La gynécocratie
Le mot et la chose en Grèce ancienne
Le refus parfois encore actuel de reconnaître un quelconque rôle à la femme au sein du système politique grec, la volonté de la confiner, au nom d’un discours grec explicite, à l’intérieur de l’univers domestique (de Voikos), résonnent comme un leitmotiv dans l’historiographie moderne. La question il est vrai, depuis une quinzaine d’années, est reposée sur d’autres bases. Les travaux de Nicole Loraux, en particulier, nous ont rendus attentifs à la part du féminin active au cœur du politique. Si la femme, en théorie, est exclue de la cité, le féminin ne l’est guère, et l’examen attentif des procédures patriarcales ne peut plus négliger, de ce point de vue, le rôle essentiel de l’imaginaire1. Cette évolution nous entraîne à rouvrir les dossiers antiques, et à reconnaître, dans ces dossiers, la présence persuasive des mythes.
C’est ainsi qu’un texte de Varron, le très érudit bibliothécaire de César, conservé par Saint Augustin dans la Cité de Dieu2, explique sous forme de commentaire mythique pourquoi les Athéniennes auraient été jadis mises à l’écart de l’activité politique. La scène est située à l’époque où Athéna et Poséidon entrèrent en conflit pour le patronage d’Athènes (l’éponymie de la cité). Pour départager les deux divinités, un oracle avait ordonné au roi Cécrops de consulter l’ensemble des Athéniens, c’est-à-dire, selon la coutume qu’on imagine prévaloir en ces temps très lointains, aussi bien les citoyennes que les citoyens3. Majoritaires, les femmes imposèrent le choix d’Athéna, qui donna son nom à la ville d’Athènes. Poséidon, furieux, inonda le territoire. Pour apaiser sa colère les hommes décidèrent que désormais les femmes ne voteraient plus, que leurs enfants ne recevraient plus le nom de leur mère, et qu’elles ne seraient plus appelées Athéniennes. Ce récit, qui véhicule vraisemblablement une donnée remontant à des sources grecques beaucoup plus anciennes que Varron, postule aux origines de la cité un système politique bien étrange. Les femmes auraient eu, en ces temps de Cécrops, un pouvoir de citoyenneté bien réel ; elles votaient, au risque d’être majoritaires4, et transmettaient leurs noms à leurs enfants. A l’époque du héros civilisateur, le récit semble mettre en place les conditions qui auraient rendu possible l’avènement d’une cité gynécocratique. Au niveau mythique et sous la forme d’une hypothèse non réalisée, il s’agit d’un scénario très proche de celui qu’Aristophane, en 392 av. J.-C., élaborait sur scène, au niveau politique, dans l'Assemblée des femmes. Cette fiction comique, l’imagination d’Aristophane la transposait dans l’histoire qui lui était contemporaine et non pas aux origines les plus lointaines. Sous la conduite de Praxagora les femmes athéniennes s’étaient déguisées en hommes et avaient pénétré dans l’assemblée pour fomenter un coup d’Etat. Leur programme politique était centré sur l’élaboration d’une nouvelle constitution où seraient mis en commun les biens et les femmes. Communauté des biens, communauté des femmes, la comédie, en un temps où le lien social avait tendance à se défaire, recourait au thème du « monde renversé ». Ce n’était cependant pas une véritable gynécocratie, que cette comédie s’ingéniait à présenter, mais simplement ce qu’aurait pu devenir le « club des hommes »5, à ses propres yeux, si les femmes avaient présidé ne fût-ce qu’un seul jour à son organisation.
La comédie ancienne s’adonnait ainsi depuis longtemps au plaisir de bouleverser, dans une franche liberté de l’imaginaire mais pour mieux conforter en définitive la pratique sociale traditionnelle, un espace politique incontestablement patriarcal. Qu’il suffise de rappeler le succès, à Athènes, de la fameuse Lysistrata en 411. La comédie est susceptible d’inventer de toutes pièces, « pour rire », sans aucune intention révolutionnaire, certaines menaces qui pourraient devenir inquiétantes dans un autre contexte. Il n’en demeure pas moins qu’elle improvise dans le cadre d’un imaginaire qui la dépasse et dont elle n’a pas totalement le contrôle, un imaginaire solidaire d’une « vraisemblance » élaborée depuis longtemps dans le champ de la réflexion ethnographique et historique. La fameuse conjuration des Lemniennes (qui jadis auraient égorgé, en une nuit dit-on, tous leurs maris)6 rejoint en effet, du côté des historiens, d’autres données traditionnelles concernant les sauvages Amazones7, ou encore la surprise d’Hérodote face à la matrilinéarité observée chez de proches voisins, les Lyciens8.
Il faut attendre le IVe siècle, toutefois, pour voir surgir enfin le mot « gynécocratie ». Il apparaît sous la forme d’un substantif (gunaikokratía), mais aussi et surtout d’un verbe construit au passif (gunaikokratéomai), signifiant l’émergence, comme objet de réflexion, d’une possible et non simplement fictive domination du féminin sur le masculin. La comédie moyenne va se pencher sur cette nouvelle curiosité. Alexis et Amphis écriront chacun une « Gynécocratie9 ». Ces pièces sont malheureusement perdues. Quand on examine, à la lumière des rares témoignages issus du IVe s., quels sont les traits spécifiques de ce nouveau concept, on entrevoit cependant que la « gynécocratie », dans une perspective grecque, correspond en partie seulement à l’attente que suggère le mot transposé dans les langues modernes.
Un fragment d’Héraclide du Pont10 cité par Aristote nous apprend que les Lyciens, bien que pillards et dépourvus de loi écrite, ont des usages. C’est ainsi par exemple qu’ils se débarrassent des faux témoins en les vendant comme esclaves et en distribuant leurs biens à la communauté. Depuis les temps anciens, ajoute le philosophe (Héraclide cité par Aristote ou Aristote lui-même on ne sait), ce sont les femmes qui chez eux détiennent le pouvoir. Ils sont soumis à la gynécocratie : gunaikokratoûntai. Aux règles matrilinéaires de la filiation, déjà mentionnées par Hérodote à propos des Lyciens, vient donc se surimposer, un siècle plus tard, l’idée d’une réelle domination féminine, ce qui représente beaucoup plus, sinon tout autre chose.
A la même époque chez Ephore, historien originaire de Cumes en Asie Mineure, auteur d’une histoire universelle des Grecs, la gynécocratie – sous sa forme verbale encore – entre dans le vieux dossier des Amazones. Ephore rapporte que les Amazones s’étaient unies aux Sauromates, se rendant chez eux après la bataille qui eut lieu dans les environs du Thermodôn, bataille où elles avaient été vaincues et repoussées par les Grecs. C’est pourquoi les Sauromates sont dits « gouvernés par les femmes » (gunaikokratoúmenoi)11. Pour survivre en contact permanent avec une population d’Amazones, et même cohabiter avec elles, il fallait en effet, nécessairement, que le peuple des Sauromates renonçât à certaines valeurs de la masculinité et se laissât devenir gynécocratique. De leur côté, en acceptant ce compromis, les Amazones devenues « Sauromatides » renonçaient à l’intransigeance de leur mode de vie originel.
Au deuxième livre de la Politique, Aristote passe en revue les meilleurs systèmes politiques afin de mettre en évidence leurs qualités et défauts par rapport à une constitution idéale. Selon un programme d’analyse qui conduit de Sparte à Carthage en passant par la Crète, l’enquête aristotélicienne met en évidence une série de déviances sociales et politiques susceptibles de saper divers systèmes. C’est en terre Spartiate que débute cette critique, avec pour point central le statut ambigu de la femme12. Tout Etat, selon Aristote, se trouve confronté au péril que représente un possible relâchement des mœurs féminines. A l’instar de celui des esclaves, un tel relâchement menacerait directement l’équilibre de l’Etat. Le Stagirite rappelle en effet que si la femme et l’homme se partagent équitablement les responsabilités de la vie domestique, l’Etat, de son côté, se trouve lui aussi partagé de manière presqu’égale entre les hommes et les femmes. Un tel aveu peut surprendre, venant d’un philosophe qui déploie par ailleurs de subtils arguments pour montrer la fonction subalterne, à la fois biologique et sociale, du féminin dans le processus de reproduction13. Dans le contexte du second livre de la Politique, cela revient à dire que si les rôles féminins sont insuffisamment définis et contrôlés, c’est la moitié de la cité, defacto, qui n’est plus régie par les lois. Les conséquences désastreuses que produirait une telle détérioration pourraient compromettre à la fois le régime et le bonheur de la cité. Ce problème social, Aristote en signale les effets chez les Lacédémoniens et il en livre une explication historique. Il remonte pour cela à l’époque des guerres de Sparte contre les Argiens, contre les Arcadiens ou encore contre les Messéniens, montrant comment la vie militaire a conditionné la pratique des vertus politiques. Au cours de leurs expéditions en terres étrangères, soumis aux règles strictes de la fonction guerrière, les hommes-soldats se virent conduits à développer naturellement des vertus qui purent, dès leur retour à Sparte, être mises à la disposition du législateur. Il en alla tout autrement pour les femmes qui, n’ayant pas quitté la cité, ont opposé une violente résistance aux velléités législatives visant à les assujettir. Le programme législatif se trouvait dès lors menacé par un caractère rebelle, doublé d’une incapacité à la maîtrise de soi. Ce qui pouvait entraîner des conséquences désastreuses pour la cité. Aristote rappelle qu’au moment de l’invasion thébaine les femmes de Sparte créèrent plus de confusion que les ennemis. Voilà une preuve que si le législateur a su rendre les hommes valeureux il a par contre négligé les femmes, qui vivent dans la licence et la mollesse. Redoutables, elles sont livrées à elles-mêmes et menacent de subvertir, de l’intérieur et par l’importance qu’elles accordent au luxe et à la richesse, l’ensemble de l’espace civique. Il y aurait donc bel et bien, à Sparte, une déficience de la législation, déficience d’autant plus dangereuse qu’il peut en effet arriver que des hommes se laissent dominer par les femmes14, et succombent eux aussi à l’attrait des richesses. L’information ethnographique d’Aristote lui permet de trouver des parallèles à cette forme – indirecte – de gynécocratie dans l’ensemble des peuples militarisés et belliqueux, à l’exception des Celtes et de quelques autres qui prisent l’amour entre hommes. L’homosexualité masculine permettrait en effet la neutralisation, ou l’innocuité, de cette tendance dominatrice proprement féminine liée à l’attrait de la richesse15. Les relations sexuelles entre hommes feraient ainsi barrage à l’influence d’un désordre issu du féminin. Elles apparaissent, chez Aristote, comme un moyen de rendre la femme socialement intégrable. Les pratiques guerrières et sexuelles des Celtes sont ainsi évoquées dans le but de critiquer une impasse politique Spartiate, une crise sociale dont la caractéristique essentielle serait l’administration par les femmes de nombreuses affaires, et dont l’apogée se situerait à l’époque de l’hégémonie lacédémonienne. Homosexualité et gynécocratie constituent donc, dans ce passage de la Politique, les deux pôles fondamentaux et antagonistes d’une société militaire. Il ne faudrait pas pour autant supposer une idéalisation des pratiques homosexuelles, chez un auteur qui s’est par ailleurs efforcé, notamment dans quelques développements de l'Ethique à Nicomaque16, de démontrer que les amours entre hommes sont des dispositions maladives17.
Au Ve livre de la Politique18, dans une critique des vices sociaux de la démocratie, Aristote constate que la gynécocratie – il faut entendre ici le pouvoir réel octroyé aux femmes dans le domaine domestique : gunaikokratίa te perὶ tàs oikίas – ainsi que le relâchement des esclaves, sont deux conséquences limites de la démocratie, qui revêtent un caractère tyrannique : « Quand on a une vie heureuse, on est fatalement bien disposé pour les tyrannies, et aussi pour les démocraties (car le peuple aussi veut être un monarque). » Et comme un monarque, il aime être flatté. Le démagogue est à la démocratie ce que le vil courtisan est aux tyrans. Façon de dire que les femmes, ainsi que les esclaves, sont à même de soutenir la tyrannie.
Dans une étude consacrée à l’esclavage et à la gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie, Pierre Vidal-Naquet a montré que si Aristote avait associé dans ce passage la femme, les esclaves et le tyran, c’était pour montrer que les valeurs constitutives de la tyrannie sont tributaires des exclus de la cité, les femmes et les esclaves notamment19. Mais il y a peut-être encore, pour Aristote, quelque chose de plus dangereux dans cette situation : c’est que les femmes sont aussi à l’origine de l’évolution du régime de la propriété20. La raison, concernant Sparte, nous en est précisément donnée dans le développement sur les défauts de la constitution de Lycurgue, au livre II de la Politique21 : « Les uns en sont venus à posséder une fortune excessivement grande, tandis que d’autres n’en ont qu’une très petite ; aussi la terre est-elle passée entre quelques mains. La faute en est là encore à de mauvaises dispositions des lois ; le législateur a désapprouvé qu’on achète ou vende sa terre et il a eu raison ; mais il a permis à qui le veut de la donner ou de la léguer ; or, d’une manière ou de l’autre, le résultat est nécessairement le même. Les deux cinquièmes environ de tout le pays appartiennent aux femmes, parce qu’il y a beaucoup d’héritières uniques (épiclères) et parce qu’on donne des dots considérables. Or, il eût mieux valu supprimer les dots ou n’en permettre que de faibles ou tout au plus de modiques ; mais en fait on peut marier à qui l’on veut son unique héritière, et, si l’on meurt intestat, le tuteur chargé de la succession peut la marier à qui il désire. »
Résumons : selon Aristote, lorsque Lycurgue omet de codifier le statut de la femme, il fait peser sur l’ensemble des règles sociales de Sparte une menace qui risque de subvertir de l’intérieur un ordre par ailleurs bien établi. Entendue comme pouvoir direct des femmes sur le domaine domestique, et partant indirect sur la cité, la gynécocratie constitue une faille dans ce système politique. C’est effectivement autour des femmes, et plus particulièrement des femmes épiclères, que le problème de la mauvaise répartition territoriale se trouve abordé. A elles seules en effet elles détiennent une grande partie du territoire Spartiate. Surdéterminée par la crainte d’un dérèglement incontrôlable des femmes, la mauvaise répartition des rôles dans la cité débouche sur une mauvaise distribution du territoire. Ce que dénonce cette analyse, c’est bien la menace d’une crise économique qui fragilise la défense Spartiate elle-même22.
Trois siècles plus tard, sous Auguste, l’enquête qui conduit Strabon23en Espagne chez les Cantabres nous révèle des usages qui, bien qu’éloignés – il l’accorde – d’un mode de vie bestial, ne relèvent pas pour autant d’un système véritablement policé. On y découvre, dans les termes du géographe antique, que là-bas c’est « l’époux qui apporte une dot à sa femme, que ce sont les filles qui héritent et qui choisissent l’épouse à laquelle elles destinent leurs frères : il s’agit bien là d’une certaine gynécocratie, ce qui n’est guère politique (échei gár tina gunaikokratίan toûto d’ou pánu politikόn) ».
Peu auparavant Diodore de Sicile avait cm déceler, chez un peuple autrement plus prestigieux, une forme analogue de domination de l’homme par la femme. Construite sur le modèle instauré par la déesse Isis qui, devenue veuve de son frère et époux le roi Osiris, reste chaste et devient souveraine, la primauté de l’épouse égyptienne trouverait son expression majeure dans la juridiction matrimoniale : « Chez les simples particuliers la femme l’emporte sur l’homme, et les maris s’engagent dans le contrat de mariage à obéir en tout à leurs épouses. »24 Tel que l’imagine Diodore, le droit égyptien fait écho, sur un mode civilisé bien qu’étonnant, à d’anciennes pratiques barbares jadis attestées sur une terre voisine. Prenant pour guide un recueil de légendes rédigé par Denys Skytobrachion au IIe s. av. J.-C., le même historien ne tardera pas en effet à découvrir, dans la mémoire d’un roman situant son action bien avant l’histoire, quelque part en Lybie, aux confins de la terre habitée – mais non loin de l’Egypte – « un peuple gouverné par les femmes (éthnos gunaikokratoúmenon), très éloigné de nous par le mode de vie »25. Il s’agit d’une communauté d’Amazones depuis longtemps disparues, et distinctes de celles du Thermodôn. Ignorant la culture du blé, ces femmes aux seins brûlés commençaient leur carrière en faisant la guerre. Elles préservaient leur virginité pour la durée du service sous les armes. Puis, réintégrant la communauté, elles s’approchaient des hommes le temps de devenir mères. Elles exerçaient dès lors les magistratures et se vouaient à l’administration de toutes les affaires publiques. Quant aux hommes, semblables aux femmes grecques, ils passaient leur vie à la maison, soumis aux ordres de leurs épouses. Ils étaient tenus à l’écart des magistratures et le droit à la parole, la parrhesίa dont ils auraient pu abuser avec arrogance, au risque de prendre le pouvoir, elle leur était interdite dans les affaires publiques26. Le pays de ces Amazones était une île du lac Tritônis nommée Hespéra, « l’île du couchant », aux confins de l’Océan, de l’Ethiopie et de l’Atlas. Ses habitants, ignorants du blé moulu, se nourrissaient exclusivement de fruits, de lait ou de viande27.
Diodore nous conte l’origine de la cité des Amazones. Ces femmes belliqueuses commencèrent par détruire toutes les villes qu’elles rencontrèrent sur l’île, à l’exception de la ville sacrée de Ménée. Elles soumirent ensuite de nombreux Libyens et des nomades du voisinage et fondèrent une grande cité qui fut appelée Chersonèsos. Cette cité servit de base à d’importantes expéditions qu’elles entreprirent contre de nombreuses populations. Obéissant à la reine Myrina, elles vainquirent les Atlantes, les Cernéens, les Gorgones avant d’être exterminées par Héraclès lors de son expédition vers les Régions du Couchant. Héraclès estimait « qu’il serait scandaleux, pour lui qui avait résolu d’être le bienfaiteur de l’ensemble du genre humain, de tolérer que certains, parmi les peuples, fussent gouvernés par des femmes (tina ton ethnôn gunaikokratoúmena) »28.
Dans la région du Pont, près du fleuve Thermodôn, le même Diodore29avait déjà décrit une autre gynécocratie amazonienne, celle que mentionnaît aussi l’historien Ephore : « Un peuple gouverné par des femmes et où les femmes se consacraient aux tâches guerrières à l’égal des hommes. »30L’auteur de la Bibliothèque historique accordait tout un développement aux exploits de leur reine. Renommée pour son habileté stratégique, elle réunit une armée de femmes, l’entraîna et mena de nombreuses expéditions contre les peuples voisins. Gonflée d’orgueil par les succès, elle prit pour nom Fille d’Arès et s’appliqua à humilier les hommes en les rendant esclaves et en les contraignant aux travaux des fileuses et des femmes de maison. A la cautérisation du sein droit des jeunes filles, qui avait pour effet d’augmenter leur compétence de guerrières, venait répondre la mutilation des bras et des jambes que les femmes faisaient subir aux hommes pour les rendre inaptes à la guerre.
Dans ces variantes post-alexandrines de l’imaginaire amazonien, on voit s’inverser, tout en continuant de s’associer, les rôles masculins et féminins31. En faisant de ces amazones des rivales usurpant le costume du guerrier et du citoyen, et non seulement des épouses « à l’égyptienne », Diodore et sa source se plaisent à dénoncer le danger que ferait peser non seulement sur le corps politique grec, mais aussi métaphoriquement sur le corps lui-même du citoyen, tout débordement de la gynécocratie hors du cadre domestique.
Au premier siècle de notre ère Dion de Prase, dans un discours32consacré à Chryséis, la fille du prêtre d’Apollon enlevée par Agamemnon, s’interroge sur la relation entre la jeune captive et le roi des Achéens. On le sait, Chryséis se plaisait en compagnie d’Agamemnon. C’est ce que nous apprend l'Illiade qui précise en outre que le roi la préférait à son épouse Clytemnestre. Pourquoi le prêtre d’Apollon, peu avant la destraction de Troie, a-t-il dès lors réclamé sa fille ? La réponse, selon Dion, relève de la stratégie féminine. A l’écoute des rameurs qui prédisaient la chute prochaine de Troie, sachant aussi que les Atrides étaient dominés par des femmes (lit. : « étaient sujets à la gynécocratie », egunaikokratoûnto, sinistre allusion à Clytemnestre), Chryséis se rend bien compte que sa venue à Argos serait périlleuse. Elle connaît la cruauté de Clytemnestre et son audace ; elle sait aussi que les femmes d’Argos sont beaucoup plus fières que les hommes puisqu’elles considèrent que le pouvoir est fait pour elles. Elle craint par ailleurs que la victoire rende orgueilleux le guerrier Agamemnon et amoindrisse le respect qu’il porte aux dieux. L’analyse psychologique proposée par Dion de Prase, à propos des Atrides, suppose en son arrière-plan une réflexion d’ordre politique bien proche de celle dont témoignait l’étude aristotélicienne du pouvoir des femmes, à Sparte.
Mais revenons à la position aristotélicienne par le biais de Plutarque. Dans sa Vie de Lycurgue33, le philosophe s’inscrit en faux contre la position d’Aristote, dont il cite les critiques envers l’activité législative de Lycurgue. Celui-ci n’aurait pas réussi à « assagir » (sophronizein) les femmes. Ce à quoi achoppe le programme éducatif Spartiate serait la difficulté de mettre en place un comportement féminin caractérisé par la modération. Il aurait été impossible de modérer leur grande licence et leur pouvoir sur leurs maris (littéralement : leur « gynécocratie »). Les hommes partaient en effet en expéditions militaires et abandonnaient à leurs épouses la conduite de leurs maisons. Aux yeux d’Aristote, cette main mise des femmes sur la gestion des affaires domestiques se traduit par le titre de « maîtresses (de maison) » (despoina) qu’on leur donnait. Bien au contraire, selon Plutarque, l’éducation des filles instaurée par le législateur de Sparte est en réalité son œuvre la plus importante ; elle se donne pour but, en valorisant la nudité, d’« habituer les filles à la simplicité, de les engager à rivaliser de vigueur et faire goûter à leur sexe un noble sentiment de fierté, à la pensée qu’elles n’avaient pas moins de part que les hommes à la valeur et à l’honneur ». La fille, à Sparte, est en effet éduquée à la dure. Son entraînement physique ressemble à celui du garçon. Nue, elle participe aux processions et s’exhibe aux yeux de tous dans les chœurs. Elle dispense l’éloge tout en fustigeant par les morsures de ses plaisanteries les garçons peu valeureux. Plutarque clôt le chapitre en rappelant la réponse de Gorgo, la femme de Léonidas, à une étrangère qui lui rappelait que les Lacédémoniennes étaient les seules à commander aux hommes : « C’est que, répondit-elle, nous sommes les seules qui mettions au monde des hommes. »
Dans les Apophtegmes romains des rois et des généraux Plutarque évoque la condamnation, par Caton l’Ancien, d’une « gynécocratie envahissante » : « Tous les hommes commandent à leurs femmes, nous, nous commandons à tous les hommes mais nous sommes commandés par nos femmes. »34 Reprise dans la Vie de Caton l’Ancien35, cette boutade inspire encore une épigramme de l'Anthologie Grecque (10, 55). Plutarque précise qu’il s’agit de la transposition romaine d’un apophtegme de Thémistocle qui, se rendant bien compte que son fils parvenait, par l’entremise de sa mère, à lui imposer sa volonté, finit par dire à son épouse : « Les Athéniens commandent aux Grecs, moi aux Athéniens, toi à moi et ton fils à toi. Qu’il n’abuse donc pas du pouvoir qui fait de lui, avant l’âge de raison, le plus puissant des Grecs. »
Le Dialogue sur l'Amour, que Plutarque aussi nous a légué, raconte l’histoire d’une riche femme de Thespies, cité d’Eros. Isménodore est amoureuse du jeune Bacchon, qui refuse de l’épouser. Fermement décidée à ne pas le laisser échapper, elle réunit ses partisans et fomente un complot. Le jeune homme est enlevé, enfermé dans la demeure d’Isménodore, et revêtu aussitôt du costume nuptial. Pisias, amant de Bacchon, ardent défenseur de l’amour pédérastique, s’insurge contre cet acte qui bafoue la loi et la justice : « La nature elle-même oublie toute règle lorsqu’elle se fait gynécocratique. Vit-on rien de tel à Lemnos ? Allons, nous autres, allons remettre aux femmes le gymnase et la salle du Conseil, puisque notre cité s’est complètement vidée de son énergie ! »36
L’audace des Lemniennes qu’évoque ici Pisias est le fameux crime déjà mentionné par Hérodote, et que rappelle – entre autres et à la suite des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes – la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore37. Cette compilation mythologique de l’époque impériale décrit l’arrivée des Argonautes sur l’île de la reine Hypsipyle, une île qualifiée de « gynécocratique ». Ce texte est important pour la compréhension de la gynécocratie au sens grec38 ; il résume sous une forme schématique et merveilleuse le mécanisme de subversion qui peut permettre, aux yeux des Grecs, la transformation d’un système politique dominé par les hommes en un système gynécocratique. Le point de départ de toute l'histoire est la négligence des femmes à l’égard d’Aphrodite. Elles avaient en effet omis de sacrifier à la déesse, qui les frappa d’une mauvaise odeur. Il s’ensuit que les hommes, ainsi rebutés, se détournèrent de leurs épouses et prirent pour compagnes des captives thraces. Déshonorées, les épouses légitimes tuèrent tous les hommes de l’île. La gynécocratie, au sens d’un gouvernement politique, est ainsi présentée comme une aberration logique, un épisode hors du temps et de la réalité. Il faut attendre la rencontre providentielle entre les marins de la nef Argo, qui font escale à Lemnos, et ces femmes rebelles dont le pouvoir s’exerce sur une absence de sujets (elles sont privées d’époux et libérées, du fait même, de cette mauvaise odeur dont on ne parle plus) pour mettre tout naturellement fin à la crise et rétablir la normalité des rapports entre sexes.
Le début du livre LX de l'Histoire romaine39de Dion Cassius raconte l’avènement de l’empereur Claude et dépeint son caractère. Les relations qu’il entretient avec les affranchis et les femmes ont affaibli l’empereur. Dominé par les esclaves et les femmes (edoulokratéthe te kaὶ egunaikokratéthe), Claude a grandi dans la peur et la maladie. Pendant longtemps, il a vécu avec Livia sa grand-mère, puis avec des affranchis et avec Antonia, sa mère. Enclin aux boissons et à la fréquentation des femmes, inapte à la liberté, porté vers la lâcheté, il devient naturellement, quand il reçoit le pouvoir, l’esclave de ses sujets. Le mode de vie (la diaita) de la femme apparaît comme une réplique de celui de l’affranchi, et s’oppose au mode de vie d’un homme libre. Le non respect de la bonne distance entre les sexes se traduit par l’incapacité de maîtriser la lâcheté et de faire un usage modéré de la boisson et des sens, ravalant du coup l’Empereur du côté des esclaves. Cette description a été reprise intégralement dans le dictionnaire encyclopédique byzantin de la Souda40 au Xe siècle ainsi que, dans une version légèrement modifiée, dans le traité des Vertus et des Vices de Constantin VII Porphyrogénète41.
La prise du pouvoir par les femmes est un motif ancien, qui côtoie dans l’imaginaire grec le thème de l’amazonisme. Il conditionne la mise en scène par Aristophane, au tournant du Ve et du IVe siècle avant J.-C., de sa Lysistrata et de son Assemblée des femmes. Le mot gynécocratie n’apparaît cependant qu’au IVe siècle, à la fois chez des historiens et chez des philosophes, et le concept qu’il désigne alors concerne, très précisément, et dans le cadre d’une réflexion sur les régimes constitutionnels, le rapport entre le domaine domestique et le domaine politique. La gynécocratie des Lyciens, des Amazones ou des Lemniennes apparaît de ce point de vue comme confinée à un imaginaire qui explore les limites du social en construisant, sur les marges du monde civilisé, ou en de lointaines origines, une série d’oppositions et d’inversions des valeurs de la cité. De manière générale, dans une culture incline à attribuer à la femme une sexualité incontrôlable et excessive, ainsi qu’une violence latente, l’analyse de la gynécocratie domestique ne pouvait que déboucher sur l'invention d’une menace capable d’ensauvager la civilisation.
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1 N. Loraux, Tirésias. Le féminin et l'homme grec, Paris 1989 (en particulier pp. 7-26 : « L’opérateur féminin ») ; ead., Les Mères en deuil, Paris 1990 ; ead., Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes, Paris 1996. Cf. Ph. Borgeaud, « La cité grecque au féminin. Notes critiques », Revue de l’histoire des religions 210 (1993), pp. 349-356 ; id., La Mère des dieux. De Cybèle à Marie, Paris 1996.
2 18.9.
3 Mos enim tunc in eisdem locis erat ut etiam feminae publicis consultationibus interessent.
4 Pour l’analyse du dossier, cf. Pierre Vidal-Naquet, Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris 1981, pp. 267-288.
5 L’expression est de Pierre Vidal-Naquet, (1981), p. 269.
6 Hérodote 6, 138. Cf. la fameuse « thèse complémentaire » de G. Dumézil, Le crime des Lemniennes. Rites et légendes du monde égéen, Paris 1924.
7 Sur les Amazones, on relira avec profit le dossier grec analysé par J. Carlier-Detienne, « Les Amazones font la guerre et l’amour », dans Patrick Menget (éd.), Voyages au pays de l’altérité (= L’ethnographie, t. 76, nos 1-2), Paris 1980, pp. 11-33. Une somme récente, tenant compte à la fois des documents littéraires, iconographiques et de l’historiographie moderne, est due à J. H. Blok : The Early Amazons. Modem and Ancient Perspectives on a Persistent Myth, Leiden 1995 (Religions in the Graeco-Roman World vol. 120). On n’a cessé de rencontrer des Amazones, d’Alexandre le Grand aux conquistadores espagnols du Nouveau Monde, des femmes guerrières du Dahomey à l’époque des Lumière, jusqu’à l’archéologie contemporaine des territoires scythiques. Postulée par Bachofen, l’historicité de l’amazonat est encore et toujours à l’ordre du jour : cf. pour l’Antiquité J. Davis-Kimball, « Saura-Sarmatian Nomadic Women : New Gender Identities », Journal of Indo-European Studies 25 (1997) ; pour l’époque des Lumières S.B. Alpern, Amazons of Black Sparta. The Women Warriors of Dahomey, London, Hurst 1998.
8 Hérodote 1, 173
9 Cités respectivement par le Banquet des Sophistes, III, 99 et VIII, 14 d’Athénée et par le Dictionnaire du philologue Pollux, 9, 44.
10 De rebus publicis fr. 15 (Müller Fr.h.Gr. 2, p. 217) = Corpus Aristotelicum, Fragmenta varia, V, ed. Rose, Teubner 1886, frg. 611.
11 Ephore 70 F 160 A. Cf. Ephore 70 F 60 Jacoby.
12 Aristote, Politique II, 9 (1269a-b).
13 E. Cantarella, Selon la nature, l'usage et la loi, la bisexualité dans le monde antique, traduit de l’italien par Marie-Domitille Porcheron, Paris 1991, pp. 103-108 ; G. Sissa, « Philosophes du genre. Platon, Aristote et la différence des sexes », dans l'Histoire des femmes, Paris 1991, pp. 84-86.
14 àllos te kàn túchosi gunaikokratoúmenoi.
15 Cf. B. Sergent, L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Paris 1986, p. 179. Pour Bernard Sergent, si Aristote idéalise quelque peu les Celtes, il y est encouragé par les observations rapportées par les compagnons d’Alexandre lors de l’expédition de 335 contre les Barbares du nord.
16 1148b-1149a.
17 Cf. E. Cantarella, (1991), p. 108.
18 Aristote, Politique V, 11 (1313 b 11) trad. par J. Aubonnet, CUF.
19 P. Vidal-Naquet, (1981), pp. 267-288.
20 Comme l’a bien vu C. Mossé, La femme dans la Grèce antique, Paris 1991, pp. 86-87.
21 Aristote, Politique, II, 9, 14-15 (1270 a).
22 Aristote conclut d’ailleurs son développement par la constatation suivante : « C’est pourquoi, dans ce pays capabale de nourrir quinze cents cavaliers et trente mille hoplites, on ne comptait même pas mille combattants » (1270a).
23 Géographie, 3, 4, 18. Trad. F. Lasserre, CUF.
24 Bibliothèque historique, 1, 27, 2. Trad. Y. Vernière, CUF.
25 Cf. Bibliothèque historique, 3, 52. Trad B. Bonnelaer, CUF.
26 Sur cette remarque concernant la privation de parrhesίa, cf. le commentaire ad loc. de B. Bommelaer dans l’éd. de la CUF, p. 79 note 4.
27 Bibliothèque historique 3, 53, 1-3.
28 3, 55, 3 ; trad. B. Bommelaer, CUF.
29 2. 45. Au livre III de la Bibliothèque, 52, 1, il précise que les Amazones de Libye sont beaucoup plus anciennes que celles qui habitaient dans le Pont.
30 Trad. M. Casevitz, Paris, Les Belles Lettres, coll. « La roue à livres ».
31 Cf. M. Detienne, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris 1979, p. 210.
32 Discours, 61.
33 14, 1-8. Trad. R. Flacelière, CUF.
34 Moralia 198D.
35 Cf. Cat., 8, 4, traduction de R. Flacelière et E. Chambry.
36 Chap. 11 (Moralia 755 b), traduction de R. Flacelière, CUF, légèrement modifiée.
37 Bibliothèque, I, 9, 17.
38 Cf. le dossier de Lemnos, infra pp. 149-154.
39 60. 2. Voir aussi le fragment d’une chronique universelle de Jean d’Antioche (VIIe siècle) qui reprend presque littéralement le texte de Dion Cassius.
40 1708. Ce texte est à comparer à l’extrait de l'Histoire romaine de Dion Cassius, cité par Jean VIII Xiphilinos, moine à Constantinople en la seconde moitié du XIe siècle.
41 Vol. 2, 335, 11.