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Avant-propos

Jacques BERCHTOLD

Université de Genève

Christopher LUCKEN

Université de Paris VIII – Vincennes / Saint-Denis

Quelques jets de l’intime orgueil véridiquement trompetés éveillent l’architecture du palais, le seul habitable ; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal.

Mallarmé, Crise de vers

Quel orgueil pousse donc l’écrivain à bâtir ainsi, avec des mots, sa propre demeure ? Tel un palais de rêve construit lettre après lettre, surgi d’un monde aboli dans son propre Néant pour être recréé au fil des pages. Musicalement. « Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre ». Un livre, sinon rien. Un lieu pour l’esprit. Comme une nouvelle tour de Babel. Oui, pour citer encore Mallarmé, « la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout ».

L’orgueil de la littérature. C’est sous ce titre que, le 10 novembre 1995, la Faculté des Lettres de l’Université de Genève organisait une Journée en l’honneur du Professeur Roger Dragonetti, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire.

Né le 9 novembre 1915 à Gand, d’un père originaire d’Italie et d’une mère flamande, Roger Dragonetti suivit parallèlement des études de musique et de littérature. Son mémoire de licence de philologie romane lui permit d’entreprendre une réflexion à la jointure de ces deux arts. L’Etude sur les moyens d’expression dans la poésie lyrique du XIIe siècle, qu’il rédigea sous l’impulsion de son maître, Robert Guiette, fut un premier pas dans un domaine qui, jusque-là, avait été le plus souvent peu apprécié et bien mal traité par la critique, domaine auquel il consacrera par la suite de nombreuses années de recherche. Après avoir renoncé – à cause du trac… – à une carrière de pianiste, Dragonetti soutint à l’Université de Gand, le 23 juin 1943, sa thèse de doctorat entreprise en 1938 sous la direction de Robert Guiette et intitulée La technique poétique des trouvères. Etude sur le style de la lyrique courtoise du nord de la France, considéré dans ses rapports avec la tradition littéraire médiolatine, suivie d’un Essai sur l’expérience platonicienne dans la poésie courtoise. Ce n’est qu’en 1960 qu’il publiera une version remaniée de cette étude qui permit enfin de mieux comprendre la nature du « grand chant courtois » (selon l’expression qu’il a forgée à partir du Chansonnier O), représentant exemplaire de cette « poésie formelle » dont Robert Guiette avait exposé la poétique dans deux célèbres conférences données en 1946 et 19471. La parution de La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise. Contribution à l’étude de la rhétorique médiévale (où le terme de « rhétorique » remplace de manière tout à fait significative celui de « style », qui avait lui-même pris la place de « moyens d’expression ») permettra en outre à son auteur d’acquérir enfin une certaine reconnaissance et une première notoriété.

Cependant, après avoir obtenu son doctorat, Roger Dragonetti enseignera tout d’abord dans différentes écoles secondaires, tout en profitant de quelques subsides lui permettant de parfaire sa formation (ainsi, en 1948-50, il est bénéficiaire de la « Fondation Francqui », puis, en 1950-51, il séjourne à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, à Paris, grâce à une bourse attribuée dans le cadre des Relations franco-belges). En 1960, il entre à l’Université de Gand comme assistant de littérature française et devient agrégé de l’Enseignement supérieur après avoir présenté la refonte de sa thèse en guise de mémoire. Sa leçon publique porta sur « L’épisode de Francesca da Rimini (Dante) dans le cadre de la convention courtoise ». En 1965, il est promu Professeur à l’Université de Gand. Et en 1968, il est nommé Professeur ordinaire de littérature médiévale française à l’Université de Genève. Sa leçon inaugurale (« Lorsque ‘l’escolier Françoys teste et proteste’ : introduction à l’œuvre de Villon ») fut consacrée à un auteur auquel il ne cessera désormais de se référer comme à une figure exemplaire de sa conception de la littérature. Roger Dragonetti exerça à l’Université de Genève jusqu’en 1985 et y est actuellement Professeur honoraire.

Quand Dragonetti est arrivé à Genève, les études médiévales étaient à un point mort. L’enseignement qu’il y a donné a été, pendant près de vingt ans, le lieu d’une parole animée par une réflexion qui a attiré à elle plusieurs générations d’étudiants et qui les a initiés, non seulement à la vie des lettres médiévales, mais également à celle de la littérature comme telle. Ceux qui l’ont entendu continuent à garder en eux l’empreinte d’une voix dont l’intensité et la force de conviction sont à la mesure de la haute exigence qui la porte. De cette puissance d’appel, beaucoup, à Genève, se souviennent, et pas seulement ceux qui se sont spécialisés dans l’étude de la littérature médiévale. En témoigne plus particulièrement le Département de langues et littératures françaises et latines médiévales, qui a prolongé l’élan qu’il avait donné tout en s’enrichissant de nouvelles voix et en s’étendant dans d’autres directions. L’Université de Genève lui doit, pour une large part, la vitalité et l’importance qu’elle possède aujourd’hui dans ce domaine.

Au cours de son enseignement comme dans l’œuvre critique qu’il a publiée, Roger Dragonetti ne cesse de parcourir l’ensemble de la littérature médiévale afin d’y porter ses interrogations : le « grand chant courtois » bien sûr, celui des troubadours comme celui des trouvères, le roman (avec, notamment, Chrétien de Troyes, le Roman de la Rose, Flamenca, l’œuvre de Jean Renaît ou encore le Roman de Renart), les Lais de Marie de France, le théâtre (comme, par exemple, Le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel ou la Farce de Maître Pathelin), la poésie non « courtoise » (Rutebeuf et Villon), ainsi que d’autres textes ou d’autres genres comme la chanson de geste qui firent l’objet de cours mais dont ses publications ne portent qu’à peine la trace (La Chanson de Roland ou le cycle de Guillaume). Dragonetti n’hésite pas à intégrer à sa réflexion Dante (auquel il a consacré plusieurs articles et un très beau livre : Dante pèlerin de la Sainte Face) ou ses auteurs « modernes » préférés (Mallarmé bien sûr, avant tout, mais également Rabelais, Scève, Racine, Nerval, Proust ou encore Valéry) et ceux dont il est en train de lire, ou de relire, les textes, comme, par exemple, Don Quichotte (mais il serait bien trop long d’énumérer ici tous les noms qui reviennent sur ses lèvres ou sous sa plume). Il ne manque pas, non plus, de convoquer d’autres champs de la pensée : la rhétorique, la théologie (avec, en particulier, saint Augustin), la philosophie (avec Platon, Nietzsche ou Derrida) ou la psychanalyse (avec Freud et Lacan). Mais toujours pour les rapporter à une réflexion qui prend à la fois son objet et son point d’appui dans la littérature elle-même.

La force de renouvellement de ses analyses lui a ouvert la collection « Connexions du champ freudien » alors dirigée par Jacques Lacan aux Editions du Seuil, où Roger Dragonetti publia, en 1980, La vie de la lettre au Moyen Age, puis Le Gai Savoir dans la rhétorique courtoise. D’autres ouvrages suivirent aux mêmes éditions : Le mirage des sources et Un fantôme dans le kiosque, qui porte sur Mallarmé. Charles Méla recueillit en 1986 les études qu’il avait consacrées à la littérature médiévale, sous le titre mallarméen de « La Musique et les Lettres ». Et Wilfried Smekens a réuni en 1992 ses Etudes sur Mallarmé2.

Mallarmé n’a cessé d’habiter la pensée de Roger Dragonetti et de nourrir sa réflexion. On ne sera donc pas trop étonné de voir ce poète et penseur musicien de la littérature occuper une place aussi importante dans une Journée consacrée à un médiéviste. Preuve, s’il était nécessaire, de l’ouverture de la littérature médiévale sur la « modernité », pour autant bien sûr qu’on sache donner vie à sa lettre. Mais pouvait-il y avoir, en outre, de meilleur représentant pour présider au thème choisi que celui dont Jules Huret disait qu’en lui « l’on devine un immarcescible orgueil, planant au dessus de tout, un orgueil de dieu ou d’illuminé, devant lequel il faut tout de suite intérieurement s’incliner, quand on l’a compris » ? Un orgueil qui n’a de sens, ici, que d’être à la mesure de celui que revendique, pour elle-même, la littérature : cette ambition qui est la sienne au regard du monde sur lequel l’homme ne fait que transiter, étranger à sa création – rêvant de tout réécrire, au risque peut-être, dans sa superbe, de trébucher parfois ou de se brûler les ailes.

Ce sont les communications qui furent prononcées à l’occasion de cette Journée qui sont ici recueillies. S’y est ajoutée en guise d’Introduction une étude de Christopher Lucken sur l’œuvre critique de Roger Dragonetti. Cette rencontre fut également l’occasion d’une Table ronde à laquelle participèrent, outre les conférenciers et de nombreux Professeurs de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, les Professeurs Jacques Schotte (Université de Louvain) et Jean Dufoumet (Paris III – Sorbonne nouvelle). Qu’ils soient ici remerciés ainsi que tous ceux qui contribuèrent à la réussite de cette Journée, notamment le Décanat de la Faculté des Lettres, les Départements de littérature française moderne et de langues et littératures latines et françaises médiévales, ainsi que le Fonds Général de l’Université de Genève.

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1 « A la question que posait mon étude, un de mes anciens élèves, M. Roger Dragonetti, s’est employé à chercher une réponse », souligne Robert Guiette en Avant-propos à la publication de son étude sous forme de livre, D’une poésie formelle en France au Moyen Age, Paris, Nizet, 1972, p. 10.

2 Une bibliographie des travaux consacrés par R. Dragonetti à la littérature médiévale et moderne a été récemment publiée dans Le Moyen Age dans la modernité. Mélanges offerts à Roger Dragonetti, éd. J. R. Scheidegger, avec la collaboration de S. Girardet et E. Hicks, Paris, Champion, 1996, pp. XI-XX.