang dans le lignage, en écartant tout mélange avec des éléments étrangers. Du souvenir déformé de ces cas limites, attitude extrême développée en plusieurs lieux du monde antique, découle par dérivation secondaire (dérivation motivée par la fascination qu’exerce l’étrange et le monstrueux), une série de légendes de plus en plus merveilleuses et fantastiques, dont il dresse l’inventaire : le meurtre des hommes par les femmes de l’île de Lemnos, la filiation en ligne féminine chez les Lyciens, les coutumes des Locriens Epizéphyriens, les Amazones, la légende des filles de Minyas à Orchomène, les Danaïdes. Cet inventaire correspond assez exactement, à l’absence prêt de l'Orestie, au dossier de Bachofen dans le Mutterrecht.

Bachofen ne lira Lafitau qu’après avoir publié le Mutterrecht. On ne peut pas pour autant en déduire qu’il en ignore le dossier et la thèse concernant la gynécocratie. Ce dossier, et l’essentiel de la théorie, ont dû parvenir jusqu’à lui, d’une manière indirecte, à travers la lecture de Welcker dont il cite le travail sur les Lemniennes dans le Mutterrecht, mais aussi, dès 1855, à travers un ouvrage de son vénéré maître bâlois Johannes Müller, la Geschichte der Amerikanischen Urreligionen6, qui utilise de manière laudative Lafitau comme une de ses sources. Le livre de Johannes Müller, lui aussi, deviendra un des ouvrages dont Bachofen s’inspire dans le Mutterrecht.

Depuis l’important travail de Karl Meuli, sa biographie de Bachofen en tête du Nachwort accompagnant l’édition du Mutterrecht dans les Gesammelte Werke, on sait que la théorie du « Mutterrecht », du droit de la mère conçu comme relevant d’un stade antérieur de l’évolution des civilisations, et comme une étape nécessaire de l’histoire de l’humanité, commence à prendre forme dès (au moins) la fin de l’année 1855. Présentée à Stuttgart en 1856 (soit cinq ans avant la publication du Mutterrecht), une conférence sur « le droit de la femme » (« Vortrag über das Weiberrecht »)7offre la première exposition du système de Bachofen concernant l’importance, en Grèce, d’un vieux fond gynécocratique. L’essentiel de cette conférence ayant été repris, littéralement, dans les premiers chapitres du Mutterrecht8, Karl Meuli avait décidé de ne pas la republier dans l’édition dont il était responsable9. Son importance, comme témoin de la cristallisation du système, a été récemment mise en lumière par Andreas Cesana, qui en a publié une traduction italienne. Cette conférence réunit très précisément les dossiers de base, ceux à partir desquels va s’élever la compliquée architecture du Mutterrecht. Il s’agit d’abord du dossier lycien sur lequel Lafitau déjà appuyait l’hypothèse d’une antériorité de la gynécocratie par rapport aux systèmes patriarcaux ; du dossier crétois ensuite, mythologiquement lié au précédent ; on y trouve aussi, dans une note (au bas de la p. 51), la première allusion au dossier de Lemnos ; Bachofen y expose enfin, pour la première fois, sa lecture de l'Orestie. Le Mutterrecht, dont le travail d’édition commence dès 1858, et qui sort de presse en 1861, peut être considéré comme une amplification géante de cette conférence.

On s’est interrogé et on s’interroge encore sur les étapes qui ont conduit Bachofen à construire le système auquel son nom reste attaché. Si l’on veut bien considérer qu’il s’agit, au départ, d’une réflexion sur la parenté dans les pratiques du droit antique, on ne sera guère surpris de trouver sous la plume de ce grand bourgeois conservateur certes, mais original, un système susceptible d’intéresser Morgan, puis Engels. La question demeure toutefois de comprendre comment cette théorie, qui apparemment ne doit rien à Lafitau, s’intègre dans une histoire des idées, comment elle se rattache, autrement que fortuitement, aux courants de pensées qui la précèdent et l’accompagnent ? Dans un de ses derniers textes, Arnaldo Momigliano a avancé sur cette question difficile quelques propositions lumineuses et fécondes10. Momigliano, il faut le rappeler, partait d’une autre énigme bachofénienne. Il s’interrogeait sur une seconde date charnière, celle de 1870 qui correspond à la découverte relativement tardive, par Bachofen, du fait que sa théorie avait rejoint (à son insu) des thèses émises de leur côté par des chercheurs américains et anglais avec lesquels il entre désormais progressivement en contact : J.-F. McLennan, J. Lubbock et surtout L.H. Morgan. Relevons pour la petite histoire que Nietzsche, qui fréquenta régulièrement les Bachofen entre 1871 et 1874, retiendra précisément, du patricien bâlois, cette surprenante ouverture en direction de l’anthropologie naissante. La mère de Nietzsche rapporte en effet que son fils était au courant des intérêts ethnologiques de Bachofen, et qu’il savait que celui-ci était en correspondance à ce propos avec un savant « anglais » : il ne s’agit pas, comme on le croit généralement, de l’américain Lewis Henry Morgan auquel en effet Bachofen s’intéresse dès cette époque11, mais avec lequel il n’entre en correspondance qu’en 187412. Il s’agit vraisemblablement de Sir John Lubbock, dont Bachofen venait de recevoir The Origin of Civilisation, un livre où sont discutées les thèses du Mutterrecht. Bachofen écrit à Lubbock en 187113. Ce témoignage indirect confirme ce que Momigliano voulait mettre en évidence. Dix ans après la publication du Mutterrecht (1861), les recherches sur la gynécocratie des Anciens, entreprises dans une perspective encore romantique et tributaires d’une conception creuzérienne du symbole, rejoignent soudain, de plain-pied, la scène intellectuelle néopositiviste où s’élaborent les premières théories de l’anthropologie moderne. Il s’agit là, soulignait Momigliano, d’un événement qui transforme radicalement la perspective bachofénienne, un événement que le savant bâlois vit à la fois comme une rupture et comme une bonne fortune. Cette rencontre détermine en effet les orientations que Bachofen va dès lors donner à sa propre enquête, dans une direction beaucoup plus ethnologique, en particulier dans les Antiquarische Briefe. Elle annonce surtout, au niveau de la réception du Mutterrecht, l’introduction de la théorie bachofénienne, réduite il est vrai au motif schématique du « stade matriarcal », dans le dossier des études modernes sur la famille et la société. Tandis que le vieux Marx, parcourant le Mutterrechtet se référant à l’usage qui y est fait du mythe (lu au premier degré comme document historique), est effaré par la naïveté de l’argumentation de Bachofen, par son « pragmatisme » de « maître d’école allemand »14, Friedrich Engels confère à la théorie matriarcale, cautionnée par Morgan, un statut de vulgate en l’adoptant sans nuance dans son introduction à L’origine de la famille15, un texte rédigé en partie à l’aide des notes de lecture de Marx.

Momigliano nourrissait le projet d’examiner les modalités de cette nouvelle alliance de la philologie avec l’anthropologie, chez Bachofen à partir de 1870. Il voulait ainsi contribuer à « définir la place occupée par Bachofen dans le mouvement des études d’histoire de la religion, au XIXe siècle ». C’est en effet dans ce cadre, relève-t-il avec justesse, que Bachofen lui-même aurait aimé être situé. Le texte de Momigliano qui nous est parvenu ne répond cependant que partiellement à cette attente. Il se contente en effet de mettre en place les grands axes d’un dossier dont l’étude ne pouvait être efficacement entreprise avant d’avoir exploré un dossier préliminaire, celui de l’origine, chez un Bachofen romantique et creuzérien, de l’idée matriarcale. L’examen de cette question apparaît comme une condition préalable indispensable. Avant d’aborder l’usage ou les applications que Bachofen et d’autres que lui feront de la théorie du Mutterrecht, il convient en effet d’en comprendre, en elle-même, la genèse. C’est ce que nous allons tenter maintenant, en nous inspirant entre autres des réflexions de Momigliano, et en nous appuyant, en particulier, sur les documents conservés dans les archives de la Bibliothèque universitaire de Bâle (le Nachlassde Bachofen).

Genèse de la théorie du droit maternel : Jalons biographiques

Né dans la cité protestante de Bâle en 1815, Johann Jakob Bachofen est issu d’une de ces familles de l’élite patricienne dont la fortune reposait sur le commerce des textiles et qui, en affaires, savaient se montrer aussi libérales qu’elles étaient conservatrices au niveau domestique16. Après des études propédeutiques accomplies sous les meilleurs maîtres bâlois (ceux-là même qui formeront, à deux ans d’intervalle, le jeune Jacob Burckhardt), et après deux semestres universitaires dédiés (entre autres études)17 à l’apprentissage du grec, Johann Jakob s’immatricule à l’université de Berlin où il devient, de mars 1835 à août 1837, élève à la fois du juriste et humaniste Friedrich Karl von Savigny (1779-1861) et du grand helléniste August Boeckh (1785-1867). Les deux premiers semestres, sur les cinq du séjour berlinois, furent consacrés entièrement aux sciences de l’Antiquité (Altertumswissenschaft) et à l’histoire. Il suivit les cours non seulement de Boeckh et de Lachmann, purs philologues, mais aussi des historiens Leopold von Ranke et Carl Ritter. Ce dernier avait déjà fait paraître Die Vorhalle europäischer Völkergeschichte vor Herodotus (Berlin 1820), une œuvre fortement marquée par l’influence de Creuzer. Il devait rédiger ensuite la volumineuse Erdkunde von Asiendont Bachofen cite abondamment les tomes VIII (Berlin 1846) et IX (Berlin 1859) dans le Mutterrecht. Le souvenir de l’enseignement de Ritter, autant que celui de Savigny auquel Bachofen voue une pieuse et quasi filiale admiration, constituera certainement une des sources d’inspiration principales des thèses développées dans le Mutterrecht.

A partir du semestre d’été 1836, Bachofen se consacra à l’étude du droit, auquel il destinait sa carrière mais où il avait pris du retard. Il se rendit ensuite pour un semestre (hiver 1837-1838) à Göttingen, dans l’intention de perfectionner son apprentissage de juriste. Il accomplit alors un privatissimum pour combler ses lacunes. Mais à côté de cet exercice à l’occasion duquel il assimile par cœur un certain nombre de manuels, il eut aussi, à Göttingen, l’occasion de rencontrer Karl Otfried Müller, l’auteur des Doriens, disciple de Boeckh, qui s’y trouvait professeur ordinaire depuis 1823. Bachofen se présenta chez Müller muni d’une lettre de recommandation de son maître bâlois Franz Dorotheus Gerlach. Le contenu de cette lettre suppose l’intention de suivre l’enseignement de Müller18 ; nous ignorons toutefois dans quelle mesure cette intention fut réalisée. Ce que nous savons, par contre, c’est que le droit et l’Altertumswissenschaft se disputeront les faveurs de Bachofen, plusieurs années encore. De retour à Bâle au printemps 1838, il rédige sa thèse de doctorat De Romanorum iudiciis civilibus, de legis actionibus, de formulis et de condicionequi devait paraître en 1840 à Göttingen. Après un long séjour en Angleterre, puis à Paris où il fréquente durant une année l’Ecole de droit (et où il rencontre le grand Pellegrino Rossi), nous le retrouvons à Bâle. En mars 1841, il devient professeur ordinaire de droit romain à l'Université19. Membre du Grand Conseil, il est un notable. Mais une ombre apparaît aussitôt sur ce tableau. L’homme encore jeune qui revient dans sa ville natale pour occuper le rang auquel son origine et son éducation pouvaient prétendre est un homme très vite désenchanté20. La vie publique et politique bâloise, dont il adopte pourtant pleinement le rythme et les contraintes, lui apparaît de plus en plus terne et monotone. Ce sentiment s’accompagne chez lui d’une attitude mélancolique, qui l’entraîne assez vite à préférer le souci (reconnu comme « égoïste », mais revendiqué) de sa propre perfection spirituelle à celui des affaires de la cité21. Cette sorte d’exil intérieur contraste vivement avec l’enthousiasme qui caractérise sa première découverte de l’Italie, à l’occasion d’un voyage effectué en 184222. Mais l’Italie où il retournera, et dont la mémoire devient pour lui un véritable baume23, n’est pas l’Italie politique, contemporaine et agitée. C’est avant tout celle des Musées. Et c’est aussi le paysage des campagnes autour de Rome et des hauts lieux funéraires de l’Etrurie du Sud. De ce paysage, Bachofen veut retenir ce qui échappe à la prise de l’histoire. Terre emblématique, étrangère aux conflits parfois violents qui s’y déroulent, l’Italie aimée par Bachofen renvoie au plus lointain passé tout en constituant le lieu par excellence de la nature retrouvée : une nature en laquelle l’individu peut en quelque sorte se dissoudre et où se résolvent, comme dans le giron d’une mère, les contradictions les plus irréductibles, y compris celle de la vie et de la mort.

La nomination de Bachofen, représentant de l’élite conservatrice, à la chaire de droit romain de l’Université de Bâle, fut vivement critiquée dans la presse locale d’opposition (la Schweizerische National-Zeitung, d’inspiration libérale-radicale). De l’amertume vint donc se joindre au désenchantement et à la nostalgie, et l’on ne sera pas étonné de voir Bachofen renoncer à son poste de professeur en 1844, puis en 1845 à son mandat politique. Il reste cependant juge au « Kriminalgericht », et occupe encore d’autres fonctions juridiques peu contraignantes pour un quart de siècle. Ce qui lui laisse le temps de se consacrer à sa passion réelle, celle qu’il voue à l'Altertumswissenschaft24. Il fait paraître, en septembre 1848, un choix d’études sur le droit civil romain25, dans lequel figure une recherche sur l’adoption testamentaire26, un thème qui aura une incidence certaine sur le cours de ses recherches postérieures, dans la mesure où il s’agit d’une procédure juridique rendant légitime une filiation dégagée de la gestation (du gremium matris) ; ce qui revient, dans les termes de Bachofen, à reconnaître la possibilité et la supériorité d’une paternité purement spirituelle.

En novembre 1848, Bachofen retourne à Rome où il séjourne durant six mois à la Via delle Vite n° 64, fréquentant assidûment les musées ainsi qu’un important cercle d’artistes en compagnie desquels il parcourt la campagne et les cimetières étrusques. Ce cercle comprenait entre autres le peintre originaire de Bohème Wilhelm Kandier (1816-1896), ainsi que les paysagistes d’origine bâloise Rudolf Müller, Friedrich Homer et Johann Jakob Frey. Il n’est pas exclu que les rapports étroits que Bachofen entretint avec les milieux artistiques aient contribué à l’influence que l’œuvre du savant bâlois, en particulier sa Gräbersymbolik, a pu à son tour exercer sur un peintre comme Arnold Böcklin (1827-1901), dont la fameuse « Ile des morts » semble illustrer certaine rêverie bachofénienne27.

En ces temps de révolution, cependant, notre homme est rattrapé par l’histoire, et son cercle d’artistes discute aussi politique. Le 15 novembre a lieu l’assassinat du comte Pellegrino Rossi, dont il avait suivi les cours au Collège de France en 1839. Giampiera Arrigoni, récemment, a signalé la présence dans la Basler Zeitung d’une série de reportages rédigés par un correspondant à Rome de l’époque, anonyme, mais en qui elle suggère, avec de bons arguments, de reconnaître Bachofen28.

De retour à Bâle en mai 1849, Bachofen achève de travailler avec son maître Gerlach à la rédaction d’une Histoire des Romains (dont un seul volume, sur les deux prévus, paraît en 1851)29. Momigliano a relevé les points forts de la contribution de Bachofen à ce travail. Il s’agit essentiellement d’une réflexion sur les prérogatives du patriciat par rapport à la plèbe ; ce qui est mis en évidence, c’est le privilège réservé aux patres, qui détiennent l'auspicium (la maîtrise des oracles), de gérer la communication entre l’Etat et les forces spirituelles, et d’assurer ainsi la transmission d’un pouvoir d’origine divine. Le motif de l’adoption (à côté de la cooptation et de l’hérédité) est présent dans cette étude aussi. Mais un autre thème apparaît, qui annonce l’idée d’un système antérieur à celui du patriarcat, le thème de la transmission en ligne féminine (en l’occurrence par la fille) du plus ancien pouvoir héréditaire, celui qui passe du roi détrôné mais légitime (Numitor30) à Romulus fils de la vestale Rhéa Silvia (elle-même fille de Numitor). Le repérage, aux origines de Rome, de l’importance de cette transmission héréditaire des rôles et des privilèges aristocratiques par voie féminine annonce, comme le remarque Momigliano, la découverte du droit de la mère.

L'Histoire des Romains provoque la rupture entre Bachofen et la philologie universitaire allemande. Un compte rendu désastreux du grand Mommsen, publié dans le Litterarisches Centralblatt31, brise à jamais la réputation de Gerlach et de son élève à l’intérieur du « milieu »32. L’année même où paraît ce malheureux ouvrage, Bachofen se rend en Grèce. Cette séparation momentanée d’avec Bâle marque un tournant radical dans sa vie et son œuvre. Lors de son voyage de retour, il s’arrête pour la troisième fois en Italie, où il retrouve les sites de l’Etrurie du Sud. Le journal de ce voyage, ainsi qu’un récit intitulé « Descriptions tirées de mon voyage en Grèce, 1851 », édités sous la direction d’A. Cesana, sont sous presse et constitueront un prochain volume des Gesammelte Werke33. On y découvre l’intérêt que porte Bachofen à ce qui, de la Grèce, est le plus ancien. Il semble s’intéresser beaucoup moins à l’Acropole d’Athènes qu’aux sites les plus archaïques, et il se passionne pour ce qui lui apparaît comme les vestiges d’une influence orientale (à Mycènes autant qu’à Corinthe). Ce qu’il recherche en Grèce, ce sont les substrats susceptibles d’avoir joué un rôle dans la formation des plus anciens peuples italiens. En Etrurie, pour la seconde fois, ce qui le frappe est le monde muet des tombeaux et des symboles funéraires. Des extraits de Creuzer (cinq feuilles, constituant 20 pages) accompagnent le dossier de ces notes et de ces souvenirs de voyages ; ces extraits, auxquels Bachofen mêle d’importants développements personnels, concernent les religions de l’Italie ancienne34. C’est chez les Etrusques, préservés de l’influence des poètes, et par conséquent plus proches des symboles et des mystères, que Bachofen découvre ce qui correspond le plus à son attente, et du même coup à ce qu’il pense être le plus ancien : une philosophie de la nature, mélancolique et profondément religieuse, très proche du monothéisme. Au principe de la religion étrusque, il situe tantôt Janus (défini comme « l’alpha et l’oméga »), tantôt l’étroite solidarité de deux catégories contrastées de divinités, les divinités chthoniennes (maternelles) et les divinités fécondantes (paternelles). A l’origine de chaque famille humaine et de la vie qui se transmet de génération en génération, il y a un Lare immortel, principe fécondant auquel retourne, pour s’unir à lui, le pater familiasdéfunt, qui n’en était que l’incarnation. Cette réintégration est assurée par le retour à la terre, que marquent les funérailles. Tous les Lares en effet sont issus d’une même mère, la Mater Larum, qui crée tout ce qui est périssable pour le reprendre en son sein après la mort. Cette puissance primordiale féminine abrite ainsi en elle-même à la fois le monde des morts et le pouvoir créateur, symbolisé par le phallus.

Entre 1852 et 1853, Bachofen prépare trois conférences pour la Basler Gesellschaft für vaterländische Altertümer : sur les tombes des Anciens, les pratiques et la symbolique funéraires, les oracles des morts. Les textes préparatoires de ces conférences, parfois longuement amplifiés (plusieurs centaines de pages ont été conservées) sont déposés dans les archives bâloises35. L’ouvrage le plus souvent cité est ici encore la Symbolik de Creuzer. Bachofen, dans ces conférences, quitte souvent l’Italie pour se rendre en Grèce. Il rencontre alors le motif de l’Erinye et établit une nette distinction entre une époque ancienne, dominée par des divinités chthoniennes redoutables, et une époque ultérieure, plus apaisée, sous le signe de Déméter et de Perséphone. En 1853, Bachofen lit et annote abondamment le livre de Preller sur Déméter et Perséphone36, où cette idée est développée, et dans lequel sont discutées et critiquées les positions de Karl Otfried Müller sur le mythe et le symbole. Dans les digressions personnelles qui accompagnent les extraits de Preller, on trouve de nombreuses remarques sur la Terre, ainsi que sur le monde funéraire considéré comme un conservatoire de symboles plus anciens que les mythes : le monde funéraire, selon Bachofen, est un monde sans mythes. Lieu du symbole par excellence, il est resté lié à celui-ci alors que le symbole s’était depuis longtemps déjà transformé en mythes dans d’autres domaines du culte. De par son archaïsme et son lien intime avec le symbole, le monde funéraire représente donc un objet d’étude privilégié. Il dévoile un monde primitif, commun à toutes les anciennes nations, un monde que les autres sources ne permettent pas d’atteindre.

A la même époque, Bachofen lit ou relit plusieurs études sur la religion funéraire, et il découvre le texte de Gerhard sur le Metroon et la Mère des dieux37. La Mère des dieux de l’agora d’Athènes, chez Gerhard, était interprétée comme une divinité étrangère, une alliée phrygienne dont l'implantation au Vème s., sous Périclès, avait été rendue possible par un double rapprochement avec, d’une part, l’antique Gaïa (la Terre, modèle de l’ensemble des divinités féminines grecques liées au pouvoir et à la génération) et, d’autre part, via la proximité du Bouleutérion, avec Athéna ancêtre et protectrice de la cité, « Stammmutter und Burggöttin » (Gerhard p. 475). S’inspirant très librement de Gerhard, Bachofen développe dans ses notes de lecture l’idée d’une divinité féminine primordiale, ancêtre des manifestations diversifiées qu’en constituent les multiples déesses du panthéon classique. Gerhard considérait que la Terre, cette « Grande Mère », fut la déesse suprême et même unique des anciens Pélasges, avant l’arrivée des Hellènes, qui introduisirent Déméter et les autres divinités. Alors que Gerhard pensait à une rencontre, suivie d’une synthèse, entre deux religions étrangères l’une à l’autre, Bachofen réfléchit sur l’évolution des représentations divines dans le sein d’une seule et même religion, une évolution interne qui conduit d’un vieux monothéisme sous le signe du féminin, au polythéisme et à la multitude de ses dieux, féminins et masculins.

En 1853 toujours, un gros manuscrit sur la terre considérée en tant que divinité annonce enfin le projet d’un livre sur les tombes (la future Gräbersymbolik)38.

De juin à novembre 1855, Bachofen rédige cependant l’ouvrage intitulé L’Ancienne Italie (Das alte Italien), qui restera inachevé39. Comme nous l’avons déjà suggéré, c’est des matériaux de cet ouvrage abandonné au moment où Bachofen commence à songer à sa conférence sur le Weiberrrecht (prononcée en septembre 1856), que sortiront successivement la Gräbersymbolik et le Mutterrecht.

Dans L’ancienne ItalieBachofen s’efforce de concilier la théorie des migrations avec celle d’un peuple primordial. Le système qu’il propose est à la fois simple et d’une naïveté désarmante : la recherche du peuple italien le plus ancien débouche naturellement, pense-t-il, sur celle du peuple primordial, à la fois « fabrique et fourreau des nations » (officina gentium, vagina nationum)40, les Ases ou Ariens dont le nom serait étymologiquement dérivé de celui donné à la terre (racine *ar). Originaire du nord, ce peuple « tellurique » se serait répandu par vagues successives, directes ou indirectes. Toutes issues en définitive d’une seule et même origine, les tribus qui s’établissent en Italie partageraient donc de nombreux points communs, conservés à l’état de fossiles dans les deux principaux véhicules de la tradition, la langue et la religion. C’est à partir de ces prémisses que s’échafaude le scénario de l’ensemble du livre. La rédaction très soignée du manuscrit 103, rédaction effectuée entre juin et octobre 1855, manifeste qu’il s’agit d’un texte prévu pour être édité. Bachofen n’ira cependant pas, dans cette première version de L’Ancienne Italie, au-delà du premier livre consacré à « La population la plus ancienne ». L’introduction mise à part, celui-ci n’est en outre composé que d’un seul chapitre, « Les Ligures », dont la rédaction est soudain interrompue après 285 pages41.

Bachofen abandonne alors l’étude des migrations (entreprise dans le but de retrouver le plus ancien fond de population italien), pour se tourner vers celle de la religion du peuple primordial, dont il s’efforce de reconstituer les traits essentiels à travers l’analyse des vestiges conservés chez les différents peuples qui sont issus de cette même source. La méthode est offerte par l’usage très libre de l’étymologie, en toute méconnaissance de la grammaire comparée.

La religion du peuple primordial devient ainsi le thème principal du manuscrit 104 rédigé pour l’essentiel entre octobre et novembre 1855. C’est une religion de la nature, comme l’indique le sous-titre de ce manuscrit : « La plus ancienne perception de la nature dans l’Antiquité et son lien aux noms des peuples. »

Dans la première version, celle du manuscrit 103, Bachofen se proposait d’étudier la population considérée comme la plus ancienne, les Ligures. C’est chez ces derniers qu’il rencontrait, de la manière la plus « évidente », l’affirmation d’une origine tellurique, en d’autres termes l’idée d’autochtonie. C’est donc une analyse d’allure historique, portant sur les mouvements et les brassages de populations, qui l’entraîne à des considérations sur la religion. L’intitulé de la seconde version, celle du manuscrit 104, « La plus ancienne perception de la nature dans l’Antiquité et son lien aux noms des peuples », révèle que l’enquête, tout en restant consacrée à l’époque la plus reculée, ne concerne plus la seule Italie mais s’étend désormais à l’ensemble des peuples de l’Antiquité. L’objet est devenu du même coup une religion primitive, tout entière organisée autour de la croyance en une puissance créatrice indissociablement liée à la matière des corps qu’elle pénètre. Le siège de cette puissance est la terre, comme en témoignent les multiples vestiges, dans l’Antiquité classique, d’une ancienne croyance aux forces chthoniennes. Cette puissance créatrice de la terre, d’où émerge l’idée de divinité, est conçue presque partout comme une entité féminine.

Plusieurs éléments fondamentaux du système qui sera énoncé dans le Mutterrechtsont présents dès le manuscrit 104 : le rapport de la mère à la terre et à un droit plus ancien concernant la filiation, le système matrilinéaire et sa raison d’être ; l’opposition d’un principe féminin matériel à un principe masculin spirituel. Mais le système lui-même n’est pas encore mis en place. Essentiellement, ce qui fait encore défaut, c’est le postulat des étapes de l’évolution générale de l’humanité, dans la succession devenue fameuse : hétaïrisme, droit de la mère, amazonat, droit du père. Si l’importance accordée au motif du marécage, solidaire de la représentation d’une paternité anonyme, annonce bel et bien la conception d’un état centré sur la mère, caractérisé par la promiscuité sexuelle, il y manque l’aspect dynamique, l’attention portée aux facteurs de transformation, qui conduisent de cet état, à travers une révolte, à celui des premières règles du mariage et du droit de la mère. Il appartiendra à la conférence sur le Weiberrecht, prononcée l’année suivante (1856), de mettre en évidence les mécanismes de transformation, en particulier à travers l’analyse de la figure ambiguë de Bellérophon, rencontrée en élargissant le dossier lycien, et à travers celle de l’Orestie, future pièce maîtresse du Mutterrecht. Le conflit qui oppose les Erinyes (les anciennes déesses) à Apollon et Athéna, représentants d’un nouvel ordre divin, n’apparaît en effet que dans une brève remarque écrite dans la marge du manuscrit 10442. La conférence de 1856 marque donc bel et bien, comme l’a reconnu Cesana, le tournant qui rend possible le Mutterrecht. Mais il aura fallu, pour que cette cristallisation se produise, la longue phase de latence, qui conduit de l'Histoire romaine (restée inachevée) à l’abandon de l'Ancienne Italie.

Le désir de remonter le temps peut revêtir deux aspects : désir de reconstituer une histoire oubliée, ou désir d’échapper, tout simplement, à l’histoire. Ces deux aspects ne cessent de se mêler, et curieusement de se confondre, durant toute la période qui va de Lafitau à Bachofen. Leurs modes de coexistence, eux, pourront varier.

La comparaison, chez Lafitau, est une machine à remonter le temps. A vaincre le temps. Non pas exactement dans l’intention de reconstituer le passé, mais bien plutôt dans celle de s’arracher au temps, d’aller en deçà du temps, jusqu’à rejoindre cette Révélation faite à nos « Premiers Pères » Adam et Eve, révélation que la comparaison restaure à l’occasion d’une sorte de Vision Mystérieuse, que décrit la légende explicative du frontispice imaginé par l’auteur43. Chez Lafitau, l’Histoire Sainte, jusqu’à Moïse, concourt avec l’histoire profane ; leur mise en rapport vient expliquer pourquoi l’on rencontre une seule et même structure de Mystère aussi bien dans le Nouveau Monde que dans l’Ancien. Articulé aux considérations des Anciens sur les Pélasges et les Agénorides, le récit de l’Exode débouche sur la reconstitution des migrations qui ont amené par vagues successives, à partir de Canaan et jusque dans le Nouveau Monde, les lumières de la Révélation première, pré-mosaïque. La comparaison débouche donc à la fois sur ce qu’on peut appeler une quête de vision, et sur un souci d’explication historique (les considérations sur le peuplement de l’Amérique). La quête de vision concerne le fondement même de la comparaison : elle répond au désir de formuler ce qui fait qu’il y a du comparable et elle recourt pour cela au mythe de la Révélation naturelle. Le souci d’explication historique, lui, apparaît au contraire comme un refus de prolonger la mythologie savante traditionnelle : Lafitau critique la théorie des Moïses autant que celle de Noé, les préadamites autant que l’imitation diabolique.

Cet intérêt pour les mouvements de populations, ce souci de préhistoire, on le retrouvera chez un Karl Otfried Müller, un siècle après Lafitau mais orienté cette fois vers l’établissement d’une micro-analyse, celle des migrations qui ont présidé à la formation des tribus helléniques. Chez Karl Otfried Müller aussi, qui fut l’un des maîtres de Bachofen, la reconstitution des origines est solidaire du souci de ranimer un langage primordial antérieur au temps de l’histoire et à son écriture. Mais ce langage de l’aube, devenu celui des symboles et des mythes nationaux, ne se réduit plus à la donnée adamite, il ne renvoie plus à une humanité conçue d’un bloc, sous l’angle de l’universel. Issus d’une pluralité de peuples et de leurs diverses tribus, symboles et mythes sont désormais enracinés dans autant de terres, correspondant à autant de paysages mentaux bien précis. L’observation, avec Müller, porte sur une seule province, hautement privilégiée, d’un territoire infiniment diversifié : les territoires thraces, minyens ou doriens, où s’élaborent les premières expressions du Volksgeist hellénique.

Chez Bachofen, dans les enquêtes sur l’ancienne Italie, on voit se superposer deux visions des origines : celle qui privilégie l’analyse des migrations (et qui donc postule elle aussi l’existence d’un esprit des nations), et celle qui situe au lieu d’origine ultime de tous ces mouvements l’autochthonie, conçue non pas comme enracinement dans un paysage précis, mais comme origine commune d’une humanité universellement issue de la Terre Mère. La mémoire de cette origine tellurique et marécageuse, mémoire qui s’impose à Bachofen comme une expérience personnelle à l’occasion d’une méditation sur les symboles funéraires, va se prolonger, du Mutterrechtaux Antiquarische Briefe, en une durable rêverie sur le Droit de la Mère. Un droit qui finit par être conçu comme un passage obligé, une étape dans le développement universel de la civilisation. D’où, chez Bachofen, le retour en force du comparatisme après la forte réaction müllérienne contre Creuzer et ses émules.

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1 I, 173.

2 Cité par Aristote : = Ephore 70 F 160 a ; cf. Ephore 70 F 60 Jacoby.

3 Nicolas de Damas 90 F 103m Jacoby (cité par Stobée, Florilège 4, 2, 25, à propos des rois éthiopiens qui lèguent leur trône non pas à leurs propres fils, mais aux fils de leur sœur) ; cf. id., 90 F 9 Jacoby (à propos de Bellérophon et des Lyciens).

4 Vol. I, 2e partie, chapitre 2, traduction française de M. Bergier, Paris 1783.

5 F.G. Welcker, « Anhang über den geschichtlichen Grund der Sage vom Lemnischen Männermord » dans Die Aeschylische Trilogie Prometheus und die Kabirenweihe zu Lemnos, Darmstadt 1824, pp. 585-602.

6 Bâle 1855.

7 Cf. supra note 11, p. 13.

8 Aux pp. 85-206 de l’édition des GW II (= pp. 71-232 B.).

9 Cf. son Nachwort au Mutterrecht, GW III, pp. 1070 et 1093.

10 A. Momigliano, « Johann Jakob Bachofen : from Roman History to Matriarchy » (lecture, 1986), Ottavo Contributo alla Storia degli Studi Classici e del Mondo Antico, Roma 1987, pp. 91-107.

11 Dans sa lettre de 1871 à Lubbock, il demande au savant anglais de lui communiquer un texte de Morgan paru en 1868 (The American Beaver and his Work).

12 Cf. A. Bäumler, Bachofen und Nietzsche, Zürich 1929, pp. 50-51 : lettre de la mère de Nietzsche à Overbeck, du 28 février 1891.

13 La lettre, repérée par Simon Pembroke dans les archives de la British Library, est publiée par Momigliano, op. cit. pp. 93-94.

14 Cf. L. Krader, The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Assen 1972, pp. 234-238.

15 Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staates im Anschluss an Lewis H. Morgans Forschungen, Zürich 1884.

16 L. Gossman, « Basle, Bachofen and the Critique of Modernity in the Second Half of the Nineteenth Century », Journal of the Warburg and Courtauld Institute 47 (1984), pp. 136-185 (ici p. 146).

17 Philologie classique, histoire, psychologie et droit.

18 « Einer meiner ehemaligen Schüler Herr Bachofen, Stud. Juris, der schon mehrere Jahre theils hier in Basel theils in Berlin studiert hat, wünscht in Göttingen seine Studien zu vollenden, um unter Ihrer trefflichen Leitung noch in der Forschung des Alterthums gefördert zu werden… » (lettre du 20 octobre 1837 adressée par Gerlach à Müller, in C.O. Müller, Briefe aus einem Gelehrtenleben, 1797-1840, édité par S. Reiter, Berlin, Akademie Verlag 1950, t. I no 211, p. 322). Cf. Ph. Borgeaud, et N. Durisch, « La réception de K.O. Müller chez J.J. Bachofen » dans Zwischen Rationalismus und Romantik : Karl Otfried Müller und die antike Kultur, éd. par W.M. Calder III et R. Schlesier, Hildesheim, Olms/Weidmann, 1998, pp. 99-122.

19 Il publie alors : « Zur Lehre von der civilen Berechnung der Zeit », Zeitschrift für Civilrecht und Prozess 18 (1843), pp. 38-80 ; Die Lex Vocania und die mit ihr zusammenhängenden Rechtsinstitute. Eine rechtshistorische Abhandlung, Bâle 1843 ; Das Nexum, die Nexi und die Lex Petillia. Eine rechtshistorische Abhandlung, Bâle 1843. La seconde de ces études fut recensée, favorablement, par Th. Mommsen dans les Neue Kritische Jahrbücher für deutsche Rechtswissenschaft 4. Jahrgang 7. Band (1845), pp. 7 sqq.

20 Selon l’expression avancée par L. Gossman, op. cit. p. 163.

21 Cf. l’analyse de L. Gossman et les documents qu’il cite, en particulier p. 167. Gossman renvoie, pour cette attitude somme toute traditionnelle, à W.H. Bruford, The German Tradition of Self-Cultivation, Cambridge 1975.

22 Découverte présentée comme une véritable conversion, dans l’autobiographie qu’il rédige à l’attention de son maître Savigny en 1854 (cf. supra note 4, p. 11).

23 Selon l’expression de Gossman.

24 Cf. K. Meuli, « Bachofens Leben », dans le Nachwort au Mutterrecht (GW III, pp. 1011-1179).

25 Ausgewählte Lehren des römischen Civilrechts, Bonn 1848.

26 « Abhandlung über die testamentarische Adoption », à laquelle il se réfèrera dans le Mutterrecht (GW III, 642 et 646), à propos de la réalisation juridique, à Rome, de ce qui n’apparaissait en Grèce que sous une forme anticipée, mythique (en particulier dans l'Ion d’Euripide : cf. infra, pp. 143-144, 175-179, 195).

27 Cf. la passionnante étude de G. Arrigoni, « Il mito dell’ Italia in J.J. Bachofen e in alcuni pittori contemporanei », Acme. Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell'Università degli Studi di Milano 49, 3 (1996), pp. 113-146 (étude aimablement signalée par Natale Spineto, que nous remercions vivement).

28 G. Arrigoni, La fidatissima corrispondenza. Un ignoto reportage di Johann Jakob Bachofen da Roma nel periodo della Rivoluzione romana (1848-1849), Florence, La Nuova Italia 1996.

29 Die Geschichte der Römer = GW I, pp. 77-385.

30 Détrôné par son frère Amulius.

31 Repris dans Th. Mommsen, Gesammelte Schriften, Berlin 1905-1913, vol. 6, pp. 653-654.

32 Cf. L. GOSSMAN, Orpheus Philologus : Bachofen versus Mommsen on the Study of Antiquity, Philadelphie 1983.

33 Cf. aussi J.J. Bachofen, Viaggio in Grecia, a cura di A. Cesana, trad. A. Baroni, Venezia, Marsilio 1993.

34 Nachlass n° 86. La première page de ces notes de lecture est intitulée Betrachtungen zu Kreuzers zweitem Bande, neuntes Capitel. Die Alt-Italischen Religionen. Cf. infra pp. 67-71

35 Nos 98-101. Cf. infra pp. 81-91

36 N° 96. Ce manuscrit, intitulé Über Preller, concerne le Demeter und Persephoneque Ludwig Preller publia en 1837. Cf. infra pp. 76-81.

37 E. Gerhard, « Über das Metroon », Abhandlungen der Königlichen Akademie der Wissenschaften zu Berlin (1849), pp. 459-490.

38 Le n° 95. Cf. infra pp. 91-93.

39 Nos 103 et 104. Cf. infra pp. 93 sqq.

40 Cf. 103, 4, p. 148.

41 Sans compter les annexes.

42 104, 2, p. 68, Anhang 6 marge. Cf. infra p. 144 et note 336.

43 M. de Certeau « Writing vs. Time : History and Anthropology in the works of Lafitau », Yale French Studies 59 (1980), pp. 37-64.