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Le Droit maternel de Bachofen, mythe et histoire de la sexualité

Philippe BORGEAUD

Le système que Bachofen développe dans le Mutterrecht, on le sait, n’est pas évolutionniste au sens strict d’un déterminisme historique. Les stades de civilisation obéissent plutôt, selon lui, à des attitudes éthiques, à des choix toujours révocables1. Dans un tel système, où la prédominance de l’un ou de l’autre sexe se rejoue sans cesse, la question est de comprendre comment Bachofen va construire une histoire emblématique, qui est aussi celle de la sexualité, « commençant » avec la primauté de la terre-mère pour « finir », au-delà du droit de la mère, avec la toute-puissance du père et l’exclusion théorique de la fonction maternelle. Pour tenter de mieux percevoir les ambiguïtés d’un modèle qui n’est qu’apparemment évolutif, nous choisirons de privilégier, dans l’ensemble des différents dossiers qui constituent le Droit maternel (Mutterrecht)2, certaines figures paradigmatiques, situées chaque fois à l’intersection de deux états contrastés, et qui servent de prétexte au savant bâlois pour analyser les situations où se croisent et parfois se confondent les phases antagonistes de ce qu’il présente comme le développement de l’humanité. Voici donc, extraits de la masse immense du Droit maternel, quelques dossiers à propos desquels nous nous efforcerons de suivre, pas à pas, et à partir des sources, la démarche de Bachofen.

Hypsipyle

Lemnos est une terre de sinistre mémoire, où s’est joué un drame qui hante l’imaginaire grec : le mythe rapporte que les femmes de l’île, jadis, y ont massacré tous les hommes. Ce crime fascine à son tour l’imaginaire de Bachofen. Pour le juriste bâlois, un tel acte (quel que soit son statut historique) doit avoir une motivation. Se faisant pour un temps l’avocat des Lemniennes, l’auteur du Mutterrechtn’hésite pas à plaider les circonstances atténuantes. Un sentiment d’évidence s’impose à lui : on décèle, dans les témoins fragmentaires de ce très ancien drame, les indices d’une lente corrosion du pouvoir de la mère et les signes avant-coureurs d’un progrès conduisant à la subordination de la femme à l’homme. Ce qui s’est passé avec les Lemniennes, c’est pour ainsi dire une tentative réussie de subversion par la femme elle-même de la loi d’Aphrodite, d’une loi qui, tout en cautionnant le pouvoir des mères, soumet la femme à la lubricité insatiable de l’homme. Coup de force donc contre la loi d’Aphrodite, l’acte des Lemniennes, bien que générant une effrayante dégénérescence, a néanmoins pour résultat « un important progrès dans les mœurs humaines »3. L’amazonisme extrême qui résulte de cet acte peut en effet être interprété comme une neutralisation de l’hétairisme primitif. L’abolition momentanée des relations sexuelles annonce ainsi l’avènement d’un nouvel ordre familial et prépare l’émergence du droit de la mère.

L’histoire des Lemniennes, de ces rebelles libérées du joug des hommes, nous est contée par de nombreux récits et en particulier par la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore4 que Bachofen choisit comme texte de référence pour introduire son lecteur dans l’univers de l’amazonisme. La scène se passe dans la Mer thrace, non loin des Dardanelles. Faisant voile vers la Colchide, les Argonautes mouillent au large de Lemnos, une île qualifiée de « gynécocratique ». En débarquant, ils se rendent compte que les femmes et leur reine Hypsipyle détiennent le pouvoir et qu’aucun homme n’habite l’île. On apprend la raison de cette étrange situation. Ayant autrefois négligé les sacrifices dus à Aphrodite, les femmes furent frappées d’une « mauvaise odeur »5 qui écarta d’elles leurs époux. Derrière cet affection d’ordre apparemment médical se profile, selon Bachofen, une incapacité des femmes à se contenter du rôle qui leur est assigné, naturellement, dans la société. Une seconde nature, belliqueuse, non moins essentielle, en vient à rivaliser avec l’instinct maternel, et finit par le supplanter. Cette transformation entraîne bien évidemment une indifférence et même une aversion envers les hommes6. La déesse de l’amour, bafouée, punit les femmes : la mauvaise odeur qui les afflige équivaut à un renversement négatif de l’attrait qu’elles exerçaient, comme par l’effet d’un enchantement. Un fragment des Lesbiaca de Myrsilos de Lesbos, cité par une scholie aux Argonautiques d’Apollonios de Rhodes7 fait d’ailleurs intervenir dans cette histoire les pouvoirs d’une magicienne : s’enfuyant de Colchide sur la nef Argo, Médée. Passant au large de Lemnos, elle aurait transmis un philtre (un phármakon) aux femmes de l’île. Comme la colère d’Aphrodite dans la version précédente, cette drogue provoque une puanteur contraignant les hommes à se tenir à l’écart des femmes. Cette situation, enfin, se reproduit périodiquement dans l'histoire, puisque chaque année, dit-on, les femmes de Lemnos sont effectivement séparées des hommes et des garçons à cause de la mauvaise odeur qu’elles répandent autour d’elles8. Pour Bachofen, cette variante ne contredit pas le texte d’Apollodore. En effet, si Médée communique une drogue, c’est précisément parce qu’elle est elle-même sous l’emprise d’Aphrodite (elle a trahi les siens par amour pour Jason). Ce qu’elle découvre en navigant au large de Lemnos, cette vie amazonienne des femmes de l’île, est une insulte à la déesse qu’elle représente et c’est bien le pouvoir de cette dernière qu’elle honore en châtiant, à sa manière, la négation de la loi d’Aphrodite9.

Mais revenons, avec Bachofen, à la version adoptée par la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore. Les hommes de Lemnos quittent leurs épouses malodorantes et se consolent dans les bras de jeunes Thraces, faites prisonnières lors de razzias10. Ce nouvel épisode constitue selon le savant bâlois un indice révélateur du mode de vie économique des habitants de Lemnos. Descendants des Sintiens11, de ces pirates qui les premiers ont habité l’île rocheuse, les hommes sont des guerriers qui passent leur temps au loin, à piller la Thrace. Les femmes dès lors sont contraintes de gérer l’économie locale, ce qui a pour effet de renforcer leur pouvoir, et d’entraîner le durcissement d’une gynécocratie qui, conjoncturelle en son origine, finit par se transformer en amazonisme.

La situation de Lemnos est ambiguë. D’un côté les femmes, semblables à des Amazones, refusent leur statut d’épouses. De leur côté, les hommes fondent de nouvelles familles, avec des esclaves thraces. C’est ainsi que, dans l’acte même qui perpétue la généalogie, ils mettent gravement en péril le pouvoir féminin. Cette attitude pousse les femmes au crime. Elles égorgent en une nuit tous les mâles de l’île à l’exception du roi Thoas, fils de Dionysos, que sa fille Hypsipyle, devenue reine des révoltées, dérobe aux regards des autres. Hypsipyle, par cette action, manifeste sa subordination naturelle au pouvoir paternel. En épargnant la vie de Thoas, elle annonce, implicitement, l’avènement futur du droit du père. En d’autres termes, Hypsipyle est la figure centrale qui va permettre le passage du droit de la mère au droit du père12.

Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes décrivent ainsi l’arrivée des Argonautes sur l’île de Lemnos. Après quelques hésitations, les femmes acceptent de les laisser débarquer. On organise à cette occasion un grand banquet et des jeux. Les Cabires (les grands dieux des mystères locaux), qui avaient quitté l’île par indignation lors du massacre, y reviennent pour servir d’échanson pendant le banquet13. Après quelques jours, les aventuriers de la nef Argo, rappelés à l’ordre par Héraclès le misogyne14, reprennent la mer. Les Lemniennes mettront au monde des fils qui porteront le nom de leurs pères. En effet, un vers de l'Iliade nous rapporte que le fils de Jason et d’Hypsipyle, Euneos, est appelé Jasonide, fils de Jason15, information qu’Hygin confirme16 en précisant que chaque Amazone nomme son fils du nom de l’Argonaute qui en est le père. Ce sur quoi insistent ces quelques bribes d’un très ancien discours, selon Bachofen, c’est l’avènement de la patrilinéarité. La paternité dionysiaque a supplanté la maternité tellurique17. Cependant les femmes meurtrières n’ont pas les moyens d’espérer par elles-mêmes le pardon d’Aphrodite. L’expiation doit provenir d’en haut et d’un principe lumineux. La puissance céleste apollinienne18 vient s’opposer au principe du feu tellurique représenté par Héphaistos (le forgeron boiteux, autre dieu de l’île). L'Héroicos de Philostrate19 précise que chaque année, en souvenir du crime abominable, les feux de Lemnos sont éteints durant neuf jours. Un navire fait voile vers Délos, l’île sainte d’Apollon, et ramène un feu nouveau issu du soleil (capté par miroir). Au cœur de ce rituel périodique, l’expédition délienne rappelle qu’aucun équilibre n’est possible sans la médiation apollinienne. Le tellurisme de la femme (le feu enfoui) est enfin supplanté par le principe igné de l’homme (la flamme céleste)20.

Changement de décor. La scène se déplace de Lemnos à Némée, dans le Péloponnèse. Bachofen y retrouve la reine amazone sous les traits d’une nourrice. On se souvient qu’Hypsipyle avait sauvé son père en le confiant à la mer, dans un coffre de bois. Le subterfuge avait été démasqué et les guerrières en furie avaient tenté de tuer leur reine. Celle-ci prit la fuite de nuit ; mais des pirates l’enlevèrent et la vendirent comme esclave au roi de Némée, Lycurgue. C’est dans cette ville d’Argolide, au service du roi et de la reine Eurydice, que l’on rencontre à nouveau Hypsipyle, devenue nourrice du petit Opheltès. Un jour, alors que les Sept en campagne contre Thèbes passaient dans la région, ils croisèrent la nourrice et lui demandèrent de leur indiquer la source où ils pourraient se désaltérer. Hypsipyle déposa alors le petit Opheltès auprès de la fontaine. Le serpent gardien de l’eau se glissa vers l’enfant et l’étouffa. Un oracle avait en effet ordonné de ne jamais déposer Opheltès à terre avant qu’il ne puisse marcher. Dans leur colère, Eurydice et Lycurgue voulurent mettre Hypsipyle à mort. L’exécution fut interrompue par l’arrivée inopinée des deux fils de la réfugiée lemnienne, Eunée et Thoas le jeune, en quête de leur mère.

En convoquant cet épisode néméen dans le prolongement du mythe des Lemniennes, Bachofen met en évidence le caractère céréalier et maternel de la fille de Thoas. L’arrogance de la reine amazone apparaît ici neutralisée par l’instinct maternel qu’Hypsipyle retrouve au contact de l’enfant d’une autre, Opheltès. Comme une mère, elle se réjouit désormais des fécondations et des naissances qui sont soumises à la loi du devenir et du changement perpétuels.

Voici donc esquissés les traits d’un personnage qui ne relève ni vraiment de l’amazonisme, ni vraiment de la paternité dionysiaque. Fille de Thoas, reine amazone puis nourrice, Hypsipyle se situe à la jointure de deux systèmes incompatibles ; elle apparaît, en quelque sorte, comme un point de convergence, une figure médiatrice qui subvertit, renverse une manière de gouverner, un comportement à la fois sexuel et politique qu’elle avait elle-même promu et cautionné. Amazone appartenant au génos de Dionysos, Hypsipyle, en mettant en communication deux phases antagonistes d’un développement inéluctable, incarne une ambiguïté maximale qui fonctionne comme un excellent opérateur du processus historique.

Bellérophon

Dans son traité sur les Vertus des femmes21, Plutarque, qui se réfère à l’historien hellénistique Nymphis, rapporte l’histoire de Bellérophon en pays lycien. On raconte qu’autrefois un sanglier ravageait le territoire. La bête massacrait le bétail, saccageait les récoltes, jusqu’au jour où Bellérophon la tua. Ne manifestant aucune gratitude pour cet acte courageux, les Lyciens provoquèrent la colère du héros corinthien. Il maudit les habitants de la ville de Xanthos et demanda à Poséidon de recouvrir de sel les champs cultivés. La terre devint stérile (litt, « aigre, amère », pikrὁs). Cette menace d’anéantissement de l’espace agricole fut écartée par une requête des femmes, dont l’initiative suscita le respect de Bellérophon, l’incitant à prier Poséidon de mettre un terme à la crise. Cette audacieuse intervention féminine aurait été à l’origine de la coutume suivant laquelle les Lyciens recevaient leur nom de leurs aïeules maternelles, et non de leurs aïeux paternels.

Bachofen évoque encore une autre version de ce mythe lycien, elle aussi rapportée par Plutarque. Une expédition placée sous le commandement du mercenaire Chimarrhos, pirate cruel et barbare, fait voile vers la Lycie. Le vaisseau amiral porte proue de lion et poupe de dragon. Harcelés par ces pirates qui prennent, dans cette version évhémériste, la place, le nom et les attributs de la chimère, les Lyciens se réfugient dans l’arrière-pays. C’est alors qu’interviennent Bellérophon et Pégase qui, après avoir exterminé les pirates, chassent les Amazones hors de Lycie. Cette version mentionne elle aussi l’ingratitude des Lyciens et la vengeance de Bellérophon. Mais elle diverge quant à la nature de l’intervention des femmes, qui met fin à la colère du héros. C’est parce qu’elles ont retroussé leurs tuniques que Bellérophon, pris de pudeur, recule en entraînant avec lui les eaux de la mer.

Le rapport que Bellérophon entretient avec le féminin est ambivalent. Combattant acharné des Amazones, il recule à la vue de la nudité des matrones. Cette relation paradoxale s’exprime en termes de domination et de soumission : domination que Bellérophon impose aux Amazones, soumission qu’il affiche lui-même face aux Lyciennes. Ce double comportement signifie, aux yeux de Bachofen, que le héros se comporte comme un fondateur du droit de la mère22. Le jeune dompteur de Pégase, descendant de Sisyphe, anéantit l’amazonisme, « cette suprême dégénérescence du droit des femmes23 », tout en promouvant le droit de la mère. Les jeunes guerrières rebelles et tueuses d’hommes sont exterminées. Rendue au mariage, la femme retrouve l’usage du sexe.

Appartenant à la sphère matérielle, la femme emprunte les traits de la terre. Bachofen décèle une profonde analogie entre l’image de Bellérophon vaincu par l’exhibition des mères dénudées et l’action de Poséidon retirant les flots qui ont ravagés le sol cultivé24. Face à Poséidon, il y a la terre, la mère de toute chose ; face à Bellérophon, il y a la femme terrestre et mortelle qui remplace la terre, en prolongeant au sein de la communauté humaine la maternité primitive de cette dernière. Imitateur d’Océan par sa force procréatrice, c’est un homme qui confère, à la matière qui enfante, le respect dû à un droit supérieur.

En se mélangeant à la terre, l’eau pénètre et fertilise. Symbole de la force masculine, le sel de la mer féconde la matière25. La relation polaire et conflictuelle entre le pouvoir des mères et celui des pères, mise en évidence par le texte de Plutarque, vient rappeler, aux yeux de Bachofen, qu’un pouvoir supérieur appartient à la mère et que la tentative de Bellérophon et de Poséidon de soumettre, à l’intérieur du mariage, la mère au père, se solde par un échec ou plutôt par une demi-victoire puisque seul l’amazonisme a été détruit par le « fils de Poséidon »26. Cette demi-victoire est signifiée par le refus des Lyciens et de leur roi27 d’accorder à Bellérophon la récompense qu’il mérite. Le combat de Bellérophon se clôt sur la victoire du sexe de la femme (kteίs), qui domine le phallus tout comme la terre domine la mer, et les Lyciennes Bellérophon. Le père, bien que semblable au soc de la charrue qui fend la terre, et au semeur qui répand les grains, n’est en effet qu’une fiction juridique. Seule la mère jouit d’une réalité reconnue, physique28. L’enfant n’a pour ainsi dire qu’un(e) ancêtre, la terre29.

Comme auparavant celui d’Hypsipyle, le statut de Bellérophon est ambigu. Le héros hésite à franchir la frontière entre deux états contrastés. Vainqueur de l’amazonisme, annonciateur du droit du père, il est ravalé, par sa nature même, en deçà du monde céleste. Tenant les rênes de Pégase, il tente en vain d’atteindre les « pures altitudes de la lumière céleste »30. A cette impudence, Zeus répond par la fureur. Le Dieu de l’Olympe le désarçonne. On le retrouve alors dans la campagne éolienne, claudicant, haï des Olympiens ; il erre empruntant les chemins déserts. Il n’y a pas place dans les régions célestes pour ce serviteur de la mort qui emporte avec lui, autant que la puissance procréatrice de Poséidon, son principe destracteur31. Bellérophon provoque la vie tout en œuvrant pour la mort. De ce point de vue, la vie et la mort apparaissent comme les deux pôles indissociables du système tellurique ; d’un côté la mort que vient suggérer le nom même de Bellérophon (ou « Laophontes », « celui qui tue le peuple »), de l’autre la vie, issue de la matière maternelle que féconde la semence de l’homme.

Au cours du récit bachofénien, Bellérophon se manifeste tour à tour comme le déstabilisateur du monde tellurique et l’annonciateur du principe solaire. Cette double tentative, avortée, de subvertir un monde régi par les lois de la matière et de mettre en place un ordre patriarcal caractérise une stratégie visant à subordonner la femme à l’homme, les lois telluriques aux lois célestes. Médiateur infortuné, Bellérophon entretient avec le monde céleste une connivence ambiguë. En remettant radicalement en cause le découpage de l’espace religieux, en essayant de ménager un passage, il menace de brouiller les frontières séparant deux univers antagonistes. Le parcours du héros corinthien s’effectue aux marges du territoire habité, sur les confins du monde céleste, dans un entre-deux qui fait de lui un sauvage claudicant sur des chemins désertés. Tout se passe comme si l’exploit, avec lui, remettait radicalement en cause la possibilité de réintégrer le monde des mortels. Dans ce cas limite, la transgression entraîne une mise à l’écart de la société, une régression vers le monde de la sauvagerie.

Exterminateur des Amazones, Bellérophon serait aussi et en premier lieu celui qui parvient à neutraliser cette fougue belliqueuse de la femme qui hante l’imaginaire bachofénien. Incapable d’assumer très longtemps les traits d’une guerrière, envoûtée par la force et la beauté de l’homme, l’Amazone inquiétante finirait par reconnaître que sa vocation naturelle réside dans l’amour et la fécondité. Vaincue par la force du mâle, elle risquerait alors de retourner en deçà (et non plus au-delà) des limites souhaitables de la féminité et restaurerait les relations naturelles que l’Amazonisme avait proscrites. Mais il y a plus, selon Bachofen. La geste de Bellérophon est étroitement liée à une manière d’être que le héros corinthien revendique. A la passion ardente de la femme, Bellérophon répond par la chasteté, un comportement qui viendrait rappeler qu’il est le représentant du caractère sacré de toute relation matrimoniale, lui qui a pour rôle de combattre la force déréglée, sauvage et dévastatrice du sexe. L’amazonisme et l'hétaïrisme constituent, dans cet imaginaire savant, deux dégénérescences qui menacent les rapports entre genres. Si l’extermination de la Chimère a rendu possible l’agriculture et la fécondité, c’est par la suppression à la fois de l’amazonisme et de l’hétaïrisme que le mariage (matrimonium)32 a été institué.

Massagètes, scythes, garamantes et arabes

Mariage et chasteté constituent ainsi les piliers d’un système social garanti par le droit gynécocratique, un droit impliquant, nous l’avons vu, que l’enfant tire son nom et son statut de la mère. Substituer la gynécocratie à l’hétaïrisme ne revient pas à exclure le droit naturel ; c’est au contraire se contenter de le limiter. Une tentative de marginalisation totale de la sexualité hétaïrique se traduirait par une remise en question de la possibilité même d’établir une relation entre les sexes. Le passage d’un droit naturel au droit civil ne s’opère pas d’un coup. C’est le résultat d’une très longue histoire que vont nous conter les enquêtes « ethnographiques » de Bachofen. Des Massagètes d’Hérodote aux habitants des huttes en bois de Scythie (Mossýnoikoi), des Garamantes d’Ethiopie aux « Arabes » décrits par Diodore et Strabon, le savant bâlois se plaît à esquisser les contours d’une géographie symbolique où se trouvent conservées, dans toute leur ampleur, à la fois les lentes métamorphoses du droit naturel (ius naturale), les régressions qui leur sont apparentées et l’émergence du droit matrimonial33.

Quelques « faits » tout d’abord. Du côté de l’aurore et du levant, au-delà de l'Araxe, Hérodote décrivait une population de nomades, les Massagètes, dont les épouses sont communes à tous. Lorsqu’un homme désire une femme, il accroche son carquois à l’avant de son chariot et s’unit à elle en toute tranquillité34. La Géographie de Strabon développe cette « information » donnée par le père de l’histoire : « Les hommes n’ont chacun qu’une épouse, mais ils ont aussi commerce avec celles des autres, et cela sans s’en cacher : celui qui s’unit à la femme d’un autre le fait après avoir suspendu son carquois, bien visible, au char de celle-ci »35. Au Livre IV des Histoires Hérodote localise en terre libyenne, chez les Nasamons, des coutumes qu’il présente comme analogues. Les Nasamons ont chacun plusieurs femmes et s’unissent à elles de manière quasi publique, après avoir planté à terre leur bâton. Le bâton fixé dans le sol évoque, pour Bachofen, l’acte sexuel. De plus, « quand un homme, chez les Nasamons, se marie pour la première fois, il est d’usage que l’épousée passe, la première nuit, par les mains de tous les invités et se livre à eux ; et chacun, quand elle s’est livrée à lui, lui donne en présent ce qu’il a apporté de sa maison »36. Sur les bords du lac Tritonis, Hérodote signale encore la présence d’autres populations libyennes, les Auséens et les Machlyes, qui méconnaissent le mariage et mettent les femmes en commun. Ils s’accouplent publiquement, dit-il, « comme des bêtes »37. Des comportements sexuels du même type auraient été observés jadis par les soldats de Cyrus dans les contrées du Pont et de la Scythie, chez les Mossynéques, « le peuple le plus barbare qu’ils ont connu dans leur marche ». Ils y virent des hommes qui s’accouplaient avec les femmes sous les yeux de tous38.

Autant d’indices, pour Bachofen, qui démontrent que la communauté des femmes et le caractère public des relations sexuelles39 définissent une relation polaire, constitutive des coutumes hétaïriques, une combinaison qui se trouve liée au statut particulier que reçoivent, dans le stade hétaïrique, les enfants de la sœur. Un fragment de Nicolas de Damas conservé par Stobée40 le conforte dans cette hypothèse : les Ethiopiens respectent davantage leurs sœurs. Les rois, du reste, ne transmettent pas leur pouvoir à leurs propres enfants, mais à ceux de leurs sœurs et s’il n’y a plus d’héritier, ils choisissent alors le plus beau et le plus belliqueux des leurs.

Ce recours à la documentation antique de type historique et ethnologique ouvre pour Bachofen un dossier remarquablement homogène, qui va lui permettre d’esquisser la configuration des pratiques sexuelles hétaïriques et du même coup de reconstituer la première phase du développement de l’humanité. Cette technique herméneutique fait surgir, avec ce que le savant bâlois nomme « une évidence incontestable », un pan complet de l’histoire. Mais il va plus loin. Sa manière de déchiffrer les textes l’encourage à affiner l’enquête et à examiner de plus près encore les processus qui ont rendu possible le passage d’un stade à l’autre. En effet, pour prendre un exemple, si l'hétaïrisme conditionne, au niveau primitif de l’évolution humaine, l’ensemble de la vie sociale, il se trouve parfois limité à la seule nuit de noces. Il y a donc là un ensemble de faits microscopiques dont l’examen minutieux autorise, aux yeux de Bachofen, une tentative de reconstitution de l’évolution historique.

La description du monde habité écrite par Pomponius Méla, auteur latin du Ier siècle de notre ère, contient un exemple particulièrement significatif à cet égard : les femmes des Augiles « ont coutume de subir le stupre de tous ceux qui sont venus avec un cadeau. Et c’est alors un honneur suprême que d’avoir couché avec beaucoup d’hommes. En toute autre occasion, leur chasteté est remarquable »41. Le présent qu’apporte chaque homme qui désire coucher avec la fiancée, c’est l’argent de la courtisane (das Hetärengeld), l’argent qui constitue la dot42. Ce qui intéresse ici l’auteur du Mutterrecht, c’est la fonction que remplit la pratique hétaïrique limitée à la nuit de noces ou à la période pré-matrimoniale. L’hétaïrisme, temporairement limité, devient un passage obligé vers le mariage. Il a pour objectif de garantir la chasteté future à l’intérieur du mariage.

Dans cette perspective, la pudeur qu’affichent les femmes mariées ne s’oppose pas fondamentalement à la liberté sexuelle. Chez les Thraces, Bachofen retrouve ces deux valeurs clé qui structurent l’ensemble de l’érotisme féminin : « Ils ne surveillent point les jeunes filles, mais les laissent libres de s’unir à tels hommes qu’elles veulent, tandis qu’ils surveillent sévèrement les femmes mariées. »43

Comme le montrent différents témoignages, la communauté des femmes est réservée au seul clan. C’est le cas chez certains nomades de la Province Cyrénaïque dont on rapporte que, « disséminés par clans çà et là et de façon désordonnée, ils ne se réunissent jamais pour délibérer »44. Le clan est une structure qui englobe à la fois l’ensemble des femmes d’un homme, ainsi que les enfants et la parentèle. C’est la liberté des relations sexuelles qui constitue le premier lien d’une telle micro-société. Bachofen cite à ce propos une description des coutumes arabes proposée par Strabon45 : « Les frères passent toujours avant les enfants. Et le droit de primogéniture règle non seulement la succession au trône, mais en général la transmission de toutes les charges ou magistratures. La communauté des biens existe entre tous les membres d’une même famille, mais il n’y a qu’un maître, qui est toujours le plus âgé de la famille. Ils n’ont aussi qu’une femme pour tous : celui qui, prévenant les autres, entre le premier chez elle, use d’elle après avoir pris la précaution de placer son bâton en travers de la porte (l’usage veut que chaque homme porte toujours un bâton). Jamais, en revanche, elle ne passe la nuit qu’avec le plus âgé, avec le chef de la famille. Une semblable promiscuité les fait tous frères les uns des autres. Ajoutons qu’ils ont commerce avec leurs propres mères. En revanche l’adultère, c’est-à-dire le commerce avec un amant qui n’est pas de la famille, est impitoyablement puni de mort. La fille de l’un des rois du pays, merveilleusement belle, avait quinze frères, tous éperdument amoureux d’elle, et qui, pour cette raison, se succédaient auprès d’elle sans relâche. Fatiguée de leurs assiduités, elle s’avisa, dit-on, du stratagème que voici : elle se procura des bâtons exactement semblables à ceux de ses frères, et, quand l’un d’eux sortait d’auprès d’elle, elle se hâtait de placer contre la porte le bâton pareil à celui du frère qui venait de la quitter, puis, peu de temps après, le remplaçait par un autre, et ainsi de suite, en ayant toujours bien soin de ne pas y mettre le bâton pareil à celui du frère dont elle prévoyait la visite. Or, un jour que tous les frères étaient réunis sur la place publique, l’un d’eux s’approcha de sa porte et à la vue du bâton comprit que quelqu’un était avec elle ; mais, comme il avait laissé tous ses frères ensemble sur la place, il crut à un flagrant délit d’adultère, courut chercher leur père et l’amena avec lui. Force lui fut de reconnaître en sa présence qu’il avait calomnié sa sœur. »

Ce texte livre, selon Bachofen, un bel exemple du droit naturel limité à une seule famille, à une communauté de sang. Au droit naturel (ius naturale) correspondent les relations sexuelles entre frères et sœurs, entre mère et fils. Loin d’être incestueuses, comme se plaît à préciser Bachofen46, ces relations sont au contraire une manière de penser les bons rapports qu’entretiennent entre eux les individus d’un même clan et c’est précisément ce que viendrait, dans un tout autre contexte, nous rappeler le fameux mythe de Myrrha, amoureuse de son père Cinyras, chez Ovide47 : « O dieux, je vous en supplie, et toi, Piété filiale, vous, droits sacrés des parents, ne laissez pas se consommer ce sacrilège, dressez-vous contre mon crime : si toutefois c’est bien là un crime ! Car enfin, la Piété filiale se refuserait-elle à condamner un pareil amour ? Les autres êtres s’accouplent sans s’astreindre à aucun choix. On ne trouve pas honteux pour une génisse de porter sur son échine le poids de son père ; le cheval prend sa propre fille pour épouse, et le bouc s’unit aux chèvres qu’il a procréées ; l’oiseau, de la semence de celui par qui il fut conçu, conçoit lui-même. Heureux les êtres qui ont licence d’agir de la sorte ! L’homme, par scrupule, a fait des lois malfaisantes, et la liberté qu’admet la nature, une législation jalouse la refuse. Il est cependant, dit-on, des peuples chez lesquels la mère s’unit à son fils, la fille à son père, et la tendresse familiale s’accroît d’un amour qui la redouble » (trad, de J. Chamonard, Paris, 1966). Entraîné par son hypothèse, Bachofen prend à la lettre le discours spécieux, prouesse ovidienne, de la mère d’Adonis. Il convient de relever cet amalgame surprenant, pour mieux apprécier la démarche. Tel que l’imagine et le réalise un poète de l’époque d’Auguste, l’exploit rhétorique que peut inspirer un désir pervers rejoint sans peine, chez Bachofen, le dossier « ethnographique » où se rassemblent les souvenirs du plus lointain passé humain. Cette rencontre de l’individuel et du collectif, du psychologique et du roman préhistorique, est sans doute une des raisons de la fascination que la théorie du savant bâlois exercera sur les travaux de l’école de Freud.

Mais revenons au texte de Strabon interprété par Bachofen. Gardons en mémoire l'histoire de cette jeune fille arabe harcelée par ses frères. Attribué aussi bien aux Arabes qu’aux Ethiopiens, ce type de comportement se comprend, dans la perspective de l'historien du droit, si on le situe dans le contexte du droit naturel. En effet, la structure sociale fondée sur la communauté des femmes apparaît solidaire de la tyrannie48. A la tête de chaque clan se trouve un tyran dont le pouvoir repose totalement sur le droit de la procréation, réalité sociale qu’une étymologie du mot tyran viendrait signifier. Le mot conserverait la mémoire du sens le plus ancien. Túrannos serait en effet un dérivé de túros ou túlos qui signifie le membre viril. Ainsi, ce qui spécifie la paternité, ce sont des actes de procréation d’où toute individualité a été proscrite. En d’autres termes, tous les enfants, filles ou garçons, n’ont qu’un père, incarné par le Tyran à qui ils appartiennent comme son bien49. Mais si ce tyran détient le pouvoir sur une horde primitive qui annonce celle de Darwin revu par Freud, c’est qu’il l’a obtenu, chez Bachofen, de la femme. Le dossier éthiopien confirmerait ce point de vue en soulignant que le roi ne lègue pas sa fonction à ses propres enfants, mais à ceux de sa sœur. La femme, légitimant le pouvoir tyrannique50, se présente d’elle-même comme soumise à la volonté de l’homme. Au principe de ce système primitif règne l’aspect purement physique du mâle, dont la femme, après l’avoir exalté, ne parviendra à s’émanciper qu’en l’asservissant, et en domptant sa force effrénée.

Limite du droit naturel, le droit civil (ius ciuile) matrimonial concurrence dangereusement la loi naturelle de la matière, de sorte que le droit de la terre-mère se trouve violé par l’exclusivité de la relation matrimoniale. Ce n’est pas pour se consacrer à un seul homme qu’Hélène était pourvue de tous les charmes de Pandore, mais bien au contraire pour sacrifier librement à la loi d’Aphrodite et aux penchants de la nature féminine. Enfreindre le mariage pour suivre le bel Alexandre (alias Pâris) à Troie, c’était obéir, tout simplement, à la loi d’Aphrodite. Aussi, lorsque la femme se marie, elle doit se réconcilier avec la Mère Nature lésée. Seule une période hétaïrique51, caractérisée par la lubricité, est à même de racheter l’abstinence matrimoniale. Pour posséder une femme, l’homme doit par conséquent l’abandonner d’abord aux autres. Fidèle au droit naturel (ius naturale), parfaite doublure de la terre maternelle52, la femme est une Pénia en quête constante de nouvelles fécondations. Toute femme doit, à l’instar de la fille arabe, s’abandonner aux hommes jusqu’à l’épuisement.

Le discours de Diotime

Dans son chapitre consacré aux Crétois53, Bachofen analyse le mythe platonicien de Pénia et de Poros. Dans le Banquet54, Diotime répond à Socrate qui veut savoir si Eros est un mortel ou un immortel. Il est un grand démon, dit-elle, à savoir un être intermédiaire entre le mortel et l’immortel, un interprète qui porte aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux. Cette définition conduit Diotime à conter l’origine d’Eros : « Sache donc que le jour où naquit Aphrodite, les dieux banquetaient, et parmi eux était le fils de Mètis (« Intelligence rusée »), Poros (« Expédient »). Le dîner fini, Pénia (« Pauvreté ») se présenta pour mendier, car on avait fait grande chère et elle se tenait contre la porte. Sur ces entrefaites, Poros, qui s’était enivré de nectar (car le vin n’existait pas encore), pénétra dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l’ivresse, il s’y endormit. Et voilà que Pénia, songeant que rien jamais n’est expédient pour elle, médite de se faire faire un enfant par Expédient lui-même (Poros). Elle se coucha près de lui, et conçut l’Amour (Eros). Voici aussi la raison pour laquelle Amour est le suivant d’Aphrodite et son servant : parce qu’il fut engendré pendant la fête de la naissance de celle-ci, et qu’en même temps l’objet dont il est par nature épris, c’est la beauté, et qu’Aphrodite est belle » (trad. de Léon Robin, CUF, 1929, légèrement modifiée).

A la lecture de ce mythe, Bachofen reconnaît dans Pénia la pauvreté de la terre. Tout comme Pénia, la terre est incapable de se suffire à elle-même. Poussée par l’indigence, elle est en quête constante de nouvelles fécondations qui, seules, pourront assurer la pérennité du monde visible. C’est aussi le cas de Myrrha (ou Smyrna, la mère d’Adonis) qui désire son père, de Phèdre qui recherche Hippolyte. Alors que dans la version platonicienne Poros apparaît comme époux de Pénia, il prend les traits du fils de Déméter, Iasion, dans un récit crétois où Bachofen croit reconnaître une variante du même mythe. Fils et père, il est tantôt l’engendré, tantôt celui qui engendre, le fils devenu son propre père55. Mère puis épouse, présente avant toute créature, la femme est pourvoyeuse de vie. Cause première, elle est une mère qui donne naissance à un fils. Dans sa Vie de Thésée56, Plutarque raconte à propos d’Aphrodite Epitragίa57 comment le héros athénien, sur l’ordre d’Apollon, a sacrifié au bord de la mer une chèvre qui se transforma en bouc. A cause de cette métamorphose, depuis cette époque, Aphrodite est représentée assise sur un bouc (« épitrage »). Paradigme du masculin, le bouc ne serait qu’une transformation de la chèvre. Ce récit de fabrication du masculin présente le mâle comme l’effet d’une merveilleuse alchimie qui se répète à la naissance de chaque garçon. Et au travers du fils, la mère se trouve du même coup transmuée en père58. La naissance d’un garçon provoque chez elle un étonnement, un émerveillement qui la pousse à faire de lui son favori. Le phallus devient le serviteur et le compagnon permanent des besoins procréateurs de la mère.

Ces mythes sont autant de traces, d’indices qui orientent l’enquête bachofénienne sur l’origine des sexes, une enquête construite à partir d’une interrogation lancinante, portant sur la possibilité d’émergence du masculin à partir d’un monde exclusivement féminin. En se référant à l’image de la métamorphose de la chèvre en bouc, Bachofen veut montrer, ni plus ni moins, que le masculin n’est qu’une transformation extraordinaire de la nature féminine.

La fertilité de la terre résulte donc d’une continuelle union chamelle avec elle-même, d’une auto-fécondation (Selbstbegattung). Dans l’obscurité du ventre maternel de Rhéa, Isis et Osiris s’enlacent et procréent. Avec le frère et la sœur, la force de la nature se scinde en deux puissances que l’accouplement permet de réunifier. Considéré sous cet angle, « les noces du frère et de la sœur sont non seulement admissibles, mais encore stipulées par la loi naturelle »59. Aussi la libre relation sexuelle entre frères et sœurs est-elle le seul moyen de maintenir une cohésion dans une société où les différents clans excluent entre eux tout échange. Semblable à l’abeille, qu’une grande quantité de mâles fécondent, la femme constitue le centre et le lien d’une telle société60.

Dionysos

Cette légende des sexes désigne en l’« amazonisme », on l’a vu, une étape nécessaire. C’est en quelque sorte une voie sans issue qui va contraindre la femme, d’une part à retrouver sa vocation naturelle – la maternité dans le cadre du mariage et de la sédentarité – mais aussi à la pondérer, en limitant ses prérogatives. Les deux règnes successifs de la femme – amazonat et gynécocratie – sont considérés comme des stades primitifs et inférieurs du développement historique. Ces épisodes contiennent en germe, à l’instar de ce qui se passe au niveau de l’évolution individuelle, un stade supérieur, adulte, qui émerge avec l’avènement du droit du père. Le passage du droit de la mère au droit du père est inévitable. Du point de vue religieux, ce passage est amorcé sous l’emblème de Dionysos, lequel, pour réaliser sa paternité et pour piéger les femmes ensauvagées, utilise les armes de la séduction. Envoûtées par ce maître de la volupté chamelle, les amazones, devenues ménades, vont se constituer en garde irréductible du héros61. Au refus, cependant, de certaines femmes de se soumettre à ce pouvoir phallique62, Dionysos répond par la folie (manía). Les Métamorphoses d’Antoninus Liberalis63 et l'Histoire variée d’Elien64 sont les témoins, pour Bachofen, d’une histoire bien réelle. Dans la ville béotienne d’Orchomène, les filles de Minyas, Leucippé, Arsippé et Alcathoé, « absurdement », obstinément occupées à leur ouvrage, s’amusent à brocarder les autres femmes qui font les bacchantes dans la montagne. « Sous les traits d’une jeune fille », Dionysos rend visite aux trois sœurs. Il les « exhorte à ne pas manquer le culte et les mystères du dieu ». Cette tentative de persuasion douce ayant échoué, Dionysos se métamorphose en taureau, en lion et en léopard. Le nectar et le lait jaillissent des montants des métiers à tisser. Effrayées, les trois femmes font alors le vœu d’offrir au dieu une victime. Le sort désigne Hippasos, fils de Leucippé. Les trois sœurs le déchirent. Commence alors pour elles une vie de Bacchantes, qui aura pour terme leur métamorphose en oiseaux de nuit. Sur un point, l’histoire rapportée par Elien diverge de la version que nous a livrée Antoninus Liberalis. Elien précise que les filles de Minyas refusent de s’adonner aux danses bachiques en compagnie des autres femmes parce qu’elles étaient « amoureuses de leurs époux »65. Dionysos s’en irrite ; le lierre et la vigne enveloppent les métiers à tisser, des serpents se lovent dans les corbeilles de laine ; du vin et du lait suintent du plafond. Les Minyades mettent en pièce, « comme faon », le jeune fils de Leucippé. Ménades, elles s’enfuient dans la montagne rejoindre les autres femmes. Mais, « à cause de leur crime sacrilège », celles-ci poursuivent les trois sœurs qui sont alors transformées en oiseaux.

Cette fin tragique des Minyades est commémorée par le rituel expiatoire des Agrionies. Les Questions grecques66 de Plutarque en conservent la mémoire. Chaque année, armé d’une épée, le prêtre de Dionysos poursuit les descendantes des Minyades. Femmes aux habits sales et en lambeaux, les fuyardes sont les héritières du deuil ancestral, rappel de l’enfant déchiré. Cette histoire apparaît à Bachofen comme le souvenir d’un conflit ayant opposé deux états de société, deux systèmes religieux67 : l’amazonisme confronté à la religion dionysiaque. En effet, les noms de deux sœurs, Leucippé et Arsippé, celui de leur mère, Hermippe68, ainsi que celui de Hippasos, formés tous quatre sur le radical hίppos (cheval), sont des appellations propres aux Amazones. Cette constatation serait corroborée par Antoninus Liberalis qui désignent comme vierges (kórai, littéralement « jeunes filles ») les mères que sont les Minyades. Mères sans époux, elles se comportent comme des Amazones.

Face à l’amazonisme, Bachofen situe Dionysos, dont la vocation est de transformer la rebelle en épouse amoureuse69. La volupté phallique du dieu capte, sous couvert d’« élan mystique », une femme à la « sensualité irritable ». La folie (manίa) des Bacchantes, intimement solidaire d’une fièvre religieuse et d’un désir ardent, s’élève jusqu’à la furie exaltée70. Les mystères et les rituels dionysiaques sont une affaire de femmes71. Mais le dieu finit par promouvoir la chasteté72 en imposant le modèle du mariage sacré, le hierὁs gámos. C’est ainsi que l’obéissance à la loi dionysiaque se traduit par l’assujettissement de la vie à un principe d’ordre proche de la gynécocratie démétrienne73. Epouse de Dionysos, la mère reçoit en partage la couronne d’Ariane qui brille au ciel pour l’éternité74. En ce sens les valeurs soutenues par l’initiation dionysiaque s’opposent radicalement à celles qui constituent l’hétaïrisme aphrodisien. Le savant bâlois veut qu’ici l’on reconnaisse l’acte fondateur d’une nouvelle gynécocratie, qui s’appuie sur deux pouvoirs solidaires, le religieux et l’érotique75. Dieu des femmes, Dionysos louvoie admirablement entre ce qui pourrait, pour ses ouailles, constituer deux écueils : la répulsion vis-à-vis du mâle et l’érotisme dissolu. En imposant sa loi, il réussit à établir un équilibre précaire que la nature féminine, bien sûr, parviendra bientôt à ruiner lui aussi.

Dieu des femmes, Dionysos féminise la virilité. On le reconnaît sous les traits d’un être double, d’un mâle efféminé, manipulant un Penthée affublé d’un habit de femme76. Sous l’effet d’un pouvoir habile à bouleverser les sens, et à renverser le sens, la femme est invinciblement entraînée dans la religion d’un dieu annonciateur du système paternel. Toutes les apparences semblent indiquer la primauté accordée aux valeurs de la femme. Située au cœur du religieux, elle se voit conférer un pouvoir qui lui permet, en effet, de dominer les hommes77, dans le cadre d’une nouvelle gynécocratie d’ordre « aphroditique »78, où l’érotisme relève de l’exercice religieux79. Un Dionysos uni à Déméter se voit supplanté par un Dionysos serviteur d’Aphrodite. Victorieux des Amazones, Héraclès se jette aux pieds d’Omphale. Cet instant où l’homme n’est plus qu’un instrament de plaisir effraye Bachofen80. Posée en termes de pouvoir, l’histoire des rapports entre sexes se déroule désormais sur une scène où s’affrontent l’Orient et l’Occident, l’Asie et l’Europe. Dans le regard croisé des continents se reflète une guerre des mœurs. L’Occident avait eu pour vocation de promouvoir « le principe supérieur de la vie démétrienne » et de délivrer ainsi l’humanité du « tellurisme le plus inférieur » où l’avait retenue le charme magique de la nature orientale81. Cette œuvre occidentale d’émancipation, dont l’aboutissement sera le fait de Rome, se voit périodiquement sapée par l’éclosion et le développement rapide, sous influence orientale, des cultes dionysiaques.

Bien que défenseur de la virilité et précurseur du droit du père, Dionysos demeure par excellence une figure ambiguë. Supermâle, enjôleur de femmes, il représente un danger pour l’ordre démétrien. La religiosité dionysiaque est dénoncée par Bachofen comme un piège qui paralyse le développement de l’humanité, entraînant de funestes rechutes qui, pour le savant bâlois, prennent un aspect politique. La mainmise du dionysiaque sur l’activité érotique et religieuse correspondrait en effet aux excès de la démocratie82. La « hiérarchie des castes » est taillée en pièces et Bachofen, profondément attaché à une idéologie de type oligarchique, laisse libre cours à une plume réactionnaire : « Les Anciens étaient parfaitement au clair sur ce lien, ils le soulignaient dans les expressions les plus affirmées ; leurs témoignages historiques sont parlants, qui nous montrent l’émancipation chamelle et politique comme des réalités nécessairement jumelles et toujours inséparables. La religion dionysiaque est simultanément l’apothéose de la jouissance aphrodisienne et celle de la fraternité universelle ; c’est pourquoi elle fut spécialement aimée des classes serviles et c’est pourquoi les tyrans, les Pisistratides, les Ptolémées, ou César, l’ont particulièrement favorisée, dans leur propre intérêt, puisqu’ils fondaient leur souveraineté sur le développement démocratique. Tous ces phénomènes procèdent de la même source ; ce ne sont que des aspects différents de ce que les Anciens, déjà, appelaient l’âge dionysiaque du monde. »83

L’aphroditisme dionysiaque paralyse le mâle courage, vertu de l’homme du système démétrien. La luxure entraîne l’humiliation. Voici l’homme abaissé, tant et si bien que la « femme elle-même finira par se détourner avec mépris84 ». Si Dionysos, par son attrait phallique, était parvenu à détourner la femme de l’amazonisme, ce ne fut, finalement, que pour mieux l’entraîner sur le territoire condamnable de l’érotisme. Pour éviter un tel dérapage, les hommes devront s’affranchir totalement de l’emprise des femmes. La paternité devra devenir spirituelle. Elle devra respecter le « partage » entre la sphère amoureuse et la sphère spirituelle. Si la mère, par la grossesse et l’allaitement, se trouve naturellement assimilée à la matière, au « vase et lieu de naissance », à la « nourrice », l’être humain, par l’importance accrue qu’il attribue à la puissance génératrice, se détache peu à peu de ces rapports et prend conscience de sa vocation supérieure. « L’existence spirituelle s’élève au-dessus de l’existence corporelle, à laquelle se rapportent exclusivement les sphères les plus basses de la création. »85

Apollon

Cousu et nourri dans la cuisse de Zeus86, Dionysos n’a pas pour mère la seule Sémélé. Il a deux mères au moins, ce que les Anciens reconnaissent en le qualifiant de dimétôr (en grec), ou encore de bimater (en latin). Zeus est explicitement désigné, dans les Hymnes Orphiques87 et dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis88, comme étant la deuxième mère89. S’ajoutant au rôle capital des nourrices et des initiatrices (Ino, Cybèle, Hipta, Misé et Ménades), ce dédoublement fait de la « mère » une figure emblématique du cycle dionysiaque. Autre divinité issue de parthénogenèse, Héphaïstos est fruit d’Héra toute seule, courroucée contre Zeus. Or il intervient dans la naissance d’Athéna, une fille enfantée par son père, jaillie du crâne de Zeus ouvert par la hache du forgeron divin. Athéna, elle, est amétôr, « dépourvue de mère ». C’est pour cette raison, précise Bachofen, qu’elle joindra son suffrage à ceux qui vont à Oreste, lors du jugement de l’Aréopage90. Ce passage du divin dimétor à la divine amétor correspond à une modification radicale du processus généalogique. Une matrilinéarité exclusive se mue en une patrilinéarité non moins exclusive, celle dont Apollon deviendra, pour Bachofen, le symbole91. Cette révolution a pour corollaire une transformation radicale des rapports entre sexes. L’absence de mère équivaut à une mise entre parenthèse de la sexualité92.

Le savant bâlois trouve dans la pièce intitulée Ion une excellente illustration de ce renversement. Cette tragédie d’Euripide amène le lecteur, depuis l’Acropole d’Athènes, vers Delphes où le dieu messager Hermès ouvre la scène en révélant les prémisses du drame. Apollon a autrefois violé93 Créuse, fille d’Erechthée, au flanc de la colline de Pallas, non loin de l’antre de Pan94, en des lieux où la tradition situe le rituel des filles d’Aglaure, nourrices du premier Athénien, Erichthonios95. Au palais ou dans la grotte de Pan, ambivalence que le texte laisse flotter96, elle mit au monde un enfant qu’elle déposa dans une corbeille (ou un coffret, une lárnax). Au moment de l’abandonner et de le vouer à la mort, elle attacha à son cou les attributs qui le désignaient comme fils de la terre athénienne, des serpents d’or. « Gardienne de la coutume de ses ancêtres et de l’autochtone Erichthonios »97, elle reproduisait dans l’antre sauvage98 des gestes qui rappelaient la naissance du premier Athénien, gestes à rebours99pour ce fruit d’une union pré-nuptiale qu’elle livrait aussitôt à Hadès100. Le père divin intervint en dépêchant Hermès qui emporta le nouveau-né à Delphes. Apollon reconnut101 furtivement son fils qu’il s’empressa de confier à sa prophétesse, la pythie. De la scène originelle localisée au flanc de l’Acropole d’Athènes, on se déplace donc vers le sanctuaire oraculaire de Delphes où l’enfant grandit ; et où on le découvre, au début de la pièce, comme gardien des trésors d’Apollon. De son côté Créuse (mère à l’insu de tous sauf du dieu, restituée au statut de vierge) a été donnée en mariage à Xouthos, Achéen d’origine et fils d’Eole, un étranger que l’on s’étonne au détour d’une réplique de voir partager la couche d’une fille d’Athènes102. C’est que la jeune épouse fut gagnée à la pointe de la lance ; elle constitue, pour Xouthos qui devient roi d’Athènes, le prix de la valeur guerrière103, cette valeur que l'Achéen a mise au service d’Athènes en guerre contre des gens de l’Eubée, les Chalcodontides. L’union de l'Achéen et de la fille d’Athènes, cependant, reste stérile. Le roi Xouthos et son épouse Créuse se rendent donc à Delphes pour consulter l’oracle sur l’issue de leur mariage. C’est à cette occasion qu’Hermès dévoile au spectateurs le plan d’Apollon. Quand Xouthos paraîtra devant l’oracle saint pour demander comment obtenir un fils, le dieu a décidé de lui présenter son propre fils, en prétendant qu’il est issu de Xouthos. Ainsi l’enfant, parvenu au foyer de Créuse, y sera reconnu par sa mère. Et alors même que les amours du dieu Phoibos resteront secrètes, son fils sera pourvu de ce qui lui revient. Sous le nom d’ion, devenu colonisateur de la terre d’Asie, ancêtre des Ioniens, protégé par son père Apollon, il pourra à son tour régner sur Athènes et devenir célèbre dans toute la Grèce104. Entre ce scénario idéal, prologue annoncé par un dieu, et les événements qui vont réellement advenir, la suite de la pièce va ménager une série d’écarts. Ce sont précisément ces écarts qu’Euripide105, que Bachofen aussi à sa manière, se plaisent à explorer. Il y a tout d’abord le personnage d’ion, ou plutôt, faudrait-il dire, un jeune homme dépourvu de nom que l’on désigne d’après une appellation d’Apollon, Loxias106. Adolescent dans un « jardin de lauriers et de myrtes », au service du dieu, il se dit lui-même bâtard (nόthos) – « Je suis sans père ni mère »107 – non sans affirmer par ailleurs que Phoibos, pour lui, équivaut à un père, auteur de ses jours108. Il y a ensuite Xouthos, le père fictif qui consulte l’oracle et s’entend répondre que le jeune serviteur du temple est son fils, un enfant issu de son union avec une bacchante, conçu dans l’ivresse, quasiment à son insu, lors d’une fête bachique. Xouthos devra donner un nom à ce fils anonyme109. Xouthos disparaît ensuite vers les sommets rocheux, domaine de Dionysos qui surplombe Delphes110. Une reconnaissance boiteuse prolonge donc une filiation ambiguë. On est très loin des conditions de légitimité de la citoyenneté athénienne. Ion dénonce lui-même cette difficulté, en rappelant à sa manière la loi péricléenne de 451/450, une loi qui spécifie que pour devenir citoyen athénien, l’enfant doit être issu de père et de mère athéniens111. Ion, au vers 539-543, questionne celui qui se croit son père : « – Bien. Mais qui alors est ma mère ? Xouthos. – Cela, je ne puis te l’apprendre. Ion. – Et Phoibos n’a rien dit ? Xouthos. – Dans ma joie, je n’ai pas demandé davantage. Ion. – Donc, la terre est ma mère ? ; Xouthos. -Vient-il des enfants de la terre ? Ion. – Comment suis-je de toi ? Xouthos. -Je ne sais ; c’est l’affaire du dieu (Dionysos)… »112 Devenu père d’un fils appelé à régner sur Athènes, Xouthos ne peut éluder la question de la maternité. La réponse que suggère Ion, fulgurante, désigne l’autochthonie : « Donc, la terre est ma mère. » Cette réplique qui donne sens, venue d’un Athénien, demeure énigmatique pour Xouthos, étranger en la demeure.

Mais il y a aussi Créuse, la reine athénienne, qui doit défendre les Eréchtéides contre la menace que constituerait, pour la succession royale, l’origine douteuse de ce fils inopiné de Xouthos113, un roi lui-même considéré, sur l’Acropole, comme un intras114. Face à Ion en qui elle n’a pas encore reconnu son fils, Créuse représente la légitimité. Elle ne manque pas de rappeler au jeune homme que « le sol de Pallas n’appartient pas aux fils d’Eole ; la lance et l’écu du père sont le seul apanage des fils ». Passant des paroles à l’acte, elle décide de se débarrasser de cet usurpateur potentiel en employant – ce n’est pas un hasard – le venin qui a coulé « de la gorge tranchée de Gorgone la chthonienne ». Cette tentative de meurtre échoue. Le complot de Créuse se retourne contre elle. Accusée, confondue, elle se réfugie au pied de l’autel d’Apollon, où Ion et les gens de Delphes décident de l’exécuter. C’est alors que, renversant la situation, la pythie révèle au grand jour les symboles (les signes de reconnaissance) qui accompagnaient l’enfant que lui avait confié Apollon : une corbeille, des langes, des serpents en or, recueillis par elle autrefois et gardés dans un lieu secret sur l’ordre du dieu. Créuse reconnaît bien sûr ces objets, et du même coup Ion. La tragédie se clôt sur la décision d’Apollon, révélée par Athéna qui s’adresse au jeune homme : « Cette femme est ta mère : elle t’eut d’Apollon, qui te donne à celui que tu sais, non qu’il soit ton père, mais le dieu voulait te faire admettre dans la plus noble des maisons… Car, issu d’Erechthée, Ion a le droit de régner sur ma terre. Il sera glorieux par la Grèce. Ses quatre fils, issus d’une souche commune, donneront au pays leur nom, comme aux tribus qui possèdent mon sol, habitant ma colline. »115

Bachofen décèle dès les premiers vers de cette pièce le souvenir d’une vieille gynécocratie. Ion, tout comme Créuse, est un descendant d’Erechthée ; il appartient à la race de la terre116, à cette race de l’ancêtre né du sol, au corps de serpent (draconteum genus)117, que désigne le bijou en forme de serpent, placé au cou de chaque nouveau-né athénien. Autre signe gynécocratique, la joute verbale peu avant la fin de la tragédie, qui oppose Ion à Créuse : la reine athénienne, au pied de l’autel d’Apollon, rétorque à Ion que sa revendication est vaine, qu’il n’a aucun droit sur le sol de Pallas qui n’appartient pas aux fils d’Eole et que la lance et l’écu du père sont le seul apanage des fils118. De là à prétendre que les filles seraient les seules héritières du bien maternel119 il n’y a qu’un pas, que Bachofen n’hésite pas à franchir. Il reconnaît, dans cette tragédie, d’autres vestiges encore du droit de succession matrilinéaire. En effet, aussitôt que Créuse est reconnue comme mère d’ion, celui-ci est considéré comme descendant d’Erechthée et du coup héritier du trône athénien. La filiation paternelle semble ici ne pas compter. Peu importe que Xouthos soit étranger, c’est par la mère que se décide la légitimité de l’enfant.

Cependant, lorsque le pouvoir de la mère est menacé, lorsque les épouses se sentent bafouées, elles se font violentes jusqu’au crime, et redoutables par le maniement des ruses. Au cœur du Ion d’Euripide, Créuse trame un mauvais coup120. Cette violence féminine potentielle rappelle pour Bachofen, lecteur de l’Antiquité, le crime des femmes malodorantes de Lemnos. Que s’est-il donc passé pour que le contrôle social s’évanouisse, pour que la ruse soit appelée à la rescousse, pour que la fille d’Erechthée décide de passer à l’acte ? Pour Bachofen, la réponse est claire : le don de cet adolescent que fait à Xouthos l’Apollon spirituel équivaut à une adoption121. Ce coup de force court-circuite le droit gynécocratique fondé avant tout sur le pouvoir et l’évidence de la maternité. Du point de vue du droit de la mère, l’adoption est une anomalie, une procédure qui élève la paternité « à son plus haut degré de pureté »122, une fiction qui menace le pouvoir des mères et leur douce assurance. Face au dieu sans corps, asexué, la mère a comme disparu123. Tout le problème est là.

On connaît l’issue. C’est Athéna, la fille sans mère, la déesse née du crâne de son père, la patronne de la cité, qui a le dernier mot. En médiatrice, elle cautionne l’attribution de l’enfant d’Apollon au roi étranger, qui se contente quant à lui d’être séduit par une agréable illusion124. La reine athénienne, qui se taira, précisément parce qu’elle sait, est désormais tout entière du côté d’Apollon. Pour Bachofen, cette étrange solution apparaît comme le signe manifeste d’une subordination du pouvoir de la mère au pouvoir du père.

Mais si le Ion d’Euripide retrace à sa manière la transformation radicale des rapports de force entre le féminin et le masculin, il dépeint aussi le déplacement progressif, à l’intérieur de la paternité, de l’aspect phallique représenté par Dionysos vers l’aspect métaphysique représenté par Apollon125. Dans la tragédie, Dionysos n’est pas un protagoniste ; il est présent comme par écho. Nous apprenons au détour d’une réplique que Xouthos a participé à Delphes aux fêtes des flambeaux, consacrées à Dionysos. Ivre, il s’est mêlé aux ménades du dieu et s’est uni à l’une d’elles. Ion pourrait être le fruit de cette relation furtive. Au fond, ce qui intéresse Bachofen, c’est cette porte entrouverte sur l’espace dionysiaque, c’est cet ensemble de signes que la scène tragique suscite comme pour évoquer un monde parallèle, ce paysage des sommets rocheux où l’on rencontre les Bacchantes, là où Xouthos est parti sacrifier aux dieux de la naissance.

Après qu’il ait été « reconnu » par Xouthos, Ion dresse une tente pour réunir le peuple delphique à l’occasion d’un festin. Cette tente évoque, selon Bachofen, les aspects phalliques de Dionysos. Cette surprenante argumentation repose essentiellement sur la description que nous livre le serviteur de Créuse aux vers 1122-1164. Les limites de la tente sont marquées « rituellement » à l’aide de pieux (orthostátes)126. Ces pieux renvoient pour Bachofen127à la représentation de Dionysos dressé (orthós), un Dionysos colonne ou entouré de colonnes (stûlos, perikiónos), qui évoque à son tour Orthanes le dieu phallique ainsi que le roi des Lapithes, Caenée au double sexe, dont un fragment de Pindare, cité par une scholie d’Apollonios de Rhodes128, nous décrit la fin : « Frappé de verts rameaux de sapin, Kaineus fendit le sol d’un coup de pied et disparut sous terre. »129Bachofen ne prend en compte que la séquence narrative « il fendit le sol d’un coup de pied », mettant ainsi en évidence l’adjectif orthósqui qualifie le pied du Lapithe. L’exégèse de Bachofen est ici très obscure ; elle lie de manière saugrenue les pieux de la tente à trois personnages dont les seuls points communs sont la sexualité et le caractère d'orthós. Ces analogies suspectes se renforcent d’autres analogies non moins étranges. En mentionnant Dionysos, Bachofen renvoie le lecteur à une étude de l’archéologue français Raoul-Rochette130portant sur l’Hercule assyrien et phénicien. On y apprend que c’est en qualité de dieu du feu que l’Hercule assyro-phénicien est adoré sous la forme d’une colonne. La colonne lui est en effet consacrée. Cette notion de colonne, dans l’optique de Bachofen lecteur de Raoul-Rochette, devient capitale, puisqu’elle renvoie à l’ensemble des cultes asiatiques adressés au dieu Soleil. Elle serait aussi à l’œuvre dans la légende grecque d’Hercule. Le Pseudo-Sanchoniathon écrit que deux colonnes étaient dédiées par Usov au feu, à l’éther et à l’esprit, en l’honneur desquelles on continua de célébrer des fêtes annuelles. En interrogeant le Traité des gemmes de Théophraste ainsi que l’Histoire Naturelle de Pline, Raoul-Rochette constatait que l’une des colonnes est en émeraude ou en pâte de verre, alors que la seconde est en or. Cette dernière est toujours désignée par le mot kίôn (la colonne). Or la forme hébraïque du nom de Saturne, Kioun, Keivan, serait à rapprocher du nom que les Egyptiens et les Phéniciens donnent au même dieu, Chôn, Kuôn, Gίgôn et qui n’est autre, sous des transcriptions grecques altérées du nom sémitique Kioun, que le dieu suprême, représenté en forme de colonne, kίôn, mot grec qui n’est lui-même que le mot hébreu transcrit lettre pour lettre. « Ainsi par cette relation de l’obélisque et de la colonne avec le culte d’un dieu Soleil, dans ses diverses incarnations, s’explique la dédicace d’une colonne au Soleil, dont il est fait mention sur une inscription de Palmyre ; et c’est de cette manière, mieux que de toute autre, qu’on peut se rendre compte du Bacchus, adoré à Thèbes, en Béotie, sous la forme d’une colonne, Diónusos stûlos ou perikiónos, objet d’un rite qui trahit une origine phénicienne. » D’où l’usage d’ériger, à l’entrée des temples de la religion phénicienne, deux de ces grandes stèles, qu’il était si facile de confondre avec des phallus, comme on a des exemples pour les temples d’Hérapolis et de Paphos. Le traité de Lucien Sur la déesse syrienne (28) décrit le temple consacré à l’Atargatis de Hiérapolis en Syrie du Nord : « Les propylées sont du côté du vent Borée, sur une étendue d’environ cent brasses. Sous ces propylées, sont placés les phallus érigés par Bacchus à une hauteur de trente brasses. Sur l’un de ces phallus, un homme monte deux fois par an, et demeure au haut du phallus pendant sept jours. La raison de cette ascension, la voici : le peuple est persuadé que cet homme, de cet endroit élevé, converse avec les dieux, leur demande la prospérité de toute la Syrie, et que ceux-ci entendent de plus près sa prière. »131 Deux colonnes, semblables à celles que Lucien décrit au-devant du temple d’Hiérapolis, existent au même emplacement, en face du temple de Paphos.

Ce laborieux détour par le Proche-Orient a convaincu Bachofen que le Dionysos orthósou perikiónosest bien le Dionysos solaire et phallique qui l’effraie tant. Il devenait dès lors inévitable de le comparer à une autre divinité ithyphallique, Orthanes, qui se voit assimilé à l’époque hellénistique au dieu du Phallus, Priape. Ainsi l’adjectif orthósse trouve-t-il revêtu d’une valeur phallique que Bachofen n’hésite pas à appliquer à l’expression orthôi podί (« d’un pied tendu ») que la scholie à Apollonios de Rhodes rapporte à propos de Kaineus. Nous voici perplexes. Bachofen aurait-il vu dans ce pied qui fend la terre une allusion au phallus132 ?

Dernière pièce de ce dossier pré-freudien, Ion déploie sur la toiture de la tente un vêtement (péplos), une pièce d’étoffe prélevée sur le butin des Amazones et consacrée à Apollon par Héraclès, dieu misogyne et grand vainqueur des femmes. Avec ce tissu, c’est le statut de la femme comme épouse et mère, dévouée aux travaux domestiques, qui s’affiche comme symbole de la victoire sur l’Amazonisme. La consécration de ce tissu à Apollon signifie que la femme elle-même consent à se subordonner à la loi du dieu de Delphes133. Etant donné que l’étoffe recouvre un espace dionysiaque, Bachofen peut affirmer que la femme a capitulé.

Contrairement à celle de Dionysos, la loi apollinienne libère la paternité de tout rapport au féminin. La femme serait exclue du temple d’Apollon, comme pour bien montrer qu’avec le dieu de Delphes la matière, le monde des phénomènes et du devenir, sont totalement dépassés. Oublié aussi Dionysos, le maître des frontières134. A l’issue de ce labyrinthique parcours, le lecteur découvre un nouvel horizon, celui de « l’empire de l’être », étemel, étranger au changement135. Voici venu le temps de la chasteté, et de la paternité spirituelle. Au-dessus de chaque père mortel, il y a Apollon, le seul véritable père. Le dieu violeur, le dieu de la grotte ensauvagée s’est métamorphosé en Apollon métaphysique. La mère tellurique est totalement effacée. A l’instar d’ion, tout enfant sera considéré comme le produit de la force spirituelle d’un père lumineux, conception que vient illustrer, selon Bachofen, l’Evangile de Jean I, 13 : « Lui que ni sang, ni désir de chair, ni vouloir d’homme, mais que Dieu a engendré. » Tel Ion dans la tragédie, le fils « sera consolé d’être né d’un sein mortel seulement s’il peut se donner sans retenue à cette croyance : ce n’est pas un homme, mais Apollon qui l’a engendré, et sa mère l’a simplement accueilli et enfanté »136.

Cependant le principe spirituel de l’Apollon de Delphes n’a pas été capable de s’imposer à l’ancien monde, ni de vaincre l’antique conception matérialiste des rapports entre l’homme et la femme. C’est l’adoption testamentaire romaine, dont Bachofen retrace l’histoire à partir de la « Couvade »137, qui permet à Octavien (Auguste) d’être le fils de César et, devenu un nouvel Oreste, de venger son père. Substitut de la reproduction sexuée, l’adoption, codifiée par Rome et garantie par les décrets testamentaires138, est à même de réaliser historiquement ce qui n’était dans le Ion d’Euripide qu’une projection mythique, une forme idéalisée de la paternité. « La consolidation durable du principe paternel, l’humanité la doit à l’idée romaine de l’Etat. Cette forme sévèrement juridique permit alors à la paternité de s’imposer dans tous les domaines de l’être ; elle ordonna l’ensemble de la vie, et sut assurer au principe paternel une pleine indépendance par rapport à la décadence de la religion, à la corruption des mœurs ou au nouvel engouement de l’esprit populaire pour les conceptions gynécocratiques. Victorieusement, le droit romain a fait triompher le principe qu’elle avait promu contre toutes les attaques et tous les dangers que lui préparait l’Orient – les violentes avancées du culte maternel d’une Isis ou d’une Cybèle, et même les Mystères dionysiaques. »139

De ce parcours dans quelques dossiers analysés par Bachofen, il ressort que même si le Mutterrechta pour objet l’importance du pouvoir de la mère au sein de la société primitive, il est tout autant une réflexion sur la genèse du masculin. Présenter l’histoire de l’humanité comme une longue histoire de la sexualité, ou plutôt comme l’histoire compliquée, inachevée, de la genèse du masculin, c’est en quelque sorte reconnaître dans le processus historique l’action providentielle d’un principe de discrimination destiné, finalement, à promouvoir l’exclusion quasi définitive du corps féminin. Du même coup, d’une manière plus générale, ce qui était annoncé comme une victoire du « spirituel » devient une évacuation non seulement des « genres », mais bien de la sexualité elle-même. En choisissant de dresser un inventaire de personnages mythiques représentant, dans cette évolution, autant de positions liminales, Bachofen se met en mesure de raconter, sous la forme d’une série de fictions historiques, le passage d’un espace « maximalement » sexualisé à un espace quasi désexualisé. Figures de l’ambivalence et de l'impermanence, présentées comme déclencheuses du processus historique, leur évocation intéresse cependant, et préoccupe d’autant mieux l’imaginaire de Bachofen qu’elles tendent, chacune à sa manière, à concilier deux mondes incompatibles, en permettant en quelque sorte de rêver ce que pourrait être une terre de rémission, où le tellurique viendrait se confondre avec le solaire. Bachofen ne cesse d’imaginer un tel système qu’il conçoit comme un monde symboliquement lunaire, situé entre la terre et le soleil, tout à la fois masculin et féminin, la lune étant nommée tantôt Lunus tantôt Luna. Il y aurait là, en particulier dans la figure de l’androgyne140, ou plutôt dans une version platonicienne de l'androgyne ainsi que dans certaines formes de l’orphisme, un compromis possible que Bachofen refuse cependant de présenter comme durable. Ce leitmotiv s’affirme au contraire comme signifiant, dans l’éphémère, la récurrence d’une expérience limite portant en elle-même la promesse de son dépassement. La guerre que se livrent les sexes tout au long du Mutterrecht, et dont il n’est pas certain que le masculin sorte vainqueur, cette complexe architecture narrative que Bachofen se trouve contraint de mettre en évidence de manière synthétique et dogmatique dans son fameux « préambule », ce scénario explicite, de ce point de vue, n’est en fait qu’une très longue et très laborieuse diversion, par rapport à un enjeu plus profond, plus secret.

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1 Cf. J. Dörmann, « War J.J. Bachofen Evolutionist ? », Anthropos 60 (1965), pp. 1-48.

2 Nous analyserons ici, en particulier, les chapitres sur les Lyciens, la Crète, Athènes, Lemnos ainsi que celui sur Orchomenos et les Minyens.

3 GW II, p. 50 (= p. 52 B.).

4 Bibliothèque, 1.9.17. Un siècle après avoir attiré l’attention de Welcker (cf. supra p. 31), et à la suite de l’analyse de Bachofen, le dossier des Lemniennes a fait l’objet de la thèse complémentaire de G. Dumézil, Le crime des Lemniennes. Rites et légendes du monde égéen, Paris 1924. Cf. W. Burkert, « Iason, Hypsipile and the New Fire at Lemnos. A Study in Myth and Ritual », Classical Quarterly 20 (1970), pp. 1-16 ; M. Detienne, Les jardins d'Adonis, La mythologie des aromates en Grèce, 1989 (1re édition 1972) Paris, Gallimard, pp. 172-184 ; R. Martin, « Fire on the Mountains : Lysistrata and the Lemnian Women », Classical Antiquity 6 (1987), pp. 77-105.

5 Cf. pour la mauvaise odeur Dion de Pruse (Chrysostome), Discours, 23. 419 ; Scholie à Euripide, Hécube, 887 ; Eustathe, Commentarii ad Homeri Iliadem, I. 592. Par contre plusieurs auteurs, dont Apollonios de Rhodes, Argonautiques, 1. 609-910 ; Valerius Flaccus, 2, 113-427 et Stace, Thébaïde, 5. 29, passent sous silence l’épisode de la dysosmie.

6 Bachofen, GW II, p. 265 (= pp. 308-309 B.).

7 Myrsilos de Lesbos, Lesbiaca (Müller Fr.h. Gr. 4, 458 fr. 7) = Scholie à Apollonios de Rhodes, 1, 615.

8 Müller Fr.h.Gr.4, 477 fr. 1a-b. Cette séparation dure un jour d’après Myrsilos de Lesbos ; selon Antigone de Caryste, elle s’étend au contraire sur plusieurs jours. Cf. à ce propos M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, Paris 19892, p. 179.

9 GW II, pp. 265-266 (= pp. 308-310 B).

10 Un épisode analogue se reproduit beaucoup plus tard au moment où les Pélasges, chassés d’Attique, s’en prennent aux filles d’Athènes et s’enfuient vers Lemnos. Lisons à ce propos le texted’Hérodote 6, 137-138 : « Les Pélasges avaient été chassés de l’Attique par les Athéniens, justement ou injustement, car je ne puis affirmer sur ce point, mais seulement rapporter ce que l’on raconte : Hécatée, fils d’Hégésandros, dans ses histoires, dit en propres termes que ce fut injustement. Lorsque les Athéniens, dit-il, virent le territoire situé au pied de l’Hymette, qu’ils avaient donné aux Pélasges pour y habiter en paiement de la construction des murs qui s’étendaient jadis autour de l’Acropole, lorsqu’ils virent en bon état de culture ce territoire auparavant mauvais et sans valeur, ils en conçurent de l’envie et le désir de recouvrer le sol ; et ces sentiments leur firent chasser les Pélasges sans mettre en avant aucune autre raison. Mais, à ce que disent les Athéniens eux-mêmes, c’est justement qu’ils les auraient chassés ; car les Pélasges, établis au pied de l’Hymette, partaient de là pour les insulter comme il va être dit. Les filles des Athéniens se rendaient constamment pour chercher de l’eau à l’Ennéacrounos (à cette époque-là, en effet, ils n’avaient pas encore d’esclaves, non plus que les autres Grecs) ; or, toutes les fois qu’elles venaient, les Pélasges les outrageaient avec insolence et mépris. Et ces méfaits ne leur suffirent pas ; à la fin, ils complotèrent un coup de force, et furent pris en flagrant délit. Eux-mêmes alors, les Athéniens, se seraient conduits en hommes bien plus généreux que les Pélasges : étant en droit de les mettre à mort, puisqu’ils les avaient pris en train de comploter, ils ne le voulurent pas, mais ils leur signifièrent de sortir du pays. Et les Pélasges, ayant ainsi évacué l’Attique, occupèrent divers lieux, entre autres Lemnos. Voilà ce qu’a dit Hécatée, et voilà ce que disent les Athéniens.

Ces Pélasges, habitant alors Lemnos, voulurent se venger des Athéniens : ils étaient bien au courant de leurs fêtes ; s’étant procuré des pentécontères, ils guettèrent les femmes athéniennes tandis qu’elles célébraient une fête à Brauron en l’honneur d’Artémis, en enlevèrent de là un grand nombre, et, reprenant la mer, les emmenèrent à Lemnos, où ils en firent leurs concubines. Ces femmes, à mesure que s’accrut le nombre de leurs enfants, enseignaient à leurs fils la langue d’Athènes et les coutumes des Athéniens. Eux, ne voulaient pas se mêler aux enfants des femmes pélasges ; si l’un deux était frappé par quelqu’un de ceux-là, tous venaient à la rescousse, et ils se défendaient les uns les autres ; même, ils se croyaient en droit d’exercer le commandement parmi les enfants, sur qui ils l’emportaient de beaucoup… Les Pélasges résolurent alors de tuer les enfants nés des femmes athéniennes. Ce qu’ils firent en effet ; et ils massacrèrent aussi les mères de ces enfants » (trad. Ph.-E. Legrand, CUF, 1948). Que les enfants adoptent la langue et les mœurs des mères signifie pour Bachofen que la prédominance de la femme ne disparaît pas vraiment. Par le meurtre des mères athéniennes, c’est le matriarcat tellurique et primitif qui est lésé. A cet acte horrible, la terre répond par la stérilité. Cf. GW II, pp. 271-272 (= pp. 318-319 B.).

11 Un fragment d’Hellanicos (4 F 71c Jacoby), cité par une scholie à Apollonios de Rhodes (I.608), prétend que les Sintiens sont les premiers à avoir fabriqué des armes pour piller et détruire les pays voisins. Ce sont du reste les Sintiens qui ont accueilli Héphaistos sur l’île. Quoi qu’il en soit, ces informations signifient pour Bachofen que la position inférieure de l’homme a donné à la femme un sentiment de supériorité.

12 Bachofen, GW II, p. 269 (= p. 313 B.) : « Hypsipyle marque le passage du droit maternel au droit paternel. » Bachofen reprend ici l’analyse proposée par F.G. Welcker, « Anhang über den geschichtlichen Grund der Sage vom Lemnischen Männermord », dans Die Aeschylogische Trilogie Prometheus und die Kabirenweihe zu Lemnos, Darmstadt 1824, pp. 585-602, qui écrit : « Hypemnestre ne tue pas Lyncée, ni Hypsipyle son père, et à partir de ce moment-là ce sont les descendants mâles qui comptent. »

13 Pindare, Pythiques, 4. 252 sqq. et scholie ; Olympiques, IV, 19 sqq.

14 Héraclès le misogyne, infatigable combattant de l’amazonisme, refuse tout contact avec ces femmes meurtrières. Pour cela, il reste à bord de la nef Argo, cf. GW II, p. 271 (= p. 316 B.).

15 Iliade, 7. 468.

16 Fables, 15.

17 GW II, p. 270 (= p. 315 B.) : « Le droit paternel de Dionysos a détrôné la maternité tellurique. » Bachofen utilise très rarement le terme de « Vaterrecht » pour désigner le pouvoir dionysiaque. A la page 271 (= p. 315), l’auteur du Mutterrechtemploie le terme « Paternität » pour reprendre l’idée du « droit paternel de Dionysos ». Le sens des deux termes, « Paternität » et « Vaterrecht », semble très proche.

18 GW II, p. 278 (= p. 325 B.) : « Le feu d’Apollon, en revanche, est le principe lumineux le plus haut et le plus pur. »

19 Philostrate, Heroicos, 19.

20 GW II, p. 279 (= p. 326 B.).

21 Plutarque, 248 c = Müller Fr.h. Gr 3. 14 fr. 13. Nous nous référons ici à la traduction allemande du texte de Plutarque proposée par Bachofen, GW II, p. 86 (= pp. 72-73 B.).

22 GW II, p. 87 (= p. 74 B.).

23 GW II, p. 87 (= p. 74 B.) : « L’amazonisme, cette suprême dégénérescence du droit des femmes, sera anéanti par le rejeton de Sisyphe, le héros corinthien. »

24 GW II, p. 88 (= p. 74 B.) : « Bellérophon s’incline devant l’emblème de la fécondité féminine, et Poséidon, en retirant sa houle dévastatrice, préserve le pays menacé dans ses récoltes. »

25 GW II, p. 88 (= p. 75 B.) : « Ce n’est pas à la dévastation mais à la fécondation de la matière que doit servir le sel des eaux, qui contient et symbolise la puissance masculine. »

26 GW II, p. 88 (= p. 75 B.) : « dem Poseidonssohne ».

27 Bachofen renvoie à Nicolas de Damas, 90 F 9 Jacoby.

28 GW II, p. 102 (= p. 94 B.) : « Le père est toujours une fiction juridique ; la mère, en revanche, un fait physique. » C’est dans les textes juridiques romains que Bachofen croit découvrir le statut fictif du père. Pour l’argumentation, cf. GW II, pp. 102-103 (= pp. 94-96 B.).

29 GW II, p. 96 (= p. 86 B.) : « le fils selon la mère, à travers les différentes générations, n’a qu’une génitrice, la Terre, mère originelle. » Et plus loin : « Le fils ne procède que de la mère, et celle-ci représente la Mère primordiale, la terre. »

30 GW II, p. 89 (= p. 77 B.).

31 Bellérophon incarne la vengeance. Il rend stérile la matière maternelle, la terre ; désormais le sel ne féconde plus, mais détruit, cf. Bachofen, GW II, p. 94 (= p. 83 B.).

32 Cf. GW II, p. 102 (= p. 94 B.). Bachofen relève un fait de vocabulaire. Le mot matrimonium, qui repose sur une idée fondamentale du droit de la mère, était usité avant patrimonium, comme materfamilias l’était avant paterfamilias. Dans le droit de la mère, il existe bien un pater, mais pas de paterfamilias. La famille, notion physique, n’avait de sens que pour la mère.

33 GW II, p. 104 (= p. 97 B.).

34 Histoires I, 216 : « Chacun d’eux épouse une femme, mais ils usent de leurs femmes en commun : cette pratique, que les Grecs attribuent aux Scythes, n’est pas le fait des Scythes, mais des Massagètes. Quand un Massagète est pris de désir pour une femme, il accroche son carquois à l’avant du chariot de cette femme, et s’unit à elle sans avoir rien à craindre. » (trad. Ph.-E. Legrand, CUF). Voir aussi la Géographie de Strabon, 11, 513 et le livre IV des Histoires d’Hérodote.

35 11, 513, traduction de F. Lasserre, CUF, 1975.

36 Hérodote, 4, 172, traduction de Ph.-E. Legrand, CUF, 1945.

37 Hérodote, 4, 180.

38 Diodore 14, 30, 7 (taîs mèn gunaixὶn autoùs plêsiázein hapántôn horôntôn). Cette tradition correspond à un passage du livre 5, 4, 33-34 de l'Anabasede Xénophon : « Ces barbares (= les Mossynèques) cherchaient à s’unir devant tout le monde avec les femmes que les Grecs menaient avec eux ; c’était l’usage en ce pays. Ils ont tous la peau blanche, hommes et femmes. Les Grecs disaient que dans toute leur expédition, ce furent les êtres les plus barbares qu’ils rencontrèrent, les plus éloignés des mœurs helléniques. Au milieu de la foule ils faisaient ce que les autres feraient à l’écart ; quand ils étaient seuls, ils agissaient comme s’ils eussent été en compagnie ; ils se parlaient à eux-mêmes, ils riaient tout seuls ; ils s’arrêtaient n’importe où pour danser, comme s’ils paradaient devant autrui » (trad. de P. Masqueray, CUF, 1931). Cf. aussi les vers 1023 sqq. du deuxième chant des Argonautiquesd’Apolloniosde Rhodes.

39 GW II, p. 105 (= p. 98 B.) : « Dans l’un et l’autre cas, les rapports sexuels sont non seulement collectifs, mais publics. »

40 Stobée, Florilège, 4, 2, 25 = 90 F 103m Jacoby. Cf. GW II, pp. 106-107 (= p. 101 B.).

41 GW II, pp. 107-108 = p. 102 B. Cf. Pomponius Mela I. 46, Feminis eorum sollemne est nocte, qua nubunt omnium stupro patere, qui cum munere advenerint : et tum cum plurimis concubuisse maximum decus ; in reliquum pudicitia insignis est. Cf. aussi Hérodote, Histoires, 4. 176 ; Diodore, Bibliothèque, 5.18.1.

42 GW II, p. 108 (= p. 103 B.).

43 Hérodote, Histoires, 5, 6 (trad. de Ph.-E. Legrand, CUF, 1946).

44 Pomponius Mela, Chorographie, I. 42 (trad. A. Silberman, CUF, 1988).

45 16, 783, traduction d’A. Tardieu, Paris 1880.

46 GW II, p. 110(=p. 104 B.) : « Le monde animal ne connaît pas l’inceste. »

47 Ovide, Métamorphoses, 10. 323sq.

48 GW II, p. 119 (= p. 116 B.) : « A la communauté des femmes se rattache nécessairement la tyrannie d’un seul individu. »

49 GW II, pp. 119-120 (= pp. 116-117 B.). Cf. Ephore cité par la Géographie de Strabon 10, 480 (= 70 F 149 Jacoby).

50 GW II, p. 120 (= p. 117 B.) : « Car tout son droit, le tyran le tire de la femme. »

51 GW II, p. 111 (= p. 106 B.) : « Voilà pourquoi celle qui accède au mariage doit se concilier, par une période de libre hétaïrisme, la Mère nature offensée, et racheter la chasteté du mariage futur par un temps d’impudicité première. L’hétaïrisme de la nuit de noces, que nous avons constaté chez les femmes des Augiles, et chez les habitants des Baléares, ou les Thraces, repose sur cette idée. C’est un sacrifice à la mère nature matérielle, en vue de la réconcilier avec la future chasteté du mariage. C’est pourquoi l’époux se trouve le dernier à être honnoré. S’il veut posséder durablement la femme, il doit commencer par la céder aux autres. »

52 GW II, p. 111 (= p. 106 B.).

53 C’est en Crète en effet, pays d’origine des Lyciens (Hérodote, 4. 45 ; Strabon, 14, 667), que Bachofen rencontre pour la première fois la notion de « Mutterland » (metrís) à la place de « Vaterland » (patrís). L’élément sur lequel se fonde son analyse est tiré d’un traité de Plutarque, Si la politique est l'affaire des vieillards, 792 E (trad. de M. Cuvigny, CUF). « Voyons ! Si tu avais pour père Tithon, un immortel certes, mais qui, vu son âge, aurait un continuel besoin de soins attentifs, je ne pense pas que tu te déroberais ni que tu refuserais de t’occuper de lui, de lui parler, de l’aider, sous prétexte que tu lui aurais rendu ces services depuis longtemps déjà. Mais la patrie, la « matrie » comme l’appellent les Crétois, qui a sur toi des droits plus anciens et plus étendus que tes parents, sa longévité n’emporte pas qu’elle puisse échapper à la vieillesse et subsister par elle-même : toujours elle réclame égards, assistance, sollicitude, elle attire à elle l’homme d’Etat et ne le lâche plus : elle s’accroche à son manteau et l’empêche d’avancer malgré sa hâte. » Sur la nature des animaux, (17.35) d’Elien ainsi que La République, (575d) de Platon offrent deux passages qui confirment cette coutume langagière des Crétois. Platon, dans les Lois, 414d déduit de cette caractéristique que tous les citoyens sont parents, parce qu’ils proviennent d’un même sein maternel. La consanguinité des hommes libres est une conception fondamentale du vieux monde. A Rome, Bachofen retrouve cette problématique dans le statut juridique du parricide. Bien que ce mot contienne l’idée de meurtre d’un parent, il désigne de manière générale le meurtrier d’un homme libre (paricida), ce qui signifie, dans la loi de Numa, que quiconque tue l’un de ses concitoyens est considéré comme un « Verwandtenmörder ». Le parricide est une blessure infligée à la force primitive de la procréation. Pour l'analyse de ce dossier, cf. Bachofen, GW II, pp. 144 et sqq. (= pp. 147 et sqq. B.).

54 202b-204a.

55 GW II, p. 158 (= p. 164 B.).

56 18, 3.

57 « Qui chevauche un bouc. »

58 GW II, p. 159 (=p. 166 B.).

59 GW II, p. 112 (= p. 107 B.).

60 GW II, p. 113 (= p. 108 B.).

61 GW III, p. 575 (= p. 723 B.).

62 Le phallus est souvent associé à Dionysos. Dans les fêtes de village, la cérémonie principale était un cortège qui promenait en procession le phallus. Lisons à ce propos un passage des Acharniens d’Aristophane, v. 237 sqq, texte traduit par H. Jeanmaire, Dionysos : histoire du culte de Bacchus, 1951, P. 4L Dicéopolis, profitant d’une trêve imposée par lui, célèbre à la campagne le sacrifice d’usage aux Dionysies rustiques. Sa fille fait la canéphore ; l’esclave, Xanthias, le porte-phallus.

Dicéopolis. – Recueillez-vous, recueillez-vous !

Le Chœur (des charbonniers du dème d’Acharnes). – Silence à tous. Vous avez entendu, messieurs, l’appel au recueillement, et voici qui l’on attend. Allons, par ici, tous, faites place. Voici, je crois, que s’avance le sacrifiant.

Dicéopolis. – Recueillez-vous, recueillez-vous !

Quelques pas en avant, la canéphore !

Toi, Xanthias, tiens le phallos bien droit !

Dépose la corbeille, ma fille, pour l’inauguration du sacrifice.

La fille. – Mère, descends-moi la louche

pour que j’étende la bouillie sur ma galette.

Dicéopolis. – Qu’il est beau, Dionysos, mon maître, avec cette procession que ma reconnaissance te conduit et par ce sacrifice en famille de pouvoir célébrer, sous d’heureux auspices, les Dionysies des champs, affranchi du service militaire. Que cette trêve me porte bonheur, que j’ai conclue pour trente ans… Allons, ma fille ! et porte, ma gracieuse, avec grâce la corbeille !… et de la gravité ! Ah, bienheureux qui te baisera et qui te fera péter, comme une belette, à ton réveil… En marche ! et prends bien garde que dans la foule on ne se faufile pour chiper tes bijoux. Xanthias, à vous deux de vous tenir bien droits, le phallos et toi, derrière la canéphore. Et moi, je suis, en chantant le cantique du phallos. Toi, ma femme, regarde de la terrasse ! En marche ! Phalès, camarade de Bacchios et son compagnon de table, noctambule, adultère, amant des garçons, il y a six ans queje ne t’ai invoqué dans mon village, avec mes chansons. C’est que j’ai fait une trêve, pour mon propre compte, et envoyé au diable les affaires, la guerre, et les va-t-en guerre. Ah ! qu’il vaut mieux, Phalès, Phalès, lorsqu’on surprend à voler la jolie bûcheronne, la Thratta à Strymodore, dans les rochers, la prendre à mi-corps, l’enlever, la culbuter et la dépuceler. Phalès, Phalès, si tu veux boire avec nous pour te remettre sur pied, demain matin, tu goûteras d’un bon plat et on suspendra le bouclier dans l’âtre. »

63 Les Métamorphoses, 10. Cette histoire, déjà connue de la poétesse Corinne (fr. 32 Bgk. ; Serv. Ecl. 4. 34), contemporaine de Pindare, est empruntée, par le compilateur Antoninus Libéralis, à un représentant de la poésie hellénistique du IIe siècle avant J.-C., Nicandre de Colophon.

64 Histoire Variée, 3. 42.

65 La traduction que nous suivons est celle proposée par Alessandra Lukinovich et Anne-France Morand dans la collection La Roue à Livres, Paris, Les Belles Lettres 1991, p. 49.

66 Questions grecques, 38, 299 e sq.

67 Bachofen, GW III, p. 536 (= p. 665 B.).

68 Scholie à Apollonios de Rhodes, Argonautiques, 1, 230 sq.

69 GW III, p. 576 (= p. 725 B.).

70 GW III, p. 587 (= p. 741 B.) : « Cette manίa [folie] des Bacchantes, qui nous est décrite par Euripide, et dont tant d’œuvres d’art nous montrent les manifestations corporelles, prend ses racines dans les profondeurs de la vie intérieure féminine. Elle est indissolublement liée aux deux forces les plus puissantes qui soient, la fièvre religieuse et la nostalgie des sens, poussées jusqu’à l’enthousiasme le plus enragé. Cette ivresse extatique dut apparaître comme une manifestation directe du dieu souverain. »

71 GW III, pp. 577-579 (= pp. 727-730 B.).

72 GW III, p. 584 (= pp. 736-737 B.).

73 GW III, pp. 584-586 (= pp. 736-739 B.).

74 GW III, p. 586 (= p. 739 B.).

75 GW III, p. 588 (= p. 742 B.).

76 GW III, pp. 580-581 (= pp. 731-733 B.).

77 GW III, p. 583 (= p. 735 B.).

78 GW II, pp. 45-46 (= p. 47 B) : « Au sens le plus plein du mot, Dionysos est le dieu des femmes, la source de tous leurs espoirs sensibles et suprasensibles, le cœur de tout leur être ; et c’est pourquoi il fut d’abord reconnu par elles, manifesté par elles, diffusé par elles, conduit par elles à la victoire. Une religion qui fonde ses plus hauts espoirs sur l’accomplissement de la loi sexuelle, et qui lie étroitement le bonheur de l’être suprasensible à la satisfaction de l’être sensible, doit nécessairement, en conférant ainsi à la vie féminine cette orientation érotique, enterrer toujours plus profondément la rigueur et la discipline propres à la matrone démétérienne, et finalement reconduire l’existence entière à cet hétaïrisme aphrodisien qui reconnaît son modèle dans la pleine spontanéité de la vie naturelle. »

79 GW III, p. 592 (=p. 746 B.).

80 GW III, p. 592 (= p. 746 B.).

81 GW II, p. 43 (= p. 44 B.).

82 GW III, p. 593 (= p. 747 B.).

83 GW II, p. 47 (= p. 48 B.).

84 GW II, p. 47 (= p. 49 B.).

85 GW II, p. 54 (= p. 57 B.).

86 Eustathe, Commentaire à l'Iliade 2, 637, p. 310, 7 ; Euripide, Bacchantes, 295.

87 Hymne Orphique, 49, 4.

88 Les Dionysiaques, 9, 5. 6 ; 44, 215.

89 GW III, p. 604 (= p. 763 B.). « … mais sa seconde mère est son père lui-même. »

90 Eschyle, Euménides, 734-738.

91 Apollon, dans le chapitre consacré aux Lyciens, ne représentait pas univoquement le droit du père. Il était avant tout le fils de Latone, qui règne sur les marais et qui réside pendant les six mois de l’hiver, les mois de la mort, en Terre lycienne. En ce sens, il représentait le degré culturel lycien, c’est-à-dire le droit de la mère. Par contre, durant les mois d’été, élevé à la pureté métaphysique, il devient l’Apollon de Délos, et représente le droit du père. « Le droit maternel est le principe de Bellérophon, le droit paternel celui d’Héraclès ; le premier correspond au stade de civilisation lycien, le second, au stade hellénique. Le premier est lié à l’Apollon de Lycie, dont la mère est Latone, maîtresse des marais, et qui ne réside dans sa patrie que durant les sept lunes mortes de l’hiver ; le second se rattache au dieu hellénique élevé à la pureté métaphysique, le dieu qui, durant les lunes d’été vivaces, règne sur le Délos sacré », cf. GW II, p. 97 (= p. 88 B.).

92 Cf. pour l’ensemble de l’argumentation GW III, pp. 603-606 (= pp. 762-765 B.). Sur ce point précis, GW III, p. 603 (= p. 762 B.) ; « En Apollon la paternité de la lumière a rejoint sa plénitude et sa pureté incorporelle. Elle apparaît alors dépouillée de la matière, asexuée, sans femme (ungeschlechtlich, weiberlos). »

93 Il s’agit effectivement d’un viol, cf. Ion, vers 10-11.

94 Au début de la tragédie (Ion, 11-13), Euripide situe la scène du viol « au flanc de la colline de Pallas, en Attique, où sont ces rocs, tournés vers le Septentrion, nommés les Hauts-Rochers par les maîtres d’Athènes » (trad. de L. Parmentier et H. Grégoire, CUF, 1923). Aux vers 492-506, le chœur précise le lieu des amours forcées : « O trône de Pan, caverne proche des Hauts-Rochers aux creuses retraites ! Là-haut, les trois filles d’Aglaure, foulent, au front des temples de Pallas, la piste de gazon, aux notes variées de ces airs de syrinx, que tu siffles, ô Pan, dans ton antre, où ne pénètrent point les rayons du soleil. C’est là qu’une vierge ayant, l’infortunée, mis au monde un enfant dont Phoibos est le père, l’exposa, pour qu’il fût le butin des oiseaux, la pâture sanglante des fauves, comme pour insulter à ses amours cruelles. » Cf. enfin le dialogue entre Créuse et le Vieillard, vers 936-939 : « Créuse. – Ecoute. Tu connais, au nord de la colline de Cécrops, ces cavernes appelées Hautes-Roches ? Le Vieillard. – Je sais : près du sanctuaire et des autels de Pan. Créuse. – Là, j’ai livré un terrible combat. »

95 Ion, 496.

96 Hermès place l’accouchement dans le palais (vers 16) ; le chœur et Créuse elle-même le placent dans l’antre où elle s’était unie au dieu (vers 949).

97 Ion, vers 20-21.

98 Cf. pour la grotte de Pan à Athènes, Ph. Borgeaud, Pan : Recherches sur le dieu Pan, Genève, 1979, pp. 76-81.

99 Cf. l’analyse de N. Loraux, Les enfants d’Athéna, Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris 1990, pp. 207-208.

100 Ion, 1495-96.

101 Ion, vers 35-36.

102 Ion, 293.

103 Ion, 298.

104 Ion, 69-75.

105 Pour Euripide (mais aussi pour Bachofen), cf. F. Zeitlin, Playing the Other, 1996 (pp. 285-338 : « Mysteries of Identity and Designs of the Self in Euripides’ Ion »).

106 Ion, 311. De même Hermès, en début de tragédie (vers 78), qui est au courant de toute l’affaire, appelle Ion le fils de Loxias.

107 Ion, 109-110.

108 Ion, vers 136-139.

109 L’expression (« l’anonyme ») est employée par Euripide au vers 1372.

110 Ion, 1125-1128.

111 La loi définit le citoyen comme celui qui est « né de deux citoyens ». Voir aussi la remarque de N. Loraux (1990), p. 128, qui rappelle que l’usage du duel semble insister sur l’égalité des deux parents.

112 Trad. de L. Parmentier et H. Grégoire, CUF, 1923.

113 Ion, 589-592 : « On affirme que le peuple autochthone et glorieux d’Athènes est pur de tout mélange étranger. Or, c’est là queje tombe, affligé d’une double disgrâce, étant fils d’un intrus, et moi-même, bâtard. »

114 Ion, 1291-1293 : « Créuse – J’ai dû frapper un ennemi de ma maison. Ion – M’aurait-on vu, en armes, envahir ton pays ? Créuse – Certes : et mettre le feu au palais d’Erechthée. »

115 Ion, 1560-1562.

116 GW III, p. 607 (= p. 767 B.).

117 Ion, 18-27 et le vers 1427, lorsque Ion demande à Créuse de prouver qu’elle est vraiment sa mère, elle désignera sans difficulté ce bijou d’or.

118 1305.

119 GW III, p. 607 (= p.767 B.).

120 Ion, 843.

121 GW III, p. 611 (= pp. 772-773 B.).

122 GW III, p. 612 (= p. 773 B.).

123 GW III, p. 612 (= p. 774 B.).

124 GW III, p. 625 (= p. 790 B.).

125 GW III, p. 614 (= p. 776 B.).

126 Ion, 1133-1134.

127 GW III, p. 618 (= p. 780 B.).

128 Scholie Apollonios de Rhodes I. 57 = Pindare fr. 167.

129 Traduction de M. Delcourt, « La légende de Kaineus », Revue de l’histoire des religions 144 (1953), pp. 129-130.

130 Raoul-Rochette, « Sur l’Hercule assyrien et Phénicien », Mémoires de l’Institut national de France, Académie des inscriptions et Belles-Lettres 17, 2, Paris 1848. Cf. en particulier les pages 44-55.

131 Traduction de E. Talbot, Paris 1866.

132 Cette association de la tente à Dionysos est encore précisée par la symbolique des nombres et de la géométrie. Pour l’analyse, cf. GW III, pp. 618-619 (= pp. 780-783 B.).

133 GW III, p. 621 (= p. 785 B.).

134 GW III, p. 621 (= p. 786 B.) : « La matière est entièrement vaincue, non seulement dans son tellurisme maternel, mais encore dans sa masculinité dionysiaque et phallique. Ainsi sont outrepassées les limites de ce monde du devenir, dominé par Dionysos. »

135 GW III, pp. 621-622 (= pp. 785-787 B.).

136 GW III, p. 625 (= p. 790 B., traduction légèrement modifiée). Pour l’analyse de ce dossier, voir le chapitre suivant.

137 Mise en relation, p. 639 (= p. 810 B.), avec les paroles de Paul dans l'Epître aux Galates 4, 19 : « Mes enfants, pour qui je souffre de nouveau les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous. »

138 GW III, p 641 (= pp. 812-813 B.).

139 GW II, p. 63 (= pp. 66-67 B., traduction légèrement modifiée).

140 GW II, p. 130 (= pp. 129-130 B.). L’analyse de Bachofen se fonde sur un passage du Banquet 190b de Platon qui rapporte le mythe de l’androgyne élaboré par Aristophane : « La raison pour laquelle il y avait trois genres, et conformés de la sorte, c’est que le mâle tirait son origine du soleil, la femelle de la terre, et le genre qui participait aux deux de la lune, étant donné que la lune elle aussi participe des deux autres » (trad. de Paul Vicaire, CUF, 1989).