Book Title

Entre Dionysos et Apollon

Philippe BORGEAUD

Karl Otfried Müller, on le sait, défendait dans ses Prolegomena1 l’idée que les mythes grecs, dans leurs diversité et en deçà de leurs élaborations poétiques, renvoient à des expériences humaines et à des cultes remontant à des temps archaïques, à l’époque où eurent lieu les migrations des peuples helléniques et les premières colonisations. Ils constituent donc des sources importantes pour connaître l’histoire, à condition d’être correctement analysés (c’est-à-dire déconstruits, puis recomposés, à l’issue d’un travail dit de « combination »)2. Il pensait toucher ainsi au niveau mythopoétique, à ces temps héroïques d’avant l’écriture et d’avant Homère. Indépendant de toute initiative individuelle, de toute influence d’une caste de prêtres aussi bien que de toute influence étrangère, le contenu originel des mythes devenait chez lui l’expression collective (et autochtone) non pas d’une doctrine mais d’une expérience vécue, celle des multiples tribus de la nation grecque primitive. D’où la nécessité, chez Müller, de lier les enquêtes du laboratoire mythologique à l’expérience du terrain grec, ce terrain où Apollon, son dieu d’élection, devait le terrasser. Dans un tel système, il serait vain de penser que certains types de cultes (par exemple les mystères) sont plus récents que d’autres. Les contradictions apparentes résultent de la diversité (synchronique) des racines locales, et non pas de l’effet d’une évolution au cours de laquelle des couches récentes auraient recouvert des couches plus anciennes. Une attestation tardive ne prouve pas une origine récente. Les silences homériques ne sont pas des preuves d’inexistence, mais tout au plus le résultat d’une focalisation partielle. A l’origine règnent la coexistence, et le foisonnement des mythologies locales. Ce n’est que secondairement, et par étapes, que le travail de l’histoire (qui rompt l’isolement régional des différentes tribus) et de la grande poésie (qui crée une vulgate panhellénique) conduit à l’uniformisation et à l’appauvrissement des mythes, dans un mouvement qui tend à leur donner un sens allégorique, puis psychologique et enfin philosophique. Cette évolution trouve son terme final avec l’époque d’Euripide, « ce temps de l'Aufklärungphilosophique qui, bien que considérant les mythes comme des formes, ne les traite pas comme les formes d’une pensée très ancienne, mais comme celles de ses propres représentations, qu’elle a interpolées… Cette époque joue avec la mythologie selon son bon plaisir et ne l’utilise plus, pour finir, que comme substrat et ornement inépuisables de la poésie » (p. 171). Le mythe, désormais, est mort3.

Mais on pourra le reconnaître au détour d’une image. Il est perceptible à l’état de mémoire, signe non encore effacé, renvoyant à ces temps anciens où l’horreur côtoyait la lumière, où les dieux d’Homère n’avaient pas encore renié leurs capacités chthoniennes. C’est ainsi qu’Adraste, dans les Sept contre Thèbes, chevauchant l’horrible cheval Areion à la tête des seigneurs argiens qui se préparent à l’assaut de la ville coupable, apparaît à K.O. Müller comme l’instrument de la déesse elle-même de la cité, Déméter revenue sous les traits de l’Erinye : renvoyant à la conception la plus archaïque de la déesse, cette image est empreinte d’une telle grandeur et audace que « l'Iliade et l'Odyssée en comparaison doivent être considérées comme les fruits postérieurs d’un esprit devenu beaucoup plus doux et plus domestiqué »4. Dans son commentaire des Euménides d’Eschyle, dont nous tirons cette citation, K.O. Müller met en place le dispositif qui opposera, dans l’historiographie moderne et pour longtemps, le chthonien à l’olympien5. A l’unité et à l’ambivalence primitives succède la distinction des aspects sombres (colériques et chthoniens) et des aspects lumineux (apaisés et olympiens) : à Déméter qui fut elle-même erinýs (« celle de la colère ») succèdent les deux figures désormais distinctes (sinon encore dans les Mystères) de la Déesse olympienne et des Erinyes ; un monde divin épuré se dégage ainsi du monde inquiétant de la vieille religion des Pélasges (p. 175 note 15). Ce n’est pas l’émergence de la lumière, qui est présente dès l’origine : c’est un procès de discrimination, de séparation d’éléments indistincts, ou jusqu’alors capables de se retourner en leur contraire. Le statut d’Apollon, de ce point de vue, est remarquable, pour ne pas dire hors normes. Tandis que Zeus, souverain de l’Olympe, conserve lui-même des aspects sombres et souterrains (en tant que meilίchios, ou chthόnios, ou cathársios, ou laphústios)6, Apollon se manifeste d’emblée et définitivement comme le dieu de la lumière matinale, l’ennemi des puissances ténébreuses, le purificateur par excellence. Contrairement aux autres olympiens, ce dieu se révèle capable de projeter hors de lui, et d’objectiver pour ainsi dire, à l’occasion d’un rituel de purification, la part obscure qui pourrait menacer son destin de clarté7. C’est ainsi que Müller s’efforce, en particulier, d’expliquer la figure du serpent Python, et le rôle d’Apollon delphίnios. C’est Python qu’il faut apaiser et se concilier8. Bien qu’expert en procédures d’expiation, Apollon demeure extérieur à la souillure et à la colère : « En Zeus s’unissent, comme en une cime, les deux versants contradictoires du monde ; alors même qu’il est, dans la représentation dominante, un dieu du ciel et du monde supérieur, il apparaît néanmoins, dans bien des cultes obscurs et mystiques, comme un dieu souterrain, réclamant des expiations. Ces deux versants opposés se séparent davantage l’un de l’autre avec Apollon qui, toujours et partout, est un dieu lumineux et pur, se manifestant dans l’ordre et la clarté » (p. 140). C’est ainsi que dans les Euménides, Apollon, en tant qu’Olympien et aux côtés d’Athéna, s’oppose aux Erynies, puissances titaniques, comme la justice et l’ordre d’une société humaine s’opposent à la rigueur d’une loi naturelle, étrangère à la morale (p. 186). Avec l’autorité d’un père (il est, à Athènes, Apollon patrôios), dont la parole oraculaire et delphique est infaillible, le dieu entre dans le tribunal de l’Aréopage pour se faire l’exégète, au sens technique d’interprète de la loi non écrite, du devoir de vengeance du sang ; il va convaincre les jurés « que la mère, en tant que parente plus éloignée, pour ainsi dire, doit être sacrifiée à ce devoir envers le père »9. Lecteur ingrat, mais attentif, Bachofen aura sans doute apprécié la formule, qui fait de la mère une victime sacrificielle offerte au respect des droits du père !

De Karl Otfried Müller dont il ne cite pas les Prolegomena, mais auquel, on l’a vu, il a rendu visite à Göttingen10 au temps de ses études, et dont il lit attentivement, entre autres11, le commentaire aux Euménides, Bachofen aura certes retenu trois enseignements au moins : d’abord l’usage des mythes (quelle que soit leur date d’énonciation) comme instrument légitime12 d’information sur les temps les plus anciens ; en second lieu le sentiment d’une essentielle opposition entre le monde des Olympiens et celui des forces chthoniennes ; enfin, corrélativement à cette vision, la conception d’un Apollon lumineux, abstrait des liens de la chair et de la nature : « Apollon ne fut, à aucun égard, une divinité de la nature, une divinité dans laquelle la force créatrice de la nature serait représentée, comme étant son essence. Aucune des caractéristiques du culte de la nature ne se laisse reconnaître chez lui. Très loin d’apparaître comme dieu fécondant et producteur, il demeure célibataire et juvénile. Un coup d’œil suffit pour comprendre que ses amours littéraires avec la nymphe du laurier, ainsi que ses fils poétiques et prophétiques, n’ont rien à voir avec l’Idée du culte. Dans les pratiques et symboles qui lui sont propres, on ne trouve au contraire aucune trace de cette vénération de la force fécondante que l’on rencontre, d’une manière naïve, dans le vieux culte arcadien d’Hermès, dans les mythes argiens d’Héra, ou dans les mythes attiques d’Héphaistos et d’Athéna. Encore plus éloigné de lui demeure l’orgiasme brûlant qui se consume lui-même, cet orgiasme dans lequel des peuples colériques s’efforcent d’exprimer la joie et d’exciter la douleur dans un tourbillon et un tapage effréné, mus par une conception de la nature qui voit dans son dieu un être tantôt souffrant et dépecé, tantôt victorieux et rayonnant : cette forme de sentiment religieux, pour la Grèce, c’est l’adoration thrace de Dionysos qui la représente. Alors même que cette dernière a fleuri sur l’Hélicon et le Parnasse, tout près du sanctuaire pythique, et que les espaces de danse (das Lokal) des deux religions se sont souvent rencontrés, les cultes eux-mêmes demeurèrent rigoureusement séparés, toute hypothèse de guerre de religion paraissant, en outre, parfaitement infondée »13.

Tributaire de cette vision des choses, on comprend que le système de Bachofen puisse innocemment s’élaborer, dans un premier temps, en toute méconnaissance de Dionysos. Apollon, l’Apollon spirituel et dorien de Karl Otfried Müller, se trouve par contre situé, d’emblée, au cœur du dossier. La préexistence d’un niveau matriarcal étant considérée comme acquise, à la suite des enquêtes lyciennes et crétoises qui ouvrent le Mutterrecht, c’est bien l’Apollon de l'Orestie qui impose, sur l’aréopage d’Athènes, au troisième chapitre, la supériorité du lien paternel sur le lien maternel et qui trouve en Athéna (cette déesse « sans mère ») une providentielle alliée. Tel que Bachofen le lit chez Eschyle, le conflit qui oppose le « droit du père au droit de la mère » débouche sur la victoire d’un droit nouveau et « céleste », celui de Zeus Olympien, sur un droit ancien et « chthonien », celui des puissances souterraines14.

L’opposition chthonien-olympien qui fonde explicitement, chez Bachofen, l’opposition entre les Erynies et le « couple » Apollon-Athéna, est certes un vieil héritage transmis, via Karl Otfried Müller, depuis Creuzer. Mais Bachofen lui redonne la valence chronologique (antériorité du chthonien) qu’elle avait eue chez Creuzer, valence qu’avait prudemment nuancée Karl Otfried Müller. Une étude récente de Renate Schlesier15, tenant compte à la fois de l'historiographie moderne (XIXe et XXe s.) et des sources antiques (un très petit dossier, toujours le même, fragile mais inlassablement évoqué) a démontré que cette opposition, dans la mesure où on peut l’observer, ne renvoie à aucun dualisme réel. Il n’y a pas, du point de vue des Grecs, une forme de religion chthonienne que l’on puisse opposer à une forme de religion olympienne. L’olympien n’est pas exclusif du chthonien, ni l’inverse. Par contre, comme l’avait pressenti Karl Otfried Müller, l’ambivalence, la faculté de retournement de ce que les Grecs qualifient de chthonien, est bel et bien essentielle.

Avec Bachofen, dans le Mutterrecht, nous sommes conviés à naviguer entre les notions (parfois confondues) d’opposition (dualisme des régimes de l’imaginaire), de succession chronologique et d’ambivalence (ou faculté de retournement). La conférence présentée à Stuttgart en 1856 (cinq ans avant la publication du Mutterrecht), à l’occasion de la 16e réunion des philologues, maîtres d’école et orientalistes allemands16, représente, on le sait, la première expression « officielle » du système de Bachofen. Cette conférence, où l’on trouve l’essentiel des trois premiers chapitres du futur Mutterrecht, se clôt sur l’analyse de l'Orestie. Une note assez surprenante17accompagne le paragraphe précédant la conclusion ; Bachofen y reproche (en substance) à Muller de n’avoir pas compris l’essentiel, à savoir que l’opposition entre Apollon et Athéna d’une part, et les Erynies de l’autre, renvoie à l’opposition entre droit du père et droit de la mère, entre religion olympienne et religion chthonienne. Comme le remarque Giampiera Arrigoni18, Bachofen reproche à Müller, en toute candeur, de n’avoir pas inventé, avant lui, la théorie matriarcale, évolutionniste, fondée sur le postulat (boiteux) de l’antériorité du chthonien sur l’olympien.

C’est à partir de ces prémisses qu’il convient d’expliquer l’apparition d’un nouveau couple d’opposition, celui que forment Apollon et Dionysos. Comme nous venons de l’annoncer, Dionysos, destiné à devenir l’acteur essentiel que nous connaissons, ne fait irruption qu’en un second temps. Plus précisément, son rôle ne devient visible qu’à partir de la moitié du Mutterrecht, c’est-à-dire au bout de 500 pages, avec le chapitre sur « Orchomène et les Minyens ». On peut même affirmer que Dionysos ne constitue pas une pièce maîtresse du programme initial de Bachofen, puisqu’il est absent de la conférence de 1856. Comment vient-il à s’opposer à Apollon ?

Cette question revêt une certaine importance, dans la mesure où, contrairement à bien d’autres personnages du Mutterrecht, Dionysos ne s’introduit pas à l’occasion d’un simple procédé d’amplification. Reconnu sur le tard, il s’affirme néanmoins comme un opérateur essentiel, indispensable à l’architecture finale, celle qui sera exposée dans le « préambule et introduction » (Vorrede und Einleitung) qui précède, dans l’œuvre publiée, la table analytique des matières (Übersicht des Inhalts).

La référence à Dionysos s’impose, dans le Mutterrecht, à l’issue d’un long parcours oriental (Egypte, Inde et Asie centrale) qui fait lui-même suite à l’analyse du crime des Lemniennes : ce sont les Amazones et les reines du Levant, en ce qu’elles représentent un aspect invincible du pouvoir féminin, un réservoir inépuisable de séduction pour l’Occident, qui attirent la réflexion en direction de ce « dieu des femmes », comme dit Bachofen. Et peu importe qu’on ne l’ait pas rencontré, en tant que tel, en Egypte, en Inde ou en Asie centrale. Le fait essentiel, c’est que les conquêtes d’Alexandre, loin d’imposer la loi (occidentale) du père sur des territoires jusque là dominés par les grandes déesses, entraînent la résurgence d’une religiosité essentiellement dionysiaque, et aphroditique. Le fait que le culte de Dionysos s’impose chez les successeurs d’Alexandre incite Bachofen à reconnaître, en ce dieu, le correspondant occidental d’une divinité lumineuse phallique venue de l’Inde (via Creuzer), et qui atteint d’une part l’Arabie et l’Ethiopie, d’autre part la Colchide et le Pont-Euxin. C’est d’ailleurs de Sinope, poste avancé de la profonde Asie, sur la Mer Noire, que provient le Sérapis des Alexandrins, à savoir, selon Bachofen, un Hélios-Koros19 équivalent de Krishna. Ce soleil fécondant aurait donné son nom à toute une région voisine de Colchide, la Korokondame de Strabon20 en laquelle Bachofen, à l’issue d’un raisonnement labyrinthique emprunté à Carl Ritter, croit reconnaître une terre-mère (racine *kand-, qui donne par ailleurs son nom à la reine Candace) associée au dieu solaire et phallique.

L’Asie, terre de la polyandrie, où les lointaines ancêtres de Cléopâtre adressaient leurs dévotions à la préfiguration du dieu des bacchanales, n’a toutefois pas attendu Alexandre pour imposer son empreinte sur l’esprit occidental. Entamant la seconde partie de son enquête, Bachofen tourne son regard, à nouveau, au cœur du monde grec, non plus vers l’aréopage d’Athènes, mais en direction cette fois de la Béotie et d’Orchomène, patrie des Minyens chers à K.O. Müller. C’est là qu’il rencontre, de plein fouet, le Dionysos des filles de Minyas. Mais c’est de là aussi que sont originaires les argonautes, ces explorateurs guidés par Orphée. Orphée, serviteur d’Apollon, que l’on verra rentrer de Colchide converti à Dionysos. Lycie-Crète-Athènes, et maintenant Asie-Orchomène : le trajet qui conduit vers Dionysos, tout comme celui qui conduisait vers Apollon sur l’aréopage, est un trajet Orient-Occident.

Dionysos, à Orchomène, intervient pour rétablir un juste matriarcat. C’est le moment, en effet, où les femmes, affranchies de l'hétaïrisme primitif, sont menacées par la tentation de l’amazonat. Les filles de Minyas, deux d’entre elles du moins, portent des noms d’amazones (Leucippè, Arsippè). Mères sans époux21, elles s’attachent absurdement aux tâches domestiques, raillant les autres femmes qui, soumises au pouvoir du sexe, font les bacchantes dans la montagne : la « volupté phallique » de Dionysos avait su capter, sous le couvert de l’« élan mystique », ces êtres à la « sensibilité irritable ». La soumission à sa loi assujettit cependant la vie féminine à un principe d’ordre caractéristique de la gynécocratie démétrienne, et couronné par l’institution du mariage : l’amour et l’union apaisée avec l’homme, le dévouement à l’époux apparaissent ici comme les conditions préliminaires à l’accomplissement des Mystères22. Devenue épouse de Dionysos, la mère reçoit en partage « la couronne d’Ariane qui brille dans les cieux sans se faner jamais »23. L’horrible destin des Minyades, qui refusent cet ordre et dépècent l’enfant, est commémoré par le rite des Agrionies, qui apparaît ainsi comme un rappel des tensions qui ont marqué les origines de la gynécocratie démétrienne. A Orchomène, Dionysos et Déméter travaillent main dans la main. Non loin, mais à bonne distance encore, d’un jeune Apollon solaire.

Il s’agit de l’Apollon Matinal (heôios) auquel les argonautes, descendants des Minyens, élèvent un autel24. Fils de Nuit et solidaire des pouvoirs de la Terre, selon Bachofen25, cet Apollon des origines est apparenté « à la Nature qui enfante hors mariage. Il ne se peigne jamais, et seule sa mère peut toucher ses cheveux. Ainsi donc, il n’a rien d’un dieu masculin qui aurait dépassé tout rapport avec les femmes : comme l’éthiopien Memnon, il est entièrement dominé par la Mère »26. Dans ce système, nous dit Bachofen, il n’y a pas de descendants, mais seulement des ancêtres : la puissance masculine est une feuille agitée par le vent. L’idée de la succession et de la continuité de la descendance est en effet tributaire de l’avènement de la Paternité. Cette dernière, dans le mythe, apparaît avec la rencontre de Jason et de Médée27 ; elle est signifiée dans la métaphore du labourage rectiligne, effectué sans se retourner, lors des semailles des dents du dragon qui garde la toison d’or. Les sillons rectilignes, pour Bachofen, désignent la descendance patrilinéaire, par opposition au labourage « boustrophédique » et oblique de la filiation matrilinéaire. La toison d’or, qui sert effectivement de couche nuptiale à Jason et Médée28, est interprétée comme l’emblème de l’union sexuelle dans le cadre d’un mariage légitime29. Jason patronne ainsi un stade culturel : Bachofen parle de « iasonische Kultur », à savoir cet état de société, encore dominé par la femme, prêtresse et magicienne (Médée) et par l’agriculture, mais où les fils ont deux parents : la mère, et aussi le père. Il s’agit donc, comme dans l’affaire des Minyades, mais sous le signe d’Apollon, d’une victoire du mariage sur l’amazonisme, dans un contexte gynécocratique. Centré sur la figure du fils, ce système trouve selon Bachofen son fondement dans la relation qui unit les argonautes à l'Apollon d’Orphée. Il s’agit d’un jeune soleil, encore soumis à sa mère la nuit, mais qui instaure, au sein du matriarcat, un culte de la lumière et du fils. « Des mains de la mère le sceptre passe au fils, mais la dignité suprême reste à la génitrice »30. Issus de cette révélation, les mystères apolliniens orphiques introduisent ainsi un principe divin mâle. Du même coup, c’est une victoire de la vie et de la génération, de la lumière et de la paternité, sur la mort, l’obscurité, le deuil (p. 563). Ce mysticisme orphique, pour Bachofen31, n’est pas une invention récente, due à quelques faussaires comme Onomacrite ou certains pythagoriciens : il est aussi ancien que le cycle des légendes minyennes. L’expédition des argonautes, dans ce contexte, devient le souvenir mythologisé d’une entreprise réelle, historique, de diffusion d’une religion de la lumière. Il s’agit d’un enseignement de haute consolation issu du Nord et de la Thrace, une religion qui fête la mort avec des réjouissances : « La personnalité d’Orphée et de Jason peut être sacrifiée sans autres ; la signification originellement apollinienne de l’expédition des Argonautes demeure un fait inébranlable. Une religion de lumière s’oppose au tellurisme des anciens temps. Cette religion suscite dans l’âme féminine la nostalgie d’une libération de la condition qui fut jusqu’alors celle de la femme, prise entre l’hétaïrisme et l’amazonisme… » (p. 565), à savoir entre la génération déréglée et spontanée, et le rejet du mâle. A l’issue de cette révolution, la femme demeure la gardienne des Mystères. Bachofen insiste à ce propos sur le rôle prépondérant de Médée, qui garde toujours l’initiative par rapport à Jason.

Cette victoire aurorale de l’enfant Apollon, dans un contexte gynécocratique, sera de courte durée. Les Minyens conduits par Jason, dans la région du Phase, côtoient les habitants de Colchide. Le mythe, selon Bachofen, véhicule ici la mémoire d’une rencontre conflictuelle entre l’Occident et l’Orient, entre la religion orphico-apollinienne des Eoliens et des Achéens, et la religion amazonique et hétaïrique des Phéniciens, Assyriens, Etrusques, Mèdes, Perses et autres ariens (sic), sectateurs d’Hélios-Koros, le dieu solaire phallique issu de l’Inde (pp. 568-569). L’Est du Pont-Euxin apparaît ainsi comme un point de rencontre et d’opposition, plus précisément le lieu où les peuples d’Asie et de Grèce sont devenus conscients de leur opposition. « Ce que le mythe réunit en une seule grande entreprise (l’expédition des Argonautes) doit être compris comme l’expression d’un commerce prolongé et d’un combat de longue durée. Si ce combat débouche certes, et puissamment, sur la diffusion d’une vie orphico-apollinienne plus élevée, il ne faut pas exclure pour autant une action en retour de la religion indiano-colchique sur la religion thrace, plus pure. De la rencontre de ces deux religions résulte ce Dionysos qui, toujours plus fortement, prend la place d’Apollon auroral et, au cours du temps, s’élève jusqu’à une signification qui unit l’Orient à l’Occident » (p. 570, notre traduction). Considérée par Bachofen « comme un des faits les mieux fondés de l’histoire des religions », cette influence de la divinité lumineuse phallique orientale sur la formation d’un culte « thraco-hyperboréen » expliquerait la transformation de l’orphisme apollinien en un orphisme dionysiaque32. A la place d’Apollon surgit Dionysos. Ou mieux33, l’Apollon auroral se transforme en Dionysos de lumière, pour diffuser, jusqu’en Espagne, sa danse jubilatoire, sa joie, sa libération34. C’est ce rival de l’enfant Apollon, cet usurpateur étranger, qui rappelle les filles de Minyas à l'ordre du mariage. Mais il le fait à sa manière : au lieu de la consécration religieuse et de l’adoration de l’enfant auroral, voici venu le temps de l’exaltation des sens et de la séduction érotique. De là découle que si Dionysos peut usurper le rôle d’Apollon, pour vaincre l’amazonisme, il peut tout aussi bien ramener la femme, par son charme et par le pouvoir de son phallus, en direction de l’hétaïrisme oriental. Le culte bachique est ambivalent : il peut aussi bien mettre fin à la dégénération amazonique du vieux matriarcat que promouvoir une nouvelle gynécocratie, sensuelle et aphrodisienne35.

A la différence de l’immuable clarté apollinienne, la force lumineuse de Dionysos féconde la matière. Semblable à la lune, elle a partie liée avec la génération et le devenir. Et comme la lune, son domaine est un monde intermédiaire, celui de psyché, situé à la frontière entre le corps (sôma) et l’intellect spirituel (noûs). Cette position charnière (entre deux) confère à Dionysos un pouvoir ambivalent : il peut valoriser la matière et le plaisir des sens ; mais il peut aussi, à travers la danse et les mystères, conduire son thiase jusqu’à un seuil, une expérience des limites du corporel36.

Dionysos est donc très proche d’Apollon, tout en lui restant subordonné. Bachofen se plaît à rappeler le dossier (traditionnel depuis Creuzer et Müller) de leurs rencontres37. Et d’abord leur commune présence à Delphes, où le corps de Zagreus est enseveli sous le trépied oraculaire. Mais c’est pour aussitôt dresser l’inventaire des contrastes : la limpide splendeur, la musique ordonnée et sage d’Apollon s’opposent à la frénésie et à l’enthousiasme d’un soleil nocturne et fécondant. Le commerce d’Apollon peut toutefois se révéler, pour Dionysos, bénéfique, et le porter au terme extrême de son évolution. Bachofen mentionne l’apparition d’Apollon, comme « celui qui accomplit » (vollendend), aux côtés de Dionysos sur certains vases funéraires publiés par Raoul-Rochette38, vases sur lesquels il réfléchit dans sa Gräbersymbolik39.

Il n’appartiendra pas à Dionysos d’accomplir le saut essentiel, celui qui affranchirait sa virilité de tout lien au sein maternel (gremium matris)40. La paternité dionysiaque, cet impératif qui arrache les femmes à l’amazonat (tout comme l’Apollon auroral, on s’en souvient, les entraînait à honorer la filiation), demeure liée aux conditions de la procréation sexuelle. Apollon, lui seul, saura élever le concept de paternité jusqu’à son aboutissement spirituel, dans l’éclat d’une flamme immatérielle (ignis non urens, ibid.). Incapable de s’arracher à la matérialité phallique, Dionysos devient fatalement un agent du retour aux pratiques érotiques les plus dégénérées, celles qui présidaient à l’ancien hétaïrisme aphroditique. Cette rechute (à coloration démocratique et totalitaire), se répète périodiquement dans l’histoire, des Pisistratides aux successeurs d’Alexandre, puis à César et Cléopâtre41. Elle signifie, pour Bachofen, la plus profonde humiliation du sexe masculin.

Alors que chez K.O. Müller, et encore chez Ludwig Preller, Dionysos et Apollon cohabitaient et se croisaient dans une relation d’indifférence mutuelle, les voici entrés dans une histoire conflictuelle. Une histoire où la victoire, au gré de Bachofen, sourit trop souvent à Dionysos, détenteur de pouvoirs inférieurs mais néanmoins invincibles : beauté physique, sensualité et ivresse. C’est donc à Dionysos le phallique, et non à Apollon le métaphysique, que Zeus remet son sceptre dans la doctrine orphique rapportée par Olympiodore dans son commentaire au Phédon, que cite Bachofen42.

Tel serait le dernier mot de l’Antiquité païenne, s’il n’y avait eu, heureusement, Athènes. A savoir un cas très particulier. Dans la cité d’Apollon patrôios et de l’aréopage règne une déesse fortement masculinisée qui naît tout armée du crâne de son père. Tandis que Dionysos, le mâle efféminé, est qualifié de dimétor (en tant qu’il a deux mères), Athéna est amétor, elle n’a pas de mère, et reste vierge. Cette souveraine rappelle certes l’amazone, mais une amazone qui apparaîtrait au terme du processus, et non pas à son origine. Athéna représente, pour Bachofen, l’extrême réalisation, spirituelle, de l’idée sur laquelle repose le droit maternel. Figure féminine exprimant le principe spirituel paternel, elle incarne la réalisation de ce qu’aurait été l’évolution du droit maternel conduit jusqu’à son terme : il faut comprendre sans l’intervention de Dionysos. Son influence sur Thésée, qu’elle arrache à Ariane, est de ce point de vue tout à fait éclairante. La vierge sans mère réserve à son protégé un destin politique plus élevé que celui qu’il aurait pu atteindre en restant attaché, par l’union phallique, à la femme lunaire crétoise43. Bachofen ajoute que cette reconnaissance du principe apollinien de la paternité, à Athènes, est d’autant plus remarquable que cette cité fut habitée, à l’origine, par des Pélasges, qu’elle vénère une Mère gardienne de la législation (la Mère des dieux, au bouleutérion), qu’elle fait régner Déméter sur les Mystères, et que la femme de l’archonte roi, la « reine » (la basίtinna) est rituellement mariée à Dionysos (faut-il comprendre qu’elle assume seule ce qui, ailleurs, est un lot collectif des femmes de la cité ?).

C’est à Athènes on l’a vu, chez Euripide, que Bachofen découvre l’expression la plus achevée de la paternité apollinienne. Tel qu’il le comprend, à l’issue de la longue analyse dont nous avons rendu compte au chapitre précédent, le Ion d’Euripide enseigne en effet que le fils doit être considéré comme produit par la force spirituelle d’un très haut père de la lumière. Une telle vision, équivalant au dépassement aussi bien de la maternité tellurique que de la paternité phallique, annonce selon Bachofen le message chrétien de l’Evangile. Concrètement, et tel était bien l’un des thèmes de l'Ion, ce dépassement du principe de paternité conduit naturellement à la mise à l’écart de la mère et à la pratique de l’adoption, dont Bachofen trouve l’expression la plus élevée dans l’adoption testamentaire, celle qui permet à Octavien (Auguste) d’être le fils de César et de se comporter, vis à vis des assassins de son « père », comme un nouvel Oreste44. La gerbe est alors bouclée, « l’idée qui dans l'Ion d’Euripide surgissait parée de vêtements mythiques, réapparaît désormais comme une réalité historique »45. C’est donc à Rome qu’il appartient de réaliser, au niveau juridique, ce qu’Athènes avait pressenti. Au niveau religieux, ce sera l’œuvre du Christianisme.

Rappelons que les dieux, chez Bachofen, ont une histoire. Déchiffrer cette histoire revient à démêler un écheveau de structures dualistes. On rencontre d’abord l’opposition chthonien-olympien, conçue dans une dimension temporelle, comme universelle, et doublée d’une opposition féminin-masculin. C’est cette double opposition qui fonde le récit d’émergence d’Apollon, fils auroral promu à devenir le garant immatériel d’une paternité toute juridique. Entre les deux termes de ce procès (le fils de la mère, et le père), on voit surgir en un second temps Dionysos le séducteur, sous la forme d’un dieu usurpateur et phallique qui supplante, en l’absorbant, le jeune Apollon. Cette affirmation de la matière, du sexe, de l’enthousiasme, vient compromettre l’évolution apollinienne en direction d’une paternité spirituelle. Dionysos apparaît du même coup comme le produit d’une nouvelle opposition fondamentale, celle qui gère le conflit Orient-Occident. C’est un dieu étranger, reconstruit en Grèce, mais dont l’ancêtre oriental est toujours susceptible de réapparaître pour menacer le fragile équilibre de la raison. Alors même que les mythes, chez Bachofen, véhiculent la mémoire de drames très anciens, ils n’ont rien de statiques, se révélant au contraire excellents metteurs en scène d’une histoire inachevée, dans laquelle le conflit Dionysos-Apollon ne cesse de se réactualiser.

Nous nous sommes contentés, ici, d’exposer ce dispositif. Il resterait à le situer dans un contexte historiographique global. Le jeune Bachofen, on le sait, fut l’élève du vieux Savigny, à travers qui il rencontrait un milieu d’où étaient sortis (entre autres) les frères Grimm, des personnages très proches par ailleurs de Karl Otfried Müller. A partir de 1871, Bachofen recevait à Bâle, dans sa maison et en compagnie de sa charmante épouse (excellente pianiste, de trente ans sa cadette), le jeune Nietzsche qui venait d’écrire Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik (1871). On sait que Nietzsche, peu avant l’impression de son livre, consulta le Versuch über dieGräbersymbolik der Alten (1859)46, ouvrage dans lequel Bachofen faisait aussi usage du couple oppositionnel Dionysos-Apollon, mais un usage occasionnel, non encore systématique47.

Entre la publication du Mutterrecht (1861) et l’arrivée de Nietzsche à Bâle (1869), Bachofen avait fait paraître un autre ouvrage encore, dans lequel il reprenait la question du rapport entre Apollon et Dionysos, moins en termes d’opposition, cette fois-ci, qu’en termes de complémentarité. Il s’agit de L’enseignement d’immortalité de la théologie orphique sur les monuments funéraires de l’antiquité (1867)48. Il y réaffirmait que l’orphisme dionysiaque, de nature tellurique, fut précédé d’un orphisme apollinien, plus pur, de nature « ouranienne ». Dionysos, ici encore, vient s’introduire dans de l’apollinien, comme une menace avilissante que l’orphisme ne fut en mesure ni d’ignorer, ni d’écarter. Bachofen insiste cependant, plus que dans le Mutterrecht, sur la complémentarité, et même l’intégration des deux principes antagonistes, en faisant usage du concept de « conciliation et identification des extrêmes » (Vermittlung und, Ausgleichung der Extreme)49. Le monde des croyances et des pratiques funéraires, ainsi que l’orphisme qui lui est solidaire, constituent selon lui un terrain où Dionysos et Apollon finissent par s’unir dans un mutuel projet de dépassement : « Apollon devient l’achèvement de Dionysos par en haut, Dionysos le prolongement inférieur d’Apollon. »50L’orphisme apparaît du même coup comme une doctrine religieuse réservée à des initiés, fortement distinguée des croyances populaires. La sensualité représentée par Dionysos ne pouvant être vaincue de l’intérieur, ce système relativement équilibré représente la plus haute expression religieuse réservée à l’antiquité païenne : il faudra attendre le christianisme pour que s’affirme, enfin, la souveraineté assurée du principe spirituel51.

On s’est souvent demandé si Nietzsche a été influencé, et en quelle mesure, par les travaux de Bachofen52. Outre le fait qu’il l’a fréquenté amicalement, pendant quelques années (de manière certaine entre 1871 et 1874), on ne sait pas grand chose. Rien ne prouve qu’il ait lu le Mutterrecht ou la Unsterblichkeitslehre der orphischen Theologie. Nous avons toutefois relevé qu’il a consulté la Gräbersymbolik. Barbara von Reibnitz, dans un ouvrage récent, a su démontrer que Nietzsche, à l’époque où il rédigeait Die Geburt der Tragödie, a aussi eu connaissance du Tanaquil qui venait de paraître, consulté dans la bibliothèque de Wagner53. On peut supposer, en outre, que les deux hommes n’ont pu éviter d’échanger quelques propos relatifs à leurs recherches, lors de leurs rencontres attestées, c’est-à-dire après la publication du livre de Nietzsche. La veuve de Bachofen se souviendra que son mari avait apprécié La naissance de la tragédie, un livre prometteur, mais qu’il perdit bientôt de vue le jeune savant. La mère de Nietzsche, on s’en souvient, rapporte que son fils était au courant des intérêts ethnologiques de Bachofen54. Telle serait, en gros, la « petite histoire ». Au niveau des idées, il est indéniable que la polarité du dionysiaque et de l’apollinien, chez Nietzsche (leur « union mystérieuse, succédant à un long combat »)55, détermine la naissance de la tragédie d’une manière analogue au processus qui, dans le Mutterrechtde Bachofen, préside à la formation de l’orphisme. Dans les deux cas, il s’agit d’un accomplissement suprême, et d’un équilibre fragile. Les dossiers sur lesquels repose l’analyse de l’opposition et des interférences des deux divinités sont pour l’essentiel les mêmes. On a relevé, en outre, que les deux hommes partageaient la même haine de l’école philologique-critique (de Lobeck en particulier). Mais leurs affinités semblent bien s’arrêter là. Le christianisme de Bachofen, qui préfère Apollon à Dionysos, et l’orphisme à la tragédie, pourrait expliquer la brièveté de leur relation et l’absence totale de références mutuelles dans leurs écrits56.

Pour mieux évaluer ce qui semble les rapprocher, il conviendrait de se pencher sur le cadre historiographique. Et d’abord sur les origines de l’idée d’un conflit entre Dionysos et Apollon, chez Bachofen. Karl Meuli57 a souligné que ce postulat d’une opposition entre les deux divinités, débouchant sur une sorte de synthèse ou de réconciliation, remonte en définitive à la position soutenue par Friedrich Creuzer dans sa Symbolik und Mythologie der alten Völker58, Chez Creuzer déjà, comme plus tard chez Bachofen, le culte d’Apollon est supposé plus ancien, en Grèce, que celui de Dionysos. Chez Creuzer toutefois une première forme, apollinienne, de l’orphisme tirait elle aussi son origine, via les régions hyperboréennes, scythiques ou caucasiques, d’un antique culte de la lumière originaire d’Asie ou d’Inde59. La révolution dionysiaque, elle aussi issue de l’Inde, serait arrivée en Grèce comme une seconde vague, vers la fin du XVIe s. av. J.-C.60 ; le dieu qu’elle introduit s’oppose à Apollon comme la flûte s’oppose à la lyre : une musique calme et destinée à adoucir les mouvements tumultueux d’une humanité encore sauvage se voit en passe d’être supplantée par une musique qui soulève les cœurs dans l’enthousiasme et plonge ses auditeurs dans les profondeurs de la nature. Le conflit entre ces deux religions, bien attesté par les mythes de résistance à Dionysos (Penthée, Orphée, Lycurgue, etc.) débouche cependant sur une réconciliation, sous le signe d’un nouvel orphisme : l’antique doctrine de la pure lumière accueille en son sein les mystères de Dionysos, auxquels elle donne un sens plus pur, réservé aux initiés, dans le cadre d’un enseignement concernant l’au-delà. On reconnaît ici un scénario qui annonce celui de Bachofen. Mais on sait aussi que Creuzer était lu, directement, par Nietzsche. Plutôt qu’à une influence de Bachofen sur Nietzsche, il semble donc qu’il faille songer, comme le suggère Karl Meuli, à un héritage commun. Cet héritage comporte certainement, outre l’enseignement de Creuzer, celui de Karl Otfried Müller qui rejetait la thèse de l’influence indienne et faisait, de Dionysos et d’Apollon, un couple parfaitement hellénique, et synchronique61. Il est intéressant, de ce point de vue, de comparer les positions respectives de Nietzsche et de Bachofen. Tandis que ce dernier, à l’instar de son ami Gerhard62, imagine un scénario qui s’efforce de concilier la vision creuzérienne et la vision de Müller, Nietzsche abandonne tout souci d’inventer une fiction préhistorique.

____________

1 Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie, mit einer antikritischen Zugabe, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1825 : cet « ouvrage pour débutants » (Buch für Anfänger) est une réponse aux critiques suscitées par son usage du mythe comme source historique dans les Geschichten Hellenischer Stämme und Städte (vol. 1 : Orchomenos und die Minyer ; vol. 2 : Die Dorier), Breslau 1820 et 1824.

2 Certains éléments du récit étant rapportés aux éléments qui, dans d’autres mythes ou versions du même mythe, lui correspondent, ceci afin de parvenir à une compréhension (en partie intuitive) de ce qui précède les réélaborations et les restructurations successives.

3 Cette critique de l’époque d’Euripide, qui semble annoncer Nietzsche, n’est-elle pas, d’abord, un reproche voilé adressé à l’usage classique du mythe aux XVIIe et XVIIIe s., c’est-à-dire avant la révolution romantique ? Sur cet usage essentiellement « ornemental », mais qui permet aussi d’introduire de la subversion, cf. J. Starobinski, « Le mythe au XVIIIe siècle », Critique 366 (1977), pp. 975-997. Considérée sous cet angle, l’absence criante de toute référence française parmi les prédécesseurs salués par Karl Otfried Müller dans la dernière partie de son livre se comprend peut-être mieux. Sur ce silence, cf. A. Momigliano, « K.O. Müller’s Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie and the Meaning of Myth », Settimo Contributo, Roma 1984, p. 281.

4 K.O. Müller, Aeschylos Eumeniden, Griechisch und Deutsch, mit erläuternden Abhandlungen über die äussere Darstellung, und über den Inhalt und die Composition dieser Tragödie, Göttingen 1833, p. 174.

5 En particulier en ce qui concerne une prétendue classification sacrificielle : cf. p. 180 (sacrifices chthoniens et olympiens).

6 Cf. pp. 147-148.

7 Sur les aspects sombres d’Apollon, l’analyse müllérienne sera confrontée, désormais, au non moins splendide Apollon le couteau à la main (1998) de M. Detienne

8 Cf. pp. 140-141 et 157.

9 « In diesen Begriffen bewegt sich nun auch ganz und gar die Scene, welche diese Auseinanderstzung veranlasst hat. Apollon, der den Athenern väterliche Gott (patrôios) der ihnen stets die Wahrheit verkündet, tritt vor dem Areopag auf, um als Exeget ihn über die grosse Pflicht der Blutrache, die Orestes obgelegen habe, zu belehren, und ihn zu überzeugen, dass dieser Pflicht gegen den Vater die Mutter als die entferntere Verwandte, so zu sagen, aufgeopfert werden musste » (p. 164).

10 Cf. K. Meuli, « Nachwort zum Mutterrecht », GW III, pp. 1034-1035 et n.2 ; S. Reiter, C.O. Müller, Briefe aus einem Gelehrtenleben, 1797-1840, Berlin 1950, t. I n° 211 p. 322, t. II p. 160 (lettre de recommendation adressée par Gerlach à Müller et remise en mains propres par Bachofen, à Göttingen en 1837) ; GW X (lettres de Bachofen), nos 2, 16, 19.

11 Les références bachoféniennes explicites aux œuvres de Müller (Aegineticorum Liber, 1817 ; Minervae Poliadis Sacra, 1820 ; Orchomenos und die Minyer, 1820 ; Die Etrusker, 1823 ; Die Dorier, 1824 ; Aeschylos Eumeniden, 1833 ; S. Pompei Festi de verborum significatione, 1839 ; Geschichte der griechischen Literatur, 1841) ont été repérées par G. Arrigoni, « Il maestro del maestro e i loro continuatori : mitologia e simbolismo animale in Karl Wilhelm Ferdinand Solger, Karl Otfried Müller e dopo », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, XIV, 3 (1984), pp. 996-997. On peut y ajouter les références aux Aeschylos Eumeniden déjà présentes dans la conférence de 1856 sur le Weiberrecht (cf. supra, pp. 10 et 13, note 11), aux pp. 54, 59 et 62.

12 Cela en opposition radicale à la méthode « critique-philologique » de Voss et Lobeck, en grande partie adoptée par Ludwig Preller (pour qui les mythes ne sont pas le produit spontané et inconscient de l’esprit du « peuple », mais le résultat du travail des poètes : il serait donc vain d’espérer pouvoir remonter en deçà de leur mise en forme nationale par Homère et Hésiode, jusqu’à leurs manifestations locales et originelles). Cette attitude de L. Preller est clairement définie dans la préface de son Demeter und Persephone, ein Cyclus mythologischer Untersuchungen, Hamburg 1837 (ouvrage que Bachofen lit, commente et annote très attentivement vers 1853, période où il s’attelle aux travaux qui donneront le Mutterrecht :cf. le manuscrit no 96 du Nachlass : supra pp. 76-81).

13 K.O. Müller, Geschichten hellenischer Stämme und Städte, vol. II, Die Dorier, Breslau, Verlag von Josef Mar, 1824, pp. 290-291. Cf., sur le bon voisinage (sans autre) d’Apollon et de Dionysos, op. cit. t. I, Orchomenos und die Minyer, 1820, pp. 382-383.

14 « Der Gegensatz des Vaterrechts und des Mutterrechts äussert sich bei ihm noch in einer andern Fassung. Das neue Recht ist das himmlische des olympischen Zeus, das alte das chthonische der unterirdischen Mächte » (GW II, 191) : ce passage était déjà rédigé en 1856, puisqu’il apparaît littéralement dans la conférence citée infra N. 16, p. 51. Relevons que l’étymologie elle-même est appelée à la rescousse : chez Bachofen les Erinyes ne sont plus, comme chez Müller, « celles de la colère » (par dérivation du vieux verbe arcadien erinúein) ; elle deviennent « celles de la Terre » (rapportées au mot era).

15 « Olympian versus Chthonian Religion », Scripta Classica Israelica 11 (1991/92), pp. 38-51.

16 Cf. supra pp. 10 et 13, note 11.

17 Loc. cit. dans la note 11 à la page 13, p. 62 ; cette note est reprise littéralement dans le Mutterrecht, GW II, p. 205 (= p. 230-231 B.).

18 Loc. cit. (1984) note 11, pp. 997-998.

19 GW II, p. 460 ; cf. p. 508 (= p. 562 B.). Bachofen renvoie à C. Ritter, Die Vorhalle europäischer Völkergeschichten vor Herodotos, Berlin 1820, pp. 84 sqq., lui-même fortement inspiré par Creuzer.

20 Géographie 11, 494-495.

21 Bachofen, qui renvoie à la Griechische Mythologie de E. Gerhard (vol. I, Berlin 1854 : cf. GW II, p. 299 = p. 352 B.) semble ignorer la version donnée par Elien (Histoire variée 3, 42), qui précise que les filles de Minyas refusent de s’adonner aux danses bachiques « parce qu’elles étaient amoureuses de leurs époux » !

22 GW III, p. 576 (= p. 725 B.).

23 GW III, p. 586 (= p. 739 B.).

24 Sur l’île de Thynie (Apollonios de Rhodes, Argonautiques 2, 688) : GW III, pp. 550-551 (= p. 668 B.).

25 Dont les références (Apollonios de Rhodes ; Argonautiques orphiques ;Plutarque : notes 1-4 des GW III, p. 551 = p. 688, notes 12-15 B.) sont, comme souvent, particulièrement sollicitées.

26 GW III, p. 551 (= pp. 688-689 B.).

27 GW III, p. 556 (= p. 697 B.).

28 Ap. Rhod. 4, 1141.

29 GW III, p. 557 (= pp. 698-699 B.).

30 GW III, p. 562 (= p. 706 B.).

31 Qui s’inscrit en faux contre la tendance « actuelle » des sciences de l’Antiquité.

32 Bachofen répond ici, à sa manière, à une question que pose en effet le dossier d’Orphée et de l’orphisme : fils d’Apollon, l’Orphée du mythe cautionne un système (l’orphisme) centré sur Dionysos.

33 GW III, p. 571 (= pp. 717-718 B.).

34 GW III, p. 557 (= p. 726 B.).

35 GW III, p. 592 (= p. 746 B.).

36 GW III, p. 597 (= p. 753 B.).

37 Cf. K.O. Müller, De trípode delphico, Göttingen 1820. Dans la Griechische Mythologie de Ludwig Preller, dont une seconde édition paraît à Berlin une année avant le Mutterrecht (1860), on peut lire : « A Dionysos comme à Apollon appartient cette faculté de mise en branle, dans l’enthousiasme, qui débouche sur la musique, la poésie, la divination et la purification… De ce point de vue une différence de degré seulement, et non de principe, s’établit entre eux » (vol. I p. 213) ; Preller énumère les lieux de cultes communs, affirmant que, sur le Parnasse, la seule différence est que Dionysos est célébré durant l’hiver, Apollon durant la belle saison. Cela dans le chapitre sur Apollon, classé parmi les Olympiens. Mais plus loin (pp. 557-558), dans le chapitre sur Dionysos (classé parmi les divinités de la nature), revenant sur la « proximité et quasi identification des deux dieux » (et citant l’excellent dossier de Macrobe, Saturnales I, 18), Preller précise : « Dionysos est un dieu du mouvement enthousiaste de l’âme (ein Gott der begeisterten Gemüthsbewegung) ; sous cet angle, il se tient si près d’Apollon que quelques-uns parmi les plus anciens mythologues ont voulu identifier les deux dieux. Bien qu’ils se soient mépris, il ne faut pas pour autant nier le fait que les deux cultes, à partir de prémisses opposées, conduisirent à des émotions et à des effets qui se touchent et se croisent en bien des points, même si la mise en branle dionysiaque des sentiments demeura jusqu’au bout plus puissante que l’apollinienne. Ainsi, même dans la musique et la poésie, où Dionysos a donné aux Grecs une telle impulsion qu’ils l’ont honoré comme un ami et un guide des Muses et des poètes, un melpómenos. Mais, bien sûr, cette musique et cette poésie sont violemment agitées et emplies de souffrance ; elles oscillent entre jubilation et douleur, entre réjouissance boufonne et plainte austère, et c’est pourquoi elles donnèrent naissance aussi bien à la comédie qu’à la tragédie, et, avec les deux, au dithyrambe sauvage et débridé, de même qu’à une musique retentissante et bruyante accompagnée de flûtes et de timballes, très proche du culte lydien et phrygien de Cybèle… » On remarquera, à cette occasion, que l’origine de la tragédie ne figure pas au programme de Bachofen !

38 Monuments inédits d’antiquité figurée, Paris 1833, p. 409, pl. 78.

39 GW IV, p. 85.

40 GW III, p. 600 (= p. 757 B.).

41 Cf. déjà dans GW II, p. 372 (= p. 447 B.).

42 Olympiodore, in Phaedon p. 61 e, cf. GW III, p. 603 note 1 (= p. 760, note 6 B.).

43 GW III, p. 605 (= p. 764 B.).

44 GW III, p. 644 (= p. 817 B.).

45 GW III, p. 646 (= p. 819 B.).

46 = GW IV. Nietzsche emprunte l’ouvrage à la bibliothèque universitaire de Bâle le 18 juin 1871 : cf. Ch. Andler vol. 2 (1921), p. 259.

47 Cf. en particulier GW IV, pp. 75-76.

48 Die Untersterblichkeitslehre der orphischen Theologie auf den Grabdenkmälern des Altertums = GW VII ; cf. en particulier pp. 105-114 (« Dionysos’ Verhältnis zu Apollo »).

49 GW VII, p. 106.

50 « Apollo wird Dionysos’ Ergänzung nach oben, Dionysos Apollons Fortsetzung nach unten » : GW VII, p. 111.

51 GW VII, p. 112.

52 Voir entre autres : Ch. Andler, Nietzsche, vol. II (La jeunesse de Nietzsche), Paris 1921, pp. 113-125 (« L’arrivée à Bâle ») et pp. 258-266 (« J.-J. Bachofen ») : « … Ce qui le séduisit ainsi dans Bachofen, ce fut, après qu’il lui eût tout emprunté, la possibilité encore de le contredire » (p. 266). Plus nuancés : C.A. Bernoulli, Johann Jakob Bachofen und das Natur Symbol, Basel 1924 ; A. Bäumler, Bachofen und Nietzsche, Zürich 1929 ; K. Kerényi, Bachofen und die Zukunft des Humanismus, mit einem Intermezzo über Nietzsche und Ariadne, Zürich 1945 ; K. Meuli, Nachwort de l’édition de la Unsterblichkeitslehre der orphischen Theologiedans les GW VII (1958), en particulier pp. 510-515 ; R. Bowert, Die Prosa Karl Wolfskehls. Grundzüge seines Denkens und seiner Ausdrucksformen, Dissertation, Hamburg 1965, pp. 100-105 (« Zwei Rezeptionen des Dionysos-Mythos und -Kultus : Nietzsche und Bachofen ») ; M. Vogel, Apollinisch und Dionysisch. Geschichte eines genialen Irrtums, Regensburg 1966, pp 98-99 ; C.P. Janz, Friedrich Nietzsche Biographie, vol. I, München-Wien 1978, pp. 313-317 et vol. III, 1979 (« Quellen und Register »), Nous n’avons pas pu mettre la main sur D. Pesce, Apollineo e dionisiaco, Napoli 1968.

53 B. von Reibnitz, Ein Kommentar zu Friedrich Nietzsche, « Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik » (Kap. 1-12), Stuttgart-Weimar 1992, p. 98 avec note 34.

54 Cf. Bäumler, op. cit., pp. 50-51 : lettre de la mère de Nietzsche à Overbeck, du 28 février 1891. Cf. supra p. 33.

55 Naissance de la tragédie, trad. française de Geneviève Bianquis, Paris 1949, p. 31.

56 A l’issue d’un retour à Bâle, de deux semaines, en 1884, Nietzsche exprime ce qui pourrait bien constituer le fond de son sentiment concernant (entre autres) Bachofen : « Bâle, ou plutôt ma tentative pour renouer mes anciennes manières d’être avec les Bâlois et l’université – m’a profondément épuisé. Un tel rôle et un tel déguisement coûtent maintenant beaucoup trop à mon orgueil » (lettre à Overbeck, citée dans les notes de la trad. française d’Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, Coll. Folio, p. 401).

57 Dans son Nachwortà la Unsterblichkeitslehre der orphischen Theologie, loc. cit. note 37.

58 Dans la troisième partie, consacrée à Dionysos (2e éd., Leipzig und Darmstadt 1821).

59 Où l’on retrouve sa trace, dans les cultes liés à Vichnou.

60 A partir, plus exactement, de l’épiphanie de la Mère des dieux sur la montagne de Cybèle en Phrygie, que le marbre de Paros, cité par Creuzer, date de 1506 ! Avec Cybèle, c’est la musique et l’extase dionysiaques qui font leur apparition.

61 Pour Müller, Dionysos fut conduit de Thrace en Piérie, dans la région de l’Olympe, puis sur l’Hélicon et le Parnasse en Grèce centrale, dans une temporalité préhistorique qui est celle du mythe. Les Thraces du Parnasse côtoient, depuis l’« origine », les doriens sectateurs d’Apollon. Pour Bachofen, Dionysos résulte de la fusion de l'Apollon dorien avec une divinité asiatique.

62 Cf. supra pp. 55-59.