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L’orgueil de la littérature

Roger DRAGONETTI

Université de Genève

Il y a dans les Cahiers de Paul Valéry un texte programmatique intitulé Gladiator1. Le terme fait évidemment allusion aux jeux sanglants du Cirque de la Rome païenne, mais également et plus encore à la figure athlétique de l’orateur romain dont la parole était une arme de combat. Comme le redoutable Monsieur Teste, le héros qui se voulait invisible – mais rendu visible dans l’écriture de son auteur –, le Gladiator se donne à lire comme une fable du pouvoir et de l’impouvoir de l’écrivain. Teste-Valéry se veut poète de l’intellect pour qui la littérature, arme du Gladiateur de la plume souvent plus meurtrière que l’épée, est entièrement conçue comme un « grand jeu » dans un combat implacable dont l’exercice sportif, fasciné par l’idée de rigueur, constitue le régime belliqueux par excellence de l’esprit, formulé sous le titre de Principe du Protée. Valéry voulant souligner par là que l’esprit est un foyer de morts et de renaissances continuelles dont les figures polyvalentes seront aussi autant de masques ou de personnages par quoi l’écrivain fait valoir le caractère prismatique de ses propres pensées : Léonard de Vinci, Faust, Descartes, Goethe, Robinson, Amphion, Socrate et ses interlocuteurs, et j’en passe. Le gladiator, qui n’a d’autre but que d’instaurer un jeu destiné à faire table rase de toutes les habitudes littéraires, à commencer par les siennes2, exprime la violence de ce combat dans les termes que voici :

Ô terribles raccourcis ! jugements électriques et sommations de toutes mes vies, les foudroyant dans leur possibilité instantanée, si lumineusement, si souvent que je suis plein de créations mortes et de moi tués et que plus je crée, plus je tue et plus nettement l’un – plus précisément l’autre.

Quelles armes n’ai-je pas contre moi-même ! et qui me donnera quelque autre adversaire contre lequel les tourner enfin ?3

Or, quelle est la « vertu » première par quoi le gladiator entend manifester le geste éminemment littéraire de l’inauguralité absolue et qui, dans la tradition judéo-chrétienne, est considéré comme le premier des sept péchés capitaux ? C’est l’orgueil, dans lequel le gladiator enracine le principe moteur des Lettres, revendiquant ainsi l’autonomie radicale de l’esprit créateur et n’acceptant soumission qu’à ses propres exigences et à rien d’autre. A l’horizon, le fantasme hégélien de la maîtrise de l’esprit par lui-même : rendre transparente l’origine de la création et devenir son propre dieu. Au Verbe johannique du commencement, le gladiator oppose le ex nihilo de son propre verbe dans un acte de subversion absolue. Ecoutons le credo du Gladiator :

Le premier chapitre de Gladiator doit nécessairement être sur l’orgueil.

– « C’est une opération nécessaire, indiquée par tous les sages que de tuer vanité et amour-propre

mais au profit de l’orgueil.

Tuer aussi tout ce qui ne mène à rien d’utilisable – indépendant, notion capitale. »4

Fort de son exigence de pureté, le gladiator se présente comme un esprit joueur dont le principal adversaire sera à visière couverte l’inconnu qu’il porte en lui-même, un joueur terriblement vigilant pour qui le résultat importe moins que l’analyse des opérations dont l’œuvre ne sera jamais qu’un reste, le déchet d’un travail inachevé, inachevable de l’esprit en quête de sa propre énigme par le détour de ses productions. En d’autres termes, ce que Valéry inaugurant ses cours au Collège de France appelait « poïétique » (terme calqué sur le verbe grec poiein, au sens de « faire », « fabriquer »), c’est l’acte constructeur de la pensée dont le mouvement, en revenant sans cesse sur lui-même, se charge d’une attention soutenue à tout ce qui demeure comme étranger au fonctionnement propre de la spéculation.

Tout ce qui échappe à la pensée pure de Monsieur Teste est ressenti comme insupportable et exige d’être résolu en clarté. Teste est un fanatique de la rigueur et finira par disparaître dans ce point noir qu’il a passé sa vie à fixer sans parvenir à le dissoudre : « Transiit classificando »5. Victime de sa méthode, il est mort en « classifiant ». Tout ce qui est vague lui est hostile, à savoir l’intuition, le spontané, l’inconscient, l’inspiration, le hasard et toutes les formes de croyance ou de crédulité dont le gladiator, comme son héros, refuse d’être dupe. Et cependant, comment concevoir l’acte poétique sans consentir à être dupe de ces puissances de la nuit ? C’est dire que les choses ne sont pas aussi simples et qu’il y a aussi du ratage dans la théorie du gladiateur des Lettres. « La bêtise n’est pas mon fort », dit Monsieur Teste6, oubliant sans doute que l’extrême rigueur peut être aussi une forme de bêtise ! C’est bien de vouloir, mais il y a des moments où il ne faut pas trop vouloir. Trop de rigueur risque de détruire les petites musiques de l’âme.

Certes, on pourra toujours dire avec Cioran, mais un peu trop vite, que le gladiator pris au piège de la clarté pour la clarté est comme frappé par elle jusqu’à l’éblouissement7. On serait tenté de le dire si le gladiateur retourné contre lui-même n’avait prévu ce qu’on lui reproche : sachant fort bien que, comme il le disait, « rendre la lumière Suppose d’ombre une morne moitié »8. Morne est de trop, mais soit, tout le monde n’aime pas le grand enchantement du nocturne « romantique ». Quels secrets ont-ils donc surpris, tous ces noctambules du romantisme, Chopin et Novalis, Mendelssohn et Robert Schumann, dans leur voyage aux confins de la nuit ?9 Certes, le gladiator n’appartient pas à cette lignée des voyants de la nuit, mais il n’est pas dupe non plus de la fascination du jour et il aurait pu consentir à la voix qui parle dans La Folie du Jour de Maurice Blanchot : « A la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour, telle était la vérité : la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens ; elle m’assaillait déraisonnablement, sans règle, sans but. Cette découverte fut un coup de dent à travers ma vie »10. Ce serait oublier que Valéry, dans son poème Ebauche d’un serpent, dénonce les effets de fascination de la lumière dont la ruse suprême appartient au grand séducteur de la Genèse :

Soleil, soleil !… Faute éclatante !

Toi qui masques la mort […]11

Ainsi, l’Ebauche d’un serpent reconduit le lecteur au premier jour de la Genèse, c’est-à-dire au mythe judaïque de la Création ex nihilo, dont l’homme déchu imitera le geste, non pas comme participation de la créature à la toute puissance de son Créateur, mais en tirant du vide ou de la mort, et de cette nudité où le couple séduit a été précipité, le pouvoir de répéter l’acte créateur à l’image de son désir par un simulacre rhétorique. Cette soif du désir d’un recommencement est ce qui fait de l’homme un dieu en puissance de Rêve, capable de substituer à l’Être suprême la toute-puissance du néant. Telle est du moins la voix qui parle dans l’Ebauche d’un serpent :

– Cette soif qui te fit géant,

Jusqu’à l’Être exalte l’étrange

Toute-Puissance du Néant !12

Et c’est à partir de cette vacuité que l’homme va se montrer capable de reconquérir par artifice le paradis perdu. De sorte que, pour l’avenir, c’est toute la culture caïnite et son malaise (Freud) qui se trouvent engagés dans le drame de la Rédemption avec lequel, tout au long de la tradition judéo-chrétienne occidentale, les grandes œuvres littéraires n’ont cessé de se mesurer, soit pour défier dans un acte subversif d’orgueil la puissance fondatrice dont la théologie du Verbe détient le privilège unique, soit pour s’y soumettre ou s’en recouvrir par crainte de la censure.

Ce qui fait la force du gladiateur, c’est sa capacité de retourner ses propres armes contre lui-même. Jusqu’à réduire son propre moi empirique, psychologique, au degré zéro, dont la voix ainsi impersonnifiée se confondra avec la voix impersonnelle qui – permettez-moi ce jeu – personne dans le poème, comme le masque de l’acteur antique personat. Le gladiateur insiste : « Si je cherchais ma définition je trouverais que je ne suis Rien […]. Quoi que ce soit n’est pas moi »13. De cette impersonnification de l’ego résultant des échos de la voix neutre du langage qui fonde dans le poème son pouvoir de résonance, Le Cimetière marin illustre remarquablement le processus, d’autant plus que c’est sur fond de mort que le poème fait retentir la signifiance de ce « creux néant musicien »14 qui rend absolument désespérant, mais souverainement fascinant, le scintillement de la beauté dans l’éphémère :

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,

Auprès d’un cœur, aux sources du poème,

Entre le vide et l’événement pur,

J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !15

Or le poète qui, à partir de la tradition judéo-chrétienne et pour une conquête de l’autonomie intégrale de cette voix impersonnelle de la langue, radicalise le geste de défi à l’égard de la conception judaïque de la Création ex nihilo, c’est Mallarmé, dont Valéry, contrairement à ce que répète la critique, ne fut jamais l’héritier, mais l’admirateur ébloui et désespéré après avoir pris connaissance des fragments du poème d’Hérodiade. Au cœur du défi de Mallarmé : l’orgueil, comme affirmation souveraine du désir de création dont le sujet est le signifiant du « langage se réfléchissant »16. Dans sa Conférence sur Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé ouvre son exposé en posant la question de l’écriture :

Sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique, dont gît le sens au mystère du cœur.

Qui l’accomplit, intégralement, se retranche.

Autant, par ouï-dire, que rien existe et soi, spécialement, au reflet de la divinité éparse : c’est, ce jeu insensé d’écrire, s’arroger, en vertu d’un doute – la goutte d’encre apparentée à la nuit sublime – quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être (parce que, permettez-moi d’exprimer cette appréhension, demeure une incertitude). Un à un, chacun de nos orgueils, les susciter dans leur antériorité et voir17.

Tel fut le « démon littéraire » de Villiers, mais plus encore le démon de Mallarmé. On écrit pour savoir ce que pourrait bien signifier ce qu’on est. Car, en ce qui concerne les Lettres, on n’en sait rien – de même que l’homme entièrement problématique se trouve dans l’ignorance de son lieu. D’où l’Angoisse : terme qui fait partie du Vocabulaire essentiel de Mallarmé et figurant avec l’initiale en majuscule dans l’ouverture du Sonnet en X :

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,

L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,

Maint rêve vespéral […]18

Paradoxe : alors que l’angoisse renvoie à un effondrement intérieur de l’être, l’Angoisse de Minuit, dans le Sonnet en X, soutient au contraire la lampe porteuse de lumière et de rêve.

Qu’en est-il de l’angoisse dans la conception poétique de Mallarmé ? La question mérite qu’on s’y arrête pour comprendre comment le doute, l’angoisse, l’orgueil, participent d’une seule et même expérience d’affranchissement pour la conquête d’une autonomie intégrale de la création littéraire en rapport avec le concept de modernité et ce qu’on appelle, mais souvent de façon inconsidérée, la « mort de Dieu ».

Confronté au geste de la création divine, Mallarmé inclut dans l’inauguralité de l’acte poétique le fantasme du parricide divin. En mai 1867, Mallarmé a vingt-cinq ans. Dans une lettre à son ami Cazalis, il lui confie la crise qu’il vient de traverser. Ce dont il s’agit, c’est, dit-il, de « ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu »19. Or ce qu’il faut souligner ici, c’est que de ce combat est résulté une chute intérieure dans les Ténèbres que Mallarmé traduit en termes de victoire et presque de salut : « Je tombai, victorieux, éperdument, et infiniment »20.

Comment ne pas évoquer ici le Satan de la Comédie de Dante, pour qui le spectacle des supplices et de la haine, entre le grotesque et l’horreur, entre le comique et le tragique, avait surtout pour fonction, non pas tant de faire œuvre de moraliste théologien, que d’y faire triompher le génie inventif du metteur en scène, « par-delà bien et mal ». La solennité qui marque, en latin, l’ouverture du XXXIVe et dernier chant de l’Enfer doit retenir notre attention : l’annonce de Belzebuth, dont les étendards faits de six ailes largement déployées sont l’image perverse des étendards du Christ-Roi tel qu’il est célébré dans l’hymne de Venance Fortunat (VIe siècle), Vexilla regis21, ne manque pas de grandeur dans le registre noir, digne de ce royaume douloureux dont le Prince des ténèbres est l’empereur : « lo ‘mperador del doloroso regno » (v. 28).

Celui que Dante appelle « le ver infâme qui perfore le monde » (Enfer XXXIV, v. 108), apparaît sous la forme d’une chauve-souris énorme, pourvue de trois faces (vv. 38-49) dont les gueules dévorent leurs victimes. Pareil à un moulin à vent (v. 6) vu de loin, le battement d’ailes de ce volatile sans plumes (« non avean penne » : v. 49) produit un vent glacial qui transforme le Cocyte du fond de l’enfer en un lac gelé d’où le géant émerge à mi-poitrine (vv. 51-52 et 29). Lucifer est l’opérateur fictif de cette vitrification (XXXIII, v. 128) : féerie lugubre où les ombres toutes couvertes transparaissent comme un fétu pris dans du verre (« come festuca in vetro » ; XXXIV, v. 12). Sous l’effet de la froidure, le narrateur, entre la vie et la mort (vv. 25 et 27), se trouve confronté à certains damnés dont les larmes durcies en cristal ferment les yeux et les empêchent de pleurer (XXXII, vv. 47-48 et XXXIII, v. 128).

Ce processus de vitrification du lac – qui fait songer au paysage désolé d’Hérodiade :

Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !22

– est ce qui fait du chant d’abîme de Dante une forme de speculum de l’art de son adversaire, dont le coup d’aile métamorphose la vision d’horreur en une épiphanie hallucinante et superbe de la traîtrise absolue. Dante est bien sûr l’unique opérateur réel de la scène, se servant de la fiction de Virgile pour sauvegarder la distance du regard sur le spectacle du mal.

Celui qui, campé dans un orgueil radical, empereur des ombres maléfiques, face tournée contre son Créateur (Enfer XXXIV, v. 35), alors qu’il fut jadis cette « créature toute de beauté » (v. 18), se révèle toujours capable d’en fournir les simulacres d’art dont le néant qu’ils recouvrent fut causé par la superbe de l’Ame rebelle. Car c’est bien sa chute qui provoqua l’infinie lacune de l’univers (Paradis XXXIII, v. 22 ?). Dante le dit : « là où d’abord la terre s’étendait où nous sommes, celle-ci, effrayée, se cacha sous la mer » (Enfer XXXIV, vv. 121-24). L’Ange déchu creusa sur terre son propre tombeau dévorateur, dévoré, faisant ainsi de l’Ordre chrétien surnaturel une image d’art inversée, dont l’espace vide s’affirmant dans la négation, en plein âge théologique, allait permettre à maints poètes avides d’autonomie de tirer gloire d’une création littéraire affranchie de l’esthétique dogmatique imposée en orthodoxie par l’Institution officielle du judéo-christianisme occidental (le Comte de Poitiers, Rutebeuf, Villon, Rabelais, Mallarmé, Valéry, etc.).

Or, cet acte de subversion totale de l’esprit par quoi le poète s’approprie une position radicalement autonome, rivalisant avec le geste de la création divine du Père de la Genèse, ce défi lancé contre la Loi de la transcendance divine, est ce qui, dans la tradition du discours théologique, comme nous l’avons dit plus haut, s’appelle l’orgueil. Librement assumé comme puissance, l’orgueil devient le « crime » premier nécessaire qui, entraînant la chute dans le vide, ouvre simultanément dans l’angoisse et, avec elle, cette vacance d’où pourra resurgir la création soumise à la seule loi du jeu littéraire dont le rythme reste le principe moteur inconnu. C’est pourquoi, dans le vocabulaire de Mallarmé, des termes tels que « crime », « crise », « critique », sont autant de dérivations du crimen latin issu du grec crinein pour signifier, comme dans Crise de vers par exemple, l’opération qui sépare, tranche, décide, coupe, impliquant choix, jugement. Le crime, au sens mallarméen du terme, désigne donc essentiellement l’acte de poésie en sa dimension intégralement critique. Or la chute dans les ténèbres de l’angoisse, en conséquence du parricide divin, avec l’abolition du fondement ontologique de la personne et de toute la tradition ontothéologique du vrai et du beau, cette chute devait conduire à une impersonnification fictive et, avec elle, à la libération de la Voix neutre, intrinsèque au Langage se réfléchissant. Après des mois de conflit intérieur et tout occupé à la composition d’Hérodiade où, scrutant le Vers, Mallarmé déclare y avoir découvert le néant, il écrit à Cazalis : « C’est t’apprendre que je suis maintenant impersonnel et non plus Stéphane que tu as connu, – mais une aptitude qu’a l’Univers spirituel à se voir et à se développer à travers ce qui fut moi »23. Telle est bien ce que Mallarmé appelle Crise de vers – entendez crise de la littérature : réinvention, dans un nouvel espace de la langue, du poème comme fiction théorique et spéculaire du beau dont l’acte de profération inclut sa propre destraction.

Dans le texte d’Igitur le personnage dit : « Je profère la parole, pour la replonger dans son inanité »24. Cette brève déclaration résume admirablement la manière dont Mallarmé entend instituer dans le poème le jeu purement fictif de sa propre disparition dont la notation virtuelle donnant lieu à des lectures non moins virtuelles n’indexe rien d’autre que ce Rien ambivalent, ambigu, dont il appartient justement au poème de proférer la vacance en faisant résonance de tout. C’est pourquoi Mallarmé pouvait écrire : « Ce vaste rien qu’il fallait raconter » en parlant de la Dernière Mode25. Ceci pour souligner que le mot abolir correspond chez Mallarmé à un geste de destruction créatrice, en ce sens qu’il s’agit de produire durant la trajectoire fugitive, momentanée, d’un Rythme, un réseau d’équations musicales suspendues sur le vide comme une sorte de frêle toile d’araignée et dont la disparition imminente dans le blanc devait permettre d’y faire retentir, comme trace de cet effacement, les échos de ce qui, de toutes les choses produisant leurs effets sur le poème, demeure étrange, inconnu, inappropriable, ingouvernable, voire absolument inconcevable, et qui se donnent à deviner.

Ainsi en va-t-il de l’énigme du beau, dont il n’y a strictement rien à dire, sinon que ce Rien n’a cessé d’engendrer des poèmes superbes dont les métaphores invitent à une extase muette. En d’autres termes, le discours dans le Vers est constamment sommé secrètement de se taire, de se vider de tous les sens constitués, de les suspendre, pour que les vibrations de l’instrument spirituel se rendent ductiles et disponibles au désir d’« Autre chose » : le poème offrant ainsi le spectacle d’une crise permanente du Vers, c’est-à-dire de la littérature éprise d’elle-même. Mallarmé, comme on le voit, porte à l’extrême le « crime » de poésie qu’il fonde dans le fantasme du parricide divin en tournant l’orgueil, surgi de l’angoisse, en vertu créatrice. Instaurer une poésie de l’absence et du vague dans une syntaxe savamment structurée et cependant vacillante, prompte à s’évanouir, correspond chez Mallarmé à un désir absolu de table rase (« tout recréer avec des réminiscences »). Créer signifie dans cette perspective : susciter à la place du manque la notion d’« Autre chose », qui fait défaut. Par exemple : dire une fleur, c’est écarter la fleur réelle, pour lui substituer – je cite – « idée même et suave, l’absente de tous bouquets »26. C’est en ce sens que Lacan dira que le symbole est le meurtre de la chose27. Mallarmé écrit à propos de « l’acte disponible » : « A l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut »28. Car il faut bien voir qu’en plaçant sous rature l’onto-théologie qui forme une composante essentielle de la culture occidentale, le poète en tant que double fascinant du Dieu de la Genèse « crée » ce qui lui manque, à savoir, selon la formule métaphorique d’Igitur : « la goutte de néant qui manque à la mer »29.

Le seul acte disponible imparti au poète résidera donc dans sa capacité de faire resurgir ex nihilo, non pas la création divine – elle a eu lieu – mais à l’écart, en rêve, le règne souverain de la fiction et de son incessante métamorphose, le temps qu’il faut pour que scintille dans la durée ce jeu éphémère du reflet aussitôt disparu qu’apparu de la beauté. Elle : le seul pronom que, à la gloire du féminin, Mallarmé consent à donner à ce rien de mystère dont le vague tient lieu de l’inconcevable. Car, que peut la pensée rigoureuse lorsqu’elle s’applique à la poésie ? Rien, si ce n’est divaguer.

On voit donc, du même coup, tout ce qui sépare l’orgueil d’un Valéry-Teste de l’orgueil d’un Mallarmé. Le premier éprouve une sorte d’horreur maladive du vague et délire par excès de rigueur. Mallarmé de son côté intègre à sa fiction théorique la divagation : persuadé que le vague du commencement est la seule définition rigoureuse qu’on puisse donner de ce qui, demeurant absolument indéterminé, provoque l’appel de l’inconnu. Chose remarquable, c’est que de l’inconnu, l’effet de secret, on le sait, est chargé d’une force d’attraction telle qu’elle engendre des œuvres, et des chefs-d’œuvre, dont l’origine reste inatteignable, vague et par conséquent inobjectivable.

Maurice Blanchot caractérisait la « modernité » de l’écriture d’aujourd’hui par sa possibilité de contestation sans fin. Ecrire impliquerait l’exigence d’une remise en cause des principes traditionnels, notamment de l’idée de Dieu, du Moi, du Sujet, puis de la Vérité, de l’Un, puis l’idée du Livre et de l’Œuvre. Et Blanchot conclut la Note de son Entretien Infini en disant ceci : « Ecrire devient alors une responsabilité terrible. Invisiblement l’écriture est appelée à défaire le discours dans lequel, si malheureux que nous croyons être, nous restons, nous qui en disposons, confortablement installés »30. On voit tout ce qui apparente ces formules programmatiques aux conceptions de Mallarmé déclarant que : « La destraction fut ma Béatrice »31.

Cette modernité, avide de destruction créatrice dont parle Blanchot, ne date pas d’aujourd’hui. La modernité est une très ancienne histoire, au sens où Mallarmé disait que « prendre date est un mystère »32. Il y a eu des modernités. Et la « Querelle des Anciens et des Modernes » n’est qu’un épisode dans un combat incessant pour la conquête d’une rénovation dont le rythme scande d’âge en âge toute la culture littéraire occidentale depuis l’antiquité ! Homère n’a pas vieilli ; Virgile non plus. Leur idiome a gardé toute la fraîcheur d’une parole inaugurale qui est toujours à venir. Valéry traducteur des Eglogues de Virgile se déguise en berger des lettres. Monsieur Teste a du goût pour l’homme primitif et se déguise en Robinson. La règle rhétorique du redere novum est, depuis l’Antiquité, l’exigence à laquelle toute œuvre, qui se donne à lire comme une invention inédite, ou intentée jusqu’à présent, est tenue de satisfaire. Etant entendu que ce n’est pas la matière, c’est-à-dire le fonds littéraire des lieux communs qui détermine la modernité d’une œuvre, mais la disposition formelle, l’empreinte d’une voix, l’accent d’un verbe dont la force virtuelle, les réserves temporelles et leur pouvoir de signifiance symbolique, loin de se laisser enfermer dans une époque pour s’y figer en archive, ne cesse de se rajeunir, de devenir toujours autre, sous le coup des changements d’interprétations, lesquelles, stimulées par cette langue virtuelle, obscure, l’enrichissent d’un surplus de « sen » – comme disait Marie de France33 –, et ainsi maintiennent l’œuvre en état de créativité, de jeunesse (c’est le Joven des troubadours), disponible pour d’autres lectures imprévues, voire les plus contradictoires. Car, disait Mallarmé, il n’y a que des « points de vue ». Ainsi dans le champ de la culture occidentale, Mallarmé est venu à son heure radicaliser la logique inhérente à toute « modernité ». Certes, comme je viens de le dire, il y a différentes formes de « modernité » : la Renaissance carolingienne ne fut pas celle du XIIe siècle et celle du XIIe ne ressemble pas à la Renaissance des XVe-XVIe siècles. Mais il y un trait commun qui les rassemble : c’est qu’elles n’ont pas cessé de faire valoir leurs effets encore aujourd’hui.

Je songe par exemple à l’actualité du message d’Abélard. Saint Bernard qui, comme on le sait, fut le pire ennemi d’Abélard, le désigne du doigt en l’accusant de « modernité » : « hic est modemus »34. Ce dialecticien prestigieux et d’une rare intelligence, Abélard, fou d’orgueil et fort de son génie, défiant le traditionalisme de saint Bernard, ouvre l’avenir à une nouvelle dialectique, dont le « gladiator » finit par succomber sous les coups de ses persécuteurs. Qu’on lise son autobiographie, L’Histoire de mes malheurs, et l’on se rendra compte que cet écrit n’a rien perdu de sa vigueur de pensée ni de son actualité, même en traduction. L’exemple d’Abélard illustre bien cette modernité belliqueuse par quoi se manifeste dans l’affolement, et parfois la haine, cette rupture critique provocante qui ouvre au sein de la tradition philosophico-littéraire un certain vide, à partir duquel l’esprit créateur relance dans un futur indéterminé, avec les réminiscences de cette tradition et contre elle, ce qui de tout un passé demeurait dans le présent encore impensé.

Il appartient aux médiévistes d’aujourd’hui de poursuivre cette tâche : porter au grand jour ce qui, du message de la littérature médiévale, comme œuvre vivante et non comme archive, demeure encore largement impensé en regard d’une littérature dont nous avons trop tendance à dater la « modernité » dans la seconde moitié du XIXe siècle avec Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud. Ceci pour rappeler que, quelles que soient les circonstances historiques qui ont préparé le terrain de l’acte créateur, cet acte comme tel ne relève et n’a jamais relevé d’aucune explication historique, pour la raison très simple, mais décisive, que, en ce qui concerne l’origine, c’est l’œuvre comme telle qui garde en elle le secret de son avenir. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’elle surgit de rien et que, comme dit Mallarmé, « prendre date est un mystère ».

Ainsi, à quelque degré que ce soit – car les formes ne sont jamais pures –, le fantasme de la table rase, le ex nihilo de l’esprit créateur dans le domaine de l’invention littéraire, le crime fantasmatique du parricide, le désir insensé d’être l’Unique, fût-il recouvert des vertus morales ou religieuses de l’humilité où l’art triomphe en rusant avec la censure, soit par la renardie revêtue de l’habit monacal du théologien, toutes ces formes de l’esprit subversif ont toujours hanté au plus secret l’âme de l’écrivain et du philosophe. Car, s’il est dit dans la Genèse que Dieu a créé l’homme à son image, c’est à la faveur de sa chute dans le néant que l’artiste a recréé Dieu à l’image de l’homme. Et l’on pourrait appliquer à l’art païen de Racine ce vers admirable proféré par Phèdre : « J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer »35. « Vous serez comme Elohim », murmure le mythique serpent de la Genèse36. Et la fable continue… Dans le Jeu d’Adam, la parole charmante du serpent séducteur tend à Eve le miroir ensorcelant où la première femme se voit transfigurée en dame courtoise toute prête à faire partager à l’époux, plus dur d’oreille, la jouissance du fruit défendu :

Tu es fieblette e tendre chose,

E es plus fresche que n’est rose.

Tu es plus blanche que cristal,

Que neif que chiet sor glace enval.

[…]

A ton bels cors, a ta figure

Bien covendreit tel aventure

Que tu fusses dame del mond,

Del soverain e del parfont […]37

Qui pourrait nier l’éternelle modernité de cette voix de la littérature ? L’on n’en finirait plus de convoquer sur la scène des textes littéraires contemporains ces anges rebelles ivres d’audace, d’orgueil et de poésie, tant leur verbe virtuel est resté un signifiant disponible ouvert à de nouvelles interprétations à venir. Je songe au premier troubadour connu, le comte de Poitiers, un poète génial dont on pourrait dire qu’avec la conscience aiguë et orgueilleuse des privilèges de sa caste, il a transformé l’art du chevalier en une chevalerie de l’art de l’invention des Lettres. Et quelle chevalerie ! Entre la langue érotique traitée dans le registre de la bouffonnerie scintillante d’humour, d’ironie et de verve provocante, imprégnée de l’esprit jongleresque des professionnels du gab, et la langue érotique conçue dans un mode de diction élevée avec une rare délicatesse dans le ton et l’accent de ferveur, entre ces deux aspects de l’Eros qui s’entretiennent dans une sorte d’ambiguïté insurmontable, le poète conçoit son œuvre comme l’envoi d’un message inouï, pour une destination inconnue. La poésie de fin’Amor et la fin’Amor de la poésie mêlées de folie et de joyeusetés dionysiennes, se fondent dans une seule et même glorification de la langue maternelle. Or, ce qu’il convient de souligner ici, c’est le fait inaugural que la nouveauté de l’œuvre, disons sa « modernité », se présente comme un défi féroce contre la clergie latine, en ce sens que, pour libérer le symbole de la féminité et l’instituer dans sa souveraineté, le troubadour, en plein âge théologique, revendique l’autonomie intégrale d’un verbe poétique dont la source de la beauté demeure inconnue, énigmatique : un verbe donc qui, dans la création poétique, ne relève plus d’un fondement théologique imposé, mais surgit d’un pur néant :

Farai un vers de dreit nien.38

(Je ferai un vers de pur néant)

C’est le premier vers d’une des plus belles chansons d’amour qu’on ait jamais pu écrire et chanter, tant elle est riche de tout un avenir que, jusqu’à nos jours, on n’a pas fini d’interroger. Or, ce défi du poète a été ressenti par lui comme un acte d’orgueil et de chevalerie (« cavalaria e orgueill » : ce sont ses termes) dont il « finit » par se repentir dans un poème d’adieu à la poésie39. Mais le diable a si bien gagné la partie que tout le futur du grand chant courtois se trouve en puissance dans le message de ce diable de poète, fou d’amour, d’orgueil et de chevalerie poétique.

Quelle que fût la nature du discours des Lettres profanes, confrontée à l’orthodoxie du discours théologique qui est le discours du Père, le seul qui fût en mesure de fonder en droit les Arts libéraux, toute littérature était frappée de vanité, dès que, par orgueil, l’écrivain se détournait par ruse de cette Loi transcendante pour donner libre cours à son désir d’aventure ou d’errance, sans qu’aucun signifié dernier ne vienne mettre un terme à cette exploration digne des romans d’Alexandre. Le mot errance dit bien ce qu’il dit :

Je suis, fet il, uns chevaliers

qui quier ce que trover ne puis ;

assez ai quis, et rien ne truis.

(Je suis, fait-il, un chevalier qui cherche ce que je ne puis trouver. J’ai beaucoup cherché et je n’ai rien trouvé.)

Voilà ce que répond Calogrenant au « vilain » dans Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes40. Ceci pour le principe. On imagine bien que la réalité des rapports entre l’orgueil des écrivains profanes et l’Autorité religieuse était beaucoup plus ambiguë, confuse et pleine de connivences ouvertes ou cachées.

Aussi, les jongleurs, tant exécrés par l’Eglise, étaient considérés par elle comme les suppôts du diable. Jusqu’au XVIIe siècle, leur était refusé le droit à une sépulture sacrée. Or, parmi cette engeance maudite, certains jongleurs étaient non seulement habiles dans la pratique de plusieurs arts, danse, musique, acrobatie, organisation des fêtes, mais aussi dans le jeu littéraire. L’Eglise (où les Renarts n’ont pas manqué) ne s’est pas fait faute de s’annexer ces diables, persuadée que leur talent littéraire pouvait se prêter à rendre plus efficace la propagande des doctrines chrétiennes.

Certes, l’esprit ludique est un des traits majeurs de la littérature médiévale. Et parmi ces virtuoses des Lettres, il fallait surtout compter les jongleurs professionnels dont certains avaient du génie. Adam de la Halle, Jean Bodel, Rutebeuf, au XIIIe siècle, appartenaient à ce lignage des grands bouffons de la littérature dont l’esprit joueur et mordant, dispensateur de féerie, bien que dépendant des mécènes, sauvegardait au sein de la vie sociale, hypocrite, cet espace vide et réservé de l’art où Dionysos sous le masque de ses personnages libérait la parole franche : l’audace de la scène étant non seulement permise, mais attendue et rétribuée. Et cette liberté vivant de la protection des grands était ce qui faisait de ces magiciens de l’art, avec le péril de la flatterie, des critiques redoutables. En tant qu’acteurs ou comédiens de leur verbe, ils étaient capables de forger, de jouer ou de feindre tous les discours sans être tributaires d’aucun. Pour le jongleur, sujet anonyme, c’est son discours qui engendre l’auteur et son nom symbolique. Par exemple, Rutebeuf : « rude comme uns bués » (un bœuf)41. Jamais, comme alors, l’orgueil de la littérature, en son désir d’affranchissement de toute loi, ne s’est manifesté avec une telle passion pour y faire triompher à travers n’importe quel argument, bouffon ou sublime, comique ou tragique, voire scatologique, la réussite d’un grand jeu par-delà bien et mal. On voit mieux pourquoi l’Eglise redoutait ces suppôts du diable, ces hors-la-loi dans la Loi, ces Protée du discours dont la franchise ambiguë, langue de serpent ou d’ange, permettait éventuellement à l’Eglise de s’en servir pour dénoncer les impostures scandaleuses de ses plus hauts représentants. Etrange paradoxe que cet orgueil de l’art de la jonglerie verbale mise au service de l’authenticité des vertus chrétiennes. La littérature dite profane, cessant pour un temps d’être sous la tutelle du pouvoir théologique, en devient l’instrument critique et qui plus est, productrice de fictions religieuses, une rédemption par l’art. Ce renversement du discours théologique dans le champ de la littérature ne fera que croître et embellir par la suite, jusqu’à Rabelais.

On a dit et redit que les jongleurs sans foi ni loi avaient la passion des jeux interdits. Effectivement, de nombreux documents l’attestent. Rutebeuf se dit victime de sa passion maudite pour les jeux de hasard interdits par l’Eglise. Mais il a ressenti la même malédiction pour sa passion de la littérature au point qu’il a cru nécessaire de s’en repentir, comme le comte de Poitiers. Pas d’art littéraire sans renardie, pas de renardie sans désir d’orgueil, de séduction, de dissimulation et de parricide :

J’ai fet rimes et s’ai chanté

Sor les uns por aus autres plere,

Dont Anemis m’a enchanté

Et m’ame mise en orfenté

[…].

« Com plus couve li feus plus art. »

Je cuidai engingner Renart :

Or n’i valent engin ne art42.

(J’ai fait des vers et chanté contre les uns pour plaire aux autres, ensorcelé par le démon qui a plongé mon âme dans la misère […]. « Plus le feu couve et plus il brûle ». Je me croyais plus habile que Renart : mais ruse et artifices sont inutiles.)

Il est vrai que c’est toujours en rimes que le jongleur se confesse ; et que, avec ou sans repentir, la vocation maudite du poète nous a valu des chefs-d’œuvre.

Voyons à présent l’œuvre de François Villon, dont le jeu conçoit l’acte poétique à partir d’un vide et comme écriture radicalement critique incluant non seulement son auto-contestation, mais avec elle, sous l’emprise d’un doute, la remise en cause des valeurs durcies par le gel de la morte saison dans les langages institués. Tout ceci joué dans l’esprit et le rire d’une fantastique « légèreté de l’être », pour reprendre ici une expression de Kundera.

Dans les documents historiques, il s’agit de François de Montcorbier ou des Loges, alias François Villon, le pseudonyme du héros fantomal du Lais et du Testament. Le protagoniste du Jeu apparaît sur la scène de l’œuvre en position de Testateur : un mort en sursis dont les déclarations, jouées dans le registre noir de la parodie à travers les fictions autobiographiques d’un legs burlesque, n’en révèlent pas moins de biais que l’écriture est d’essence testamentaire, que le vin de poésie est comme une mort à boire et, qui plus est, une manière d’exil ou d’adieu au monde, dès lors qu’un poète s’est donné pour tâche de rendre la langue de François à son état de franchise. Car ce désir du dire vrai est résumé dans ce seul vers :

« Qui meurt a ses loix de tout dire »43.

Ce qui ne signifie pas : dire le tout, mais inclure dans ce tout un taire explicite comme cela arrive fréquemment chez Villon. Aussi n’est-ce pas par hasard que Villon identifie son nom à un balai pour nettoyer les fours à pain :

Sec et noir comme escouvillon44.

Villon fait la sale besogne. Comme Valéry, il entreprend de procéder au nettoyage de la situation verbale : non seulement pour supprimer les vieilles guenilles de la langue maternelle dont le poète se sentait lui-même prisonnier, mais pour la débarrasser de toute la suie et autres immondices accumulées sur elle. Car, de tous ces parlers corrompus, les masques hideux, débiles, et carnavalesques confrontés à une sorte de Jugement apocalyptique, sont les produits monstrueux, « tourbillons d’hilarité et d’horreur »45 faisant figure de danse macabre dans l’univers du Testament. Ce qui fait de l’écriture de Villon un instrument « spirituel » exécuté avec une joyeuse méchanceté, c’est que de part en part son vers ironisé, toujours équivoque, correspond bel et bien à un acte d’affranchissement. Car, léguer, laisser, abandonner, ce n’est rien d’autre qu’accomplir le geste d’un immense débarras, faire œuvre d’évidement et de propreté, à seule fin de retrouver sous les souillures de la parole vénale, vieille monnaie usée, quelques chose de cette fraîcheur d’eau vive dont l’emblème de la Vierge-mère incarne au plus haut point cette voix blanche, de vie et de mort, du chant maternel. Car c’est bien cette musique soumise à l’attraction de l’inaudible qui, avant le geste proprement dit de la donation, affleure à la surface du texte testamentaire en cet instant scintillant où le testateur abandonnant pour un très bref suspens l’ironie de son écriture corrosive, exprime son souhait du « dit parfait » ; mais dont il importe de noter aussitôt que ce dit est proféré sous le masque décharné et creusé de la chimère : ce monstre fantastique suggérant à la fois l’impossibilité et la nécessité de ce désir d’autre chose, ainsi formulé :

Sans pechié soit parfait ce dit

par moy plus maigre que chimere46.

Toutefois, la parodie reprenant aussitôt ses droits, cette profération du « dit parfait » n’aura été que la parole vaine d’un monstre chimérique de telle sorte que tout le reste tombera sous le coup de la même inanité sonore. La suite le montre bien. En ceci d’abord que le testateur à partir d’un silence énigmatique ouvre dans l’acte testamentaire l’espace vide de son commencement marqué, comme il dit, par « dueil et perte amere » :

Je me tais, et ainsi commence47.

Et que voit-on en ce commencement ? Que le testateur recommande sa pauvre âme à la Sainte Trinité et à Notre Dame. Cette invocation religieuse garderait, ne fût-ce qu’à titre protocolaire, toute sa valeur de rituel juridique, si le ton faussement pathétique ne venait miner, dans une bouffée d’orgueil et d’audace dans la raillerie, la règle sacro-sainte du document juridique. Car loin de recommander en toute humilité sa pauvre âme au Dieu tout-puissant, le testateur rusé ne mobilise rien moins que toute la hiérarchie céleste des anges pour apporter le don de sa pauvre âme en présence du trône très précieux de la Divinité. La surenchère dévote du testateur trop zélé tourne à la bouffonnerie. A croire que la Sainte Trinité devait aimer les humoristes pour accepter les extravagances d’une donation dont l’imagination débridée n’épargne aucune loi, ni divine ni humaine, y compris celle de l’œuvre testamentaire. Car, toute cette mascarade serait encore conforme aux règles d’un genre burlesque très couru à l’époque, si le poète ne s’était avisé de faire autre chose : rainer sous les coups de langue de son ironie destructrice le genre burlesque comme tel en faisant ainsi de son Testament à lui une parodie de la parodie, c’est-à-dire un retour au degré zéro de la création littéraire. Ceci, pour attester que rien ne doit demeurer des mensonges littéraires, rien de leur discours, si ce n’est la trace rythmique de cette rature – étant entendu que Villon n’écrit que pour effacer. Sous la rature, demeure le palimpseste d’une autre langue : quelque chose qui relève d’un secret et que seule perçoit la troisième oreille dont l’attention s’applique à l’écoute d’une transmutation tacite de tout le spectacle fantasmagorique des discours burlesques, carnavalesques, en un pur brait de langue porté aux limites d’une vibration différentielle :

Echo parlant quant bruyt on maine

Dessus riviere ou sur estan

[…].

La Royne Blanche comme lyz

Qui chantoit a voix de sereine48.

La poésie de Villon réside dans le redoublement infini d’une voix qui ressemble à celle de Merlin, voix sépulcrale dont l’autre, l’originale, s’est perdue dans l’immémorial :

Mais ou sont les neiges d’anten ?49

Mallarmé :

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui […]50.

Tout retombe dans un passé révolu qui ne redeviendra plus jamais au présent. L’opérateur nécromant, qui suscite les scènes macabres du testateur agonisant, introduit dans son discours, au plus creux du masque de sa chimère, cette vacuité sonore : où le dit et le contre-dit s’annulent mutuellement dans le jeu follement ironique de l’équivocité du son et du sens : rimes, rengaines, refrains, ponctuation du silence, toujours une chose pour une autre, en un glissando perpétuel, d’où résulte que, dans ce tourbillon de signes en délire :

Bourde, vérité au jour d’uy m’est tout ung51.

Le légataire, maître de ce vertige, donnant d’une main ce qu’il retire de l’autre, ne donne finalement rien. Sinon la tombe en l’air de son écriture, ce monument d’encre évanescente portant inscription d’un « ci-gist » au nom du défunt enseveli dans son œuvre :

Cy gist et dort en ce sollier

Qu’Amours occist de son raillon,

Ung povre petit escollier

Qui fut nommé Françoys Villon52.

Un memento pour rappeler au lecteur qu’un buveur de lettres, ivre d’amour et de poésie, n’a jamais pu faire autre chose qu’en creuser la soif jusqu’à en mourir :

Je meurs de seuf auprés de la fontaine53.

Mais que le lecteur se rassure, pour ne pas s’apitoyer, car le re-nommé Villon est mort dans l’ivresse de cette soif – mort de rire. Fin du Testament :

Prince gent comme esmerillon,

Saichiez qu’il fist au departir :

Ung traict but de vin morillon,

Quant de ce monde voult partir54.

Le mot, composé de deux syllabes signifiantes et contradictoires : mort et rions, indique assez la provenance du vin dont Villon s’est enivré, et dont la marque scelle à jamais l’union de la mort et du fou rire, autrement dit de la tragédie et de la bouffonnerie.

Car il faut y prendre garde : si le Testament de Villon s’achève sur un éclat de rire qui fait tout éclater – ce rire dont Rabelais allait porter l’intensité au niveau d’un séisme cosmique, voire d’une théologie négative que jamais théologien aurait osé concevoir –, c’est que le doute qui anime le Testament répond à la remise en cause de toutes les vieilles certitudes dont la Ballade des Contradictions réduit le savoir à une forme de non-savoir :

Riens ne m’est seur que la chose incertaine,

Obscurs fors ce qui est tout évident,

[…]

Prince clement, or vous plaise sçavoir

Que j’entens moult et n’ay sens ne sçavoir55.

La farce, loin d’exclure la tragédie, se trouve bien au contraire incluse en elle ; et la Ballade des Contre-vérités en témoigne :

Voulez-vous que verté vous dye ?

Il n’est jouer qu’en maladie,

Letre vraye que tragedye,

Lasches homs que chevaleureux,

Orrible son que melodye

Ne bien conseillé qu’amoureux56.

La lettre d’attaque de chaque vers forme en acrostiche, et dans le plus grand silence, la signature de Villon et de sa musique – laquelle restitue l’œuvre de poésie à sa dimension tragico-comique.

Kierkegaard disait que « la pensée de la mort est une danseuse infatigable »57. Cette danse, Villon l’a exécutée avec la légèreté d’un rire souverain. Or, c’est dans la perspective de cette danse que j’aimerais souligner en guise de conclusion, que les noms de « François » et de « Villon » constituent la cellule germinale et le fil conducteur de tous les contre-dits qui s’articulent autour du centre vide de l’œuvre testamentaire du poète. Entre « François » le franc, le pur, le nostalgique de la fin’Amor, et « Villon », le vil, sec et noir, le déchu, dont le nom rime avec couillon et souillon :

Et je croy bien que pas n’en ment,

Car chassié fut comme un soullon

De ses amours, hayneusement58.

entre ces deux, le conflit demeure inexpiable, à cette différence près que cet antagonisme des forces contraires que symbolisent les noms de « François » et de « Villon » fournit la substance des musiques variées d’une œuvre à deux voix, introduisant dans l’« orrible son » de la « mélodie » cette dissonance essentielle qui blesse à force d’imposer sa tyrannie de l’ailleurs, qu’aucun accord final ne viendra résoudre.

Ensemble, « François » et « Villon » demeurent séparés : les puissances qui animent leur figure en passant l’une dans l’autre brouillent leur contour. En revanche, le partage des voix rythmé par le chant sous le texte vient contre-dire dans l’esprit musical du poète le spectacle du vertige des signes dont la réversibilité incessante défait l’identité des essences :

Mon ami est qui me faict entendent

D’ung cigne blanc que c’est ung corbeau noir59.

Cette tragédie jouée dans le registre de la bouffonnerie n’en est que plus profonde. Aussi n’est-ce pas par hasard que Villon, l’« escollier », fait rimer ce terme, au début du Lais, avec « collier » (entendons le « col lié »)60. Non seulement parce que le collier désigne la reprise ou l’inauguration de la cruelle raison poétique de Villon, l’escole qui implique discipline dans le jeu des rythmes, mais parce que le col lié rappelle la corde du pendu, la striction de l’angoisse dont la corde serrant le col force l’expiration du dernier souffle en lui donnant à connaître, dans l’imminence de la pendaison, le poids du cul :

Je suis François, dont il me poise,

Né de Paris emprés Pontoise,

Et de la corde d’une toise

Saura mon col que mon cul poise61.

Allitérant avec « col » et « cul », la « corde » ou le « collier » – instrument de mesure forçant l’expiration du souffle – fait figure de la nécessité irrépressible d’un destin maudit de poète pour qui l’angoisse du souffle coupé s’identifie à une sorte d’arrêt de mort qui est le crime et le commencement de la littérature. En témoigne au début du Lais la rencontre de Villon et de la Belle Dame sans merci :

Le regart de celle m’a prins

Qui m’a esté felonne et dure ;

Sans ce qu’en riens j’aye mesprins,

Veut et ordonne que j’endure

La mort et que plus je ne dure62.

Le début du Lais annonce un projet de rupture et d’adieu décisifs. La « crise de vers » est radicale. Villon déclare qu’il veut briser la prison d’Amour qui fut la sienne. La métaphore de la prison amoureuse parodiée par Villon appartient aux vieux poncifs de la poésie courtoise dont Villon entend se débarrasser. Autrement dit, par un geste d’effraction, forçant les portes de sa prison intime, Villon vient déverrouiller la langue du désir pour lui restituer la fraîcheur d’une vie nouvelle, d’une Vita Nova. La violence de la rupture marque assez le caractère inaugural de l’entreprise. C’est à partir de cette ouverture des portes de la prison que les deux Testaments de Villon, entièrement conçus dans une fable auto-biographique, se donnent à la lecture comme la mise en abîme d’un texte poétique de part en part critique, au sens mallarméen du terme : crise, crime, fantasme du père mort ou tourné en dérision. Le tout s’achevant sur un enterrement dont la scène symbolise en parodie le processus par excellence de la table rase et avec elle l’orgueil d’un commencement absolu. En finir avec le personnage de la farce. En finir surtout avec les vieux poncifs de l’amant martyr dont le héros n’aura levé le masque que par dérision pour en raviver le deuil, quitte à y inclure en négatif un portrait tout autre d’amant, un martyr lui aussi, mais dépouillé de tous les habits de fête de l’amant de fin’Amor tombé au rang de figurant académique dans un genre sublime sclérosé :

Nuz comme ung ver, vestu en président,

Je riz en pleurs et attens sans espoir,

Confort reprens en triste desespoir,

Je m’esjouys et n’ay plaisir aucun,

Puissant je suis sans force et sans povoir63.

C’est ainsi que Villon se présente en exil de lui-même, expulsé de toute jouissance et du monde de la loi.

Par haine des idiolectes durcis par le gel des rhétoriques imposées, qui font que les êtres sont parlés plus qu’ils ne parlent, Villon soumet l’expérience du poétique à l’épreuve d’une ironie incessante. Et s’il dégèle proverbes et dictons, ce n’est pas pour les dissoudre, mais pour leur rendre, par le force du re-dire, le frémissement d’une parole d’éveil. Car Villon est un amoureux fou de la langue française, la langue maternelle de François, son « poictevin » à lui, auquel, dit-il, deux dames l’ont initié mais dont il garde le secret64. Et c’est en nouvel amant, nu comme un ver, qu’il s’avance en président de carnaval pour extraire des mots cette matière volatile à laquelle il parvient à donner cette saveur inimitable de l’esprit joueur.

Ce que Villon retient du portrait canonique de la dame et de l’amant de fin’Amor, c’est qu’ils sont les figures que nul n’est. La fin’Amor n’a jamais existé que dans les fables, mais c’est aussi pour cette raison que la littérature existe à l’exception de tout, assez puissante pour exercer en rêve sur les poètes cette étrange fascination d’un désir de l’impossible dont le réel introuvable est ce qui fait l’énigme, le ressort secret et l’orgueil de la littérature ; bref, le défi qui consiste à créer ce qui n’existe pas ou pas encore.

Villon, plus fin que les poètes de la fin’Amor, rature le genre en apportant dans cette rature spectaculaire la conscience aiguë d’un poète pour qui l’humour et l’ironie dans la lettre tragique, jointes au chant à côté qui s’appelle parodie, sont les modes les plus justes de traiter d’une passion dont l’objet qu’elle pourchasse, dans le doute et en pure perte – « Je gaigne tout et demeure perdent »65 –, est évanescent, n’étant rien d’objectivable, ni vu ni connu, ne relevant d’aucune juridiction ; et cependant, qui n’est pas rien, puisqu’il suffit parfois à dévorer toute une vie de martyre. D’autant plus que Villon, en fin limier, n’hésite pas à dénoncer les impostures, voire la félonie de ces dames qui lui font prendre des vessies pour des lanternes.

A l’école de Villon, l’épreuve critique de la contre-diction intégrale est la règle du jeu. Il en va de même pour l’appréhension du beau. C’est en parodiant sa propre sépulture que le poète poursuit en agonisant ce reflet énigmatique du beau, dont il n’y avait rien à dire, rien à léguer, si ce n’est cela même dont on ne parle qu’en négatif : ponctué de silences dans un impatient désir d’Autre chose, pour reprendre ici une formule chère à Mallarmé66, le poète avec lequel le discours de Jacques Lacan présente de secrètes affinités pour tout ce qui se réfère au désir d’Au-delà. Voyez son analyse d’Antigone : « La fonction du beau étant précisément de nous indiquer la place du rapport de l’homme à sa propre mort et de nous l’indiquer que dans un éblouissement »67. On ne doutera pas que cette place du mort est bien aussi celle qui fait bruire et frémir la voix du Testament, un chant qu’on écoute entre sens et non-sens, mais qui, jusque dans la jubilation d’un pas de danse, ne cesse de réveiller simultanément cette pensée de la mort dont la rigueur est au diapason de l’intensité vocale du poème. Il fallait le génie de Villon, son humeur noire, pour convertir cette béance en un « creux néant musicien » : l’abîme devenant ainsi le résonateur par excellence de l’écriture testamentaire dont la voix inconnue, ingouvernable, surgit de cette béance que les hommes ressentent au plus profond d’eux-mêmes sans savoir d’où venue. Ce qui faisait dire à Villon que l’homme, fût-il armé de tout le savoir du monde, demeure un étranger pour lui-même. Soit, un être en détresse livré sans défense à l’énigme indéchiffrable de son désir et de sa propre mort :

Prince, je congnois tout en somme,

Je congnois colorez et blesmes,

Je congnois Mort qui tout consomme,

Je congnois tout fors que moy mesmes68.

Villon, cet inconnu. Quoi de plus remarquable que ce poète étrangement familier et qui, n’en finissant pas de mourir, est devenu pour nous ce fantôme légendaire qui nous revient aujourd’hui de son œuvre plus vivant que jamais : et il me plaît d’imaginer que si François Villon avait connu les dithyrambes de Nietzsche, il aurait en riant, et riant de son propre rire, crié à ses bourreaux par cette bouche de Dionysos :

En vain, en vain, vous me pendrez.

Mourir ? Mourir ? Je ne peux pas69.

Villon, il faut le redire, lègue ce qu’il n’a pas : ce rien qui retentit, en creux, dans les mots à travers tous les « bruits » d’un faux testament pour avérer que le vrai manque au désir – entendons : le dit parfait – et dont seule la Poésie, célébrée dans la dérision, peut encore évoquer les traces d’encre, en signe de deuil, de ce qui, sous le nom de vers, se désigne comme retour à une langue virginale perdue ; telle est la « chose » :

Rien, cette écume, vierge vers […]70

Cette vacuité offerte en don, et forte de son pouvoir de résonance dans le dire, est capable d’un nombre infini de signifiances, sans jamais se refermer sur aucune de ses déterminations formelles. Le Testateur, dictant son testament à un notaire imbécile qu’il n’a jamais vu, donne à chacun la liberté de manipuler le document comme il l’entend :

Interpréter et donner sens

A son plaisir, meilleur ou pire,

A tout cecy je m’y consens71.

Villon est moderne parce que sa parole virtuelle reste et restera toujours disponible, ouverte à l’accueil de lectures autres et défiant par le rire toutes les formes d’orthodoxie de l’interprétation. Et si, dans la lignée des grands jongleurs du Moyen Age et du gai savoir des romanciers et des poètes courtois de la lettre rythmique, si, avec l’esprit joueur poussé jusqu’à l’absolu chez un Mallarmé ou le gladiator Valéry-Teste, Villon fait partie de leur confrérie, c’est parce que tous ont revendiqué, grâce aux interdits du discours théologique et contre eux, l’autonomie radicale de la pratique des Lettres. Ce dont il s’agissait, c’était de recommencer la création « autrement », à partir de Rien, dans un Jeu de fictions ou de simulacres sans modèles et dont l’écriture, à la fois ludique et de part en part critique, tourne le péché judéo-chrétien de l’orgueil et de son angoisse du fond en vertu créatrice. Ce crime de la rupture, ouvrait ainsi dans le champ de l’interrogation du beau, un libre espace d’ouverture sans qu’aucun jugement dernier ne vienne clore cette aventure du désir d’Autre chose : désir de poésie comme pratique de l’impossible. Et la question se pose à propos de cet orgueil de la littérature : que reste-t-il au poète qui guette les signes en désespéré qui espère ? Rien d’autre que l’intensité d’une attente de ce qui, inattendu, pourrait advenir, sait-on jamais, par miracle :

Tout peut naître ici bas d’une attente infinie72.

De cette attente, on pourrait dire ce que Pierre Aubenque écrivait dans la conclusion de son livre sur Aristote : « Ceci n’est pourtant pas une pensée moderne, mais la sentence éternellement archaïque d’une sagesse qu’Aristote jugeait déjà obscure (elle vient d’Héraclite : ‘s’il n’espère pas, il ne trouvera pas l’inespéré, qui est introuvable et aporétique’« (Diels, 18) »73.

Réapprendre le sens du tragique, réapprendre à en supporter la détresse à travers la catharsis de la Poésie, c’est là, peut-être, un des enseignements que nous avons à retenir de ces écrivains pour qui l’orgueil, dont le dieu périrait d’être connu, signifie : expérience des limites dont les bornes sans cesse reculées devaient permettre d’éprouver les pouvoirs et l’impouvoir de l’homme livré à son désir de l’Autre, sans lequel il n’y aurait pas d’Invention, désir aussi du mieux ou du plus haut et sur lequel, selon L’Ethique de la psychanalyse de Jacques Lacan inspiré de la tragédie d’Antigone, il importe de ne jamais céder74.

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1 Paul Valéry, Gladiator, Cahiers, vol. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1973, pp. 320-377.

2 « Qu’il est bon de se cravacher furieusement les idées […]. Balayez, Balayez-moi ce devant de porte ! » (ibid., p. 332).

3 Ibid., p. 329.

4 Ibid., p. 351.

5 Valéry, Monsieur Teste, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, vol. II, 1960, p. 36.

6 Ibid., p. 15.

7 Cf. Cioran, Exercices d’admiration. Essais et portraits, Paris, Gallimard, pp. 90-91.

8 Valéry, Le Cimetière marin (Charmes), Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, vol. I, 1957, p. 148.

9 Cf. Vladimir Jankélévitch, Le Nocturne, Paris, Albin Michel, 1957, p. 16.

10 Maurice Blanchot, La Folie du Jour, Fontfroide le Haut, Fata Morgana, 1973, p. 22.

11 Valéry, Ebauche d’un serpent (Charmes), op. cit., p. 138.

12 Ibid., p. 146.

13 Valéry, Ego, Cahiers, vol. I, op. cit., p. 71.

14 Stéphane Mallarmé, « Une dentelle s’abolit », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1945, p. 74 (toutes les citations de Mallarmé, à l’exception de la Correspondance, proviendront de cette édition).

15 Valéry, Le Cimetière marin, op. cit., p. 149

16 Mallarmé, Notes, op. cit., p. 851.

17 Mallarmé, Villiers de L’Isle-Adam (Quelques médaillons et portraits en pied), op. cit., p. 481.

18 Mallarmé, Sonnet en X, op. cit., p. 68.

19 Mallarmé, Correspondance (1862-1871), Paris, Gallimard, 1959, p. 241.

20 Ibid.

21 Dante a manifestement voulu créer une antithèse entre l’étendard que portait le Christ lorsqu’il descendit en enfer, « con segno di vittoria » (Inf. IV, 54), et les étendards de Lucifer. Cf. la note de A. Pézard à sa traduction des Œuvres complètes de Dante, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, p. 1107, n. 7.

22 Mallarmé, Hérodiade, op. cit., p. 47.

23 Mallarmé, Correspondance (1862-1871), op. cit., p. 242.

24 Mallarmé, Igitur, op. cit., p. 451.

25 Mallarmé, La dernière mode, op. cit., p. 734. Cf., à ce sujet, R. Dragonetti, Un fantôme dans le kiosque. Mallarmé et l’esthétique du quotidien, Paris, Seuil, 1992, pp. 87-102.

26 Mallarmé, Crise de vers (Variations sur un sujet), op. cit., p. 368.

27 Cf. Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 319.

28 Mallarmé, La Musique et les Lettres, op. cit., p. 647.

29 Mallarmé, Igitur, op. cit., p. 443.

30 M. Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, Note, p. VIII.

31 Mallarmé, Correspondance (1862-1871), op. cit., p. 246.

32 Mallarmé, Préface à « Vathek », op. cit., p. 556.

33 Custume fu as anciens, / Ceo testimoine Precïens, / Es livres ke jadis feseient, / Assez oscurement diseient / Pur ceus ki a venir esteient / E ki aprendre les deveient, / K’i peüssent gloser la lettre / E de lur sen le surplus mettre (Marie de France, Prologue des Lais, vv. 9-16, éd. J. Rychner, Paris, Champion, 1966). Cf. R. Dragonetti, « Le lai narratif de Marie de France : pur quei fu fez, coment e dunt », Littérature, Histoire, Linguistique. Mélanges B. Gagnebin, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, repris dans « La Musique et les Lettres », Etudes de littérature médiévale, Genève, Droz, 1986, pp. 99-121.

34 Cf. R. Dragonetti, « La modernité d’Abélard dans l’Historia Calamitatum », Bulletin du Centre protestant d’Etudes, 40/7-8, 1988, pp. 3-19.

35 Racine, Phèdre, I, iv ; Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1950, p. 759.

36 Genèse, III, 5 (trad. Chouraqui).

37 Le Jeu d’Adam (Ordo representacionis Ade), vv. 487-90 et 526-530 ; éd. W. Noomen, Paris, Champion, 1971.

38 Guillaume IX d’Aquitaine, « Farai un vers de dreit nien », v. 1 ; Poesie, éd. N. Pasero, Modena, 1973. Cf. R. Dragonetti, « Aux origines de l’amour courtois. La poétique amoureuse de Guillaume IX d’Aquitaine », Sexualité humaine, Paris, 1966, repris dans « La Musique et les Lettres », op. cit., pp. 169-200, ainsi que Le gai savoir de la rhétorique courtoise, Paris, Seuil, 1982, pp. 13-32.

39 Guillaume IX d’Aquitaine, « Pos de chantar m’es pres talanz », v. 34 ; op. cit.

40 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion (Yvain), vv. 358-360 ; éd. M. Roques, Paris, Champion, 1967.

41 Rutebeuf, Sainte Elysabel, v. 2168 ; éd. E. Faral et J. Bastin, Paris, Picard, 1969. Voir à ce sujet l’Introduction, t. I, pp. 32-34.

42 Rutebeuf, La Mort Rutebeuf, vv. 38-41 et 78-80 ; op. cit. Voir également R. Dragonetti, « Rutebeuf : les poèmes de la griesche », Présent à Henri Maldiney, Lausanne, l’Age d’Homme, 1973, repris dans « La Musique et les Lettres », op. cit., pp. 435-462.

43 François Villon, Le Testament, v. 728 ; Le Testament Villon, éd. J. Rychner et A. Henry, Genève, Droz, 1974.

44 Villon, Le Lais, v. 316 ; Le Lais Villon et les poèmes variés, éd. J. Rychner et A. Henry, Genève, Droz, 1977.

45 Mallarmé, Un Coup de dés, p. 467.

46 Villon, Le Testament, vv. 827-828.

47 Villon, Le Testament, vv. 831-832.

48 Villon, Le Testament, vv. 333-334 et 345-346 (Ballade « Dictes moy ou n’en quel pays »).

49 Ibid., v. 336.

50 Mallarmé, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », op. cit., p. 68.

51 Villon, Ballade des Contradictions, v. 28 ; Le Lais Villon et les poèmes variés, op. cit., p. 47.

52 Villon, Le Testament, vv. 1884-1887.

53 Villon, Ballade des Contradictions, v. 1 ; op. cit., p. 46.

54 Villon, Le Testament, vv. 2020-2023.

55 Villon, Ballade des Contradictions, vv. 11-12 et 31-32 ; op. cit., pp. 46-47.

56 Villon, Ballade des Contre-vérités, vv. 25-30 ; Le Lais Villon et les poèmes variés, op. cit., p. 57.

57 Sören Kierkegaard, Œuvres complètes, éd. Orante, vol. VII, p. 7.

58 Villon, Le Testament, vv. 2004-06.

59 Villon, Ballade des Contradictions, vv. 25-26 ; op. cit., p. 46.

60 Villon, Le Lais, vv. 2 et 4.

61 Villon, Quatrain ; Le Lais Villon et les poèmes variés, op. cit., p. 73.

62 Villon, Le Lais, vv. 33-37.

63 Villon, Ballade des Contradictions, vv. 5-9 ; op. cit., p. 46.

64 Villon, Le Testament, v. 1066.

65 Villon, Ballade des Contradictions, v. 15 ; op. cit., p. 46.

66 Mallarmé, La Musique et le Lettres, op. cit., p. 647.

67 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Ethique de la Psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 342.

68 Villon, Ballade des Menus propos, vv. 25-28 ; Le Lais Villon et les poèmes variés, op. cit., p. 55.

69 Frédéric Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, Paris, Gallimard, 1974, p. 141.

70 Mallarmé, Salut, op. cit., p. 27.

71 Villon, Le Testament, vv. 1857-1859.

72 Valéry, La Jeune Parque, op. cit., p. 98.

73 Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, p. U.F., 1962, p. 508.

74 Cf. J. Lacan, L’Ethique de la Psychanalyse, op. cit., chap. XVIII, « La fonction du beau », pp. 271-281, et chap. XIX-XXI, « L’essence de la tragédie. Un commentaire de l’Antigone de Sophocle », pp. 283-333.