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Descartes et la méthode de la fiction

Fernand HALLYN

Université de Gand

Dans une note datant de 1869, Mallarmé écrit1 :

Toute méthode est une fiction, et bonne pour la démonstration.

[…] la fiction […] semble être le procédé même de l’esprit humain – c’est elle qui met en jeu toute méthode, et l’homme est réduit à la volonté.

Page du Discours sur (sic) la Méthode […].

Y a-t-il façon plus orgueilleuse d’exprimer l’orgueil de la littérature ? Selon Roger Dragonetti, en tout cas, on voit ici comment « Mallarmé rêvait d’annexer dangereusement au champ de la littérature toutes les opérations de l’esprit du seul fait que toute pensée doit nécessairement passer par l’épreuve du Langage ou de l’écriture pour se connaître »2.

Une page – non précisée – de Descartes, du Discours de la méthode, illustrerait donc l’annexation de la méthode et de la démonstration à la fiction, promue au rang de voie royale des procédures de l’esprit. Si cette affirmation paraît surprenante, c’est, toujours d’après Mallarmé, parce que Descartes n’est généralement pas bien lu par les Français :

Nous n’avons pas compris Descartes, l’étranger s’est emparé de lui : mais il a suscité les mathématiciens français.

Il faut reprendre son mouvement, étudier nos mathématiciens – et ne nous servir de l’étranger, l’Allemagne ou l’Angleterre, que comme d’une contre-épreuve : nous aidant ainsi de ce qu’il nous a pris.

Mallarmé reproche à la version française de Descartes une excessive rationalisation, par laquelle le philosophe a été « figé en statue de clarté »3. Cette déformation serait due, en premier lieu, au philosophe lui-même, dont l’écriture procéderait à la manière du grand théâtre classique lorsque celui-ci produit « en un milieu nul ou à peu près les grandes poses humaines et comme notre plastique morale. Statuaire égale à l’interne opération par exemple de Descartes […] »4. Mallarmé invite ainsi à retrouver l’écrivain Descartes sous l’image que les érudits ont imposée du philosophe, afin de découvrir que sa méthode, comme toute méthode, relève de la fiction et de la littérature. Or, il est sans doute vrai que la vérité ne réside pas seulement dans le vrai et ne s’oppose pas toujours à la fiction. Il est vrai que la science n’affirme pas toujours le vrai et ne récuse pas toujours la fiction. Il est vrai que l’écriture de la pensée – et même son « interne opération », si purifiée, si nue qu’elle se présente – suppose toujours une production textuelle et qu’en tant que telle, elle se signifie, se thématise et se structure selon des principes dont le statut purement et exclusivement « philosophique » ou « scientifique » est pour le moins douteux et qui exigent une approche faisant appel aux instruments de la rhétorique, de la poétique et de la sémiotique.

I. – La fiction et le possible

Lectures du XVIIe siècle

Mallarmé ne précise pas à quelle page du Discours de la méthode il pense pour illustrer le rapport entre méthode et fiction. Le Dr Bonniot, premier éditeur de la note, songe aux règles de la morale provisoire, et surtout aux deuxième et troisième maximes5. Une référence plus plausible me semble constituée, dans la cinquième partie, par l’introduction au résumé du Monde ; on y lit en effet6 :

[…] je me résolus de laisser tout ce monde ici à leurs disputes et de parler seulement de ce qui arriverait dans un nouveau, si Dieu créait maintenant quelque part, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer, et qu’il agitât diversement et sans ordre les diverses parties de cette matière, en sorte qu’il en composât un chaos aussi confus que les poètes en puissent feindre, et que, par après, il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature, et la laisser agir suivant les lois qu’il a établies.

Il se trouve que les successeurs immédiats de Descartes avaient déjà été très sensibles à la dimension fictionnelle de son œuvre philosophico-scientifique, et même, du moins certains d’entre eux, aux rapports délicats entre science et fiction en général.

Gassendi, par exemple, voyait une contradiction entre les principes posés dans le Discours de la méthode et le style de certaines applications qui en étaient proposées. Le résumé du Monde semble impliqué dans cette contradiction : alors que le Discours énonce, d’une part, « une ferme et constante résolution […] de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle », Gassendi souligne que Descartes se permet néanmoins de recourir à la fiction d’« espaces imaginaires, dans lesquels Dieu puisse créer une nouvelle matière, en quantité suffisante pour composer un nouveau monde […] » (AT IV : 154).

Par ailleurs, si Le Monde est explicitement présenté comme une fable, le jésuite Gabriel Daniel a écrit un roman, intitulé Voyage au monde de Descartes (1689), où le philosophe est présenté comme un magicien qui voyage dans les espaces imaginaires et y entreprend, pour prouver la vérité de sa physique, de recréer lui-même le monde de la manière qu’il attribue à Dieu dans ses écrits. Le récit met en scène non seulement Descartes, mais aussi Aristote, Gassendi, Mersenne (qui saute de tourbillon en tourbillon), etc. L’ouvrage est dominé par le scepticisme : Daniel ne prend pas position entre les cosmogonies rivales, mais les renvoie dos à dos, car « chacun ne voit le monde qu’à travers ses a priori »7.

Au-delà de cet usage amusant et didactique du récit se pose la question générale de la réalité possible de la fiction. Un roman peut-il être vrai ? La question est abordée dans la Théodicée de Leibniz8 :

Je ne crois point qu’un Spinoziste dise que tous les Romans qu’on peut imaginer, existent réellement à présent, ou ont existé ou existeront encore dans quelque endroit de l’univers. Cependant, on ne saurait nier que des Romans, comme ceux de Mademoiselle de Scudéry ou comme l’Octavia ne soient possibles.

Certains romans sont donc au moins possibles. Cette possibilité dépend de leur compossibilité avec les autres existants. Car s’il est vrai que « tout possible exige par sa nature l’existence »9, il faut, pour que cette existence se réalise, qu’elle soit compatible avec celle des autres existants : « Il faut savoir que tout est lié dans chacun des Mondes possibles : l’Univers, quel qu’il puisse être, est d’une pièce, comme un océan »10. Cette liaison universelle explique que Leibniz exprime une opinion nuancée sur l’existence possible du monde de L’Astrée11 :

L’Astrée est possible absolument […] parce qu’elle n’implique aucune contradiction. Mais pour qu’elle existât effectivement, il faudrait que le reste de l’Univers fût aussi tout autre qu’il n’est.

L’exigence de compossibilité est, avec le principe du meilleur, le seul obstacle qui empêche que toutes les fictions ne deviennent réalité, à un moment ou un autre, en un lieu ou un autre. Leibniz y revient à propos d’un paragraphe des Principes de la philosophie (III, 47 ; AT IX : 126), où Descartes suppose « une parfaite égalité » en grandeur et en mouvement de toutes les parties de la matière lors de la Création, mais précise que cette supposition n’est pas nécessaire : comme « la matière doit prendre successivement toutes les formes dont elle est capable, si on considère par ordre toutes ces formes, on pourra enfin parvenir à celle qui se trouve à présent en ce monde. » Leibniz ne peut admettre cette pensée, qui implique aussi que tous les romans deviennent vrais un jour ou l’autre12 :

[…] si tout est possible, et tout ce qu’on se peut figurer, quelque indigne qu’il soit, arrive un jour, si toute fable ou fiction a été ou deviendra histoire véritable, il n’y a donc que nécessité, et point de choix, ni providence.

Mais quelle est exactement la valeur que Descartes accorde à sa fiction physique ? L’ambiguïté est telle que les réponses à cette question diffèrent du tout au tout chez les lecteurs du XVIIe siècle. Selon Huygens, le recours à la fiction correspond à l’adoption d’une stratégie visant à remplacer subrepticement la démonstration par la persuasion. Il met en cause la rhétorique de Descartes et la naïveté de ses suiveurs13 :

M. Des Cartes avait trouvé la manière de faire prendre ses conjectures et fictions pour des vérités. Et il arrivait à ceux qui lisaient ses Principes de philosophie quelque chose de semblable qu’à ceux qui lisent des romans qui plaisent et font la même impression que des histoires véritables.

Le principal reproche de Huygens vise l’insistance avec laquelle Descartes présenterait comme vrai ce qui n’est que vraisemblable14 :

Il devait nous proposer son système de physique comme un essai de ce qu’on pouvait dire de vraisemblable dans cette science en n’admettant que les principes de mécanique et inviter les bons esprits à chercher de leur côté. Cela eut été fort louable. Mais en voulant faire croire qu’il a trouvé la vérité, comme il le fait partout, en se fondant et se glorifiant en la suite et en la belle liaison de ses expositions, il a fait une chose qui est de grand préjudice au progrès de la philosophie.

Pour Perrault au contraire, dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, Descartes n’a pas voulu imposer sa théorie physique comme vraie. Elle n’apparaît comme telle que dans la mauvaise lecture qu’en font les disciples naïfs et trop zélés. Ce serait, au contraire, en tant qu’esprit sceptique, estimant impossible de découvrir « les véritables ressorts qui meuvent le monde », que Descartes lui-même « a donné si agréablement et si sagement le nom de Roman philosophique à ses plus sublimes et plus profondes méditations »15.

Ce bref aperçu montre la variété des réactions que l’usage de la fiction par Descartes a suscitées. Il suggère la complexité d’une écriture qui est loin d’être transparente et à propos de laquelle Jean-Baptiste Morin, dans une lettre de 1638, formulait déjà le reproche suivant : « […] vous vous renfermez et barricadez en telle sorte dans vos termes et façons de parler, ou énoncer, qu’il semble d’abord que vous soyez imprenable […] » (ATI : 540).

Un monde possible ?

Pour analyser la « possibilité » du monde de Descartes dans ce qu’elle a d’évident et de problématique, il n’est pas inutile de l’éclairer à partir des recherches contemporaines en sémantique modale et de leurs applications en théorie littéraire – qui ne sont, bien sûr, pas réductibles à la notion leibnizienne de « possibilité ». Pour faire bref, et quitte à y revenir dans la suite, j’emprunte à Umberto Eco la définition suivante16 :

Nous définissons comme monde possible un état de choses exprimé par un ensemble de propositions où, pour chaque proposition, soit p soit non- p. Comme tel, un monde est constitué d’un ensemble d’individus pourvus de propriétés. Comme certaines de ces propriétés ou prédicats sont des actions, un monde possible peut être vu aussi comme un cours d’événements. Comme ce cours d’événements n’est pas actuel, mais possible justement, il doit dépendre des attitudes propositionnelles de quelqu’un qui l’affirme, le croit, le rêve, le désire, le prévoit, etc.

En premier lieu donc, toute proposition concernant un monde possible doit obéir à l’exigence de non-contradiction : p ou -p. Or, Descartes pense la possibilité de tout monde en fonction de la non-contradiction. Celle-ci détermine la possibilité d’être des objets qui peuplent même les mondes créés par Dieu : « Et il n’y a pas d’autres choses dont on peut dire qu’elles ne peuvent pas être faites par Dieu, que celles qui renferment une répugnance »17. Ailleurs, Descartes reproche aux scolastiques l’obscurité de leurs notions, qui implique la possibilité d’une « répugnance » non aperçue dans leur vision du monde. En vue d’échapper à ce danger de la contradiction cachée, il se propose d’adopter la clarté et la distinction comme des exigences dominantes dans la construction de son nouveau monde (AT XI : 36) :

Si j’y mettais la moindre chose qui fût obscure, il se pourrait faire que parmi cette obscurité il y aurait quelque répugnance cachée dont je ne me serait pas aperçu, et ainsi que, sans y penser, je supposerais une chose impossible ; au lieu que, pouvant distinctement imaginer tout ce que j’y mets, il est certain qu’encore qu’il n’y eût rien de tel dans l’ancien monde, Dieu le peut toutefois créer dans un nouveau […].

En second lieu, un monde possible – du moins s’il s’agit d’un monde « plein » ou « meublé », et non d’un ensemble vide – comporte un ensemble d’individus pourvus de propriétés dont certaines sont essentielles et d’autres accidentelles. Le monde de Descartes comporte effectivement, à sa création, trois « individus », appelés le feu, l’air et la terre. Ceux-ci se définissent par des propriétés essentielles qui correspondent à leur mouvement, leur grosseur, leur figure et leur arrangement (AT XI : 26). A travers l’énumération de ces individus (trois éléments au lieu de quatre ou cinq) et de leurs propriétés essentielles (d’ordre quantitatif, et non pas qualitatif) s’affirme l’indépendance du nouveau monde par rapport à celui de l’Ecole.

En troisième lieu, le monde possible comporte aussi un cours d’événements possible. L’action dans le nouveau monde de Descartes est déterminée à la fois par les propriétés essentielles des éléments et par quelques « lois de la Nature », qui régissent le changement. Ce dispositif suffit à faire évoluer le nouveau monde, depuis sa Création, vers un état qui correspond en chaque point à celui qui nous environne : on y « pourra voir non seulement de la lumière, mais aussi toutes les autres choses, tant générales que particulières, qui paraissent dans ce vrai Monde » (AT XI : 35). Le cours des événements établit ainsi l’accessibilité entre les mondes en présence. L’accessibilité consiste en effet dans la possibilité de générer la structure d’un monde à partir d’un autre, « par la manipulation des rapports entre individus et propriétés »18. La relation d’accessibilité, dans le cas de la fiction cartésienne, est une relation d’implication : le monde actuel peut être pensé comme un état possible de la Création imaginée.

En dernier lieu, le monde possible relève du type ou du mode d’énonciation. L’attitude évidente de Descartes consiste, bien sûr, à raconter une fiction. Mais nous touchons ici à la question du statut de la fiction, ou plutôt de l’attitude qu’elle implique : cette fiction implique-t-elle une feinte ou non ? Quelle part de sérieux peut contenir l’acte proposé comme ludique ? Jusqu’où le possible prétend-il ici recouvrir le réel, voire le nécessaire ? L’analyse ne doit pas uniquement porter sur la représentation d’un monde, mais aussi sur le sujet qui (se) le représente, sur les conditions métalinguistiques de sa représentation, et sur l’attitude propositionnelle adoptée.

Disons tout de suite que, pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici, une explication du recours à la fiction par la prudence (vis-à-vis de l’Eglise)19 ou le désir de séduire (vis-à-vis du public lettré)20 me paraissent insuffisantes et superficielles, même si, bien entendu, les effets textuels en doivent être analysés avec soin.

La possibilité du monde possible proposé par Descartes dépend du statut du narrateur qui l’imagine. Chez Descartes, l’imagination de celui-ci est mise en relation avec un pouvoir de création divin, puisqu’« il est certain qu’il [Dieu] peut créer toutes les choses que nous pouvons imaginer » (AT XI : 36). Le monde imaginé par le philosophe, pourvu qu’il respecte scrupuleusement le principe de non-contradiction, est donc bien un monde qu’il est loisible à Dieu de créer. Qu’est-ce qui permet cependant de soutenir sa conformité possible au monde effectivement créé, à ce possible devenu réel parmi tous les possibles ? Cette garantie existe, selon Descartes, d’après une loi qu’il ajoute à celles qui régissent le mouvement de la matière et qui gouverne tous les mondes actuellement possibles (AT XI : 47) :

[…] outre les trois lois que j’ai expliquées, je n’en veux point supposer d’autres que celles qui suivent infailliblement de ces vérités éternelles, sur qui les mathématiciens ont accoutumé d’appuyer leurs plus certaines et plus évidentes démonstrations : ces vérités, dis-je, suivant lesquelles Dieu même nous a enseigné qu’il avait disposé toutes choses en nombre, en poids et en mesure ; et dont la connaissance est si naturelle à nos âmes, que nous ne saurions ne les pas juger infaillibles, lorsque nous les concevons distinctement, ni douter que, si Dieu avait créé plusieurs mondes, elles ne fussent en tous aussi véritables qu’en celui-ci.

Il est vrai cependant que ces vérités ne sont éternelles que parce que Dieu en a décidé ainsi. La Création – et en cela elle demeure fondamentalement soumise à une logique modale – obéit à une logique créée, que Dieu aurait aussi pu créer autrement, ce qui aurait abouti à d’autres mondes possibles, comme le dit une lettre à Mersenne (AT I : 152) :

Vous demandez aussi qui a nécessité Dieu à créer ces vérités ; et je dis qu’il a été aussi libre de faire qu’il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde.

L’homme a accès à la vérité possible de mondes possibles dont Dieu a arbitrairement décidé la réalité. Le monde réel est, sub specie divinitatis, un monde possible dans le sens strict, c’est-à-dire un ensemble qui est le domaine d’interprétation d’une théorie, ce qui suppose en logique modale une relation de type I de L = { D, f}, où L désigne la théorie (ici, les vérités éternelles des mathématiques), D le domaine (un monde possible) et f une fonction qui assigne à chaque constante théorique de L une unité dans D (les formules mathématiques par lesquelles nous pouvons décrire les unités et les relations dans le monde possible)21.

Tous les mondes possibles obéissent donc aux mêmes « vérités éternelles » des mathématiques. En même temps, ces vérités nous sont innées, ce qui nous permet d’avoir accès à la vérité des mondes possibles. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’imagination du monde par l’homme corresponde nécessairement et totalement à la réalité. Il faudrait pour cela que les possibles de l’esprit humain et ceux du réel se recouvrent entièrement. Or, comme l’a souligné Yvon Belaval22, pour Descartes, le possible de l’imagination est à la fois plus et moins étendu que le possible réellement créé. Il est plus large que le possible réel, en ce sens que les principes permettent de déduire plus de choses qu’il n’en existe23 :

Or, les principes que j’ai ci-dessus expliqués, sont si amples qu’on en peut déduire beaucoup plus de choses que nous n’en voyons dans le monde, et même beaucoup plus que nous n’en saurions parcourir de la pensée en tout le temps de notre vie.

En même temps, le possible réel excède pourtant à son tour le possible de l’esprit, essentiellement à cause de notre impossibilité d’appréhender l’infini autrement qu’en tant qu’indéfini. Ainsi, la grandeur, la vitesse et la direction de mouvement des premiers éléments ont « pu être ordonnées par Dieu en une infinité de diverses façons »24. L’homme peut bien parcourir un nombre limité de ces possibles et en retenir un qui s’accorde avec l’expérience, mais sans garantie aucune que cela corresponde à la vérité. Certes, pour expliquer comment tel effet peut être déduit des principes, on peut avoir recours à « quelques expériences, qui soient telles, que leur événement ne soit pas le même, si c’est en l’une de ces façons qu’on doit l’expliquer, que si c’est en l’autre » (AT VI : 64). Mais, même lorsqu’une expérience permet de choisir entre quelques explications, leur nombre reste toujours en deçà de « l’infinité de divers moyens par chacun desquels il [Dieu] peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu’il soit possible à l’esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à le faire »25.

L’alternatif et le virtuel

Les logiciens protestent souvent contre le caractère abusif, déformant, de l’annexion de la notion de monde possible par les littéraires26. Or, il est vrai que Descartes, contrairement aux romanciers, ne cherche pas la réussite et l’attrait de sa fiction dans ce qui l’éloigne de la réalité environnante. Tout en développant au maximum le vertige du possible, il n’en conclut pas moins, on le sait, à la certitude plus que morale de la connaissance humaine, c’est-à-dire à la correspondance de sa fiction avec la réalité. Cette conviction est fondée sur la véracité divine, qui est elle-même nullement nécessaire, mais l’effet d’une volonté, faisant, selon l’expression de Belaval, l’objet d’un « don gracieux »27. Dieu a écrit le livre du monde de telle façon qu’il puisse être récrit par l’homme. Et c’est à cette réécriture que s’emploie Descartes.

Le Monde ne propose donc pas un univers alternatif. Contrairement à ce qu’affirme Leibniz au sujet de L’Astrée, il ne faudrait pas que le monde soit tout autre qu’il n’est, pour que la Création racontée par Descartes soit vraie. Ce que Gaston-Gilles Granger affirme au sujet du possible scientifique en général, est valable également ici : la fable de Descartes « n’est pas l’équivalent d’‘irréel’ ou d’‘imaginaire’, car […] ce n’est pas négativement en tant que non réalisé (ou a fortiori non réalisable) que le fait virtuel fonctionne dans la pensée scientifique. C’est positivement plutôt, en tant que détermination partielle différente, en tant que variante, si l’on veut, qu’il joue son rôle »28. La Création imaginée dans Le Monde correspond effectivement à une détermination possible de l’état actuel du monde par une situation virtuelle, dont on suppose l’actualisation dans un passé inaccessible et dans des événements imperceptibles aux sens. Ici intervient évidemment la question de la vraisemblance de cette détermination. Ce terme peut, certes, être utilisé dans son sens « dialectique », comme le fait Huygens dans des citations données plus haut. Mais, quelles que soient par ailleurs les différences entre science et littérature, l’adoption d’une stratégie de la fiction impose aussi une interrogation du sens poétique du mot.

II. – Le possible et le vraisemblable

Le vraisemblable poétique

En tant que « fable », la Création, telle que Descartes l’évoque, peut être mise en relation avec la poétique aristotélicienne, selon laquelle « le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire »29. A la confusion du monde des sens, Descartes substitue un muthos c’est-à-dire un « système des faits » ou, selon une autre traduction, « l’agencement des faits en système »30. Par cette systématisation à travers le muthos, il prétend s’opposer à ceux qui collent au monde confus et bariolé de la perception naïve31 comme le poète s’oppose à l’historien. Alors que, selon Aristote, l’historien suit à la trace une réalité soumise à la contingence, le poète s’élève au-dessus de l’accidentel pour atteindre une autre vérité : « La vérité ne fait les choses que comme elles sont, et la vraisemblance les fait comme elles doivent être. La vérité est presque toujours défectueuse, par le mélange des conditions singulières, qui la composent […] », écrit Rapin32. De même, Descartes prétend s’élever au-dessus des perceptions que nous livrent les sens, car elles sont « défectueuses », marquées par un « mélange des conditions singulières » de l’objet et du sujet ; il veut atteindre une représentation où tous les événements s’ordonnent de manière systématique au regard de la raison humaine.

S’opposant aux aléas du vrai contingent, la fiction poétique se pense en relation avec une forme de nécessité, qui peut être conçue de deux manières différentes : comme une détermination des effets par des causes, ou comme celle des moyens par les fins poursuivies. Commentant des querelles sur le vraisemblable littéraire au XVIIe siècle, Gérard Genette a proposé d’appeler « motivation » le premier de ces liens, et « fonctionnalité » le deuxième. Fait important, il constate que souvent la motivation n’est rien que « la manière dont la fonctionnalité des éléments du récit se dissimule sous un masque de détermination causale »33. La prééminence de la nécessité fonctionnelle est clairement proclamée par Corneille, qui la présente comme une exigence non pas propre au représenté, extérieure et antérieure à l’œuvre, mais intérieure et propre à la vérité artistique ou la mimésis34 :

Je dis donc que le nécessaire, en ce qui regarde la poésie, n’est autre chose que le besoin du poète pour arriver à son but ou pour y faire arriver ses acteurs. Cette définition a son fondement sur les diverses acceptions du mot grec anangkaion, qui ne signifie pas toujours ce qui est absolument nécessaire, mais aussi quelquefois ce qui est seulement utile à parvenir à quelque chose.

Descartes fait appel à deux types de détermination analogues à ceux distingués par Genette, lorsqu’il distingue deux façons de « démontrer » : la « preuve » et l’« explication ». Dans une lettre à Jean-Baptiste Morin, il s’oppose à l’idée qu’entre les deux existe une relation circulaire35 :

Vous dites aussi que prouver des effets par une cause, puis prouver cette cause par les mêmes effets, est un cercle logique, ce que j’avoue ; mais je n’avoue pas pour cela que c’en soit un, d’expliquer des effets par une cause, puis de la prouver par eux : car il y a grande différence entre prouver et expliquer.

L’explication établit une relation fonctionnelle : il s’agit de déterminer de quelles causes tels effets constatés peuvent être fonction, quels moyens permettent de parvenir à telle fin à atteindre. La preuve, en revanche, est motivante : la réalité des effets motive l’acceptation de l’existence des causes. Or, dans la fiction du Monde, on constate que, comme c’est souvent le cas dans le roman, la relation fonctionnelle est dissimulée sous la relation motivante. En effet, au lecteur superficiel, se laissant porter par le flot de la parole narrative, l’état actuel du monde apparaît comme le résultat d’une série de transformations qui s’enchaînent dans un mouvement causal ayant son point de départ dans un état originel, correspondant à la volonté divine lors de la Création. Mais, à un niveau plus profond, la même histoire se lit en fonction d’une nécessité rétroactive : il s’agit, pour Descartes, d’expliquer l’état actuel du monde, tel qu’il se le représente, et d’imaginer, à partir de cet état, une série d’états antérieurs qui peuvent y aboutir.

Le récit montre, par exemple, comment les trois éléments, l’absence du vide et les tourbillons conduisent nécessairement à un monde pourvu de plusieurs systèmes de « gravité », où chaque planète forme « un Ciel particulier autour d’elle, avec lequel elle doit toujours après continuer à se mouvoir, de la partie qu’on nomme l’Occident, vers celle qu’on nomme l’Orient, non seulement autour du Soleil, mais aussi autour de son propre centre » (AT XI : 71). Le récit de la Création est ainsi, dès le début, orienté vers et par sa fin : l’obtention des conditions d’un monde dominé par une physique de type copernicien36.

De même, le récit du Monde explique de manière causale et « motivante » comment la réfraction des rayons solaires produit les queues des comètes (AT XI : 112 sqq.) ; en fait, Descartes soutient ici une théorie répandue surtout depuis Tycho Brahé ; celle-ci est conceptuellement antérieure à son explication et constitue un but à atteindre, auquel la théorie des éléments convient en tant que moyen « fonctionnel ».

Le récit du Monde se prête ainsi à une lecture métonymique : chaque enchaînement de cause à effet dans l’ordre de la narration motivante est l’inversion d’un rapport de fin à moyen dans l’ordre de la recherche fonctionnelle. Cette double lecture exhibe le rendement narratif ou la « valeur » de chaque unité, la grande fonctionnalité d’un nombre minimal de causes. Et il est vrai, comme le dit Descartes, que le parcours complet de la démonstration – expliquer + prouver – ne correspond pas à un cercle ; on peut y voir plutôt un anneau de Moebius : à la fin, on retrouve la situation de départ, en miroir et à l’envers : les causes à la place des effets, les effets à la place des causes ; les effets produits par les causes, au lieu des causes produites par les effets.

Le parallèle avec la vraisemblance romanesque peut encore être poursuivi. Genette note en effet à propos de l’unité narrative : « Si sa fonction est (grossièrement parlant) ce à quoi elle sert, sa motivation est ce qu’il lui faut pour dissimuler sa fonction. Autrement dit, la fonction est un profit, la motivation est un coût. Le rendement d’une unité narrative, ou, si l’on préfère, sa valeur sera donc la différence fournie par la soustraction : fonction moins motivation »37. Genette conclut que si V = F – M, le cas limite est V = F, lorsque M = 0. Or, non seulement Descartes est attentif au « coût » d’une démonstration en général38 :

Mais encore qu’il y ait véritablement plusieurs effets auxquels il est aisé d’ajuster diverses causes, une à chacun, il n’est pas toutefois si aisé d’en ajuster une même à plusieurs différents, si elle n’est la vraie dont ils procèdent.

mais, en outre, l’absence de motivation, le règne de la fonctionnalité pure, où V = F, est à la base même de la validité qu’il demande pour son récit, car elle correspond à la création des vérités éternelles, qui ne dépendent que de la volonté de Dieu et au sujet desquelles Descartes écrit à Mersenne : « Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume » (ATI :). A l’origine de la Création, il y a donc une décision purement fonctionnelle, échappant à toute détermination causale. Pour paraphraser les exigences poétiques de Corneille, cité plus haut, on peut dire que les vérités éternelles n’étaient pas « absolument nécessaires », mais « seulement utiles à parvenir à quelque chose », ce « quelque chose » correspondant à telle Création plutôt qu’une autre. Il est donc bien vrai que, à l’origine, M = 0, et que V = F39.

Poétique et dialectique

Sous un angle poétique, le récit cartésien de la Création renoue en profondeur avec le style d’une autre cosmogonie : celle du Timée. Certes, les mondes de Platon et de Descartes présentent des différences profondes. Pour employer une terminologie que j’ai définie ailleurs40, celui du philosophe grec est organiciste et formiste, celui du Français, mécaniciste et contextualiste. Mais, au-delà de cette opposition qui se situe au niveau du représenté41, il vaut la peine d’étudier de plus près certaines ressemblances et différences qui tiennent à la valeur attachée à l’énonciation.

Aussi bien Platon que Descartes sont confrontés, à certains moments de leur entreprise narrative, à ce que l’on appelle aujourd’hui l’arbitraire du récit. D’une façon générale, l’homme, selon Platon, parle toujours un peu au hasard et est incapable de suivre, dans son discours, l’ordre de la Création : « Mais cette âme dont nous entreprenons de parler après le corps, ne fut pas formée par le dieu après le corps ; car, en les unissant, il n’aurait pas permis que le plus vieux reçut la loi du plus jeune. Nous autres qui participons du hasard et de l’accidentel, il est naturel que nous parlions aussi au hasard. Mais le dieu a fait l’âme avant le corps et supérieure au corps en âge et en vertu, parce qu’elle était destinée à dominer et à commander, et le corps à obéir »42. De manière plus précise, lorsqu’il se trouve devant le choix des triangles primitifs, Platon se décide pour ceux qu’il considère comme les plus beaux, ajoutant toutefois : « Si donc quelqu’un en peut, d’après son choix, indiquer un plus beau pour la constitution de ces corps, nous ne verrons pas en lui un adversaire, mais un ami » (Timée 54 a). Descartes se trouve devant un choix semblable dans un passage déjà mentionné, et critiqué par Leibniz, lorsqu’il doit décider dans quel état la matière se trouvait à l’origine. Nous avons vu que, parce que l’ordre convient mieux que le chaos à la « souveraine perfection qui est en Dieu », il admet que toutes les parties étaient égales en grandeur et en mouvement, tout en précisant que ce choix importe peu, puisque la matière adopte, dans le cours des temps, toutes les formes possibles…

Ces moments d’arbitraire nettement avoué n’empêchent pourtant pas que Platon aussi bien que Descartes affirment la vraisemblance de leurs récits respectifs. Platon qualifie son texte indifféremment de eikos logos (« discours vraisemblable ») et de eikos muthos (« récit vraisemblable »)43. C’est que l’homme ne saurait connaître la vérité de l’origine du monde. Il ne peut qu’en donner une représentation (une mimesis) vraisemblable. D’autre part, en cette matière, le seul logos possible réside dans un muthos. Les deux sont équivalents. La Création ne se laisse pas décrire, on ne peut que l’imaginer tant bien que mal dans un récit. Toute connaissance est ici nécessairement une expérience de pensée de nature narrative.

Le balancement entre muthos et logos montre assez comment la vraisemblance poétique et la vraisemblance dialectique s’entremêlent ici. Le récit de la Création est vraisemblable dans les deux sens. D’une part, il s’agit d’un récit qui se situe au-dessus du vrai contingent, car il expose comment la Création peut être imaginée par l’homme de la meilleure manière possible. Mais, en même temps, ce récit n’émane pas d’une instance qui posséderait la vérité d’une manière tout à fait certaine. Ainsi, pour Platon, il n’y a pas de garantie absolue à la vérité du Timée, mais il s’agit au moins du meilleur discours humain possible sur le sujet : « avons-nous dit la vérité ? Pour l’affirmer, il faudrait que Dieu confirmât notre dire. Mais que nous ayons dit ce qui est vraisemblable, dès à présent et après un examen encore plus approfondi, nous pouvons nous hasarder à l’affirmer. Affirmons-le donc »44. Descartes dit à peu près la même chose à propos de sa physique, lorsqu’il écrit en mai 1645 au P. Mesland (AT IV : 217) : « Et encore qu’on ne la prit que pour une hypothèse, ainsi que je l’ai proposé, il me semble néanmoins que, jusqu’à ce qu’on en ait trouvé quelque autre meilleure pour expliquer tous les phénomènes de la nature, on ne la doit pas rejeter »45. Antérieurement, dans une lettre à Mersenne d’avril 1637, il avait déjà affirmé la vraisemblance de son récit de la Création, tout en la distinguant de la vérité de la foi : « en disant qu’il est vraisemblable (à savoir selon la raison humaine) que le monde a été créé tel qu’il devait être, je ne nie point pour cela qu’il ne soit certain par la foi qu’il est parfait » (AT I : 367). En d’autres mots, le récit de la Création ne restitue peut-être pas la réalité de la Création, mais en offre un exemple, voire un modèle.

Si, dans les deux cas, le récit possède au moins la valeur d’un modèle, celui-ci est cependant valorisé différemment. Platon le pense de manière ironique ou tragique, en fonction de l’éloignement de l’homme par rapport à Dieu ; il insiste sur la faiblesse de la tentative, son infériorité au vrai absolu. Il lui arrive, par exemple, de dire au sujet du mélange des couleurs : « tenter de soumettre ces faits à l’épreuve de l’expérience serait méconnaître la différence de la nature humaine et de la nature divine. Et en effet Dieu seul est assez intelligent et assez puissant pour mêler plusieurs choses en une seule et, au rebours, dissoudre une seule chose en plusieurs, tandis qu’aucun homme n’est capable à présent et ne le sera jamais à l’avenir de réaliser aucune de ces deux opérations »46.

La fable cartésienne est pourvue d’une valorisation différente. Le recours à la narration ne se justifie pas seulement par l’écart radical qui nous sépare de l’Auteur de la Création et nous oblige à l’imaginer. Le récit constitue, en outre, un artefact – c’est-à-dire une construction humaine, l’équivalent discursif d’une machine, d’un automate. Il véhicule donc un exemple du seul type qui puisse faire avancer les connaissances, puisque la science ne doit pas chercher ses exemples du côté de la nature, mais de celui des productions humaines : « l’exemple de plusieurs corps composés par l’artifice des hommes m’a beaucoup servi ; car je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose » (AT IX, 2 : 231). La fiction bien conduite est un artefact humain, au même titre que l’horloge fabriquée par un artisan47. Elle satisfait donc aux exigences de la science, qui « ne se préoccupe pas de savoir ce que sont intrinsèquement les choses telles que Dieu les a créées, mais de déterminer ce qu’il suffirait de faire pour en produire de semblables »48.

Pour Descartes donc, le modèle, même s’il ne correspond peut-être pas à la Création effective, n’est pas nécessairement inférieur, voire faux. Il en propose, au plus, une variante. Dieu aurait pu créer le monde, tel qu’il existe, de la manière dont Descartes l’imagine. Et même s’il ne l’a pas fait, la fiction posséderait au moins l’avantage de rendre plus aisée la compréhension de la façon dont le monde fonctionne effectivement : « Et leur nature est bien plus aisée à concevoir, lorsqu’on les voit naître peu à peu en cette sorte, que lorsqu’on ne les considère que toutes faites ». Le Monde propose en somme le récit d’une Création compréhensible à l’homme. Il ne correspond peut-être pas à la véritable Création, mais peut passer pour la « vérité savante » de celui-ci49. Et sa fictivité n’implique pas son impossibilité (AT XI : 36) :

[…] pouvant distinctement imaginer tout ce que j’y mets, il est certain qu’encore qu’il n’y eût rien de tel dans l’ancien monde, Dieu le peut toutefois créer dans un nouveau : car il est certain qu’il peut créer toutes les choses que nous pouvons imaginer.

Cervantès ou Ménard ?

On sait que Pascal, aux dires du médecin Menjot, « appelait la philosophie cartésienne le roman de la nature, semblable à peu près à l’histoire de Don Quichotte »50. Descartes, cependant, n’est pas Cervantès. Il serait plutôt Pierre Ménard, celui qui, selon Borges, récrit littéralement quelques chapitres du roman au début du XXe siècle.

« Le Quichotte, déclare Ménard, me passionne beaucoup, mais ne me paraît pas, comment dire ?, inévitable. […] Le Quichotte est un livre contingent, le Quichotte n’est pas nécessaire ». De même, Descartes pense le monde comme une possibilité dont la réalisation n’était pas nécessaire.

Ménard ne parvient à récrire que deux chapitres et quelques fragments d’un troisième de l’œuvre de Cervantès. « Je devrais être immortel pour achever ma tâche », déclare-t-il. De même, Descartes ne parvient à raconter qu’une partie de la Création, étant obligé de laisser dans l’ombre tout le reste parce qu’il n’est pas immortel : le monde contient beaucoup plus de choses, dit-il, « que nous n’en saurions parcourir de la pensée en tout le temps de notre vie » (AT IX : 105).

Borges souligne aussi, en s’émerveillant, tout ce qui différencie les textes identiques de Cervantès et de Ménard. Tel éloge de l’histoire, qui, au XVIIe s., n’était qu’une formule rhétorique, devient, sous la plume d’un écrivain du XXe, une « pensée renversante ». Le style, qui, chez Cervantès, correspond à l’espagnol courant de son temps, devient archaïque et affecté chez Ménard. Etc. Un écart encore plus infranchissable sépare le roman de Descartes de celui de Dieu. Rien de commun, par exemple, entre le possible divin, source des vérités éternelles, et le possible humain, limité par ces mêmes vérités. L’écart, ici, n’est pas celui de quelques siècles, mais celui qui existe entre l’absolu et l’humain : « Car que nous importe, si peut-être quelqu’un feint que cela même, de la vérité duquel nous sommes si fortement persuadés, paraît faux aux yeux de Dieu ou des anges, et que, partant, absolument partant, il est faux ? Qu’avons-nous à faire de nous mettre en peine de cette fausseté absolue […] »51. L’écart fondamental réside dans la nécessaire différence du point de vue du Créateur sur sa création : de divine et externe, la focalisation devient, chez Descartes, humaine et interne, le foyer étant compris dans la diégèse du monde.

Cet écart dans le sens de textes identiques ne signifie cependant pas un échec – ni pour Ménard ni pour Descartes. Sans doute, récrire le Don Quichotte comme restituer la Création du monde, c’est ne concevoir le statut d’auteur qu’en s’appropriant l’œuvre d’un autre. Mais, dans les deux cas, cette appropriation se fait dans une distance volontairement maintenue. Borges écrit : « Etre de l’une ou l’autre façon Cervantès et en arriver au Quichotte lui paraissait une tâche moins ardue – et donc moins intéressante – que de rester Pierre Ménard et en arriver au Quichotte sur la base des expériences de Pierre Ménard ». En un premier temps, ces lignes ne peuvent manquer de rappeler le début de la dixième des Règles pour la direction de l’esprit, où Descartes dit son plaisir de refaire les découvertes des autres sur la base de ses propres facultés52 :

J’avoue être né avec l’esprit ainsi fait, que j’ai toujours mis le plus grand plaisir des études, non point à écouter les raisons des autres, mais à les trouver par mon industrie propre ; et cela seul m’ayant attiré à l’étude des sciences quand j’étais encore jeune, chaque fois que quelque livre promettait en titre une nouvelle invention, avant de pousser outre la lecture, je faisais l’expérience si j’atteindrais peut-être quelque succès semblable grâce à quelque adresse mise en moi par la nature.

Mais, au-delà des inventions humaines, Descartes n’est-il pas par rapport à Dieu aussi, comme Ménard par rapport à Cervantès ? N’est-ce pas dans un écart semblable, prétendant rester Descartes sans devenir Dieu, que, dans Le Monde, il prétend répéter la Création en ne se fiant qu’à ses propres capacités ?

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1 Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 851. A l’époque de la note dont ces lignes font partie, Mallarmé songeait à préparer une thèse (cf. note, p. 1629).

2 Roger Dragonetti, « Métaphysique et poétique dans l’œuvre de Mallarmé (Hérodiade, Igitur, Le Coup de dés) », Revue de métaphysique et de morale, 84, 1979, repris dans ses Etudes sur Mallarmé, Gand, Romanica Gandensia, XXII, 1992, p. 125.

3 Formule de R. Dragonetti, « Métaphysique et poétique », op. cit., p. 144.

4 Mallarmé, Crayonné au théâtre, Œuvres complètes, op. cit., p. 319.

5 Cf. in Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., p. 1630.

6 Toutes les citations de Descartes renvoient à l’édition Adam-Tannery des Œuvres complètes, rééd. Paris, Vrin, 1964-74 ; elle sera désignée dorénavant par l’abréviation AT. Ici : AT VI : 42. Au moment où cette étude a été rédigée, l’excellente édition d’Annie Bitbol-Hespériès (Descartes, Le Monde, L’Homme, Paris, Seuil, 1996) n’avait pas encore paru.

7 Cf. l’étude de J.-L. Solère, « Un récit de philosophie-fiction : le Voyage du monde de Descartes du Père Gabriel Daniel », Uranie, n° 4, 1994, pp. 153-184.

8 Leibniz, Théodicée, § 173.

9 Leibniz, Philosofische Schriften, éd. Gehbhardt, t. VII, pp. 194-195.

10 Leibniz, Théodicée, § 9.

11 Leibniz, Philosofische Schriften, op. cit., t. III, p. 573.

12 Ibid., t. IV, p. 341.

13 Christian Huygens, Œuvres complètes, t. X, p. 403.

14 Ibid., p. 405.

15 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, 1694, t. I, pp. 47-48.

16 Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 194.

17 AT III : 567 ; cf. VII : 150, 152, et IX : 119. Le terme « répugnance » désigne la contradiction logique.

18 U. Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 190.

19 Le premier éditeur précisait, en 1664, que Descartes « savait que, si quelque part on défendait de parler du système de Copernic comme d’une vérité, ou encore comme d’une hypothèse, on ne défendait pas d’en parler comme d’une fable. Mais c’est une fable qui, non plus que les autres apologues ou profanes ou sacrés, ne répugne pas aux choses qui sont par effet » (AT XI : ix).

20 « Mais enfin que la longueur de ce discours vous soit moins ennuyeuse, j’en veux envelopper une partie dans l’invention d’une Fable, au travers de laquelle j’espère que la vérité ne laissera pas de paraître suffisamment, et qu’elle ne sera pas moins agréable à voir, que si je l’exposais toute nue » (AT XI : 31).

21 Cf. U. Volli, « Mondi possibili, logica, semiotica », VS, n° 19-20, janv.-août 1978, pp. 123-148.

22 Cf. Yvon Belaval, Leibniz critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, pp. 372 sqq., pour une distinction nette entre les notions de « possible » chez Descartes et chez Leibniz.

23 Principes, III, 46 ; AT IX : 104-105.

24 Principes, III, 46 ; AT IX : 124.

25 Principes, IV, 204 ; AT IX : 322.

26 Cf., pour une mise au point, R. Ronen, Possible Worlds in Literary Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

27 Y. Belaval, Leibniz critique de Descartes, op. cit., p. 393.

28 G.-G. Granger, La Vérification, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 193.

29 Aristote, Poétique, IX, 1 ; trad. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Paris, Seuil, 1980, p. 5.

30 Aristote, Poétique, 50a 5 ; traductions de R. Dupont-Roc et J. Lallot, op. cit., p. 54, et de P. Ricœur, Temps et récit, t. I, Paris, Seuil, 1983, p. 57. Sur le rapprochement du « muthos » et de l’hypothèse, voir mon ouvrage La Structure poétique du monde, Paris, Seuil, 1987, pp. 15-16.

31 Cf. le premier chapitre du Monde sur « la différence qui est entre nos sentiments et les choses qui les produisent ».

32 Cité dans l’anthologie de A. Kibedi Varga, Les Poétiques du Classicisme, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, p. 197.

33 Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 96.

34 Corneille, Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable et le nécessaire, dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. L. Forestier, Paris, Sedes, 1963, pp. 118-119.

35 AT II : 197-198. Descartes précise (ibid.) : « […] il y a grande différence entre prouver et expliquer. A quoi j’ajoute qu’on peut user du mot démontrer pour signifier l’un et l’autre […] » Le Discours de la méthode avait effectivement employé démontrer tant à la place de prouver qu’à celle d’expliquer (AT VI : 76) : « Car il me semble que les raisons s’y entre-suivent en telle sorte que, comme les dernières sont démontrées par les premières, qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières, qui sont leurs effets ». La discussion, dont je propose ici une traduction en termes de « poétique », se rapporte à une question qui, en logique, concerne le regressus demonstrativus ; cf., par exemple, Agostino Nifo, Expositio super octo Aristotelis libros De physico auditu, Venise, 1552, 5 v° : « Sed circa haec dubitare solitus sum, utrum in naturalibus sint duo processus, unus ab effectu ad causae inventionem, alter a causa inventa ad effectum. Videtur quod non, quia tunc esset circulus in demonstrationem […] ».

36 Pour Copernic, « chaque mouvement se rapporte à son propre centre » ; cette propriété « appartient également au Soleil, à la Lune et aux autres astres errants » (De Revolutionibus, I, 8, 9, trad. A. Koyré, Paris, Alcan, 193, pp. 99, 101).

37 G. Genette, « Vraisemblance et motivation », op. cit., p. 97.

38 AT IV : 199. Dans Le Monde, Descartes souligne longuement le grand « coût » des motivations scolastiques, avec leur lourd appareil de définitions parfois obscures (AT XI : 38-41, 45-48).

39 On lira avec profit l’analyse de A. Funkenstein (Théologie et imagination scientifique du moyen âge au XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1995, pp. 214-215) sur la possibilité de mathématiques alternatives et l’adoption d’une solution « paresseuse » par le Dieu de Descartes.

40 Voir La Structure poétique du monde, op. cit., Introduction.

41 A ce niveau-là aussi pourtant, des ressemblances sont à noter dans le détail, par exemple en ce qui concerne la source du mouvement circulaire instantané dans Le Monde (AT XI : 19) et la notion de périôtis dans le Timée. Cf. W. Shea, The Magic of Numbers and Motion. The Scientific Career of René Descartes, Canton (Ma), Science History Publications, 1991, p. 256.

42 Platon, Timée, 34 c ; trad. E. Chambry, p. 415. Toutes les références à Platon renvoient à cette traduction.

43 Cf. P. Hadot, « Physique et poésie dans le Timée de Platon », Revue de Théologie et de Philosophie, 115, 1983, pp. 113-133.

44 Timée, 72 d.

45 Cf., sur de tels passages, B. Timmermans, La Résolution des problèmes de Descartes à Kant, Paris, P.U.F., 1995, pp. 123-130.

46 Timée, 68 c.

47 Cf. mon étude : « La machine de l’exemple, ou la comparaison chez Descartes », Rhétoriques de la science, éd. V. de Coorebyter, Paris, P.U.F., 1994, pp. 33-52.

48 N. Grimaldi, L’Expérience de la pensée dans la philosophie de Descartes, Paris, Vrin, 1978, p. 180. Cf. Fernand Alquié, La Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris, P.U. F., 1966, p. 115 : le mécanisme « se contente d’imiter ses effets [ceux de la nature] par d’autres voies ».

49 Formule de Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, p. 103.

50 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, Paris, Bordas, 1991, p. 352.

51 Secondes réponses aux objections (AT IX : 113).

52 AT X : 403. Pour la traduction : Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit et la recherche de la vérité, trad. J.-L. Marion, La Haye, Nijhoff, 1977, p. 34. Cf. Cogitationes privatae (AT X : 214, ici trad. F. Alquié) : « Au temps de ma jeunesse, à la vue d’ingénieuses découvertes, je me demandais si je ne pourrais pas inventer par moi-même sans m’appuyer sur la lecture d’un auteur ».