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L’Egypte de J J. Bachofen

Philippe BORGEAUD

Pourquoi l’Egypte ? Cette question que le lecteur peut légitimement se poser, nous l’avons nous-même adressée à Bachofen tout au long de notre enquête. Présente dès le manuscrit 1041, où l’on trouve les premières traces de réflexion sur les thèmes constitutifs du droit de la mère, l’Egypte fait l’objet d’un long chapitre dans le Mutterrechtainsi que d’un copieux supplément en fin d’ouvrage2. Pourquoi Bachofen lui a-t-il accordé une telle place alors qu’il ignore tout des hiéroglyphes ? Le fait que l’auteur du Droit maternel ne se soit pas penché sur les textes égyptiens eux-mêmes pourrait inciter un critique de son œuvre à rester sur le sol apparemment plus solide de la Grèce, et à considérer que les réflexions du Bâlois sur l’Egypte sont entièrement fantaisistes. Pourtant celles-ci jouent un rôle capital dans le système bachofénien et constituent même un de ses éléments principaux. Sa situation aux portes de l’Orient, l’ancienneté préhellénique de sa religion et de ses institutions, l’attention dont elle a fait l’objet de la part des Anciens, sont autant de raisons qui expliquent l'intérêt de Bachofen pour le pays du Nil. A l’instar d’Hérodote, de Diodore, de Strabon ou de Plutarque, il se plaît à y décrypter des messages à la fois proches et lointains, familiers et mystérieux, pour les intégrer dans son propre système d’explication. Les Grecs sont ses modèles et leurs écrits sa principale source d’informations3. De ce fait, les travaux de Bachofen n’offrent guère d’intérêt à un égyptologue actuel qui n’est plus obligé de passer par les Grecs pour accéder aux institutions de l’Egypte ancienne. Mais qu’en était-il au siècle dernier ? La méthode de travail de Bachofen fut-elle de son temps aussi cocasse et peu scientifique qu’elle en a l’air aujourd’hui ? Avec Bachofen, on est amené à réfléchir sur les débuts d’une science, toute jeune alors, et sur la place que l’égyptologie a dû conquérir face aux disciplines plus anciennes de l'Altertumswissenschaft. A côté de l’intérêt que cela peut représenter au-delà du cadre strict de cette étude consacrée au savant bâlois, l’analyse de certains thèmes « égyptiens » développés par Bachofen mérite d’être entreprise dans le but de les mieux situer et intégrer dans le contexte général de sa théorie sur le développement de l’humanité. Abordé en conclusion de notre enquête, l’exemple de l’Egypte peut en effet servir non seulement à récapituler en ses grands traits le système du Mutterrecht, mais aussi à refaire le parcours scientifique de Bachofen entre 1855 et 1861.

L’Egypte dans les archives : genèse d’une théorie

L’Egypte est présente dans les travaux de Bachofen dès le manuscrit 104, écrit pour l’essentiel entre les mois d’octobre et de novembre 1855. Cet intérêt pour un pays qui n’est ni l’Italie ni la Grèce peut étonner lorsqu’on sait que le projet initial de Bachofen était d’écrire un ouvrage sur « L’ancienne Italie », projet qu’il mit à exécution et dont nous trouvons les premiers résultats dans le manuscrit 1034. Très vite, comme à l’accoutumée, Bachofen abandonne ou plutôt modifie sa perspective. Le manuscrit 104 porte désormais un sous-titre, « La plus ancienne perception de la nature dans l’Antiquité et son lien aux noms des peuples »5, qui exprime clairement l’intention de quitter le sol italien pour élargir l’enquête à l’ensemble du monde antique. Cette expansion annoncée du champ d’étude n’explique pas en elle-même l’importance de l’Egypte. C’est surtout et avant tout la lecture de l'Isis et Osirisqui explique l’intérêt soudain de Bachofen pour ce pays. Pas moins de six cahiers du manuscrit 104 sont entièrement remplis d’extraits et de résumés du traité de Plutarque, que Bachofen entrecoupe de commentaires personnels6. Bien que l’on rencontre des références à l’Egypte dans les cahiers précédents, elles ne figurent jamais, sauf rares exceptions, dans le texte lui-même, mais toujours dans les annexes ou en marge7. Etant donné que les extraits d'Isis et Osiris occupent les derniers cahiers du manuscrit, on peut supposer sans trop de risque que les remarques sur l’Egypte contenues dans les cahiers 1 à 5, et qui sont presque toutes en relation avec le traité de Plutarque, ont été ajoutées une fois la rédaction du dernier cahier achevée ou, au plus tôt, au cours de la rédaction des derniers cahiers8.

Voyons à présent ce que Bachofen retient de Plutarque. Dans le cadre du mythe d’Isis et Osiris, son attention est attirée par le motif de l’âne et son lien avec Typhon. Nous avons déjà eu l’occasion de rencontrer la figure d’Ocnus, ce vieillard représenté, aux Enfers, en train de tresser une corde qu’un âne s’empresse de dévorer. Cette scène observée d’abord dans le colombarium de la villa Pamphili, et dont le commentaire occupe l’ensemble du manuscrit 104 avant de faire l’objet d’une publication à l’intérieur de la Gräbersymbolik9, inspire à Bachofen d’interminables développements. Contestant l’interprétation donnée par Pausanias10, selon laquelle Ocnus est une allégorie désignant l’individu particulièrement travailleur qui a épousé une femme dépensière, Bachofen veut voir en lui l’image de la vie tellurique, envisagée depuis la création jusqu’à la mort, avec une idée de renaissance perpétuelle que symbolise le labeur étemel du cordelier11. Pour défendre cette interprétation, il soumet chaque détail du tableau à une analyse serrée qui l’entraîne bien vite hors du cadre étroit de l’Etrurie, de Rome et de la Grèce. L’Egypte, à travers l'Isis et Osiris, offre quelques-unes des clés essentielles de cette exégèse. A commencer par la signification de l’âne, que son lien avec Typhon désigne comme un animal démoniaque, destracteur et porteur de mort12. Cette signification n’est pourtant pas la première, nous dit Bachofen. Dans le cycle du devenir et du disparaître, la mort se révèle source de vie. Sans elle, l’incessant renouvellement de la création serait impossible. Sans l’ânesse, Ocnus est impensable ; sans la destruction d’une des extrémités de la corde, la fabrication de l’autre serait vaine et dépourvue de sens13. On se trouve ici au cœur même d’une des théories obsessionnelle de Bachofen, concernant l’évolution des symboles. Signifiant dans un premier temps la force créatrice telle qu’on peut la trouver en Priape, l’âne en vient peu à peu, à travers son lien avec Typhon, à symboliser le contraire et à incarner les forces destructrices de la mort14.

Une autre contribution de l’Egypte à l’interprétation d’Ocnus trouve son origine dans l’image du sol marécageux du pays, ce mélange d’eau et de terre dont l'autofécondation périodique, par la crue, donne naissance à une végétation spontanée15. On se souviendra qu’Ocnus se sert de joncs pour tresser sa corde et que ces végétaux apparaissent parfois en arrière-plan du tableau. Il n’en faut pas plus pour que Bachofen se lance en de complexes comparaisons entre les deux ensembles que représentent, d’une part, les marais et leur végétation symbolisant l’accouplement d’Isis et d’Osiris au sein de la terre ainsi que la naissance de leur fils Horus, et d’autre part le sol marécageux dont Ocnus tire sa subsistance16. Du point de vue de la géographie physique, l’Egypte revêt un caractère exemplaire, puisque s’y révèle en plein jour ce qui ailleurs se manifeste de manière moins visible : « Ce que l’on pouvait observer ailleurs, en des endroits inhabités de la terre, le Nil le montrait sur grande échelle, dans une périodicité régulière, et non pas comme une opposition, mais bien plus comme une condition préalable à toute production et à toute culture. C’est pourquoi la conception fondamentale qui repose dans l’image d’Ocnus tressant sa corde devait également connaître un développement dans l’esprit du premier peuple habitant sur les rives du Nil et s’exprimer sous forme de mythe. »17 Mais alors que dans l’image d’Ocnus, la signification des eaux marécageuses et la conception de l’origine de la vie qui lui est liée s’expriment de manière générale, le mythe d’Osiris rattache cette conception universelle aux particularités de l’Egypte, et réunit les deux composantes, la plus générale et la plus locale, en une seule grande fresque. « C’est pourquoi, précise Bachofen, Isis, Osiris et Typhon ne représentent pas, comme Ocnus, les marécages en général, mais les marécages égyptiens en particulier, et alors qu’Ocnus est compréhensible sans localisation aucune, le mythe d’Osiris resterait incompréhensible en de nombreux points sans référence à l’Egypte. Mais malgré ces développements et élargissements locaux, la conception physique de base, qui est le fondement de tout, est identique à celle que nous avons rencontrée en maints endroits en dehors de l’Egypte. Oui, cette conception de base est présente partout où la nature des choses est la même. Ocnus exprime une pensée qui n’appartient pas à un seul peuple, mais à toute l’humanité. »18 Ce passage des archives est intéressant à plus d’un titre. Il fournit des indications précieuses sur la manière dont Bachofen conçoit le rapport du symbole au mythe. Ocnus, il souligne ailleurs qu’il s’agit d’un symbole et non d’un mythe19, revêt selon lui une signification générale qui peut être comprise partout. Le mythe d’Osiris, en revanche, postérieur au symbole, renvoie à des particularités locales qui ne sont compréhensibles que dans le contexte égyptien. Le symbole est donc plus ancien et plus universel que le mythe. Ce que Bachofen exprime ici n’éclaire pas seulement son approche du mythe et du symbole, mais révèle aussi la manière dont il conçoit l’histoire. Le symbole en effet est caractéristique d’un stade de développement de l’humanité, le stade le plus primitif où n’existait encore qu’un peuple unique, produisant des symboles universaux, un peuple muet dont les conceptions religieuses étaient purement matérielles20. La parole permit à l’humanité, ou du moins à certaines parties de celle-ci, de s’élever au-dessus de la pure matérialité. Le moyen d’expression privilégié devint alors le mythe qui, plus élevé, plus spirituel que le symbole, perd, en revanche, un peu de son caractère universel21. Le schéma évolutionniste que Bachofen met ici en place annonce les stades de développement que l’on rencontrera dans le Mutterrecht, ainsi que l’idée d’une spiritualisation progressive de l’humanité. Toutefois ce qui frappe le plus dans ce manuscrit, ce n’est pas la description de cette évolution ascensionnelle, mais bien la mise en place d’une « culture des marécages », qui deviendra bientôt constitutive du fameux degré hétaïrique au tout début de l’évolution humaine. On est presque surpris de voir Bachofen commencer par le commencement et tenter d’analyser les manifestations de ce qu’il concevra plus tard comme le degré culturel et religieux primitif. Ocnus appartient clairement à cette phase tout comme Harpocrate et Horas l’Ancien22. Osiris, Isis et leur fils Horas (Harsiésis) participent aussi à cette culture des marécages, mais à l’instar du mythe qui est plus récent que le symbole, la triade égyptienne appartient à un degré ultérieur d’évolution.

Un épisode important du mythe d’Isis et Osiris tel que le rapporte Plutarque concerne le séjour d’Isis à Byblos, où elle recherche le cadavre de son époux Osiris23. Isis rencontre le couple royal de Byblos (la reine Athénaïs et le roi Malkandros) et devient la nourrice de leur jeune fils. Comparant la famille royale de Byblos à la triade osirienne, Bachofen constate qu’elles renvoient toutes deux à la même conception tellurique qui recherche dans l’eau l’origine de la création. Mais tandis que « le groupe de Byblos représente une période de création antérieure, plus sauvage et moins réglée, le groupe égyptien d’Osiris représente une création postérieure, avec plus de bienfaits, et réglée. En d’autres mots, les figures de Byblos symbolisent la force naturelle qui règne de manière sauvage et abondante dans les marécages ; Osiris, en revanche, est le grand bienfaiteur qui dirige cette force productrice sur d’autres voies, fertilise le pays avec le limon et le prépare à recevoir la semence ». Et plus loin : « Il s’agit à nouveau du même progrès qui conduit de la vie naturelle sauvage et non réglée vers l’agriculture et la civilisation plus élevée qui lui est liée et que nous avons déjà rencontré à maintes reprises dans d’autres mythes. »24 L’intérêt de ces lignes ne réside pas dans l’interprétation explicite qu’en donne alors Bachofen – le passage de la vie sauvage à l’agriculture étant toujours interprété comme un progrès dans l’histoire de l’humanité – mais bien plutôt dans le fait qu’elles annoncent une théorie soutenue plus tard dans le Mutterrecht, à savoir le passage du degré hétaïrique au degré céréalier. Bien que Bachofen ne donne ici encore aucune explication concernant le moteur de cette évolution, on apprend qu’elle a lieu, qu’elle correspond à une émancipation de la matière et que les mythes et symboles renvoient à ces différents degrés d’évolution.

Le mythe d’Isis et Osiris fournit aussi à Bachofen l’occasion de réfléchir sur les rapports entre le masculin et le féminin. En analysant le mythe platonicien de Pénia repris par Plutarque (Plut. Is. et Os. 57 et sqq) ainsi que le fameux passage d’Hérodote sur les Lyciens (1, 73), Bachofen dégage deux enseignements : d’une part, le féminin représente la matière, la création visible, alors que le masculin est invisible et immatériel ; d’autre part, le masculin, qui semble se libérer de la nature physique, s’élève au-dessus de la matière féminine, et même s’oppose à elle25. Cette analyse se heurte toutefois à une difficulté. En effet, si l’on admet que le masculin est supérieur au féminin, pourquoi Osiris est-il soumis à la destruction alors qu’Isis est immortelle ? Pour expliquer ce renversement, Bachofen invoque un passage capital de l'Iliade qu’il aura l’occasion d’analyser encore à plusieurs reprises26. Lors du duel avec Glaukos, fils d’Hippolochos, Diomède, qui se méfie de son ennemi, lui demande son identité. Glaukos lui répond : « Fils courageux de Tydée, pourquoi demandes-tu quelle est ma race ? Les générations des hommes ressemblent aux feuilles dans la forêt : les unes s’envolent sous l’effet du vent, les autres bourgeonnent. Il en va de même des générations des hommes : l’une grandit, l’autre disparaît. »27Bachofen interprète le passage comme suit : en comparant les feuilles aux générations humaines, l’intention du poète est de dire qu’à l’instar des feuilles qui naissent toutes d’un même tronc, les générations des hommes ne descendent pas les unes des autres mais sont toutes nées d’une même mère. Comme les feuilles qui sont balayées par le vent, les hommes vont à la tombe sans laisser de descendance, même si d’autre êtres, semblables à eux, les remplacent. Il est donc absurde d’interroger la généalogie puisque tous les êtres sont issus de la même mère. Dans cette conception homérique, poursuit Bachofen, le féminin survit à toutes ses productions. La matière est ici solidaire de l’idée d’illimité. Isis, la terre, est la matière qui reste toujours semblable à elle-même. Elle est toujours la mère et elle ne vieillit pas. Voilà pourquoi Isis continue à vivre alors qu’Osiris meurt. La matière, le féminin dans la nature est donc ce qui ne change pas et ne disparaît pas, alors que le masculin est éphémère et soumis aux changements. L’importance de ce passage pour la genèse de l’idée matriarcale dans l’œuvre de Bachofen a déjà été discutée, et nous n’y reviendrons pas28. Nous nous contenterons de souligner le rôle central que joue l’Egypte et tout particulièrement le mythe d’Isis et d’Osiris dans ce processus de maturation des idées dont le manuscrit 104 représente une étape capitale. Non seulement le couple divin invite à réfléchir sur les rapports du féminin et du masculin, mais il bouleverse les conceptions que Bachofen a de ces rapports. Pour expliquer cette supériorité d’Isis sur Osiris, il se voit contraint d’explorer de nouvelles voies de réflexion qui le conduiront, dans le Mutterrecht, à postuler la primauté du principe maternel en Egypte : « Isis en outre est immortelle, tandis que son époux est mortel, comme la création terrestre dans laquelle il se révèle. C’est pourquoi la mère se trouve au faîte de toutes choses. C’est à bon droit que Jablonski met en évidence, dans son Pantheon Aegyptiorum, un phénomène très remarquable : Isis précède de loin Osiris, dans le culte et la vénération dont l’entoure ce pays. Un rapport qui réapparaîtra plus tard, quand la religion du Nil se répandra dans l’Empire romain. Le même Plutarque en tient compte lorsque, reconnaissant le droit supérieur de la Mère, il intitule son écrit : De Iside et Osiride, et non l’inverse, De Osiride et hide. »29La préséance d’Isis sur Osiris devient un argument central dans la thèse du caractère gynécocratique de la civilisation égyptienne. On notera que si Bachofen reconnaît ici un lien entre Osiris et la création visible, ce lien repose comme chez Plutarque sur l’identification du dieu avec l’élément liquide et non avec la végétation. L’exégèse allégorique selon laquelle Osiris est le Nil qui s’unit à la terre-Isis (Plut. Is. et Os. 363d ; 366a) est adoptée et exploitée par Bachofen aussi bien dans le manuscrit 104 que dans l’ensemble des chapitres du Mutterrecht.

L’Egypte dans la conférence sur le Weiberrecht

Même si l’Egypte n’occupe qu’une place mineure dans la première publication de Bachofen consacrée au droit de la mère, elle n’en est pas complètement absente. Dans un passage où il est question de la forme pyramidale des dieux dans la mythologie antique30, le savant bâlois cite Diodore31 pour rappeler que les dieux égyptiens sont nés du Nil. « Ces dieux cependant, poursuit Bachofen, et principalement Osiris, ont finalement revêtu une nature spirituelle dont le fondement matériel a été dépassé et relégué tout à fait au deuxième plan. »32 A part cette allusion à la nature spirituelle que les dieux égyptiens sont susceptibles de revêtir, on ne trouve aucune autre référence à l’Egypte dans la conférence.

L’Egypte dans le Mutterrecht

Par rapport au manuscrit 104, les réflexions sur l’Egypte se sont considérablement étoffées dans le Mutterrecht. Bachofen ne se limite plus seulement à l’analyse du mythe d’Isis et d’Osiris et du symbole d’Ocnus mais aborde toute une série de motifs égyptiens en relation plus ou moins directe avec son sujet. A cette multiplication des motifs correspond aussi une multiplication des sources. Comme on peut s’y attendre, ce sont les auteurs grecs et latins qui fournissent encore l’essentiel de la documentation. Avec 123 références dont 39 à Isis et Osiris, Plutarque est l’auteur le plus fréquemment cité dans le chapitre sur l’Egypte. Il est suivi par Pausanias (80), Hérodote (55), Strabon et Servius (49), Diodore (48), Hygin (32), Julius Valérius et Macrobe (chacun 21 références), Pline et Aristote (20), Pindare (19), avec 28 références aux scholies, et enfin Apollodore (16)33. Dans ce catalogue des sources antiques figurent également des auteurs juifs ou chrétiens comme Flavius Josèphe (4), Saint-Paul (4), Eusèbe (13), Jules l’Africain (4), Stéphane de Byzance (6). Si dans le chapitre sur l’Egypte l’usage de sources proprement égyptiennes reste encore relativement rare34, on voit ce type de références prendre une importance bien plus grande dans le « supplément » inséré en fin de volume, où Bachofen a fréquemment recours aux papyri grecs d’Egypte35. On peut d’ailleurs supposer, sans trop de risques, que ce sont précisément ces nouvelles sources qui ont incité Bachofen à rédiger ce supplément. Une confirmation de cette hypothèse nous est livrée par Bachofen lui-même qui, au début du supplément, déclare avoir poursuivi ses recherches sur la période ptolémaïque et plus précisément sur « l’influence du monde grec sur les conceptions d’héritage antique, au pays du Nil »36. Ces recherches l’ont, à n’en pas douter, amené à découvrir de nouvelles sources, même si en réalité il en connaissait déjà un certain nombre, comme le montre par exemple le renvoi au papyrus égyptien étudié par Boeckh et qui n’est autre que le papyrus Anastasy auquel il se réfère maintes fois dans son supplément37.

Par rapport à la documentation grecque d’Egypte, Bachofen avait été à bonne école. A. Boeckh, son maître de Berlin fut, en effet, le premier savant à publier un document ptolémaïque38. Il est donc très probable que Bachofen, dès ses années de formation, s’était familiarisé avec des textes grecs d’Egypte. D’ailleurs pour la plupart des papyri qu’il cite, Bachofen utilise l’édition la plus récente, ce qui montre qu’il est à l’aise dans cette documentation. Du côté égyptologique, on remarquera ses nombreux renvois à des savants aussi prestigieux que les frères Champollion, Lepsius, ou Brugsch. Plusieurs indices semblent montrer qu’il s’est intéressé à l’ensemble de leurs travaux. C’est ainsi qu’il n’ignore pas une lettre de Lepsius où il est question des reines éthiopiennes et de la matrilinéarité de certaines tribus africaines39.

Les connaissances égyptologiques de Bachofen demeurent cependant peu systématiques. Des pionniers de l’égyptologie sont négligés, comme I. Rosellini en Italie, E. de Rougé en France et surtout J.G. Wilkinson en Angleterre, auteur d’un ouvrage intitulé The Manners and Customs of the Ancient Egyptians, dont il connaît pourtant l’existence, mais qu’il n’exploite que très chichement40. Du célébrissime archéologue A. Mariette, Bachofen ne cite que le Mémoire sur la mère d’Apis paru en 185641. Il est vrai que la presque totalité de l’œuvre de l’égyptologue français est postérieure à la parution du Mutterrecht, comme d’ailleurs la plupart des grands travaux égyptologiques du siècle dernier.

A l’époque du Mutterrecht, l’égyptologie en était encore à ses premiers pas. Certes, on lisait les hiéroglyphes, mais la compréhension de la langue demeurait souvent approximative en comparaison de celle des textes grecs. Les traductions et étymologies étaient sans cesse révisées, ce qui irritait les non-égyptologues contraints de reprendre leurs copies au gré de découvertes incessantes. Ces revirements permanents n’ont pas échappé à Bachofen qui relève les nombreux repentirs de Ch.K.J. Bunsen concernant l’étymologie du nom d’Osiris42. Bachofen est cependant bien disposé par rapport à l’égyptologie et n’hésite pas à utiliser les travaux effectués dans cette nouvelle discipline, même s’il a fortement tendance, comme en d’autre domaines, à soumettre la matière à sa théorie. Cette ouverture d’esprit n’était certainement pas l’apanage de tous les antiquisants de l’époque. Ch.K.J. Bunsen le constate avec amertume dans un texte consacré à Creuzer. Né trop tôt, l’auteur de la Symbolik n’avait pas eu l’occasion d’apprendre à déchiffrer les hiéroglyphes, ce que Bunsen regrette, car il pense que cette découverte aurait eu une influence déterminante sur l’avenir des sciences de l’Antiquité. « Il suffit d’observer sa manière de travailler pour comprendre que, si cette découverte était arrivée plus tôt en Allemagne, personne ne l’aurait utilisée avec plus de joie que Creuzer ; il ne l’aurait pas, lui, comme de plus jeunes l’ont fait, méprisée avec un orgueil vaniteux de professeur, ni soupçonnée avec une ignorance ridicule, ni diffusé à son propos des informations sans fondement. »43 L’esprit d’ouverture dont Bunsen crédite ici Creuzer – un savant que Bachofen admirait beaucoup lui aussi – ne laisse de faire penser à l’attitude du savant bâlois lui-même face aux études égyptologiques. On rappellera à ce propos les critiques qu’il émet à l’encontre de ses contemporains qui veulent tenir l’Egypte et ses dieux à l’écart de l’étude des peuples de l’Antiquité. « Plus on remonte dans l’histoire et plus on se rapproche des débuts de l’humanité, plus les différences disparaissent, plus l’unité des peuples qui se sont séparés par la suite apparaît clairement. »44L’égyptologie, par conséquent, est une discipline qui, pour Bachofen, fait partie intégrante de l'Altertumswissenschaft45

L’Egypte donne lieu, dans le Mutterrecht, à un tel foisonnement d’idées et de réflexions qu’il serait vain de vouloir toutes les énumérer. Le choix que nous sommes contraints de faire ne couvre donc pas le champ complet des motifs abordés par Bachofen. Il se veut néanmoins représentatif et surtout, il vise à rendre compte de la place qu’occupe l’Egypte dans l’imaginaire historique et géographique du savant bâlois. Pour situer les propos de Bachofen dans le contexte scientifique du siècle dernier, il convient également de prêter attention aux ouvrages égyptologiques auxquels il se réfère. Nous nous efforcerons de tenir compte de cet aspect historiographique dans le texte même de notre présentation.

Le droit maternel en Egypte ou les origines de l’histoire46

Bachofen date les premières attestations du droit de la mère en Egypte du règne du roi Sésôstris-Sésoôsis. Ce roi qu’Hérodote, Diodore, Strabon et Pline présentent comme l’archétype du grand conquérant a été identifié à Sésostris III ou à Ramsès II47. « Outre ce Rhamsès-Sésostris-Sésoosis qui remonte à la XIIe dynastie du Nouvel Empire, ajoute Bachofen, la recherche récente a permis d’établir l’existence d’un roi beaucoup plus ancien, un Sésortosis-Sésostris de la IIIedynastie de l’Ancien Empire. »48Ch.K.J. Bunsen, qui incarne cet aspect de la recherche moderne, mentionnait effectivement l’existence de ce Sésôstris de la IIIedynastie49, que les annales présentent comme un grand législateur. Bunsen, que Bachofen paraphrase, lui attribuait toutes sortes d’innovations et de bienfaits. C’est lui qui aurait érigé les premières constructions en pierre, fondé les techniques médicales50 et inventé l’art équestre51. Législateur, on dit aussi qu’il s’est occupé de l’écriture. Aristote attribue à Sésostris l’institution des castes et le présente comme successeur d’Horus, ce qui fait de lui le premier humain à avoir régné après les dieux. Le caractère primordial de ce roi étant établi, il ne reste plus à Bachofen qu’à le lier au droit de la mère, ce qu’il fait à l’aide d’un fragment de Nymphodore52.

Responsable de la répartition de la société égyptienne en castes et fondateur des lois gynécocratiques en Egypte, Sésostris fournit à Bachofen l’occasion de réfléchir sur le lien entre castes et droit maternel. Constatant qu’en Egypte le système des castes est beaucoup moins rigide qu’ailleurs, Bachofen explique cette particularité par l’idéal égalitaire du ius naturale, le droit sur lequel se fonde la société égyptienne53. Ce droit, que l’on retrouve dans toutes les sociétés gynécocratiques, est fondé sur la primauté de la mère. Instauré historiquement par Sésostris, son origine est attribuée, dans la religion, à Isis54. Citant deux passages de Diodore, Bachofen constate qu’Isis est non seulement la déesse qui a introduit les lois, mais aussi la mère qui régit les biens terrestres et qui les partage équitablement entre ses enfants55. Liée aux richesses terrestres et à leur distribution, Isis est la représentante du droit de la propriété que Bachofen oppose au droit de succession des peuples patriarcaux56.

Une autre caractéristique du ius naturaleégyptien est celle de fonctionner selon le principe de la dyade. Le chiffre deux que Plutarque, à la suite des Pythagoriciens, interprète comme étant féminin renvoie à la création tellurique dans laquelle l’unité originelle a été brisée au profit de la dyade des sexes. Le deux est donc solidaire de la matière, mais il est aussi symbole de la justice, car divisible en deux parties égales57. Cette justice, cependant, n’est pas celle que nous rencontrerons plus tard au sein des sociétés évoluées. Le droit fondé sur la dualité correspond à la loi du talion. Ignorant le pardon, il induit un état de discorde permanent58.

Ce discours autour du ius naturaleet du principe égalitaire permet à Bachofen d’introduire une figure importante, celle de Dionysos, dieu des femmes et des basses couches de la population59. Telle que Bachofen la conçoit, s’inspirant d’une tradition antique, la démocratie est synonyme de tyrannie. Ainsi, remarque-t-il, « quand César à Rome, Pisistrate à Athènes, mais aussi les Ptolémée à Alexandrie, manifestent à Dionysos une révérence particulière, cela ne réfute absolument pas le sens politique de son culte : la tyrannie repose si bien sur l’égalité démocratique que le plus souvent elle trouve son intérêt à la favoriser ; elle compense la perte de liberté politique par l’égalité personnelle ; de façon générale, elle pousse volontiers au premier rang les classes les plus dépourvues »60.

Rome, la Grèce et l’Egypte sont ici placées sur un même plan. Ce n’est pas habituel chez Bachofen, pour qui Rome se trouve souvent opposée à l’Egypte, notamment du point de vue de leurs régimes juridiques. Fondé sur le principe paternel, le droit romain représenterait un progrès par rapport aux lois purement matérielles des sociétés gynécocratiques. Mais l’évolution ne s’arrête pas là. Après le ius ciuile, l’humanité connaîtra un droit pur et parfait, un ius naturalequi sera régi par l’esprit plutôt que par la matière. Donné dans les choses et non pas découvert par les hommes, ce droit est nommé par Bachofen « amour »61. Ainsi, l’évolution juridique de l’humanité dont l’Egypte représente la première étape et Rome la seconde comprend encore une troisième étape, un droit issu des idéaux chrétiens, un droit divin que Bachofen se représente purement spirituel. Dans ce schéma évolutionniste, l’Egypte apparaît souvent comme une menace, au même titre d’ailleurs que les autres pays du Levant qui, depuis la victoire du droit du père à Rome, ne cessent, par la diffusion d’idées gynécocratiques, de mettre en péril le nouvel ordre établi62. Mais Bachofen sait aussi se montrer plus optimiste et transforme alors les peuples de la régression en acteurs indispensables et nécessaires de l’évolution juridique de l’humanité. Il déclare à ce propos : « Le but ultime ne peut être rejoint que par les efforts conjugués de tous les peuples et de tous les temps, mais quoi qu’il en soit, à travers tous les hauts et tous les bas, on l’atteindra dans sa plénitude. »63 Dans ce scénario l’Egypte, qui représente le moment originel, incarne un rôle positif en devenant un acteur essentiel de l’évolution.

L’Egypte, un monde à l’envers ?

« Les Egyptiens, qui vivent sous un climat singulier, au bord d’un fleuve offrant un caractère différent de celui des autres fleuves, ont adopté aussi presque en toutes choses des mœurs et des coutumes à l’inverse des autres hommes. Chez eux, ce sont les femmes qui vont au marché et font le commerce de détail ; les hommes restent au logis et tissent. »64 Ce passage fameux du livre II d’Hérodote, dont nous ne reproduisons que le début, apparaît bien sûr à Bachofen comme une preuve irréfutable du caractère gynécocratique de la société égyptienne. Toutefois, ne reconnaissant pas dans « les autres hommes » d’Hérodote une autre façon de dire les Grecs, Bachofen se doit d’expliquer pourquoi les Egyptiens occupent cette place à part au sein de l’humanité. Cela l’oblige à situer l’Egypte non seulement par rapport à la Grèce, mais aussi par rapport aux autres sociétés gynécocratiques, notamment « les peuples frustes de la nature » (die rohen Naturvölker). Chez ces derniers, constate Bachofen, la position élevée de la femme incite à la bravoure, alors que dans les sociétés pacifistes comme l’Egypte, elle entraîne le déclin du masculin. « Là où l’homme est assis devant le métier à tisser, l’affaiblissement de son corps et de son âme surviennent inévitablement. La femme, au contraire, sous l’influence d’une activité conforme à sa nature, gardera intacte sa propre force et toutes les qualités de son être. C’est un fait connu que la force féminine croît à proportion de la faiblesse masculine. Si nous considérons l’influence ennoblissante que la conscience et l’exercice de la souveraineté exerce sur la femme, tandis que l’homme est accablé par le sentiment de son état servile et son travail d’esclave, alors la disparité entre les deux sexes apparaîtra dans toute son ampleur. »65Partant de ce postulat, Bachofen décèle derrière l’exercice de tout travail manuel effectué par des hommes une volonté d’asservissement de l’homme par la femme. Les Egyptiens sont en cela comparables aux Etrusques et aux Lydiens, autres peuples antiques où dominait l’industrie.

Lorsque les mœurs sont contraires à la nature, un déséquilibre s’instaure, selon Bachofen, dans les rapports entre les sexes. D’un autre côté l’émergence de la gynécocratie, et donc de la civilisation, peut s’expliquer par des lois physiques qui ont trait à la nature des sexes et à leurs dispositions psychologiques. La question se résume finalement en ces termes : pourquoi les femmes ont-elles détenu le pouvoir avant les hommes ? Pour y répondre Bachofen invoque un long passage de l’ouvrage Über die Geschichte der Menschheitde son compatriote I. Iselin66, que l’on peut résumer en ces termes : dans les sociétés primitives telles qu’on les rencontre encore aujourd’hui en Afrique noire, les femmes se montrent plus raisonnables que les hommes. Infiniment plus douées pour l’imitation, elles sont habiles à tirer de leurs perceptions des concepts et des principes généraux. C’est pourquoi elles sont plus susceptibles de passer d’une activité à une autre et d’assimiler toute amélioration effective ou apparente qui se présente à leur esprit. Les hommes, en particulier dans les nations primitives, ne possèdent ces avantages que durant leur jeunesse et les perdent par la suite. Cette simple comparaison entre les dispositions naturelles de la femme et de l’homme montre, selon Bachofen qui s’inspire d’Iselin, de quel côté il convient de rechercher le premier élan vers la civilisation. On comprend ainsi pourquoi on a souvent attribué aux femmes la responsabilité des innovations et également pourquoi de nombreuses cultures lient l’agriculture, la sagesse et le droit à des déesses67.

Les femmes étant à l’origine de la civilisation, il est naturel qu’elles aient les premières détenu le pouvoir. Le nombre plus élevé de naissances féminines par rapport aux naissances masculines est également invoqué par Bachofen pour expliquer l’émergence de sociétés gynécocratiques68. En faisant de l’Egypte un des berceaux de la civilisation, Bachofen en fait du même coup le pays du droit maternel par excellence. Ainsi l’Egypte sera-t-elle fréquemment opposée à la Grèce, cette terre qui vit les premières victoires du principe spirituel apollinien sur le principe maternel tellurique.

Le processus d’inversion que Bachofen utilise pour marquer le contraste entre l’Egypte et la Grèce ne milite cependant pas toujours en faveur d’une opposition entre droit de la mère et droit du père. La prêtrise féminine en est un bon exemple.

« Aucune femme n’exerce la prêtrise d’un dieu ni d’une déesse, des hommes sont prêtres de tous et de toutes » déclare Hérodote à propos de l’Egypte dans le passage précédemment cité (II, 35). Bachofen, qui refuse l’idée d’une possible erreur de la part d’Hérodote, admet toutefois l’existence d’un clergé féminin à partir de l’époque des Lagides. Celles que l’on prend auparavant pour des prêtresses ne furent, dit-il, que des hiérodules69. Cette absence de femmes au sein du clergé égyptien paraît pour le moins curieuse dans une société prétendument gouvernée par les femmes. On peut s’étonner de l’obstination avec laquelle Bachofen soutient cette assertion, d’autant plus qu’il devait parfaitement savoir, au moins au moment où il écrit son supplément sur l’Egypte, qu’elle était contredite par les sources égyptiennes70. Une fois de plus, Bachofen invoque une raison physiologique pour expliquer le phénomène. Représentante du monde matériel, la femme est tout simplement incapable de s’occuper de la part immatérielle de l’être. C’est donc tout naturellement à l’homme que revient la gestion du domaine spirituel. Le problème de cette explication est qu’elle suppose un degré élevé de spiritualité dès les débuts de l’histoire égyptienne, ce qui ne correspond pas à ce que Bachofen dit par ailleurs. Ainsi, comme pour la Grèce, Bachofen se doit d’imaginer un processus de spiritualisation qui a peu à peu entraîné l’Egypte vers la reconnaissance de la primauté du principe masculin. Cette spiritualisation, qui correspond à un approfondissement du savoir religieux, métaphysique et scientifique, peut d’autant moins être mise en doute qu’elle fascina les plus grands esprits de la culture hellénique. Car comment expliquer l’attirance qu’éprouvèrent des penseurs aussi profonds que Pythagore, Solon, Lycurgue, Platon, Eudoxe, Démocrite ou Œnopide pour l’Egypte, si celle-ci n’avait possédé une classe sacerdotale capable de leur dévoiler les connaissances spirituelles et métaphysiques les plus hautes ? Le stratagème de Bachofen est ingénieux. En isolant les prêtres égyptiens des femmes et de leurs conceptions matérielles, il crée une caste masculine capable de rivaliser avec les Grecs et même avec les Romains71. Avec cette séparation, ce qui n’était pas envisageable auparavant le devient : le droit paternel triomphe en Egypte également72.

On voit ainsi comment l’assertion d’Hérodote, répondant au principe de l’inversion, a conduit Bachofen à remettre en question une formule du type « droit de la mère » : « Egypte » : « droit du père » : « Grèce ou Rome ». La civilisation pharaonique, surtout aux époques tardives, n’est plus une anti-Grèce ou une anti-Rome, mais se distingue par la coexistence en son sein de deux systèmes antagonistes et pourtant complémentaires. Et Bachofen de conclure : « Ainsi l’Egypte finit-elle par nous montrer le spectacle remarquable de deux principes opposés, et poussés l’un et l’autre jusqu’aux extrêmes. A côté de la théorie paternelle la plus pure, nous trouvons les restes de l’ancienne gynécocratie : la première se manifeste surtout dans les rangs de la prêtrise, mais, pour partie, elle pénètre jusque dans la vie du peuple. La seconde se rencontre dans les institutions de la famille et de l’Etat qui sont en étroit rapport avec la maternité d’Isis. »73 Terre de contrastes, l’Egypte fait le lien entre les peuples gynécocratiques de la préhistoire, dont les peuples primitifs actuels sont les survivants, et les nations qui ont vu les premières victoires du droit du père s’accomplir sur leurs terres, telles la Grèce et Rome. La coexistence des deux systèmes, maternel et paternel, situe l’Egypte à cheval sur deux périodes capitales de l’histoire de l’humanité74.

Les Danaïdes, l’hétaïrisme, la dot et le mariage en Egypte

C’est avec le mythe des Danaïdes que s’ouvre le chapitre égyptien. Illustrée en particulier par les Suppliantes d’Eschyle, la tradition grecque75expose comment le roi Danaos, fuyant les cinquante fils de son frère Egyptos, se rendit d’Egypte en Grèce, avec ses cinquante filles. Réfugié dans le Péloponnèse, il s’établit à Argos. C’est là que plus tard il reçut la visite de ses neveux, venus lui demander d’oublier la querelle et de leur accorder la main de leur cinquantes cousines. Danaos fit mine d’y consentir. Mais se méfiant toujours des fils d’Egyptos, il confia une dague à chacune de ses filles, lui faisant promettre de tuer son époux durant la nuit de noces. Toutes le firent, sauf Hypermnestre qui épargna Lyncée parce qu’il l’avait respectée. Danaos l’enferma et la mit sous bonne garde. Sur l’ordre de Zeus, les autres filles furent purifiées de leur meurtre par Hermès et Athéna. Par la suite, Danaos confirma l’union d’Hypermnestre et de Lyncée et décida de remarier ses autres filles. Trop peu de prétendants se présentèrent. Il décida d’organiser des jeux, avec pour prix ses filles. Nombreux à se présenter à ces joutes, les prétendants furent dispensés d’apporter les cadeaux usuels. A l’issue de ces étranges fiançailles, les Danaïdes épousèrent donc des jeunes gens du pays et enfantèrent la race des Danaens qui remplaça celle, plus ancienne, des Pélasges. Aux enfers, ces meurtrières de leurs premiers maris furent condamnées à remplir d’eau, pour l’éternité, un tonneau sans fond.

Pour Bachofen, qui le considère d’origine égyptienne, ce mythe rend compte comme beaucoup d’autres du passage de l’ordre gynécocratique au nouvel ordre paternel76. Il a pour centre le mariage et met en scène l’affrontement entre l’ancien et le nouveau droit matrimonial. Dans l’ancien droit, nous dit Bachofen, c’est la femme qui choisit l’homme et qui se donne en mariage. Cette liberté est rendue possible par l’indépendance financière dont jouit la femme dans les sociétés gynécocratiques. On a déjà vu que dans le droit de la mère ce n’est pas le fils, mais la fille qui hérite. La femme n’a donc pas besoin de la dot réunie par un frère ou un père pour se marier. En outre si la famille n’a pas de fortune, la fille peut s’adonner à l’hétaïrisme, cette pratique étant, selon Bachofen, attestée dans de nombreuses gynécocraties77. Fiançailles et dot relèvent donc exclusivement du droit du père et sont absentes du système gynécocratique où la fille dispose de la fortune et du droit. Ainsi lorsque Danaos offre ses filles en mariage sans demander de dot aux prétendants, il obéirait à l’ancien système. Lorsqu’il laisse au vainqueur des jeux le choix de son épouse, il respecterait le nouveau. De par leur origine lybienne et la violence de leur acte, les Danaïdes sont de véritables Amazones. C’est en réalité parce qu’elles ne supportent pas l’idée de se voir imposer le mariage, qu’elles tuent leurs maris. Bien qu’il le qualifie d’horrible, cet acte fascine Bachofen qui y voit un des sommets du droit de la mère. Toutefois, précise-t-il, « la plus grande victoire est un comble d’excès. La nature féminine ne peut se tenir à cette altitude d’héroïsme. Elle réintègre ses limites, elle sera désormais soumise à l’homme dans l’amour. Elle préfère apparaître faible qu’héroïque et sublime. Telle est la raison pour laquelle Hypermnestre épargne Lyncée »78. L’acte d’Hypermnestre marque le début de la lutte entre le principe paternel et le principe maternel, lutte qui sera poursuivie et menée à terme par Héraclès79.

Ainsi l’Egypte que Bachofen définit à travers l’analyse du mythe des Danaïdes est-elle profondément gynécocratique. Son lien avec la Libye la situe résolument en terre africaine et lui confère même une touche d’amazonisme qu’elle ne manifeste guère en d’autres circonstances. Mais plus que cet amazonisme attesté dans toutes les populations d’Afrique80, c’est surtout l'hétaïrisme que Bachofen retient comme une des composantes essentielles de la gynécocratie égyptienne. Nous avons vu que cette pratique est censée procurer à la femme une indépendance financière qui lui permet de contracter elle-même son mariage81. Une autre explication de la pratique hétaïrique serait que la femme n’a pas été dotée de charmes aussi nombreux pour se flétrir dans les bras d’un seul homme. Ainsi le mariage, dans les sociétés gynécocratiques, peut parfois être précédé d’une période d’hétaïrisme, en guise d’expiation82. Si l’hétaïrisme, célébration des pouvoirs de séduction, est une pratique courante dans la vie civile, il l’est aussi dans la religion. Voici ce que Strabon rapporte à propos du culte d’Amon à Thèbes : « Mais à Zeus qu’ils honorent le plus, ils vouent une vierge d’une très grande beauté et d’une famille illustre (les Grecs les nomment des ‘filles’, ‘Palládes’) ; celle-ci se prostitue et s’unit à qui bon lui semble, jusqu’à sa première purgation menstruelle. Après cette purgation, elle est donnée en mariage à un homme ; mais avant de la marier, à l’expiration de son temps de prostitution, on célèbre pour elle un rite de deuil. »83 Diodore parle de son côté de concubines d’Amon (Pallakίdes84). Après avoir mentionné ces deux sources classiques, Bachofen reproduit un long extrait d’un article de Lepsius sur les « divines épouses » d’Amon dont Ahmès Nefertari fut la première à assumer la fonction85. L’égyptologue était catégorique. Le clergé féminin d’Amon ne pratiquait pas l’hétaïrisme. Si durant le Nouvel Empire la fonction d’« épouse divine » est conférée aux reines, on verra bientôt ce titre porté uniquement par des princesses non mariées. Il est évident pour Lepsius que l’indication de Strabon sur l’usage de pallakeúein (« faire la prostituée ») ne peut se rapporter aux temps anciens. On peut admettre, à la limite, une dégénérescence de la coutume autour de la période perse ou plus tard. Cela expliquerait que le grec ait transformé d’anciennes Palládes (chastes imitatrices d’Athéna Pallas) représentées à l’origine uniquement par des prêtresses vierges consacrées au dieu, en Pallakίdes, courtisanes du dieu86. Lepsius admet bel et bien ici l’existence de prêtresses en Egypte, et cela contredit d’avance, on l’a vu, la thèse soutenue par Bachofen. Lorsque le même égyptologue nie l’existence de hiérodules dans les temples égyptiens, il condamne du même coup, sans la prévoir, l’hypothèse bachofénienne d’une gynécocratie égyptienne, dont le comportement hétaïrique des « Epouses divines » représenterait une composante essentielle87.

Pour répliquer à ce qu’il ressent comme une attaque, Bachofen choisit de renforcer le contraste entre courtisanes et vierges solaires. Pour ce faire, il oppose aux épouses divines égyptiennes l’exemple des jeunes vierges solaires du royaume inca. Ce procédé d’amplification est un stratagème souvent pratiqué par Bachofen pour éviter d’approfondir les arguments qui pourraient lui être opposés. Cependant, derrière ces « esquives », se dissimulent généralement d’autres intentions que la simple fuite en avant. Le cas des Incas est intéressant à plus d’un titre. On remarquera d’abord que Bachofen n’est pas le premier à effectuer des comparaisons entre Incas et Egyptiens. On les trouve avant lui, notamment dans l’ouvrage consacré aux femmes dans l’histoire de la culture par Gustav Klemm, que Bachofen cite abondamment dans son chapitre sur l’Egypte88. Paru en 1854, cet ouvrage contient le résumé du récit de Garcilaso de la Vega sur la fondation de Cuzco, fondation que le mythe fait remonter à Manco Capac et à sa sœur Mama Oello89. A la suite de ce résumé, l’auteur met en parallèle l’action civilisatrice du couple royal et divin inca avec les bienfaits que Diodore (1, 13) attribue à Isis et Osiris (eux aussi des souverains) en Egypte. Pour Bachofen, le parallèle entre les cultures inca et égyptienne se prolonge également au niveau des institutions. A l’instar de Thèbes où l’on trouve une Epouse divine consacrée à Amon, Cuzco possède un véritable harem de jeunes filles consacrées au dieu solaire. Les deux institutions sont donc comparables. Mais Bachofen ne se satisfait pas de ce compromis. Son intention est de prouver la supériorité de la vierge inca sur la courtisane égyptienne et d’étendre cette supériorité à l’ensemble de la religion inca. Ses motivations sont diverses. La première est de prouver le caractère universel de son modèle de développement de l’humanité. En faisant des Incas les défenseurs du droit du père, il pourra les opposer aux populations gynécocratiques de l’Amazonie et retrouver dans le Nouveau Monde la même opposition entre les principes maternel et paternel que celle déjà constatée dans l’Ancien Monde90. En outre, le fait de ranger les Incas sur le degré solaire et les Egyptiens sur le degré lunaire lui permet d’estomper une singularité bien gênante de la religion égyptienne : le rôle qu’y joue le culte solaire et qui, selon sa propre théorie, devrait plutôt la rapprocher des peuples paternels91.

Peut-être comprend-on à présent un peu mieux pourquoi Bachofen fait intervenir les Incas dans son chapitre sur l’Egypte. Ne pouvant admettre ni la possibilité d’une prêtrise féminine, ni l’absence de pratiques hétaïriques en Egypte, il fait intervenir cet exemple pour augmenter encore le contraste entre hétaïrisme et chasteté92. Les Incas devenant les Romains du Nouveau Monde, les Egyptiens se retrouvent naturellement en situation d’infériorité par rapport à eux, ce qui permet à Bachofen de récuser a priori toute mise en doute du caractère gynécocratique de l’Egypte.

La royauté féminine, la rencontre Orient-Occident, le déclin

Isis et Osiris sont les prototypes de la reine et du roi en Egypte. Enfants de Rhéa et de Cronos selon Plutarque93, leur union incarne le modèle même du mariage consanguin, lequel, à en croire Bachofen, aurait été largement pratiqué en Egypte94. Le pouvoir du pharaon n’est pas sans poser quelques problèmes à Bachofen qui se doit d’expliquer pourquoi une société gynécocratique est gouvernée par un homme plutôt que par une femme. Une fois de plus, l’auteur du Mutterrechtse sert du mythe pour expliquer une prétendue réalité sociale. Son point de départ sera donc le mythe osirien, qu’il analyse comme suit. Osiris, le roi régnant, est assassiné par son frère Seth. Son fils Horus étant encore trop jeune pour lui succéder, c’est Isis95qui accède au trône et qui le conserve jusqu’à ce que le fils soit en âge de régner. Au contraire de la royauté masculine, constate Bachofen, la royauté féminine ne se prolonge pas dans le temps ; elle revêt un caractère exceptionnel et s’exprime sous la forme d’une régence. Les femmes interviennent uniquement lorsque le droit de succession, masculin par définition, se trouve lésé. C’est en léguant à leurs fils un pouvoir dont les racines reposent en elles que les femmes exercent leur domination96.

Bachofen évoque plusieurs exemples de reines historiques qui ont régné sur l’Egypte. Parmi elles il rencontre Nitokris, souveraine de l’Ancien Empire dont la mémoire s’est conservée dans la légende, et sur laquelle Hérodote (II, 100) nous a transmis un témoignage important. Il découvre aussi Aahmes Nefruari, reine éthiopienne selon Bunsen qu’il cite97, et qui n’est autre qu’Ahmès-Néfertari, l’épouse d’Amosis, divinisée après sa mort. Il célèbre bien sûr la grande Cléopâtre, dernière souveraine d’Egypte, en qui il reconnaît une représentante attardée de l’ancienne gynécocratie. Cléopâtre, nous y reviendrons, ne pouvait que fasciner Bachofen comme elle a fasciné tant d’autres savants, et moins savants, jusqu’à nos jours. Il est cependant une autre souveraine qui a peut-être encore davantage nourri son imaginaire, à savoir la reine Candace. Historiquement Candace fut un nom porté par diverses souveraines éthiopiennes du royaume de Meroë98. Etant donné la récurrence de ce nom, les spécialistes y ont reconnu tantôt un titre, tantôt un nom propre. Bachofen opte pour un titre honorifique avec une signification proche de « reine mère »99. Deux Candace nous intéresseront ici : l’une relevant de la fiction, que Bachofen évoque souvent, l’autre historique et qu’il ne mentionne pratiquement pas. La première Candace est celle que l’on rencontre dans le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, un texte qui nous est connu par différents manuscrits100. D’emblée, Bachofen croit reconnaître dans l’auteur du Roman d’Alexandre un Egyptien d’Alexandrie qui aurait vécu sous Ptolémée 1er101. Le Roman offrirait donc un témoignage direct sur l’Egypte et surtout, il concernerait une période antérieure à celle dont témoignent Diodore, Strabon, Pline, Dion Cassius et le Nouveau Testament. Or, que raconte le Roman ? Il s’agit d’un récit de la vie d’Alexandre qui mêle et confond faits historiques et histoires merveilleuses. Parmi les récits fictifs, on trouve la rencontre d’Alexandre et de Candace, une reine dont le royaume est localisé en Inde dans le manuscrit A102. Alexandre, qui se trouve à proximité d’une ville portant le nom prédestiné de Sémiramis, envoie une lettre à la souveraine de cette cité, Candace. Il lui fait valoir leurs liens communs au dieu Ammon103. Alexandre demande à la reine de bien vouloir faire conduire la statue qu’elle possède de ce dieu jusqu’à la frontière pour qu’il puisse lui offrir un sacrifice. Candace refuse, car un oracle d’Ammon a interdit qu’on déplace sa statue. Le même oracle empêche en outre que quiconque se rende chez la reine. Cette réponse doublement négative est toutefois accompagnée de riches présents, constitués pour la plupart de produits africains104. Fascinée par les succès qu’Alexandre a remportés sur les rois les plus puissants, la reine fait chercher un peintre et l’envoie chez le jeune conquérant avec ordre d’en faire le portrait à son insu. Alexandre, de son côté, est toujours fermement décidé à se rendre chez la reine malgré l’interdit. Survient alors un événement qui lui permet d’accomplir son dessein. Candaule, un des fils de Candace, fait irruption dans le camp d’Alexandre. Arrêté par les gardes et emmené devant Ptolémée Sôter, le chef d’état-major d’Alexandre, il lui explique que sa femme a été enlevée par le prince des Bébryces et qu’il désire la récupérer. Candaule croit s’adresser à Alexandre lui-même et ne prend pas conscience de son erreur. Informé de l’événement, Alexandre décide de tirer parti de cette méprise. Il revêt Ptolémée Sôter des insignes royaux et se fait passer lui-même auprès de Candaule pour Antigone, conseiller du roi. Ptolémée et Alexandre accompagnent Candaule dans son expédition contre les Bébryces. Pour éviter de mettre en danger la vie de la femme de Candaule, Alexandre, en sa qualité de conseiller, suggère au roi d’entreprendre l’assaut de nuit. Le conseil s’avère judicieux : la femme de Candaule est libérée et Alexandre est conduit par Candaule devant la reine Candace, qui le remercie d’être venu en aide à son fils. Alors qu’Alexandre s’émerveille devant les richesses du royaume que Candace lui fait découvrir, la reine lui révèle qu’elle connaît sa véritable identité et lui montre le portrait qu’elle avait fait faire de lui. Alexandre est furieux. La reine triomphe, car maintenant le Macédonien est à sa merci. Or le plus jeune fils de Candace, Caragos, a épousé la fille de Pôros dont Alexandre est le meurtrier. Si Caragos découvre l’identité d’Alexandre, nul doute qu’il le tuera sur-le-champ. Mais Candace rassure aussitôt Alexandre. Il a sauvé Candaule et sa femme des Bébryces. La reine gardera donc son secret. Une dispute survient cependant entre Candaule et Caragos. Celui-ci veut en effet tuer celui qu’il croit être le messager d’Alexandre, pour venger la mort de son beau-père Pôros. Candaule s’y oppose fermement et son frère le provoque en duel. Effrayée à l’idée que ses deux fils en viennent à se battre, la reine supplie Alexandre de les en empêcher. Alexandre prend alors la parole. « Caragos, dit-il, et toi, Candaule, vous pouvez me tuer ici, Alexandre s’en moque : les messagers n’ont pas assez de prix pour qu’on se batte pour eux ! Même si vous me tuez, Alexandre n’en manquera pas, il en a encore bien d’autres pour me remplacer. Par contre, si vous voulez que je vous aide à vous emparer facilement de votre ennemi Alexandre, engagez-vous à me donner une partie des présents qui lui sont destinés. Je resterai chez vous et je ferai venir Alexandre ici, prétendant que vous souhaitez lui remettre en mains propres les cadeaux que vous avez préparés pour lui. Vous aurez alors votre ennemi sous la main, vous vous vengerez et vous serez tranquilles. »105 Ce raisonnement convainc les deux frères. Candace est éblouie par l’astuce d’Alexandre : « Ah ! Alexandre, si seulement tu étais toi aussi mon fils et si je pouvais grâce à toi régner sur toutes les nations ! Car ce n’est pas la guerre qui t’a rendu maître des villes que tu as prises, c’est ta grande intelligence. »106 Quelques jours passent, sans qu’Alexandre ne soit inquiété. A son départ, tenu secret, la reine le charge de présents parmi lesquels une couronne de diamants, une cuirasse ornée de grosses perles et d’aigues-marines, et une chlamyde de pourpre constellée d’étoiles d’or. En chemin, il s’arrête dans une grotte que Candaule lui avait signalée comme étant un séjour des dieux. Il y voit Sésonchosis, puis Sarapis en qui il reconnaît le dieu qui lui était apparu jadis à Rhakotis. Alexandre l’interroge sur le nombre d’années qu’il lui reste à vivre. Par la voix de Sésonchosis, le dieu refuse de répondre à cette question, mais lui assure une célébrité posthume, à travers la renommée d’Alexandrie et celle de son roi fondateur. Après avoir reçu ce message divin, Alexandre reprend la route. Ses satrapes, venant à sa rencontre, le couronnent à nouveau de son diadème et lui restituent son manteau royal. Ainsi s’achève l’épisode de la rencontre d’Alexandre et de Candace, telle qu’elle nous est contée dans le Roman d’Alexandre.

Bachofen n’est pas dupe du caractère fabuleux de ce récit, mais comme à son habitude, il estime que la forme mythique préserve autant que la forme historique, si ce n’est davantage, la signification réelle de l’ « événement » rapporté. La tendance du mythe à transformer l’événement en une grande manifestation universelle est à ses yeux une preuve de sa véracité107. La rencontre entre Candace et Alexandre revêt de ce fait une historicité plus générale : elle illustre une rencontre essentielle et féconde dans l’histoire de l’humanité, celle de l’Orient et de l’Occident. Alexandre, le Grec, engage la lutte contre Candace, l’Orientale, représentante du droit maternel. Il ne s’agit pas, comme le souligne Bachofen, d’une lutte armée, comme cela se produit si souvent lorsque les Grecs affrontent les Amazones. La lutte se situe uniquement au niveau de l’esprit. Alors qu’Alexandre remporte la première victoire en s’introduisant par la ruse dans le palais de Candace, la reine reprend l’avantage en lui révélant sa vraie identité. Mais la victoire finale reviendra à Alexandre, devant l'intelligence duquel la reine s’incline. « Ce n’est pas la souverainté phallique du mâle, mais bien son éclat spirituel qui suscite son admiration, son adhésion » remarque Bachofen108. La femme n’est pas ici vaincue dans un contexte de haine, comme en d’autres combats contre la gynécocratie. Elle se soumet avec joie au nouveau vainqueur109. Tout semble donc se passer comme si Alexandre, et à travers lui le droit spirituel apollinien, avaient définitivement triomphé du droit maternel asiatique. Cela n’est pourtant pas le cas. « Le triomphe spirituel d’Alexandre sur la femme n’est pas parvenu à vaincre la conception indigène-africaine pour qui le principe féminin-matériel est suprême. Il n’a pas été capable d’élever à la souveraineté le principe masculin apollinien. »110 En acceptant la couronne royale que lui offre « sa mère » Candace, Alexandre reconnaît implicitement la maternité de la femme comme la source du pouvoir le plus élevé. Cette soumission à l’autorité féminine est d’autant plus importante qu’elle déterminera par la suite toute l’histoire des Lagides en Egypte.

L’issue de la lutte entre Candace et Alexandre, entre l’Orient et l’Occident, reste donc des plus ambiguës. Vainqueur spirituel, Alexandre est trop conciliant à l’égard de Candace qui conserve son autorité. Pire encore : cette politique de conciliation qui sera par la suite poursuivie par les Ptolémées annonce le retour des anciennes croyances gynécocratiques. Aussi voit-on apparaître dans la maison des Ptolémées un clergé féminin que la doctrine égyptienne pourtant réprouvait, ainsi que de nombreux mariages entre frères et sœurs. Un autre épisode majeur de cette progression orientale vers l’Occident est le tranfert du colosse de Sarapis, de Sinope sur la Mer Noire jusqu’en Egypte. A l’instar d’Alexandre qui désirait fonder une nouvelle civilisation dans laquelle les mondes helléniques et barbares eussent été à même de se reconnaître, Ptolémée I prit comme principe de contenter autant les Grecs que les Egyptiens. Il décida donc d’introduire en Egypte le dieu de Sinope. Comme le rapporte Plutarque111, des prêtres égyptiens et grecs s’unirent dans ce choix. Timothée d’Eleusis, l’Eumolpide, et Manéthon l'Egyptien, originaire de Sébennytos dans le Delta, sont chargés d’examiner la statue à son arrivée en Egypte et s’accordent à reconnaître en elle le dieu Sarapis. Chez Tacite, l’importation du dieu est approuvée par Apollon Pythien, l’Apollon de Delphes. Cet accord entre les sphères cultuelles égyptienne, éleusinienne et delphique amène Bachofen à supposer un lien très fort entre les mondes égyptien et grec à Sinope, un lien qui s’explique notamment par l’origine asiatique commune d’Apis et de Sarapis112. Bien que cette façon d’envisager les choses puisse paraître étonnante – exporter un dieu égyptien à l’étranger pour expliquer l’introduction en Egypte d’une divinité étrangère – elle trouve de nombreux adeptes aussi bien parmi les contemportains de Bachofen que chez les anciens. Ainsi, Raoul-Rochette avait recueilli une série de documents qui font remonter aussi bien l'Apis memphite que le Sarapis sinopéen à l'Argolide113. Des mains étrangères, relate Origène, ont introduit les deux cultes en Egypte, d’abord celui d’Apis dans l’ancienne métropole du royaume, puis plus tard celui de Sarapis dans la ville nouvelle des Ptolémées114. Outre la provenance commune des deux divinités, Bachofen reconnaît en elles le même degré religieux, un degré intermédiaire qui mêle les aspects telluriques et solaires. Si la référence aux aspects telluriques n’étonne guère dans ce contexte, on s’étonnera, en revanche, de l’aspect solaire. Pour Apis, Bachofen se contente de renvoyer à Plutarque (Is. et Os. 43), ce qui, soit dit en passant, ne renforce guère son argument. Dans le passage auquel il se réfère ce n’est pas le soleil en effet, mais la lune qui intervient dans la conception d’Apis. Quant à l’affirmation de la nature solaire de Sarapis, elle repose elle aussi sur des arguments peu solides, même si c’est en fait Letronne qui induit ici Bachofen en erreur115. Quoi qu’il en soit, cette nature solaire est tout à fait déterminante dans l’analyse de Bachofen. En effet, comparant la nature solaire d’Apis et de Sarapis avec celle d’Apollon, Bachofen effectue pour la première fois (à l’intérieur du Mutterrecht) une opposition claire entre la nature lumineuse d’Apollon et la nature phallique de Dionysos116. D’autre part, cela lui permet de lier les deux figures à Hélios-Koros, cette divinité qui, selon Carl Ritter, est vénérée de l’Inde jusqu’à la Mer Noire et dont Sinope représente un lieu de culte important117. Une fois de plus, on sent chez Bachofen l’héritage creuzérien de ceux qui attribuent une origine asiatique aux cultes occidentaux. Mais l’affaire, chez lui, se complique. L’Inde ne lui apparaît pas comme le berceau de la religion. Sa vision est davantage celle d’une rencontre entre deux mondes, l’Orient et l’Occident, avec pour résultat la naissance d’un nouveau dieu et d’une nouvelle religion : Dionysos et la religion bachique. A l’instar d’Alexandre qui a rencontré Candace, Apollon, au cours de l’expédition des Argonautes, a rencontré cet Hélios-Koros asiatique qui s’avère être à la fois un dieu solaire et phallique118. Dans les deux cas, le visiteur occidental s’en retrouve métamorphosé. La conséquence est la propagation des doctrines asiatiques en Occident, avec Dionysos comme principal véhicule. Dans le cas de l’Egypte, le culte importé n’est pas celui de Dionysos, mais celui de Sarapis119. Ce dieu comme on l’a vu provient de Sinope, une des stations principales du culte d’Hélios-Koros. C’est donc un dieu « contaminé » qui pénètre en Egypte sur l’ordre d’un pharaon lui aussi « contaminé », puisqu’il s’agit de Ptolémée Sôter, le successeur d’Alexandre. Ainsi commence la dernière période de l’histoire égyptienne, que Bachofen perçoit comme une période de déclin. La maison des Lagides reprenant à son compte l’ouverture préconisée par Alexandre se laisse peu à peu dominer par la religiosité bachique et aphroditique120. Il s’ensuit un retour en force des manifestations gynécocratiques, telles qu’on les connaissait aux époques primordiales de l’humanité121. Ce que les périodes les plus anciennes nous avaient livré sous forme de mythes réapparaît maintenant sous forme d’événements historiques122. D’après Bachofen, ce sont donc les Ptolémées, autrement dit les Grecs, qui sont responsables du retour aux anciennes croyances indigènes123. Mais ce retour des anciennes croyances s’accompagne aussi d’un déclin. Ce n’est pas une gynécocratie équilibrée que l’on voit renaître sous les Ptolémées, mais une gynécocratie dans laquelle la femme se fait de plus en plus cruelle et où l’homme se trouve littéralement assujetti124. Cette soumission de l’homme à la femme trouve son expression la plus éclatante dans l’immense pouvoir de séduction de Cléopâtre. La dernière reine d’Egypte n’est pas seulement une nouvelle Candace, elle est, dans les termes de Bachofen, « l’ultime grande Candace de l’Orient, le type achevé d’une Aphrodite dionysiaque, descendue en lice pour défendre le droit maternel. Elle gît dans la poussière, elle qui avait pu asservir les plus illustres des Romains »125. L’ambition de Cléopâtre, aussi qualifiée d’Isis réelle, est de régner à la fois sur son époux et sur le Capitole romain. Elle ne veut pas seulement participer au pouvoir d’Antoine, mais aussi apparaître au monde comme une nouvelle Candace.

Fort heureusement, Auguste s’y est opposé. Revêtu de la nature profondément apollinienne que lui a conférée son adoption par César126, il met un terme aux ambitions de Cléopâtre et inaugure une nouvelle époque de lumière dominée par le principe paternel apollinien. Contrairement à Alexandre et aux Ptolémées, Auguste sait se montrer intransigeant face à la souveraine égyptienne. Il sauve ainsi le monde romain de la menace gynécocratique et donne au droit du père les moyens de se développer. La victoire d’Auguste sur la gynécocratie africaine, telle que Bachofen l’imagine, n’est toutefois pas confirmée par les sources antiques. En effet, cette Cléopâtre en qui Bachofen aime à voir la dernière Candace n’a pas survécu à une autre grande souveraine africaine, Candace Amanichakhéto, qui régna sur l’Ethiopie vers la fin du Ier siècle av. J.-C.127 Strabon qui fut son contemporain présente cette Candace comme « une femme au tempérament masculin », « privée d’un œil »128. Voici les événements qu’il rapporte à propos de son règne. Profitant du retrait d’une partie des troupes romaines d’Egypte, les Ethiopiens prirent d’assaut le sud de l’Egypte et emportèrent avec eux de nombreux prisonniers ainsi que des statues de César. Le général Pétronius accourut. Après l’échec des négociations qu’il entreprit avec les Ethiopiens qui se montrèrent de mauvaise grâce, il marcha contre eux et les força à se battre. Il s’empara des principales villes d’Ethiopie et refusa une proposition de Candace, qui promettait de lui rendre les prisonniers ainsi que les statues de César. Il attaqua Napata où se trouvait le fils de la reine, rasa la ville et réduisit tous les habitants en esclavage. Cela fait, il ne jugea pas bon de continuer sa route plus au Sud et rebroussa chemin en laissant toutefois une garnison de quatre cents hommes à Premnis, en Nubie, avec des vivres pour deux ans129. Tandis que Petronius regagnait Alexandrie, Candace reprit l’offensive et mit sur pied des forces encore plus considérables, avec lesquelles elle menaça la garnison de Premnis. Pétronius eut le temps de revenir à son secours et signa la seconde défaite de Candace contre les troupes romaines. La tournure que prirent alors les événements est des plus étonnantes. En voici le récit rapporté par Strabon : « Quand il (Petronius) eut pourvu à la sécurité de la place par divers dispositifs, des ambassadeurs (de Candace) se présentèrent, mais il leur ordonna de se rendre auprès de César (Auguste) ; et comme ceux-ci déclaraient ne pas savoir qui était César ni où se rendre pour le rencontrer, il leur donna une escorte. Ils parvinrent ainsi à Samos où César se trouvait, se disposant à passer de là en Syrie, après avoir dépêché Tibère en Arménie. Les ambassadeurs obtinrent alors tout ce qu’ils demandaient et même la remise du tribut qu’il leur avait imposé. »130 Ce retournement de situation en faveur de Candace est étonnant. Auguste aurait-il fléchi devant la souveraine éthiopienne comme Alexandre devant une autre Candace ? L’épisode n’a pas eu l’heur de plaire à Bachofen qui, bien que le citant, se garde de l’exploiter131. Plutôt que de voir sa construction vasciller, il préféra ignorer la victoire diplomatique de cette reine éthiopienne dont le principal tort, à ses yeux, fut d’être née trop tard. L’histoire au sens où l’entend Bachofen vient une fois de plus confirmer le mythe, mais cette fois Bachofen choisit de n’en point parler.

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1 Rédigé pour l’essentiel durant les mois d’octobre et novembre 1855, le manuscrit 104 porte toutefois des traces de relecture datant de mars 1856. Cf. supra, pp. 95 et 107.

2 Le chapitre intitulé Aegyptenoccupe les pages 280-489 des GW II (= pp. 327-599 B.). Il s’intercale entre le chapitre sur Lesbos et celui sur l’Inde et l’Asie centrale. Il s’agit du chapitre le plus long du livre. Le supplément figure aux pages 946-975 des GW III (= pp. 1224-1261 B.). Il existe bien sûr des digressions sur l’Egypte en dehors de ces pages qui lui sont explicitement consacrées. Nous en avons également tenu compte dans notre analyse.

3 Le manque de distance dont Bachofen témoigne par rapport à ses sources peut parfois surprendre. Tout se passe comme s’il était lui-même un écrivain de l’Antiquité avec une connaissance parfaite des écrits de ses pairs. En revanche, il ignore souvent complètement les travaux effectués par les savants modernes.

4 On a vu qu’avant la rédaction du manuscrit 104, les travaux de Bachofen se limitaient aux anciennes civilisations de la péninsule italienne. Cf. supra p. 97.

5 Manuscrit 104, p. 1 : « Die früheste Naturanschauung des Alterthums und ihr Zusammenhang mit den Völkernamen. »

6 Il s’agit des cahiers 6-11 écrits en novembre 1855. La fin du cahier 5 comporte également des extraits de Plutarque. Dans les premiers cahiers, Bachofen recopie Plutarque dans la traduction allemande de Hutten (cf. par exemple, 2e cahier, dans lequel il cite plusieurs fois cette traduction qu’il utilisera d’ailleurs aussi dans le Mutterrecht). Dans le cahier 5, pp. 336-340, Bachofen renvoie à une autre édition. Il s’agit de l’édition anglaise de S. Squire publiée à Cambridge en 1744 sous le titre Plutarchi de hide et Osiride liber : Graece et Anglice. Graeca recensuit, emendauit, commentario auxit, versionem novam Anglicanam adiecit Samuel Squire. Accesserunt Hylandri, Baxterii, Bentleii, Marklandi coniecturae et emendationes.

7 On peut suggérer pour ces références une rédaction plus tardive. On sait que Bachofen a continué à travailler sur le manuscrit 104 jusqu’en 1856, cf. Howald, Nachwortà la Gräbersymbolik (GW IV), pp. 530-533.

8 On peut même se demander si ce n’est pas la découverte de l’Egypte qui a fait abandonner le projet de livre du manuscrit 104. C’est en effet dans les cahiers 5-11 du manuscrit 104 que l’on trouve les premières attestations explicites du thème du droit maternel, cf. supra, pp. 104, 139-145.

9 « Oknos der Seilflechter », rappelons-le, constitue la deuxième partie de la Gräber-Symbolik, 1859 (GW IV) pp. 352-485. Pour une présentation détaillée du symbole d’Ocnos, voir les pages 122-123 de ce livre.

10 10, 29, 2.

11 Un texte démotique d’époque romaine, publié pour la première fois par F. L. Griffith en 1900, raconte la descente aux enfers de Setne et de son fils Si-osiris, désireux d’apprendre le sort réservé aux défunts. Différents châtiments y sont décrits dont celui que l’on a appelé, sur la base des sources grecques, le châtiment d’Ocnos. La datation tardive de ce texte ainsi que la très grande ressemblance des châtiments décrits avec ceux des enfers grecs ont entraîné les chercheurs à attribuer une origine grecque à ce motif. Récemment, le démotisant F. Hoffmann a repris le dossier (« Seilflechter in der Unterwelt », Zeitschrift fur Papyrologie und Epigraphik 100 (1994), pp. 339-346). Pour lui, le motif d’Ocnos est bien d’origine égyptienne comme l’affirment Diodore (1, 97) et à sa suite Bachofen. Il remarque que le châtiment des Danaïdes, qui accompagne habituellement celui d’Ocnos en Grèce, est absent du texte égyptien. Le motif d’Ocnos n’aurait été lié à celui des Danaïdes qu’après son arrivée en Grèce. Il aurait ensuite poursuivi son voyage de Grèce en Inde où l’on trouve le même thème que celui développé dans le texte égyptien. On remarquera que si le châtiment des Danaïdes peut être expliqué par des éléments cultuels égyptiens, il n’en va pas de même pour le motif d’Ocnos (voir à ce propos J. Yoyotte, Revue d’Egyptologie 13 (1961), pp. 100-101 et 104-105). Il est très probable que Diodore ait eu connaissance des données égyptiennes (rituel lié à une corde) à travers une grille d’interprétation grecque (motif d’Ocnos). Cela ne prouve pas l’origine égyptienne du motif, mais ne la dément pas non plus. Le parallèle qu’effectue F. Hoffmann, pp. 342-343, entre Bachofen et Plutarque (De la tranquillité de l’âme 14 = 473C) à propos de la corde d’Ocnus – pour appuyer une interprétation personnelle d’une donnée égyptienne – est certes intéressant, mais s’explique peut-être simplement par l’excellente connaissance que Bachofen avait des sources antiques. Cela dit, F. Hoffmann a le mérite de replacer une particularité d’un texte égyptien dans le contexte qui lui est propre. La question de la circulation des idées et de leur origine restant difficile à résoudre, nous nous contenterons ici de constater l’intérêt accordé à Bachofen dans le cadre d’une étude égyptologique actuelle.

12 Plut., Is et Os. 30 et 31 ; Bachofen, manuscrit 104, 2e cahier, Anhang zu S. 62.2.

13 104, 2e cahier, Anhang zu S. 56. Bachofen ici parle bien d’une ânesse et non d’un âne comme il le fera plus tard.

14 On notera au passage que pour Bachofen le tableau d’Ocnos représente une véritable cosmogonie dans laquelle figurent tous les éléments de la doctrine orphique (par exemple, cahier 2, Anhang zu S. 62.9).

15 Cette idée que le Nil en Egypte fait naître une végétation spontanée, on la trouve très clairement exprimée par Diodore 1, 10, 1 et sqq.

16 Bachofen lui-même note qu’une des grandes différences entre le mythe d’Ocnos et le mythe osirien réside dans la triade divine. Toutefois, remarque-t-il, la triade divine est à nouveau ramenée à l’unité à travers l’image du fils (cf. 104, 9e cahier, p. 648).

17 104, 6e cahier, p. 424 : « Was anderwärts an einzelnen unbewohnbaren Stellen der Erde beobachtet werden konnte, das zeigte der Nil in grossen Dimensionen, in regelmässiger Wiederkehr, und nicht als Gegensatz, vielmehr als Urbedingung alles Erträgnisses und aller Kultur. Darum musste an den Ufern des Nils die Grundanschauung, welche in dem Bilde des seildrehenden Ocnos niedergelegt ist, in dem Geiste des urwohnenden Volkes ebenfalls zur Ausbildung gelangen, und in mythischer Gestalt seinen Ausdruck finden. »

18 104, 6e cahier, pp. 428-432 « Darum sind Isis, Osiris, Horus und Typhon nicht wie Ocnos, Darstellung des Sumpflandes überhaupt, sondern spezieller Ausdruck des aegyptischen Sumpflands insbesondere, und während uns Ocnos ohne irgend eine Localisirung verständlich geworden ist, würde der Osirismythus ohne Herbeiziehung des Nillandes in vielen seiner Einzelnheiten unverständlich bleiben. Aber trotz dieser lokalen Ausbildung und Erweiterung, ist doch eben die physische Grundanschauung, welche allem zum Fundamente dient, dieselbe, wie wir sie an so manchen Orten ausserhalb Aegyptens gefunden haben. Ja, diese Grandanschauung reicht so weit, als die Natur der Dinge überhaupt dieselbe ist. Ocnos spricht einen Gedanken aus, der nicht einem einzelnen Volke, vielmehr dem Menschengeschlecht angehört. » L’idée exprimée ici n’est pas sans rappeler Plutarque défendant l’universalité des dieux égyptiens : « Cela n’est pas grave, à condition, d’abord, qu’on veuille bien admettre que ces dieux sont aussi les nôtres et qu’on ne les attribue pas exclusivement à l’Egypte, qu’on ne comprenne pas uniquement sous leur nom le Nil et le pays arrosé par ce fleuve, que l’on ne fasse pas naître tous les dieux de ses marais et de ses lotus, privant par là de si grands dieux le reste des hommes, qui n’ont pas de Nil, pas de Bouto, pas de Memphis, mais qui tous ont et reconnaissent pour dieux Isis et les divinités qui l’accompagnent : même s’ils n’ont appris que depuis peu à donner à certains d’entre eux le nom qui les désigne en Egypte, ils savent depuis toujours distinguer et vénérer leurs pouvoirs respectifs » (Is. et Os. 377c-d, traduction de Ch. Froidefond).

19 104, cahier 3, 143, 12, en marge.

20 Le dieu Harpocrate illustre parfaitement ce stade : la faiblesse de ses membres inférieurs (cf. Plut., Is. et Os. 358e) montre, selon Bachofen, qu’il ne s’est pas encore détaché de la matière terrestre, alors que le doigt sur la bouche (Plut., Is. et Os. 378c) révèle son mutisme originel (cf. manuscrit 104, Anhang zu S. 76.6 et sqq. ; voir aussi l’Anhang zu S. 76.3 et sqq.).

21 Il ne le perd jamais complètement, comme Bachofen le démontre pour le mythe d’Isis et Osiris. Une certaine universalité du mythe est d’ailleurs indispensable à Bachofen, qui pratique un comparatisme sans scrupule.

22 Dans le cahier 2, Anhang zu S. 76, 4 et sqq., Bachofen explique comment, après Harpocrate, on assista à la naissance d’un jeune Horus, exempt des infirmités de son frère aîné. Bachofen ne le nomme pas, mais il s’agit d’Horus-Harsiésis (fils d’Isis). Bien qu’il partage avec son frère sa base matérielle – il sera élevé au milieu des marais par Latone (= Létô = Ouadjet, déesse de Boutô) – il appartient à une étape plus élevée de l’évolution.

23 Plut., Is. et Os., chap. 15-17.

24 104, cahier 7, p. 472 : « … dass die Gruppe von Byblos eine frühere, wildere, weniger geregelte Schöpfungsperiode, die Aegyptische des Osiris eine spätere, wohlthätigere, geregelte darstellt. Mit andern Worten : die Gestalten von Byblos versinnbilden die Naturkraft, in so fern sie wild und üppig in den Sumpfgründen waltet, Osiris dagegen ist der grosse Wohlthäter, der jene Zeugungskraft auf andere Bahnen lenkt, das Land mit Schlamme düngt und zum Empfangen der Saat bereitet (…). Also wiederum derselbe Fortschritt von dem wilden ungeregelten Naturleben zu der Ackercultur und der mit ihr verbundenen höheren Civilisation, welchen wir nun schon öfters auch in andern Mythen angedeutet gefunden haben. »

25 104, cahier 8, pp. 602-624.

26 Iliade 6, 145 sqq. Cet épisode est également analysé dans le Mutterrecht, GW II, pp. 94 et sqq. (= pp. 84 et sqq. B.), pp. 435 et sq (= pp. 531 et sq. B.).

27 Traduit du texte allemand de Bachofen, cahier 8, page 612.

28 Cf. supra pp. 141-143.

29 GW II, p. 294 (= p. 346 B., traduction légèrement modifiée). L’ouvrage de P.E. Jablonski, Pantheon Aegyptiorum, cum prolegomenis, Pars I et II, Francfort 1750-1752, est également cité aux pages 197, N. 3 ; 200, N. 2 ; 201, N. 3 et 294, N. 4 du Mutterrecht, ainsi qu’aux pages 58 et 59 de la conférence sur le Weiberrecht (1857). Ce théologien et orientaliste allemand du XVIIIe siècle (1693-1757) enseigna à l’Université de Frankfurt an der Oder et collecta l’ensemble des témoignages des auteurs classiques sur la religion égyptienne, l’archéologie et les hiéroglyphes. Critiquant les extravagances d’Athanasius Kircher (1602-1680), il échoua néanmoins dans ses tentatives de déchiffrement des hiéroglyphes (cf. W.R. Dawson et E.P. Uphill, Who was who in Egyptology, London 1995, p. 215).

30 Leur base repose dans la terre tandis que leur pointe atteint le ciel.

31 Bibliothèque historique 1, 12, 6.

32 Vortrag über das Weiberrecht (1857), p. 58 = GW II, p. 200 (= p. 223 B.).

33 Plutarque (123) : 39 renvois à Isis et Osiris ; 17 aux Questions romaines ; 10 aux Questions grecques. Pausanias (80) : 11 renvois au livre 1 ; 18 au livre 2 ; 8 au livre 3 ; 4 au livre 4 ; 7 au livre 5 ; 6 au livre 7 ; 7 au livre 8 ; 11 au livre 9 ; 8 au livre 10. Hérodote (55) : 12 au livre 1 ; 25 au livre 2 ; 2 au livre 3 ; 13 au livre 4 ; 1 chaque fois aux livres 6, 7, et 8. Strabon (49) : 2 références au livre 1 ; 1 au livre 6 ; 3 au livre 8 ; 4 au livre 9 ; 5 au livre 10 ; 1 au livre 12 ; 4 au livre 13 ; 1 au livre 14 ; 4 au livre 15 ; 5 au livre 16 ; et 19 au livre 17. Servius (49) : 39 références au commentaire à l'Enéide ; 6 aux Bucoliques ; et 4 aux Georgiques. Diodore (48) : 26 références au livre 1 ; 2 au livre 2 ; 5 au livre 3 ; 4 au livre 4 ; 4 au livre 5 ; 1 au livre 16 ; 1 au livre 17 ; 4 au livre 20 ; et 1 aux Excerpta. Hygin : 32 références dont 7 à la Fable 67 (« Œdipe »), Julius Valérius : 21 références aux Res gestae Alexandri Macedonis. Macrobe (21) : 18 références aux Saturnales ; 3 au Songe de Scipion. Pline : 20 références à l’Histoire naturelle. Aristote (20) : 7 références à la Politique ; 3 à la Métaphysique ; 2 chaque fois aux Parties des animaux et à la Grande Ethique ; 4 à De la génération des animaux ; et 1 chaque fois à l’Ethique à Nicomaque et aux Météorologiques. Pindare (19) : 6 références à la 4ème ode pythique ; 2 à la 5ème ; 9 à la 9ème ; et 1 chaque fois à la 2ème ode olympique et à la 10ème ode néméenne. Apollodore ( 16) : 9 références au livre 1 ; 3 au livre 2 ; et 4 au livre 3. On remarquera qu’en dehors de Pausanias, les auteurs les plus fréquemment cités sont ceux qui ont effectué le voyage d’Egypte (Hérodote, Diodore, Strabon), ou qui se sont intéressés de près à l’Egypte (comme Plutarque).

34 Si l’on considère la documentation écrite, les sources égyptiennes auxquelles se réfère Bachofen se résument à l’inscription de Rosette (5), dans sa version grecque naturellement, à Manéthon (4), au papyrus grec du Musée Borgia (cité d’après Lanzi, Saggio di Lingua Etrusca, Roma, 1789) (1), à une inscription grecque de la 26e dynastie (Müller, Fr.h.Gr. 2, 555, fr. 22) (1), au papyrus Anastasi I étudié par Boeckh (Erklärung einer aegyptische Urkunde auf Papyrus, Berlin, 1824) (1), à un papyrus de Champollion cité par Ch.K.S. Bunsen (1), au livre des rois de Lepsius (2) et à une dédicace à Sarapis (Letronne, 1842) (1). Sont exclus de cette liste les renvois aux fragments de Manéthon conservés chez les chronographes chrétiens, Jules l’Africain et Eusèbe.

35 Dans le corps proprement dit du livre, ce sont l’Egypte pharaonique et ses anciennes moeurs gynécocratiques qui intéressent en premier lieu Bachofen. L’époque ptolémaïque qu’il traite surtout dans le supplément lui est toutefois beaucoup plus accessible, puisqu’il dispose pour elle d’une riche documentation grecque. Pour les inscriptions grecques sur les monuments (temples, sarcophages, etc.), Bachofen fait une vingtaine de renvois au Corpus Inscriptionum Graecarum d’A. Boeckh. On trouve également 6 renvois à la pierre de Rosette, 2 à la Pierre d’Alexandrie (Letronne, 1823, 1842), 1 à une lettre aux prêtres d’Isis dans l’Abaton et à Philae (Letronne, 1842) et 1 à une inscription grecque de Philae (G. Parthey, 1830). L’essentiel de sa documentation écrite se présente toutefois sous forme de papyri juridiques et administratifs gréco-égyptiens. On y trouve 6 renvois au papyrus Anastasy I (A. Böckh, 1821 = Wilcken 181), 3 au papyrus Borgia (Show, 1788), 7 au papyrus Casati (Brugsch, 1850 = Wilcken 180a), 1 au papyrus Anastasy 3 (Leemans, 1843 = Wilcken 180b), 1 au papyrus Anastasy 8 B (Leemans, 1843 = Wilcken 172), 4 au papyrus Paris 65 (A. Peyron, 1826), 3 au papyrus 1 de Turin (A. Peyron, 1827 = Wilcken 162), 2 au papyrus 3 de Turin (A. Peyron, 1827 = Wilcken 170), 1 au papyrus 4 de Turin (A. Peyron, 1827 = Wilcken 171), 1 au papyrus 11 de Turin (A. Peyron 1827 = Wilcken 189), 1 au papyrus 13 de Turin (A. Peyron, 1827 = Wilcken 118), 2 aux papyrus de Zoïde du Musée di Corte (Petrettini, 1826 ; A. Peyron, 1828 = Wilcken 114), 2 à des papyri de Berlin (Schmidt, 1842), 1 au papyrus XLII du British Museum (B. Peyron, 1841 = Wilcken 59) et 1 au papyrus Vatican A (Mai, 1833 = Wilcken 60). Bachofen se réfère aussi à des documents bilingues (grec et démotique) : 2 renvois au papyrus Grey (Brugsch, 1850 = Wilcken 175a et b) et 1 au papyrus Grey B (A. Peyron, 1827 = Wilcken 166b). Mis à part les papyri juridiques et administratifs, Bachofen mentionne une fois le papyrus Anastasy 72 sur lequel sont consignés les songes que reçurent deux jumelles au Sérapeum de Memphis (Leemans, 1843 = Wilcken 77, mais aussi Reuvens et Brugsch dont Bachofen critique les interprétations).

36 GW III, p. 946 (= p. 1224 B.).

37 On peut s’étonner que Bachofen, en tant qu’helléniste et juriste, n’ait pas été tenté, dès la rédaction de son chapitre sur l’Egypte, d’exploiter les textes juridiques grecs de l’époque ptolémaïque. La volonté d’étudier les manifestations anciennes de la gynécocratie égyptienne l’a certainement conduit à mettre de côté les sources de l’époque tardive. Il se peut aussi qu’au moment de cette rédaction, Bachofen, qui ne disposait pas encore de tous les éléments développés dans le supplément (par exemple, son analyse de l’influence de la religion dionysiaque sur la maison des Lagides qui apparaît seulement dans le chapitre sur l’Inde et l’Asie), n’ait pas pu ou voulu tirer parti de ces documents.

38 Il s’agit de la « Nechutesurkunde » que Boeckh publia en 1821 sous le titre « Erklärung einer ägyptologischen Urkunde auf Papyrus in griechischer Kursivschrift », Abh. Kgl. Preuss. Akad. d. W. (1821). U. Wilcken qui republie ce document (= n° 181) dit de la publication de Boeckh « qu’elle inaugura la première période glorieuse de la recherche papyrologique » (p. 173).

39 R.K. Lepsius, Briefe aus Aegypten, Aethiopien und der Halbinsel Sinai, 1852, p. 181, cité en p. 312 des GW II (= p. 369 B.).

40 Le titre complet de cet ouvrage en 3 volumes, paru pour la première fois en 1837, est : The Manners and Customs of the Ancient Egyptians, including their Private Life, Government, Laws, Arts, Manufactures, Religion, Agriculture, and Early History, derived from a comparison of the painting, sculptures, and monuments still existing, with the accounts of ancient authors. Bachofen ne le cite qu’une fois dans son chapitre sur l’Elide, p. 695, N. 9 (= p. 884 note 5 B.). De S. Birch, autre grand égyptologue anglais, Bachofen renvoie à l’article de 1849 « Herakleische Darstellung der Ptolemäer » dans le chapitre sur Lesbos, GW III, p. 832, N. 5.

41 Bachofen cite l’ouvrage dans son supplément sur l’Egypte, GW III, p. 949, N. 5 (= p. 1228 B.).

42 GW II, p. 294, N. 6 (= p. 346, N. 3 B.). Le Baron Ch.K.J. Bunsen (1791-1860), savant et diplomate prussien, travailla de nombreuses années à Rome, au fameux « Instituto di correspondenza archeologica » créé par E. Gerhard et que Bachofen fréquenta lors de ses séjours en Italie. A Rome, Bunsen eut le plaisir de rencontrer Champollion, puis, dix ans plus tard, l’égyptologue allemand Lepsius lequel devint secrétaire général de l’institut entre 1836 et 1838. L’œuvre la plus importante de Bunsen dans le domaine égyptologique est sans conteste son Aegyptens Stelle in der Weltgeschichte, 5 vols, 1844-1857, un ouvrage encyclopédique auquel Lepsius contribua au cours de son séjour romain. Lepsius et Bunsen entretinrent des rapports d’amitié jusqu’à la fin de leur vie (cf. Warren R. Dawson et Eric P. Uphill (1995), p. 73 ainsi que G. Ebers, Richard Lepsius. Ein Lebensbild, Leipzig 1885, pp. 116-122). Malgré le temps investi par les chercheurs depuis le siècle dernier, les analyses étymologiques concernant les noms des divinités égyptiennes n’ont pour la plupart du temps abouti à aucun résultat tangible. L’hésitation de Bunsen n’est donc pas à mettre au compte de son ignorance ou à un manque de clairvoyance. Elle montre plutôt la difficulté qu’il y a à aborder le champ égyptologique avec des méthodes de travail héritées des études grecques et latines.

43 Ch. K.J. Bunsen, Aegyptens Stelle in der Weltgeschichte, vol. 5, Hamburg 1857, p. 217 : « Allein man sieht der Arbeit an, dass, wäre diese Entdeckung in einer früheren Zeit nach Deutschland gekommen, Niemand sie freudiger benutzt haben würde als Creuzer, statt, wie Jüngere gethan, sie mit eitler Professorenhoffahrt zu verschmähen, oder mit lächerlicher Unwissenheit zu verdächtigen, oder mit Leichtsinn unverstanden zu Markte zu bringen. »

44 104, 8e cahier, p. 578.

45 Cette ouverture d’esprit n’est pas non plus sans rappeler celle d’A. Boeckh qui prônait une approche synthétique de l’Antiquité classique. On retrouve la même position chez le jeune K.O. Müller qui, après avoir été nommé professeur à l’Université de Göttingen écrit son enthousiasme pour l’Egypte à ses parents : « Ich habe aber dabei das ägyptische Alterthum so lieb gewonnen, dass wenn ich nicht von dem Gange der Vorlesung weiter mit fortgerissen würde, ich mich an die Enträtslung der Hieroglyphen machen würde, welche ich nach aufgefundnen Spuren nicht für unmöglich halte » (O. Kern, 1908, n° 42, p. 70). Cette lettre datée du 26 mars 1820 précède de deux ans la fameuse Lettre à M. Dacier dans laquelle Champollion expose pour la première fois les principes de l’écriture hiéroglyphique.

46 Il s’agit ici, est-il besoin de le rappeler, d’étudier la vision bachofénienne de l’Egypte. Les enquêtes menées après lui ont clairement mis en évidence le caractère patriarcal de la société égyptienne. Pour un aperçu général de la question, voir J. Yoyotte, « Pas de matriarcat chez les pharaons », Sciences et Avenir 415 (septembre 1981), pp. 62-68.

47 L’identification du Sésostris des sources grecques (cf. Hérodote II, 102-110) a posé quelques problèmes aux égyptologues du siècle dernier. Ainsi, Champollion-Figeac, Egypte ancienne, Paris 1839, p. 331 l’identifie à Ramsès III qu’il confond en fait avec Ramsès II. Sésostris, appelé Sésoôsis par Diodore et Sésôsis, Sésôthis ou Sôstros par d’autres auteurs grecs et latins, est un roi légendaire dont le prototype principal est certainement Sésostris III, cinquième roi de la XIIe dynastie. Parmi les exploits qui lui sont attribués, certains font penser également à son ancêtre Sésostris Ier et d’autres à Ramsès II, roi du Nouvel Empire. Cf. Cl. Obsomer, Les campagnes de Sésostris dans Hérodote, Bruxelles 1989, p. 41 sq., 49 sq., 175 ; M. Malaise, « Sésostris, Pharaon de légende et d’histoire », Chronique d'Egypte 41 (1966), pp. 244-272.

48 GW II, pp. 301-302 (= pp. 355-356 B.).

49 Cf. les pages 83-87 du second volume de l'Aegyptens Stelle. Concernant le premier roi, Bachofen fait apparemment un amalgame entre le Sésôstris-Ramsès du Nouvel Empire et le Sésostris de la XIIe dynastie.

50 Il s’agit de toute évidence d’Imhotep, l’architecte de Djoser, qui a été divinisé en Egypte et que les Grecs ont identifié à Asclépios.

51 Les chevaux ont été introduits plus tardivement en Egypte, probablement durant la période hyksôs.

52 Nymphodore d’Amphipolis cité par une scholie à l’Œdipe à Colone de Sophocle, Müller, Fr. H. Gr.2, 380 (fr. 21).

53 Bachofen oppose le ius naturaledes sociétés gynécocratiques au ius ciuile des sociétés patriarcales. Pour plus de détails, voir supra p. 137. On notera que ce souci d’équité et d’égalité favorise aussi l’intégration des étrangers au sein de la population indigène. Ainsi, selon Hérodote II, 18, étaient considérés comme Egyptiens tous ceux qui buvaient l’eau du Nil (GW II, p. 343, N. 2 = p. 407, N. 2 B.).

54 GW II, pp. 355-356 (= pp. 423-424 B.).

55 Diodore 1, 27, 4 et 1, 14, 3.

56 GW II, pp. 435-436 (= pp. 531-532 B.). La possession a une nature matérielle, tandis que le droit qui régit la succession est immatériel. « Cette idée de succession, de continuité, est propre au droit paternel spirituel, et représente une des grandes conquêtes du droit romain » (GW II, p. 436 = p. 532). On notera que chez Aristote les femmes sont également liées au régime de la propriété, cf. supra pp. 20-23.

57 GW II, p. 362 et sqq. (= pp. 433 et sqq. B.). L’œuf, que l’on peut couper en deux parties égales avec un cheveu, est une expression parfaite de cette aequitas maternelle (p. 370 = p. 444 B., traduction modifiée).

58 GW II, pp. 364-365 (= pp. 436-437 B.).

59 Il renvoie alors à Servius, Commentaire à l’Enéide 3, 20, Aulu-Gelle 10, 15 et Pausanias 5, 15, 4 ; 2, 31, 5 ; 9, 20, 4 : GW II, p. 372 (= p. 447 B.).

60 GW II, pp. 372-373 (= p. 447 B.). Dans sa Selbstbiographie (1854), p. 367, Bachofen déclarait déjà : « La doctrine relative à la souveraineté du peuple va à l’encontre de mes convictions historiques et religieuses les plus profondes. » Selon A. Cesana, Johann Jakob Bachofens Geschichtsdeutung, eine Untersuchung ihrer geschichtsphilosophischen Voraussetzungen, Basel 1983, p. 51, Bachofen emploie le mot « démocratie » dans le sens vague et polémique qui était en usage chez les détracteurs de la Révolution française pour désigner les tendances progressistes. Chez Aristote déjà, démocratie et tyrannie étaient liées. Pour Bachofen le danger de la démocratie réside en ce qu’elle supprime le caractère divin du pouvoir et laïcise l’Etat dans toutes ses parties. La démocratie est dangereuse car elle étend son influence sur tout : « La malédiction de la démocratie, c’est qu’elle fait ses ravages dans tous les domaines de la vie, s’empare précisément de l’église, de la maison et de la famille avec la plus grande lourdeur et remplace le véritable point de vue par les questions les plus minimes. C’est parce que j’aime la liberté queje hais la démocratie » (Selbstbiographie, pp. 367-368).

61 GW II, p. 381 (= p. 457 B.) : « L’amour est le droit suprême. »

62 Bachofen voit dans la dévotion catholique à la Vierge Marie, qu’il interprète comme une intrusion du principe matériel dans la spiritualité chrétienne, une contamination de notre religion par l’Orient (GW II, p. 403 = p. 487 B. ; p. 914 = p. 1180 B.). Sur ce caractère oriental du christianisme, on lira avec profit le court article d’E. Salin, « Bachofen als Mythologe der Romantik » dans Das Mutterrecht von Johann Jakob Bachofen in der Diskussion, éd. par H.-J. Heinrichs, Frankfurt 1987, pp. 150-160.

63 GW II p. 380 (=p. 457 B.).

64 Hérodote II, 35 (trad. Legrand, CUF). Pour une analyse moderne de ce passage, voir F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, Paris 1980, p. 226.

65 GW II, p. 298 (= pp. 350-351 B.).

66 Zurich 1770, livre 3, 11e partie (dans l’édition bâloise de 1786 = 12e partie), « Trägheit der Barbaren. Betrachtungen über einige Vorzüge des Frauenzimmers ». I. Iselin (1728-1782) est un savant bâlois du XVIIIe siècle issu du même milieu que Bachofen. Comme notre savant, il étudia le droit romain et entra au Grand Conseil. I. Iselin est également connu pour son engagement auprès du pédagogue J.H. Pestalozzi. Son « histoire de l’humanité » débute par des considérations sur les dispositions psychologiques de l’être humain ainsi que sur le statut de la nature pour ensuite suivre un parcours historique qui va des peuples sauvages jusqu’aux nations européennes en passant par les peuples orientaux et l’Antiquité gréco-romaine. Comme le fera plus tard Bachofen, Iselin lit avec intérêt les récits ethnographiques et recourt à la comparaison pour expliquer des données du monde antique. Son livre a fait l’objet de plusieurs publications et était largement diffusé dans le monde bâlois, cf. A. Berchtold, Bâle et l’Europe, une histoire culturelle, vol. II, Lausanne 1990, pp. 745-746.

67 Une autre caractéristique de la femme est bien sûr sa faiblesse physique qui l’amène à trouver une compensation dans l’exercice de ses dispositions naturelles et à accroître son influence par une habileté utile (GW II, pp. 317-319 = pp. 375-377 B.).

68 GW II, pp. 316-317 (= pp. 374-375 B.). Strabon 17, 22 parle de Gunaikôn pὁlis et de nomὀs Gunaikopolίtes en relation avec l’Egypte. Même si cela ne suffit pas pour prouver une surpopulation des femmes en Egypte, nous dit Bachofen, cela montre au moins leur importance numérique.

69 GW II, pp. 400 et sqq. (= pp. 484 et sqq. B.).

70 La question de la prêtrise féminine en Egypte est débattue dans un ouvrage que Bachofen connaît bien et auquel il fait maintes fois références, à savoir L’Egypte ancienne de Champollion-Figeac. En effet, aux pp. 115a-b de cet ouvrage, Champollion-Figeac démontre, sur la base de monuments égyptiens, qu’il existait un sacerdoce féminin en Egypte bien avant l’époque ptolémaïque et même avant la venue de l’historien grec dans ce pays. Champollion-Figeac conclut sa démonstration en ces termes : « On est donc fortement induit à adopter une opinion contraire à celle d’Hérodote, et à croire que les femmes ne furent pas exclues du sacerdoce, qu’elles y parcouraient à divers titres une hiérarchie de fonctions variées qui les élevaient au rang et aux fonctions de prêtresses, soit des déesses, soit des reines divinisées » (p. 115b). Bien sûr Bachofen ne se réfère pas à ce passage, mais on ne peut guère imaginer qu’ayant lu ce livre (on notera que les références à l’ouvrage sont nombreuses et exactes), il n’en ait pas eu connaissance, ne serait-ce qu’au travers de la table des matières rédigée sous forme d’index et dans laquelle on trouve sous l’entrée « Femmes » l’indication « Il y a même eu des prêtresses ».

71 Alors que les Grecs conçoivent qu’une déesse peut être fertilisée par un homme, cela n’est pas concevable en Egypte. En revanche, un dieu peut avoir des rapports avec une mortelle. Selon l’enseignement égyptien, l’immortalité peut uniquement être transmise par le père, jamais par la mère. Les conceptions égyptiennes sont en cela plus élevées que les conceptions grecques (GW II, pp. 407-408 = pp. 493-494 B.). Concernant les Romains et leur refus de mettre en pratique la doctrine égyptienne de l'eîdos masculin, cf. GW II p. 411 (= p. 497 B.).

72 GW II, p. 408 (= p. 495 B.). On remarquera que dans toutes les autres parties du livre, l’Egypte, au contraire de la Grèce, ne voit pas triompher le droit du père sur ses terres.

73 GW II, p. 411 (= pp. 497-498 B.).

74 L’Egypte n’est pas le seul pays où des coutumes gynécocratiques coexistent avec des pratiques patriarcales. Ailleurs cependant, il s’agit chaque fois du résultat d’une colonisation. Ainsi, dans la ville lybienne de Cyrène, la religion apollinienne importée par les Grecs vient-elle se juxtaposer aux cultes telluriques indigènes, mais ne les abolit pas (GW II, pp. 413-418 = pp. 500-507 B.). En Egypte, il s’agit d’une évolution qui a lieu au sein de la société indigène, sans intervention extérieure.

75 Pour commenter cette tradition, Bachofen s’inspire entre autres de F.G. Welcker, Die Aeschylische Trilogie Prometheus, Darmstadt 1824, qui aurait été le premier à souligner le lien des Danaïdes avec la gynécocratie (GW II, p. 280 = p. 327 B.). Comme nous l’avons remarqué (cf. supra p. 31), l’ouvrage de Welcker et surtout son supplément ont joué un rôle important dans la mise en place de la théorie matriarcale de Bachofen.

76 On se souviendra que pour Bachofen les mythes conservent le souvenir d’événements bouleversants qui accompagnent les grandes fractures de l'histoire de l’humanité. Les longues périodes de quiétude ne retiennent pas l’attention collective. Ce n’est que lorsque la fin d’une période approche que le monde retient ce qui le régissait depuis des siècles, cf. GW II, p. 288 (= p. 337 B.).

77 Cf. Hérodote 1, 95 qui rapporte comment les filles lydiennes constituent une dot en faisant le commerce de leurs charmes, puis se donnent elles-mêmes en mariage. Selon J. Mélèze Modrzejewski (1981), pp. 57-60, il existe au moins un exemple égyptien attesté à l’époque gréco-romaine d’une ékdosis accomplie par la femme elle-même et introduisant à une union légitime. Il s’agit d’un contrat de mariage passé en 173 avant notre ère dans le Fayoum entre la « Macédonienne » Olympias et l’« Athénien » Antaios.

78 GW II, p. 390 (= p. 470 B.). Il ressort clairement de ce passage que Bachofen considère l’amazonisme comme une déviance du droit de la mère, lequel est fondé sur l’amour et non sur la haine. Il s’agit pour les femmes de réintégrer le monde (gynécocratique) qu’elles avaient quitté. Mais ce retour correspond à la fin de la gynécocratie. Nous noterons que Bachofen peut aussi parler de l’amazonisme en d’autres termes et le présenter non pas comme une déviance, mais comme « le droit maternel à son plus haut développement » (Mutterrecht, p. 399 = p. 483 B.). Le statut de l’amazonisme varie selon qu’il adopte le point de vue du droit du père ou du droit de la mère. Dans les deux cas, toutefois, il y a excès et cet excès, qu’il soit effrayant ou sublime, entraîne inévitablement le déclin du droit de la mère. Le sommet de l’évolution du droit de la mère est en même temps cause de sa perte.

79 Sur Io, Hypermnestre et Héraclès qui, par leurs mythes, incarnent les trois degrés d’évolution de l’ancienne humanité, cf. GW II, pp. 287-293 (= pp. 336-343 B.), pp. 393-394 (= pp. 475-476 B.).

80 Pour montrer le caractère gynécocratique des populations indigènes d’Afrique, Bachofen se sert, outre des témoignages antiques, de sources ethnologiques et de récits de voyage plus ou moins contemporains de son époque, cf. GW II, p. 308 et sqq. (= pp. 364 et sqq. B.).

81 Dans le chapitre sur Lesbos où il est longuement question d'une loi dotale qui aurait été prononcée par Bérénice, Bachofen constate, après examen d’un papyrus juridique grec publié par Leemans (= U. Wilcken, n° 20, vol. 1, p. 197 sqq.), que le système de la dot était aussi en usage en Egypte. Un fait d’autant plus remarquable, dit-il, que « l’hétaïrisme, sous mille formes, ainsi que le dotem quaerere corpore [gagner sa dot par son corps] sont également attestés pour le pays du Nil » (GW II, p. 839 = p. 1076 B.).

82 GW II, pp. 374-375 (= pp. 449-450 B.).

83 Strabon XVII, I, 46, traduction de P. Charvet, Paris 1997, p. 177.

84 Diodore 1, 47, 1.

85 K.R. Lepsius, Abhandlungen der Berliner Akademie (1856), p. 301 sq. Richard Lepsius (1810-1884) est le plus grand égyptologue allemand du siècle dernier. On notera son passage à Göttingen où il assiste à des cours d’archéologie et d’antiquité grecques et où il apprend aussi le sanscrit, ainsi que son séjour à Berlin (1832-1833) où il critique l’école philologique de Boeckh. A Paris, il suit les cours de Letronne sur l'histoire d’Egypte. Il étudie l’égyptologie sous l’influence de Bunsen (cf. note 42 ci-dessus) et de Humboldt, mais n’apprendra l’égyptien qu’au moment de la parution de la grammaire de Champollion. Sa fameuse Lettre à M. le Professeur H. Rossellini sur l’alphabet hiéroglyphique (1837) marque un tournant dans l’étude des hiéroglyphes. Il y accepte le système de Champollion tout en le corrigeant et en mettant pour la première fois l’accent sur les signes syllabiques. Lepsius est également célèbre pour ses expéditions en Egypte dont il rapporta une masse énorme de documents (voir G. Ebers, Richard Lepsius. Ein Lebensbild, 1885 et W.R. Dawson et E.P. Uphill, (1995), pp. 249-250). Outre l’article cité, les références à Lepsius dans le Mutterrechtsont les suivantes : Die Chronologie der Aegypter, Berlin 1849, I, p. 303, 308 (GW II, p. 336, N. 2) ; Königsbuch der alten Aegypter, Berlin 1858, pp. 64-65 (GW II, p. 323, N. 4 et p. 349, N. 1) ; « Über die 22. Königliche Dynastie », Abhandlung der Berliner Akademie (1856), p. 272, 276, 303-304, 306, 287(GW II, p. 330, N. 1 ; p. 330, texte et N. 2 ; p. 331, N. 2 ; p. 336, N. 2 ; p. 343, N. 2) ; Briefe aus Aegypten, Aethiopien und der Halbinsel des Sinaï, 1852, p. 181 (GW II, p. 355, texte et N. 1).

86 Pour un état de la question plus récent, voir J. Yoyotte, « Les vierges consacrées d’Amon thébain », CRAIBL des séances de l’année 1961, Paris 1962, pp. 43-52 ainsi que Strabon, Le voyage en Egypte, un regard romain, éd. par J. Yoyotte, P. Charvet, S. Gompertz, Paris 1997, p. 176, N. 449. Lepsius a raison lorsqu’il défend la virginité des Divines Epouses d’Amon, du moins à partir de l’époque où ce ne furent plus les épouses royales qui remplirent cette fonction, mais des filles de rois. Celles-ci étaient alors tenues au célibat et se succédaient de « mère » en « fille » par voie d’adoption.

87 Il faut ajouter que pour Bachofen il est capital que ces jeunes filles soient également des mères. L’enfant, fruit des unions libres de la jeune fille avec les hommes, aura seulement une mère. C’est à travers elle que l’origine solaire du père spirituel Amon sera transmise à l’enfant (GW II, pp. 350-351 = pp. 416-417 B.).

88 G. Klemm, Die Frauen, Culturgeschichtliche Schilderungen des Zustandes und Einflusses der Frauen in den verschiedenen Zonen und Zeitaltern, I. Bd, Dresden 1854. Cet ouvrage, dont le premier volume est consacré aux femmes non européennes, est surtout utilisé par Bachofen pour ses références ethnologiques.

89 Garcilaso de la Vega dit l’Indien (1539-1616) est un historien et humaniste péruvien de langue espagnole. Bachofen le cite en soulignant son origine inca (GW II, p. 353, N. 2 = p. 420, N. 2 B.). Dans sa version du mythe, le dieu solaire inca appelé « notre père » est clairement identifié au dieu chrétien, cf. G. Klemm (1856), pp. 197-203.

90 GW II, p. 355 (= p. 422 B.) : « Nous aurions alors, pour le Nouveau Monde et pour une partie de l’Ancien, qui en est immensément éloignée, un seul et même processus de développement. »

91 On rapellera que Bachofen associe le degré tellurique et le degré lunaire aux populations gynécocratiques, alors que le soleil, qui représente le degré le plus élevé, est associé au droit du père.

92 L’identification entre le dieu solaire inca et le dieu chrétien telle qu’on la rencontre, par exemple, dans le récit de Garcilaso de la Vega, renforce encore le contraste entre les religions inca et égyptienne.

93 Plut. Is. et Os. 355d, E. Dans le mythe égyptien, Isis et Osiris sont les enfants du dieu Geb, la terre, et de la déesse Nout, le ciel.

94 GW II, p. 284 (= p. 332 B.), p. 326 (= p. 386 B.). Sous les Ptolémées, Bachofen constate même un retour en force du mariage consanguin (GW II, p. 488 = p. 597 B.). Dans le supplément sur l’Egypte, Bachofen se montre beaucoup plus prudent. Il faut dire que depuis la rédaction du chapitre sur l’Egypte, il a accès à de nouveaux ouvrages dont celui de J.-A. Letronne, Recherches pour servir à l’histoire de l’Egypte pendant la domination des Grecs et des Romains, 1828 (lère citation = GW III, p. 795, N. 12) ainsi que, du même auteur, le Recueil des inscriptions grecques et latines d’Egypte (1842-1848), qu’il connaissait déjà avant (lère référence = GW II, p. 463, N. 1), mais qu’il n’avait apparemment pas encore eu l’occasion de lire dans son intégralité. Dans l’un comme dans l’autre, Letronne démontre que le titre adelphé donné aux reines « n’était qu’une expression d’honneur, consacrée par l’usage, et adoptée dans le protocole des sources officielles » (cf. Letronne, 1823, p. 348). Et Bachofen de conclure : « L’erreur du Romain (= Hygin) vient de ce qu’il ne connaissait pas l’usage particulier du mot adelphé dans les titres de la cour ptolémaïque, où toute épouse du roi était appelée adelphé, même si elle n’avait pas avec son mari ce degré-là de parenté, et même si elle n’entretenait avec lui aucun rapport de sang » (GW III, pp. 828-829 = p. 1063). La confusion s’explique par l’utilisation des termes égyptiens sn et snt (frère et sœur) pour désigner l’époux et l’épouse, une utilisation inconnue en Grèce, mais que les Grecs d’Egypte ont reprise à leur compte. Il semblerait qu’en dehors de la famille royale, il n’existe pour l’Egypte pharaonique et lagide aucune attestation d’un mariage entre frère et sœur. Paradoxalement, de tels mariages sont attestés uniquement pour la période romaine. Sur cette question, cf. J. Mélèze Modrejewski (1984), pp. 353-376, ainsi que N. Lewis, La mémoire des sables. La vie en Egypte sous la domination romaine, Paris 1988, pp. 54-56 ; et B. Shaw, « The Age of Roman Girls at Marriage. Some Reconsiderations », Journal of Roman Studies 77 (1987), pp. 30-46.

95 Une des singularités de l’interprétation de Bachofen est de faire d’Isis tantôt l’épouse d’Osiris, comme la plupart des sources grecques, tantôt sa mère, GW II, p. 326 (= p. 385 B.), 358 (= p. 427 B.). Cette généalogie que Bachofen trouve chez Lactance, Institutions divines 1, 18, 5, montre clairement l’identification que notre savant effectue entre Isis et la vierge Marie. On notera que Ch.K.J. Bunsen (1845), vol. 1, p. 489, admet également cette filiation, tout en reprenant également celle de l’égyptologue anglais J.G. Wilkinson (1797-1875) pour lequel Isis est la fille d’Osiris (pp. 483-489).

96 GW II, p. 325 et sqq. (= p. 385 et sqq. B.).

97 GW II, p. 322 (= p. 382 B.) et 323, N. 4 (= p. 382, N. 5 B.). Bachofen suit ici Ch.K.J. Bunsen, vol. 4, pp. 123-125, qui attribue une origine éthiopienne à cette reine en raison de la peau bleue, noirâtre, qu’on prêta à ses représentations. L’égyptologue souligne également dans ce passage le caractère gynécocratique de la société éthiopienne, ce qui n’est pas sans intérêt lorsqu’on connaît le rôle de la reine Candace dans la défaite du principe paternel en Orient dans le système bachofénien.

98 Méroë est la transcription grecque du terme soudanais Méroua désignant une ville située au-dessus du confluent du Nil et de l'Atbara, dans le Soudan actuel. Elle connut son essor au IIIe siècle av. J.-C. lorsqu’elle devint, après Napata, la capitale du territoire que les Grecs appelèrent l’Ethiopie. Les Ethiopiens se sont rendus maîtres de l’Egypte au VIIIe siècle av. J.-C., où ils fondèrent la XXVe dynastie.

99 GW II, p. 345 (= p. 409 B.) et pp. 507 et sqq. (= pp. 629 et sqq. B.). Bachofen propose plusieurs étymologies pour ce mot dont une à laquelle il recourt à plusieurs reprises dans le Mutterrechtet qui est basée sur la syllabe Ka qu’il rapproche de conhá, cona, quen, queen. Par cet invraisemblable détour étymologique, Bachofen rejoint Bion de Soles qui dans le premier livre des ses Ethiopiques affirme que le titre « Kandaké » est la désignation officielle de la mère du roi, cf. GW II, p. 344 (= p. 409 B.) ainsi que K.H. Priese, « Les Royaumes de Napata et de Méroé » dans Soudan, Royaumes sur le Nil, Catalogue de l’exposition à l’Institut du monde arabe, Paris 1997, pp. 206-217 et en particulier les pp. 209-212 qui traitent des problèmes d’interprétation que posent les règles de succession dans la maison royale napato-méroïtique.

100 Bachofen se réfère principalement à deux versions : le manuscrit A (en grec) découvert en 1846 à la Bibliothèque nationale de Paris et édité aussitôt après sa découverte par K.F. Müller et la version latine de Julius Valerius, Res gestae Alexandri Macedonis, éditée par A. Mai en 1817, puis améliorée et augmentée à l’aide d’autres manuscrits (1835 et 1842). Le manuscrit A a été récemment traduit en français par A. Tallet-Bonvalot (Flammarion, 1994). Le texte dit L (recension ß) ainsi qu’un choix de variantes (basées en partie sur le texte latin de Julius Valérius) ont également fait l’objet d’une traduction récente, par G. Bounoure et B. Serret (Pseudo-Callisthènes, Le roman d’Alexandre) dans la collection « La roue à livres » aux éditions des Belles Lettres (1992).

101 GW II, p. 458 (= pp. 559-560 B.). Le Roman d’Alexandre a été élaboré par étapes successives et n’a donc pas un seul auteur. Le manuscrit A auquel se réfère Bachofen semble toutefois avoir été composé à Alexandrie au IIIe siècle de notre ère, mais il n’est pas exclu que certains épisodes remontent aux premiers Ptolémées, cf. A. Tallet-Bonvalot (1994), p. 17-18, p. 24, N. 2. G. Bounoure et B. Serret (1992), qui voient dans les différentes recensions « une juxtaposition de « zones de texte » d’époque et de provenance disparates » (p. XX), mais attribuent néanmoins une origine alexandrine au récit de la rencontre de Candace et d’Alexandre (p. 255, N. 25).

102 Cet épisode se trouve dans la dernière partie du Roman d’Alexandre, aux pp. 134-143 de la traduction de Flammarion (1994) et aux pp. 99-108 de la traduction des Belles Lettres (1992).

103 Alexandre s’adresse ici à la souveraine du royaume de Méroë en Ethiopie dont Amon était le dieu principal. L’Amon vénéré par l’Ethiopienne est donc le même dieu que celui dont Alexandre déclare être le fils.

104 Bien que le récit situe le royaume de Candace en Inde, la plupart des indications nous renvoient à l’Ethiopie. La transposition du royaume de Méroë en Inde ne gêne nullement Bachofen qui voit de profondes relations entre l’Inde et l’Ethiopie, via l’Egypte. Fidèle en cela à Creuzer, Bachofen conçoit l’Inde comme le pays d’où sont issus nombre de cultes et de croyances égyptiens. Il n’hésite donc pas à parler de Candace comme une souveraine à la fois indienne et méroïtique (GW II, p. 490 = p. 602 B.), tout comme il désigne ailleurs le mythe de l’œuf de l’oiseau phénix d’indo-égyptien (GW II, p. 132 = p. 132 B., où il renvoie à Creuzer, Symbolik3, 1840, 2, 1, 163-170). On relèvera aussi les parallèles qu’il établit dès le manuscrit 104 entre l’Indus et le Nil. Dans le manuscrit L, le royaume de Candace se situe en Perse.

105 Manuscrit A, traduction d’A. Tallet-Bonvalot, (1994), p. 141.

106 Manuscrit A, traduction d’A. Tallet-Bonvalot, (1994), p. 141.

107 GW II, pp. 470-471 (= pp. 573-574 B.).

108 GW II, p. 486 (= p. 594 B.).

109 C’est là que réside l’ambiguïté de Dionysos qui, de défenseur du droit du père, devient le dieu des femmes aussitôt qu’elles ont été soumises à son charme.

110 GW II, pp. 487-488 (= p. 597 B.).

111 Le récit de l’introduction du culte de Sarapis en Egypte se trouve chez Plutarque, Is. et Os. 28-29 = Mor. 361F-362E, Tacite, Histoires IV, 83-84 et Clément d’Alexandrie, Le Protreptique IV 47, 4-53, 3.

112 On retrouve un écho de cette théorie chez Plutarque (Is. et Os. 29 = Mor. 362c) citant Phylarque : « On ne fera pas plus de cas de ce qu’écrit Phylarque : que Dionysos fut le premier à amener de l’Inde en Egypte deux taureaux, dont l’un avait nom Apis et l’autre Osiris » (trad. Ch. Froidefond, C.U.F., 1988).

113 GW II, p. 462 (= p. 563 B.). D. Raoul-Rochette, Histoire critique des colonies grecques, 1815, l, pp. 161-166.

114 GW II, pp. 462-463 (= p. 564 B.). Origène, Contra Celsum 1. 5, 36k.

115 Pour prouver le caractère solaire de Sarapis, Bachofen se réfère à une dédicace grecque recueillie en Egypte par Letronne (1842, 1, 156), qui en traduit le début comme suit : « A Zeus Hélios, le grand Sérapis de Canope, et à tous les dieux », alors qu’il faut lire : « A Zeus, à Hélios, au grand Sérapis de Canope et à tous les dieux. » On retrouve la même erreur de traduction dans une inscription (n° 15) publiée dans les Recherches (1823), p. 473, et à laquelle Bachofen se réfère également dans son supplément (p. 948, N. 7).

116 GW II, p. 463 (= pp. 564-565 B.) : « Ici cependant, Hélios n’apparaît pas dans une pureté lumineuse et métaphysique, caractéristique d’Apollon, mais revêt plutôt la nature dionysiaque d’une puissance ignée et phallique, vouée à féconder la matière tellurique. »

117 GW II, p. 460 (= p. 562B.), p. 508 (= p. 631 B.), p. 528 (= p 661 B.) ; GW III, pp. 570-571 (= pp. 716-718 B.). A propos de l’influence de Carl Ritter sur Bachofen, voir les pp. 35 et 189 de ce volume.

118 Sur cette naissance de Dionysos résultant de l’expédition de l’Apollon auroral en Asie, cf. supra pp. 190-194.

119 On remarquera à ce propos la réticence qu’éprouve Bachofen à identifier Sarapis à Dionysos, cf. GW II, pp. 464-466 (= pp. 566-569 B.). Cela est d’autant plus étonnant que la double identification Dionysos = Osiris = Sarapis est bien présente chez Plutarque (de Is. et Os. 28 = Mor.362d).

120 GW III, p. 590 et sqq. (= p. 744 et sqq. B.), p. 832 et sqq. (= p. 1067 et sqq. B.).

121 GW II, pp. 488-489 (= pp. 597-599 B.), GW III, pp. 971-972 (= pp. 1256-1257 B.). Cette propagation de la religion bachique sous les Ptolémées, Bachofen la décèle dans une multitude d’éléments que l’on serait bien en peine d’énumérer ici. Mentionnons les événements ayant marqué le règne de Cléopâtre Kokké qu’il analyse aux pp. 972-973 (= pp. 1257-1259 B.) du supplément ainsi que son analyse du titre Philométor qu’il oppose à ceux de Philopator et d’Eupator, pp. 965-972 (= pp. 1249-1257 B.).

122 GW III, pp. 971-972 (= pp. 1256-1257 B.). L’idée que l’histoire vient confirmer le mythe avait déjà été développée par Bachofen à propos du Ion d’Euripide, cf. supra pp. 172-179.

123 La coexistence de deux systèmes, un phénomène déjà rencontré à l’époque pharaonique à propos des idées de la caste sacerdotale dans leur contraste aux autres représentations égyptiennes, est encore renforcée à l’époque ptolémaïque avec l’opposition des Grecs et des Egyptiens. Sur ce dernier point, Bachofen envisage deux scénarios : 1) Les Grecs tentent d’imposer le système paternel. 2) Les Ptolémées n’ont pas imposé le système paternel mais ont suivi les usages égyptiens et introduit des conceptions orientales, ce qui eut pour conséquence une dégénérescence du système gynécocratique indigène. C’est ce dernier scénario qui est exposé ici.

124 GW III, p. 974 (= p. 1260 B.).

125 GW III, pp. 974-975 (= p. 1260 B.).

126 La pratique de l’adoption testamentaire est caractéristique de la paternité apollinienne, à savoir une paternité spirituelle de laquelle l’union sexuelle est exclue (mise à l’écart de la mère). Pour plus de détails, voir supra pp. 143-144, 175-179, 195.

127 Pendant longtemps, cette Kandaké, dont le nom n’est pas mentionné dans les annales romaines, a été identifiée à Amanirénas, « le » prédécesseur d’Amanichakhéto, cf. par ex. J. Yoyotte, P. Charvet, S. Gompertz, Strabon, Le voyage en Egypte, un regard romain, Paris 1997, p. 190, N. 493. Selon K.H. Priese, « Les royaumes de Napata et de Méroé », dans Soudan, Royaumes sur le Nil, Catalogue de l’exposition à l’Institut du monde arabe, Paris 1997, p. 216, cette hypothèse est aujourd’hui abandonnée.

128 Strabon XVII, 1, 54, traduction de P. Charvet, Paris 1997, p. 189. Les reines Candace sont également mentionnées par d’autres auteurs antiques (p. ex. Dion Cassius, LIV, 5, 4, Pline, nat. hist. VI, 186) mais sans qu’on sache à laquelle de ces reines ils se réfèrent.

129 Il s’agit de Primis, l’actuel Qasr Ibrîm en Basse-Nubie.

130 Strabon XVII, 1, 54, traduction de P. Charvet, Paris 1997, p. 191.

131 Bachofen n’ignore pas l’existence de ce passage de Strabon qu’il cite aux pp. 314-315 des GW II (= p. 372 B.) sans commentaire particulier. Il donne également la référence à Dion Cassius (LIV, 5, 4) à la p. 448 des GW II (= p. 547).