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L’orgueil du manuscrit

Sur un chansonnier des troubadours

Stephen G. NICHOLS

Johns Hopkins University

Traduit de l’anglais par Jean-Marc Meylan

La voix de Roger Dragonetti résonne dans le paysage des études médiévales. Elle fait figure d’autorité et inspire le respect, car ce maître universel – pour emprunter à bon escient un titre utilisé pour Thomas d’Aquin – nous a appris à voir et à apprécier « l’orgueil de la littérature », cet orgueil qui fait que la poésie se suffit à elle-même, indépendante dans sa perfection. En se tournant vers les auteurs modernes, et plus particulièrement vers Mallarmé, Roger Dragonetti nous a rappelé à quel point la musique et la poésie étaient liées de façon indissoluble au Moyen Age, et de quelle manière cet héritage s’est renouvelé dans le mouvement symboliste et post-symboliste de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième.

Roger Dragonetti a exposé cette vision dans plusieurs des articles recueillis dans ses deux ouvrages, « La Musique et les Lettres » (1986) et Etudes sur Mallarmé (1992). Cette conception a été admirablement résumée par l’un de mes étudiants « post-grad » de Genève, Jean-Marc Meylan : « A travers l’idée que le langage poétique doit en définitive devenir la véritable musique, Mallarmé renoue en effet avec la tradition médiévale qui veut que musique et littérature soient profondément liées, pour ne pas dire inséparables, et il permet donc une relecture et une nouvelle mise en perspective des textes et de l’esthétique du Moyen Age ».

Mais Roger Dragonetti nous a aussi enseigné que l’orgueil de la littérature médiévale réside en partie dans son énigme, dans cette capacité énigmatique à s’affirmer dans des formes audacieuses qui sont à la fois plus mobiles et moins déterminées qu’elles ne le paraissent. C’est cette capacité à participer à la fois du concret et de l’énigmatique, du fixe et de l’insaisissable que Claude Imbert décrivait récemment à propos d’un illustre contemporain de Mallarmé. Avec Cézanne, écrit Claude Imbert, « on était au foyer de l’énigme, à ce point où la conceptualisation s’effondre, où la transformation du réel en l’image qui le nie ne faisait que répéter sur le mode des choses une élaboration qui lui échappe »1.

Nous suivons la voie indiquée par Roger Dragonetti lorsque nous constatons que c’est la représentation médiévale qui s’est tout d’abord présentée comme une parfaite candidate pour l’élaboration herméneutique, invitant le lecteur sophistiqué à résoudre les énigmes proposées par des formes littéraires qui se reconstruisent dans de nouvelles formes presque avant que les anciennes n’aient été résolues. Le langage littéraire marque son orgueilleuse indépendance en transformant constamment la négation, l’échec herméneutique, en une affirmation de formes nouvelles et plus complexes par lesquelles figurer le texte. C’est là un des principaux composants du texte mobile – pour utiliser un terme que Michel Jeanneret nous a enseigné être une autre expression de cette entité littéraire énigmatique et fugitive.

Il y plus de quinze ans, Roger Dragonetti s’est intéressé plus particulièrement à la contribution du scribe ou copiste au statut du texte fugitif. Comme il l’a fait observer :

A part le fait que le scribe, tout comme le jongleur, peut (mais pas nécessairement) faire œuvre d’auteur, même en tant que copiste, le scribe ne laisse pas inchangé le texte qu’il transcrit, du seul fait que la transcription est livrée indéfiniment à la force transformationnelle de l’acte d’écriture. D’où il résulte qu’il peut y avoir autant de versions différentes de l’original qu’il y a de copies2.

Nous ne faisons pas fausse route lorsque nous affirmons avec Roger Dragonetti que l’énergie du changement trouve sa source dans le scribe ou le copiste. D’un autre côté, nous pourrions aussi être tentés de voir une partie de l’orgueil qui motive ce phénomène comme inhérent au procédé lui-même, à la matrice du manuscrit, à l’espace de l’écriture. Comme Roger Dragonetti le fait observer dans le passage que nous venons de citer, le jongleur et le scribe – l’un étant la voix et l’autre la plume – sont tous deux suffisamment égocentriques pour supplanter le poète original, et ils en ont tous deux la possibilité. Mais il existe une énorme différence d’échelle entre le jongleur, limité à l’interprétation d’un chant individuel, et le scribe, virtuellement maître de tout un univers de représentation. Devant celui-ci les folios vierges s’étendent à l’infini dans l’attente d’être assemblés au fur et à mesure qu’il les ordonne.

Entre la voix et le mot écrit, il y a un monde de changement. La poésie change radicalement quand elle est confiée à l’écrit. Socrate met cet argument en évidence du point de vue de la philosophie dans le Phèdre de Platon en proposant le mythe de l’invention de l’écriture pour Theuth comme une parabole qui condamne la parole écrite en ce qu’elle s’oppose à la parole dite. Selon lui, la mise en écrit libérerait la puissance du mot et produirait des significations indépendantes de l’auteur, c’est-à-dire du maître. Theuth lui-même accorde grand prix à son invention parce qu’elle multiplie la connaissance et stimule les interprétations ou, selon ses propres termes, parce qu’elle constitue « le savoir qui fournira aux Egyptiens plus de savoir, plus de science et plus de mémoire ; de la science et de la mémoire le remède a été trouvé »3.

Mais le roi Thamous, à qui Teuth présente fièrement cette invention, la rejette précisément parce qu’elle donnerait à ceux qui sont moins doués que le poète ou le philosophe la possibilité d’altérer par l’écriture ce qu’ils ne peuvent changer tant que l’œuvre reste un discours prononcé par ces derniers : ceux qui auront appris à écrire et qui mettront « leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration » (275 a). Socrate glose sur la condamnation prononcée par le roi Thamous en affirmant que ce qui sera produit ne sera pas une pensée, mais une répétition mal comprise de ce qui a été écrit.

Platon met ainsi en évidence l’inévitable tendance de l’écriture à encourager la décontextualisation, et même à engendrer un éloignement par rapport aux intentions de la personne qui a la première dit ou écrit les mots. Il voit le contrôle par l’auteur de la performance orale comme une manière de faire respecter cette intention et de faire en sorte que le discours reste fidèle à l’esprit de son auteur. La problématique qui intéresse Platon est moins l’opposition entre l’écrit et la voix que la question du contexte de la représentation verbale. Celui qui change quelques mots dans la chanson qu’il chante n’altère pas autant – et de loin – le sens et les implications générales de la chanson que celui qui la présente dans un contexte modifié. En la couchant par écrit dans un recueil qui contient d’autres chants auxquels elle sera immédiatement comparée, le scribe peut changer radicalement un grand nombre d’aspects qui conditionnent notre manière de la comprendre, et ce même sans en changer les paroles.

La logique de l’espace du manuscrit exige qu’un principe soit trouvé qui mette en action la matière qu’il recueille. Cette exigence procède, en partie, d’un besoin de compenser la perte de la voix performative, du corps performatif qui – du moins dans le cas de la poésie lyrique – était le premier lieu de représentation. Le corps performatif fournissait son propre contexte représentatif ; c’était un agent poétique par lui-même, et son immédiateté comme ses talents dramatiques réduisaient la distance entre l’interprète et son public. Avec sa disparition, la matrice du manuscrit doit fournir ce que la culture de l’imprimé finira par considérer comme acquis : l’ordre du livre.

Ce n’est pas une coïncidence si, à peu près au moment même où la poésie séculaire commence à être recueillie dans des manuscrits (au début du XIIIe siècle), Geoffroy de Vinsauf écrit (aux alentours de 1210) sa Poetria Nova – sa Nouvelle Poétique –, texte qui deviendra l’un des traités de poétique les plus populaires et influents du haut Moyen Age. Le traité de Geoffroy se place radicalement hors de la tradition des artes poeticae dont le principal point d’intérêt était la science oratoire, c’est-à-dire la performance orale de poésie et de discours argumentatif. Sa Poetria nova montre combien la problématique a changé : il s’agit à présent d’ordonner la narration pour la présentation écrite. Essentiellement, nous pouvons saisir l’exaltation que Geoffroy ressent en s’attelant à cette nouvelle technologie ; il a conscience qu’il faut créer une nouvelle poétique pour prendre en compte les changements. Il nous fait sentir que l’écriture n’est pas simplement un outil pour se souvenir, comme Socrate et le roi Thamous le soutenaient, mais une nouvelle technique pour penser, exactement comme Theuth le disait.

Alors que la rhétorique classique avait pour objet presque exclusif les effets rhétoriques immédiats de la performance orale – argument, délibération et panégyrique –, la Poetria Nova de Geoffroy met l’accent sur les techniques d’organisation et de présentation de la narration de l’écriture4. Par conséquent, pour Geoffroy, l’ordre du livre comme organisation ou dispositio prend une importance suprême. Le poète se trouve face à une alternative : suivre la séquence naturelle des événements, l’ordre historique, ou inventer un ordre synthétique basé sur des principes esthétiques ou autres. Geoffroy appelle la seconde manière « peiner sur le sentier de l’art » (tum limite nititur artis), alors que la première consiste à « suivre la large route de la nature » (tum sequitur stratum naturae)5. Typique du style de Geoffroy, où la rhétorique illustre invariablement sa propre thèse, la construction de chacune de ces expressions exemplifie l’effet esthétique des deux genres de disposition. L’ordre naturel produit une séquence peu imaginative que sa seule brièveté sauve d’une monotonie absolue : tum sequitur stratum naturae. Le même espace réduit peut devenir à tout le moins plaisant, et peut-être même intéressant, grâce à son caractère esthétique : tum limite nititur artis. L’écriture, pour Geoffroy, exige l’art et non la nature, la dispositio difficilior ainsi que la lectio dijficilior. La voie de la Nature oblitère l’énigme du signe en faisant croire qu’elle rend compte d’une intention sans la déformer. Entre le signe et le référent, il n’y a pas d’espaces importuns, pas de virages inutiles : stratum s’oppose à limes. Limes quant à lui évoque l’énigmatique, parce que ce terme désigne le sentier qui relie les champs entre eux, le sentier que l’on emprunte d’un site de cultivation à l’autre, le sentier des cultures, des vignes, le sentier qui mène aux lieux où les Georgiques et les Bucoliques de Virgile témoignent de la proche parenté entre la lutte de l’homme avec la nature et sa lutte avec le langage poétique. C’est dans les champs et dans les vignes, ne l’oublions pas, que Virgile révèle la présence de ces figures mythiques on ne peut plus énigmatiques que sont Apollon et Dionysos, et avec eux les genres littéraires nobles de la tragédie et de la comédie6. Ces connexions étaient d’ailleurs déjà bien établies à la fin du XIIe siècle ; Hugues de St Victor, le prédécesseur de Geoffroy de Vinsauf, ne parlait-il pas (comme un certain nombre de ses pairs) de travailler dans « la vigne du texte » ?

Dès lors, l’art est un travail de transposition, ou d’arrangement. Loin d’être humble, l’artiste exerce l’orgueil de son habileté à changer l’ordre naturel : « l’art habile inverse la matière sans la pervertir ; l’art transpose afin de rendre meilleur l’arrangement de la matière. L’ordre artistique est plus sophistiqué que le naturel, et il y est préférable, même si cet arrangement est le fruit de nombreuses permutations »7.

Un fait ne peut nous échapper : Geoffroy parle d’arranger ou de transposer une matière existante. L’artiste ou le poète « trouve » dans le sens médiéval de trobar, c’est-à-dire qu’il trouve une matière qui existe déjà dans le monde, et crée son poème comme une construction ou une reconstruction.

Et c’est exactement ce que la matrice du manuscrit invite le scribe à faire avec la matière qu’il cherche à inclure dans son recueil. Roger Dragonetti a tout à fait raison lorsqu’il place le scribe et le poète sur un pied d’égalité, car nous constatons que l’art du manuscrit est celui de la dispositio, de l’arrangement artistique.

En suivant les injonctions de Geoffroy à réorganiser la matière chronologiquement et par ordre d’importance, ou en utilisant d’autres genres de disposition artistique, le scribe a toute licence d’« inventer » une présentation performative pour le « texte » composite qu’il construit. En bref, le Poetria Nova donne autant de moyens au scribe qu’au poète.

Tout ceci nous permet de penser à la matrice du manuscrit non pas en tant qu’entité soumise au hasard, mais en tant qu’espace qui peut faire l’objet d’un plan précis, comme une composition poétique, ce qui est jusqu’à un certain point le cas pour le chansonnier. L’orgueil du manuscrit réside précisément dans la logique de son intention poétique. Nous devrions être capables de parler de centre d’intelligence pour les manuscrits comme nous parlons de centre de gravité. Le centre d’intelligence se définit comme le metteur en scène de tout un groupe de poèmes disparates que le chansonnier sert à rassembler et auxquels il assigne une identité selon sa propre conception de ce que cette poésie sera, c’est-à-dire, ce que l’intelligence du recueil manuscrit décide d’en faire.

Puisque les doctrines esthétiques de l’époque leur offrent une certaine liberté d’arrangement esthétique, les scribes peuvent concevoir des dispositions de matériaux historiquement disparates qui permettent à des poètes éloignés les uns des autres dans le temps et dans l’espace d’être placés en situation de dialogue par l’artifice d’une juxtaposition éclairée. Au moment où certains des chansonniers de troubadours parmi les plus importants sont compilés – vers la fin du XIIIe siècle – les troubadours ont déjà été actifs pendant plus de deux cents ans, et la tradition est en train de fleurir bien au-delà de son lieu d’origine.

Le recueil est donc une sorte de paradoxe historique. D’une part, il constitue un artefact historique d’une importance indubitable, parce qu’il témoigne des pratiques poétiques et de la réception de la poésie des troubadours dans un lieu spécifique et à un moment particulier. Par contre, le recueil évite la chronologie dans sa présentation des chants et, ce faisant, abolit la différentiation historique qui précède sa propre présentation. Tous les poètes préservés dans le recueil jouent dans l’espace performatif du manuscrit, si ce n’est en tant que contemporains, du moins comme appartenant à la scène poétique contemporaine sur laquelle certains apparaissent comme plus plaisants, plus accomplis que d’autres.

Des poètes, dont le scribe sait qu’ils datent d’une période plus ancienne et qu’ils présentent des formes poétiques moins sophistiquées que le goût du jour ne l’exige, peuvent être placés plutôt à la fin du recueil. Mais, même dans ce cas, la chronologie ne constitue pas le principe d’ordre. Un désir de produire une confrontation, d’« inventer » un débat ou, au contraire, d’amener le lecteur à reconnaître une harmonie entre des voix complémentaires semble avoir déterminé la composition des manuscrits dans de nombreux cas. De ce point de vue, le manuscrit valorise le pluralisme et promeut la notion nouvelle d’une beauté qui trouve son origine dans une diversité de voix, une sorte de polyphonie, transcendant et remplaçant ainsi l’agent-sujet solitaire – le « je » lyrique – qui régnait lorsque la lyrique était transmise oralement par un poète ou un jongleur devant un public en chair et en os.

Le pluralisme des voix organisées de manière nouvelle par le recueil encourage une variété de modes performatifs. La possibilité de donner une plus grande importance à la tenso, au débat, est particulièrement prometteuse ; ce genre a toujours été proéminent dans la poésie des troubadours, mais jusque-là seulement dans des poèmes présentant sur la scène un débat entre deux troubadours sur un sujet fixé d’avance. Ces débats étaient stylisés et contrôlés par la voix dominante, le poète écrivant sans doute en son propre nom, tout en pastichant son interlocuteur et en l’utilisant comme un ventriloque utilise sa poupée.

Par la place qu’il assigne au poète dans le manuscrit, le scribe peut créer un dialogue, ou du moins une apparence de dialogue, entre des poètes qui ne pouvaient pas s’être connus, mais dont les œuvres, une fois placées côte à côte, produisent des étincelles, du rire, des disputes, de l’émerveillement, de la beauté et de l’effroi, bref toute la gamme des réactions possibles. Dans ce cas là, nous pouvons identifier le « centre d’intelligence » du manuscrit en ce qu’il provoque des lectures de poèmes que les lecteurs n’auraient jamais imaginées en dehors de cet arrangement délibéré.

On trouve un exemple peu connu mais tout à fait étonnant de « disposition en tenso » vers la fin d’un chansonnier produit à Padoue vers 1275, qui est actuellement la propriété de la bibliothèque Morgan à New-York (ms. Morgan 819) et qui est généralement connu sous le nom de Chansonnier N.

Dans un espace de 8 à 9 folios, le scribe responsable de la composition de ce chansonnier juxtapose cinq chansons du premier troubadour, Guillaume IX, et six chansons de trobairitz, des femmes troubadours qui ont vécu bien après la mort de Guillaume en 1127. De nombreuses circonstances inhabituelles signalent que le scribe utilise intentionnellement ces chants comme éléments d’un débat, les présentant comme des conceptions du monde opposées – souvent de manière saisissante ; si opposées, en fait, qu’elles indiquent une faille sérieuse dans les principes ou les prétentions de la fin’amors.

La juxtaposition de Guillaume et des trobairitz ne peut pas être accidentelle ; c’est le seul endroit dans le chansonnier où des chansons de trobairitz apparaissent et c’est aussi le seul endroit où un corpus de chansons est répété dans son intégralité : les cinq pièces de Guillaume qui précèdent le corpus des trobairitz sont répétées immédiatement après dans un ordre semi-chiastique.

La même main a copié toutes les chansons, et nous ne pouvons donc pas croire que deux copistes travaillant indépendamment ont accidentellement copié les mêmes pièces. Nous devons aussi rejeter l’idée que les folios ont été cousus ensemble par inadvertance, car les poèmes sont disposés pour former une séquence continue, c’est-à-dire que les premiers et les derniers poèmes de trobairitz commencent et finissent sur les folios « Guillaume ».

De plus, la première chanson de la première section de Guillaume (folio 228a-c), et la dernière chanson dans la section de répétition (ff. 235b-236a) sont la célèbre, ou plutôt la tristement célèbre Un uers farai poi me semeil qui imite le genre du fabliau. Parfois appelée chanson du « chat rouge », cette pièce paillarde se présente comme la narration des exploits amoureux du poète pendant une semaine passée dans une auberge avec les femmes de deux amis. Puisqu’il s’agit d’une des chansons de troubadour les plus explicitement tournées vers la sexualité qui nous soit parvenue, il est peu probable que le scribe ait « oublié » qu’il l’avait copiée seulement huit feuillets avant, sans compter que l’ordre des chansons identiques dans les deux sections, folios 228a-230b et 233c-236a, a été planifié de manière à ce que la séquence Guillaume – trobairitz – Guillaume se termine sur la même chanson paillarde8. Sans erreur possible, nous sommes face au spectacle d’une disposition dans laquelle les femmes troubadours sont « prises en sandwich » dans la répétition d’une sélection de chansons de Guillaume où le chant le plus paillard semble avoir été placé délibérément en première et dernière position. L’intention ne peut qu’être satyrique, ou tout du moins provocatrice.

Mais cela suggère aussi que l’ordre du manuscrit nous propose une « leçon de lecture » à la manière de la glose philosophique définie par Marie de France dans le Prologue de ses Lais, ou par Hugues de Saint Victor dans son Didascalicon. Le texte est devenu un objet qui peut être déplacé et re-représenté sous des formes et des formats divers.

D’une certaine façon il est traité comme un objet transférable dont l’importance, et même les nouvelles significations, proviennent de nouveaux rapprochements avec d’autres textes grâce au modèle du livre comme « pandecht ». Dans ce sens, le manuscrit facilite l’avènement de ce qu’Ivan Illich appelle, dans son commentaire du Didascalicon de Hugues, « le texte livresque », un produit du XIIIe siècle et du genre de lectio scholastica encouragée par l’université. Le texte livresque se laisse délibérément dériver du moment historique particulier pour trouver son chemin parmi d’autres textes, d’autres périodes, auxquels il offre de nouvelles significations et dont l’association produit de nouveaux sens. Comme Ivan Illich le fait remarquer :

Le texte garde son port dans le livre. Le livre, en retour, s’offre métaphoriquement au texte comme le port où il décharge le sens et révèle ses trésors […] l’université est née comme le cadre institutionnel de la perception symbolique du texte livresque9.

Les poèmes de Guillaume qui entourent la sélection de poésie de Na Castelloza (3 ou peut-être 4), de la Comtesse de Dia (1) et de Na Azalais de Porcairagues (1) peuvent éventuellement être vus comme une provocation cynique, une manière de répondre aux femmes en les assujettissant à un corpus fondateur masculin10. Mais une telle proposition présupposerait une certaine passivité de la part des textes des poétesses, alors qu’il s’agit au contraire de pièces parmi les plus vigoureuses de corpus des trobairitz11. Je crois que nous pouvons tenter une explication de la surprenante confrontation de Guillaume et des trobairitz en nous basant sur une version de la lectio scholastica inhérente au texte livresque. Toutefois, il nous faut d’abord en savoir un peu plus sur le ms. Morgan 819 dans son ensemble.

J’ai montré ailleurs que le principe d’organisation de ce recueil, comme l’exemplifie la première section de cinquante folios impairs, est l’exemplum, l’ensanhamen ou « enseignement » en provençal. Etonnamment, ce recueil ne commence pas avec le maître-genre des troubadours, la canso, mais avec cinquante-deux folios consacrés aux genres didactiques ou à des sections didactiques tirées de romans. La partie lyrique à proprement parler commence au folio 55, et comporte dix-huit chansons d’un évêque de Toulouse du treizième siècle, Folquet de Marselha. Dans la mesure où cette section est l’une de celles qui comporte le plus d’enluminures (et parmi les plus imaginatives), en plus d’avoir été choisie comme le frontispice figuré des chansons de troubadours, nous devons supposer que, comme la première section, elle a pour thème la vision de la poésie de celui qui a composé ou commandé le recueil.

Il se trouve que nous savons que ce manuscrit a été produit dans l’atelier du Canon de la cathédrale de Padoue, Giovanni Gaibana, dont l’autoportrait comme scribe / poète / chanteur apparaît dans une miniature de bas de page sur le folio 63. Il se trouve aussi que les enluminures de la section Folquet suivent le principe de « l’illustration du mot clef » que l’on trouve souvent dans les Bibles ou pandechts enluminés de la période carolingienne, comme je l’ai indiqué dans un précédent article12. Une caractéristique de cette technique est que l’enlumineur « glose » des mots clefs du texte par des miniatures de bas de page qui représentent l’action textuelle liée au mot glosé.

Ce qui est rare dans les manuscrits de troubadours, mais pas dans les œuvres religieuses qui descendent des pandechts carolingiens, est l’utilisation de paires de sigla (des signes graphiques qui ressemblent à des indicateurs de notes de bas de page), où un siglum apparaît à côté du mot glosé et l’indicateur correspondant à côté de la miniature elle-même. Il n’y a qu’à mettre ensemble les sigla des miniatures il y en a parfois deux ou trois sur un folio et les indicateurs qui y correspondent dans le texte pour voir quel passage l’image représente. En effet, nous sommes face à une sorte de tenso ou de confrontation représentationnelle entre l’image et le texte poétique dans l’espace du folio manuscrit. Cette disposition inhabituelle de marginalia visuelle suggère précisément à quel point le concept de confrontation intellectuelle est enraciné dans le ms. Morgan 819.

Dans la section Folquet, ces illustrations utilisent des symboles qui peuvent avoir des référents multi-textuels. Ainsi, par exemple, pour prendre un cas longuement commenté dans mon précédent article, des images de séraphin apparaissent cinq fois sur les folios suivants : 56 (deux fois), 58v, 61v, 64. Ils peuvent être rattachés au livre de Josué (Folquet, comme Josué, était un prêtre-guerrier), à Esaïe 6, 1-3, et être élucidés (rétrospectivement) par un long passage du livre IX du Paradiso de Dante. Nous pourrions difficilement avoir une confirmation plus frappante, à la fois par le texte et par l’image, du principe de lectio scholastica encouragé par le « centre d’intelligence » de notre manuscrit.

Ceci établi, nous pouvons pour le moins considérer l’idée que les six chansons de trobairitz prises en sandwich entre les cinq chansons répétées de Guillaume IX jouent un rôle moins passif qu’on pourrait le supposer (bien que, de manière surprenante, personne ne se soit encore aventuré à commenter cette curieuse configuration)13. Plus précisément, on pourrait envisager l’hypothèse d’une conversation doublement spéculaire où les chansons des trobairitz seraient lues comme des réponses aux chansons de Guillaume, la sixième pièce des trobairitz servant à contrebalancer la répétition du corpus entier de Guillaume. Après avoir lu les réponses des femmes à l’archétype du poète masculin, le lecteur est invité par le manuscrit à procéder à une relecture des chansons de Guillaume « à l’envers », chamboulées qu’elles sont par l’ordre du manuscrit qui fait de la pièce du milieu la première, et de celle qui était originellement au début, la finale.

Le genre du débat était florissant dans la poésie provençale et, en effet, le ms. Morgan 819 se clôt sur une section de trente-quatre jocs partitz ou tensos, folios 275-292. Dès lors, plutôt qu’à une répétition du corpus de Guillaume, nous avons affaire à une reconsidération performative de ce corpus à la lumière de l’attitude féminine face à l’amour. Toute la section pourrait être une sorte de débat sur le mode du quod libet, qui aborde la très ancienne question des attitudes masculine et féminine face à l’amour, cette dernière ayant constitué la base des Héroïdes d’Ovide qui, selon Marianne Shapiro, fournissent un sous-texte important pour comprendre la position agonistique adoptée par Na Castelloza, Azalais de Porcairagues et la Comtesse de Dia par rapport à leurs amants14.

Shapiro insiste sur la fonction de la poésie comme une forme de « libération d’énergie » que caractérise le lien traditionnel entre poésie et guerre, entre harmonie et violence. « La théorie psychologique classique et médiévale », note-t-elle, lie « ira et concupiscentia comme deux catégories alliées de l’appétit » (560). Elle soutient que la lyrique provençale accorde une place de choix à « l’agression polémique […] dans le cadre d’une esthétique de l’antithèse et de la contradiction interne ». A tel point, affirme-t-elle, que :

La canso (« chanson », mais aussi « chanson d’amour ») montre que la violence initiale de l’expérience érotique n’a été sublimée que pour être projetée dans d’autres domaines du langage. Le modèle de comportement érotique qu’elle propose opère un déplacement sur un autre modèle dominant de la poésie médiévale, celui des adversaires qui s’étreignent en un combat mortel. (p. 560)

Les femmes sont désavantagées par ce système, selon Shapiro, parce que leur relation problématique aux normes sociales de combat chevaleresque et de violence tend à ne leur réserver d’autre place que celle de spectatrice ou de victime. Les trobairitz doivent nécessairement :

se sentir appelées à déployer des stratégies linguistiques qui les décrivent simultanément comme des compositrices et comme des créatures vaincues par des forces supérieures. Les stratégies d’expression des trobairitz incluent une défense par l’axiome (à travers la sententia) ce qui met sur pied d’égalité les fonctions didactiques et dramatiques du poème […]. Face à l’éblouissante variété des traitements de l’amour dans la littérature provençale, les trobairitz réduisent leur choix à ceux qui émanent d’une position agonistique. (p. 565)

Cette perception du système de la lyrique provençale et du rôle agonistique qu’y jouent les trobairitz pourrait bien nous fournir une explication rationnelle pour la confrontation « masculin contre féminin » que l’on trouve dans la section du ms. Morgan 819 qui nous intéresse. La vida provençale de Guillaume IX qui circule au treizième siècle le décrit comme :

uns dels majors cortes del mon e dels majors trichadors de dompnas, e bons cavalliers d’armas e larcs de domnejar ; e saup ben trobar e cantar. Et anet lonc temps per lo mon per enganar las domnas.

[l’un des plus grands courtisans du monde ainsi que l’un des plus habiles à tromper les dames, bien qu’il ait été un bon chevalier en armes et un prétendant généreux ; et il savait fort bien composer et chanter la poésie. Il est allé de par le monde durant de nombreuses années, trompant les femmes]15.

Ce portrait trouverait sans doute sa place dans le schéma de violence, de négation et d’asymétrie de pouvoir que Shapiro perçoit comme la destinée des trobairitz. Guillaume y est investi de l’aspect négatif et érotique nécessaire aux héros mythiques tels que Roberto Calasso les décrit quand il fait observer que « l’élimination physique de monstres et la trahison de femmes sont deux modes d’opération de la négation ». Calasso soutient que la négation, particulièrement telle qu’elle est exprimée à travers la trahison des femmes, est un trait nécessaire au héros mythique ; de plus, « avec les héros, l’homme fait le premier pas au-delà du nécessaire, dans le royaume du risque, de la méfiance, de l’astuce, de la tromperie, de l’art. Et avec les héros, un nouveau monde d’amour est ouvert »16. Ce monde pourrait fort bien être celui que décrit le plus violent et le plus brutal des vers du troubadour, un uers farai poi me semeil, qui ouvre et achève la séquence énigmatique qui nous intéresse.

Et pourtant, même si cette séquence semble se clarifier à la lumière de l’analyse par Shapiro du contexte de violence, de négation et de confrontation qui sous-tend le système des troubadours en général, le manuscrit place la configuration « masculin-féminin » dans un contexte que Marianne Shapiro n’examine pas. Il est fort tentant de voir les trobairitz comme l’équivalent des « sujets colonisés » forcés de réagir au pouvoir de leurs oppresseurs : pourtant, le contexte du ms. Morgan 819 dément cette explication.

Il la dément, en partie, parce que l’ordre du manuscrit crée une nouvelle sorte d’agent poétique, à vrai dire un nouveau genre de poésie qui subit des transformations par rapport à la théâtralisation de la subjectivité individuelle que favorisait le mode de la performance orale. On visualisera mieux ce que c’est que cet ancien mode poétique en se reportant aux Héroïdes d’Ovide, qui sont le point de référence de Marianne Shapiro pour la trobairitz en tant que voix individuelle. Dans les Héroïdes, Ovide peint de main de maître des images de maîtresses dans des cadres sauvages et romantiques ; une fois rencontrées, elles ne se laissent pas facilement oublier. La force de scènes comme celle des lamentations d’Œnone pour Pâris – Œnone gémissant sur un promontoire escarpé battu par la mer, ses cheveux comme ses paroles de reproche emmenés loin de leur but par la bise – dramatise une subjectivité isolée. En même temps, la furieuse lamentation de cette femme solitaire, dirigée contre une nature hostile qui symbolise l’ardeur disparue de l’amant absent, montre bien au lecteur toute l’étendue de l’impuissance d’Œnone face à la terrible rivalité d’Hélène17.

Contre le mode « performatif-tragique », le ms. Morgan 819 propose un scénario différent, qui n’a pas pour principe de mettre en lumière un sujet féminin individuel face à une pléthore de forces qui conspirent contre elle. A la place, nous trouvons une voix féminine collective opposée à celle d’un séducteur masculin archétypique que nous lisons en deux occasions très différentes : une première fois dans l’ivresse de son orgueilleuse conquête, puis une seconde fois après que les chansons des femmes ont fourni une réponse collective à la scène primaire de la séduction, de l’abandon et de la vantardise masculine. Les poèmes de Guillaume apparaissent dans une lumière très différente une fois qu’ils ont été confrontés à une réponse aussi vigoureuse.

Je pense qu’il s’agit bien ici d’une réponse et non d’une réfutation, car la confrontation mise en scène par le ms. Morgan 819 évite le piège de la lamentation, du pathos, de la furie et des reproches féminins que les Héroïdes évoquent avec tant de force. Ce n’est pas un agent poétique féminin qu’Ovide représente, mais l’image masochiste des « tessons de l’amour », pour reprendre l’image que nous propose le titre d’un ouvrage récent18. Cette image ne fait que renforcer l’idée qu’il existe un déséquilibre entre les sexes ainsi qu’une passivité féminine face à un destin inexorable. On pourrait dire, je suppose, qu’il s’agit là d’un sentiment de puissance de la part du mâle qui se voit comme un prédateur affectif.

La disputatio mise en scène par le ms. Morgan 819 accepte la dichotomie des sexes tout en proposant une lecture des chansons des trobairitz qui met en évidence un agent poétique basé sur la force et non sur la passivité, une compréhension affirmative qui fait de la lamentation lyrique un exemple d’initiation philosophique. En bref, la puissance révélée par le déploiement des chansons des trobairitz propose un agent poétique cognitif qui, de la femme victime, fait un magister. Plutôt que d’être définie par le terme ironique et passif de domna, la trobairitz réclame la racine latine de domna, c’est-à-dire domina (ou maîtresse) en assignant au chant d’amour le rôle de témoin du sujet parlant dans son évolution vers une conscience philosophique. En un mouvement réflexif, la poésie féminine casse le moule récursif du retour continuel du séducteur vers le corps, vers le lieu de la séduction.

En effet, au fur et à mesure que nous lisons les poèmes des trobairitz, nous sommes de plus en plus conscients du fait que Guillaume retourne au corps de manière obsessionnelle, et qu’il conçoit le poème en tant que témoin de ce qu’il appelle juec d’amor.

Non pas que les poèmes des trobairitz évitent les sujets à caractère sensuel ou même sexuel, loin de là. Mais ils traitent ces sujets d’une façon que j’ai montrée ailleurs être caractéristique de la réorientation de la poésie des troubadours telle qu’elle est mise en œuvre par l’ordre et la focalisation du manuscrit comme un tout. Dans les longues séquences de poèmes et d’images des sections Folquet de Marselha et Arnaut de Mareuil qui ouvrent le recueil, le manuscrit met l’accent sur une sensualité contrebalancée, voire même dominée par la spiritualité.

Les poèmes des trobairitz contribuent à ce schéma plus large d’une manière nouvelle en insistant sur la distinction entre le désir ou la sensualité tout court – la spécialité de Guillaume – et l’attirance pour un être humain en particulier. L’amour raffine la composante spirituelle du désir au point où il aide à choisir l’élu parmi la multitude et définit ses qualités en tant qu’être unique et suffisant.

Selon Na Castelloza, voir ou parler à travers des yeux ou une bouche aiguisés par l’amour révèle une subjectivité qui n’est pas informée par des idées d’assouvissement ou de satisfaction, mais au contraire d’attirance particulière pour un être unique, être qui pourrait d’ailleurs ne pas exister en-dehors de l’imaginaire de celui ou celle qui aime (Amies s’ie. us trobes, strophe 5).

Cette définition presque classique de la fin’amors ne pourrait s’appliquer exclusivement aux poèmes des trobairitz, bien qu’ils l’évoquent, peut-être, avec une régularité et une insistance particulières. Non, c’est plutôt le dispositif par lequel elles encadrent ce point de vue qui les distingue, tout en leur fournissant une arme formidable contre l’entreprise de séduction de Guillaume. Pour l’exprimer tout simplement, elles contemplent plutôt qu’elles ne regardent. Le regard se concentre sur le corps en tant qu’objet érotique ou esthétique : il perçoit l’autre comme un objet de désir, comme une projection du désir du sujet qui regarde. La contemplation, quant à elle, perçoit la situation, le contexte dans lequel un corps ou un objet esthétique apparaît ; elle peut percevoir et sentir la sensualité d’un contexte donné aussi bien que le regard, mais elle le fait à des fins différentes. La contemplation produit une connaissance de soi, elle fournit à celui qui regarde une conscience de son statut et de son rôle dans l’action. Le regard, au contraire, sert d’instrument de séduction, affirmant un désir de s’approprier l’autre et donc de le dominer. Il cherche à exercer un pouvoir, pas une conscience de soi.

Les trobairitz utilisent leurs yeux et leur vision comme prélude à une compréhension : los uels ab qu’ieu vos vic [« les yeux par lesquels je vous vis »]. Les femmes poètes, en tout cas dans le contexte de cette configuration conflictuelle, utilisent la perception pour méditer sur leur situation et la consolider. La perception du comportement de leur bien-aimé devient un guide pour leur propre vie intérieure, et cette connaissance peut désormais régler leur comportement. Les trobairitz, dans ce manuscrit, proposent une poésie spéculative qui utilise l’esprit pour créer une lyrique de l’exemplum, une leçon d’autodidacte dans l’art de vivre et de survivre avec les déchirements et les dégâts du désir.

Si l’on voulait trouver un corollaire philosophique à cette poésie, il faudrait sans doute chercher dans le domaine de l’éthique stoïcienne, et plus particulièrement dans l’expression qu’en proposent les Pensées de Marc Aurèle – le fait que le titre grec des Pensées soit A lui-même n’est d’ailleurs pas sans une certaine pertinence pour notre enquête. Il semble qu’en suivant son injonction à fortifier son intelligence face à l’adversité – on t’assassine, on te dépèce, on te poursuit sous les malédictions ? En quoi ton intelligence est-elle gênée pour demeurer pure, sage, tempérante, juste ? (§ 51) – les Trobairitz du ms. Morgan 819, chacune à sa manière, méditent sur leurs ressources intérieures face à des amants opiniâtres. Leur volonté évidente de comprendre l’amour comme faisant partie d’un système plus large, puis de méditer pour savoir comment accepter l’inévitable pour elles-mêmes tout en se comportant de manière compréhensive et intègre envers leur amant est tout à fait en accord avec la pensée stoïcienne. Cette doctrine est bien loin d’être passive et n’est pas non plus, finalement, basée sur la distinction sexuelle. Il s’agit plutôt d’un programme valable aussi bien pour l’homme que pour la femme et qui vise à se gouverner soi-même et à contrôler sa destinée.

Collectivement, les trobairitz produisent une poésie qui cherche à élucider leur place dans un monde défini par un unique objet d’attirance, objet dont il est d’ailleurs peu probable qu’il offre une quelconque réciprocité en échange de l’affection offerte, mais dont elles acceptent le refus comme une condition de leur liberté d’aimer.

Cette liberté se présente sous la forme suivante : elles reconnaissent en leur for intérieur qu’elles aiment quelqu’un qui n’est pas digne d’elles, mais elles continuent néanmoins à offrir leur affection de manière résolue ; à travers cette attitude courageuse, elles voient le monde sans illusions, comme un objet nécessaire à la connaissance de soi. Il n’est donc pas étonnant qu’elles puissent dire avec Marc Aurèle :

Qui ne sait ce qu’est le monde, ne sait où il se trouve lui-même. Qui ne sait pourquoi il est fait, ne sait pas non plus qui il est, ni ce qu’est le monde. L’homme qui a négligé une seule de ces questions ne saurait même dire quelle est sa fonction naturelle. (§ 52)

Le ms. Morgan 819 fait en sorte que nous comprenons que les trobairitz n’ont négligé aucune de ces questions. En suivant la nouvelle conception de la poésie qu’offre ce chansonnier, l’orgueil des trobairitz découle du fait qu’elles ont compris qu’elles ne peuvent échapper au désir, mais qu’elles peuvent oser le contempler, le dépasser, et survivre à la complicité qu’elles ont établie avec lui.

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1 Claude Imbert, « Le bleu de la mer années 50 », p. 4. Tiré-à-part fourni par l’auteur avec la notation : « Cette étude sera reprise dans La Métamorphose du sensible (à paraître) ».

2 Roger Dragonetti, La vie de la lettre au Moyen Age, Paris, Seuil, 1980, p. 48.

3 Platon, Phèdre, 274e ; trad. Luc Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 178.

4 James J. Murphy, Three Medieval Arts, Berkeley, University of California Press, 1971, p. 35, n. 11.

5 Geoffroy de Vinsauf, Poetria Nova, II, 87-88 ; éd. E. Faral in Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, Paris, Champion, 1923, p. 200.

6 Voir les Géorgiques de Virgile, II, 371-396, et plus particulièrement II, 380-384 : « non aliam ob culpam Baccho caper omnibus aris / caeditur, et veteres ineunt proscaenia ludi / praemiaque ingeniis pagos et compita circum / Thesidae posuere, atque inter pocula laeti, / mollibus in pratis unctos saluere per utres ».

7 « Ars callida res ita vetit, / Ut non pervertat ; transponit ut hoc tamen ipso / Rem melis ponat. Civilior ordine recto / Et longe prior est, quamvis praeposterus ordo » (Geoffroy de Vinsauf, Poetria Nova, II, 97-100, op. cit., p. 200). Cf. JJ. Murphy, Three Medieval Arts, op. cit., p. 36.

8 Les chansons de Guillaume en question sont, dans l’ordre de la première section (folios 228a-230b) : Un uers farai poi me semeil, Ab la dolchor del temps nouel, Ben uoill que sapcho li pluisor, Compagno non pus mudar qu’eo nom effrei, Pos de chantar m’es pris talenz. L’ordre de cette séquence (1 – 5) est inversé dans la répétition (folios 133c-236a) : 3, 4, 5, 2, 1.

9 Ivan Illich, In the Vineyard of the Text : A Commentary to Hugh’s « Didascalion », Chicago, The University of Chicago Press, 1993, p. 118.

10 Le quatrième poème de ce groupe offre encore un autre exemple de la manière dont « le principe de pandecht » affecte le corpus littéraire : en effet, seule la place du poème au milieu de pièces reconnaissables de poètes connus, et plus particulièrement à la fin de trois pièces de l’un d’eux, a conduit les critiques à tenter de l’attribuer à Na Castelloza. Dans son édition des poèmes de Na Castelloza, William Paden présente les indices pour et contre l’attribution du quatrième poème du groupe des trobairitz ([P]er ioi d’amor m’auegna) à Na Castelleza et conclut prudemment : « nous incluons ce poème, bien qu’il ne puisse que rester anonyme, parce que son attribution à Na Castelloza ne nous paraît pas déraisonnable » (« The Poems of the Trobairitz Na Castelloza », Romance Philology, 35, 1981, pp. 158-182).

11 Il s’agit des chansons suivantes : Na Castelloza : [A]mics s’ie.us trobes auinen (f° 230c-231a), [I]a de chantar non degr’auer talan (f° 231a-c), [M]out aurez fag lonc estage (f° 231 a-c), [P]er ioi d’amor m’auegna (f° 232a-c) ; La Comtessa de Dia : [A] chantar m’er de cho qu’eu non uolria (f° 232c-233a) ; Azalais de Porcairagues : [A]r e.m alfreit tems uengut (f° 233a-c).

12 Voir mon essai « ‘Art’ and ‘Nature’ : Looking for (Medieval) Principles of Order in Provençal Chansonnier N (Morgan 819) », in The Whole Book : The Medieval Miscellany in Cultural Context, éd. Stephen G. Nichols et Siegfried Wenzel, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, pp. 83-121.

13 A part moi, à ma connaissance, seul Michel-André Bossy de la Brown University a remarqué qu’en plaçant les trobairitz entre les répétitions des poèmes de Guillaume, le manuscrit voulait peut-être affirmer quelque chose. Ceux qui ont noté les répétitions de Guillaume n’ont pas fait de commentaire sur la présence de l’unique occurrence de chansons de trobairitz dans le manuscrit à cet endroit précis.

14 Marianne Shapiro, « The Provençal Trobairitz and the Limits of Courtly Love », Signs. Journal of Women in Culture and Society, 3, 1978, pp. 560-71, cf. en particulier les pp. 563-64.

15 The Poetry of William VII, Count of Poitiers, IX Duke of Aquitaine, éd. Gerald A. Bond, New-York, Garland Publishing Co., 1982, pp. 136 et 138. Je traduis.

16 Roberto Calasso, The Marnage of Cadmus and Harmony, traduit de l’italien par Tim Parks, New-York, Vintage Books, 1993, p. 70.

17 Ovide, Héroïdes, 5, vv. 61-77.

18 Maria Rosa Menocal, Shards of Love, Durham, Duke University Press, 1994. L’ouvrage de Menocal s’intéresse à la lyrique des troubadours d’un point de vue performatif.