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L’Hameçon

A propos du Sophiste : mimétique et pêche à la ligne

Charles MÉLA

Université de Genève

Un étranger venu d’Elée, du pays de Parménide et de Zénon, un de ceux qui, « faisant le tour des cités » (Odyssée, XVII, 483-487) et passés maîtres dans l’art de raisonner, enseignaient et disputaient à Athènes, dans la deuxième moitié du Ve siècle avant J.-C., aux titres divers de « sophiste », de « politique » ou de « philosophe », tel se présente, au début du Sophiste, l’un de ces personnages qui rendaient fréquemment visite à l’Ecole de Platon et que celui-ci a mis en scène dans la fiction d’un dialogue socratique. Les sophistes, comme l’a montré Jacqueline de Romilly, ne furent pas ce que nous entendons désormais par ce mot, d’habiles parleurs qui trompent leur monde en s’ingéniant à faire passer le faux pour vrai. Des maîtres à parler et à penser, certainement, mais – toute la nouveauté est là – qui en faisaient un métier : des professionnels de la parole, qui enseignaient les techniques du raisonnement et de l’argumentation, ainsi que l’art de bien s’exprimer. Savoir débattre, savoir parler, cela s’apprend, si on peut en payer, et même fort cher, les leçons. Ce fut une révolution propre aux conditions de la démocratie athénienne, au développement de la vie publique et de l’activité judiciaire. Elle se fondait sur le mérite et non plus la nature, sur l’acquisition, non l’hérédité, en faisant pleine confiance aux pouvoirs de la parole et à l’exercice de la raison. Qu’on puisse dispenser une formation intellectuelle à l’adresse de tout un chacun était une idée et une pratique neuves dont a découlé notre propre système d’éducation.

Les sophistes furent ce que nous appelons des professeurs. Ils consommaient du même coup la rupture rationaliste avec la tradition des maîtres de vérité de la Grèce archaïque. En posant l’homme comme « la mesure de toutes choses », ils vidaient de ses dieux l’univers des siècles religieux qui avaient précédé, ils contredisaient tout autant au langage d’une vérité absolue, universelle et transcendante propre aux philosophies du cosmos. Quand Parménide affirmait l’unité absolue de l’être, identifié à la vérité, un Gorgias niait que rien fût ou qu’on pût, dans l’hypothèse contraire, rien en dire ni en connaître. Dans ce relativisme généralisé ne subsistent que des vérités, sans certitude, selon les points de vue qui s’opposent, mais qui aussi bien s’éclairent mutuellement, au cours de l’enquête et du débat, de façon à rendre plus intelligible aux hommes la complexité de leur expérience et de leurs affaires quotidiennes et en appeler aussi à leur responsabilité comme à l’art de bien décider. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le dialogue sur le Sophiste soit justement l’occasion pour Platon, par le biais de l’Etranger d’Elée, d’accomplir le « parricide » (ou son simulacre) en réfutant la thèse de « notre père Parménide », selon qui l’être est et le non-être n’est pas, sans quoi il serait impossible de saisir le sophiste comme ce maître d’erreur, cet illusionniste qui fait être d’une certaine façon le non-être, mais s’en défend en niant qu’on puisse rien trancher sur ce point au nom du vrai et de l’être, puisqu’on ne saurait poser à leur propos d’existence objective ou transcendante. Bref, si Parménide affirme que le non-être ne peut être pensé, un Gorgias argumente à l’inverse que l’être ne peut faire l’objet d’aucune certitude, tout devenant égal et, selon la formule de Protagoras, à la seule mesure de l’homme.

Le paradoxe est ici que Platon doive, pour débusquer le sophiste, en finir avec son « père », Parménide, au parti duquel il se tient pourtant en ce qui regarde l’existence d’une vérité absolue et transcendante, et qu’il doive prouver la possibilité du non-être pour que l’être et la vérité restent comme tels garantis. Mais aussi bien son maître Socrate s’apparente-t-il aux sophistes autant qu’il se distingue d’eux. Car il était leur contemporain et il fut jugé, dans la période de réaction qui suivit, aussi pernicieux qu’eux. Lui aussi s’en rapportait à l’homme, plutôt qu’à l’univers, et à la morale, plutôt qu’à la cosmogonie, persuadé, comme Protagoras, que la vertu s’enseigne et que l’ignorance, l’amathia, est seule cause du mal, non pas la volonté maligne (cf. Sophiste, 230 a : « toute ignorance est involontaire »). La méthode socratique elle-même procède comme chez les sophistes par la voie de la confrontation des opinions pour les démontrer « mutuellement contradictoires » (ibid., 230 b). C’est le principe des « discours opposés », propre à la méthode des controverses. Diotime elle-même, dans le Banquet, ne manque pas de répliquer à Socrate « sur le ton d’un sophiste accompli » (Banquet, 208 b) ! Mais Socrate n’est pas un professeur, le « philosophe » n’est pas un « sophiste », l’ami de la sagesse n’est pas un professionnel faisant commerce du savoir comme d’une spécialité. On peut vendre des connaissances en matière de techniques diverses, mais, pour l’article vertu, l’affaire se complique. Sans doute les sophistes et l’entourage de Périclès avaient-ils raison de penser qu’apprendre à parler, à débattre, à juger et à tenir son rang de citoyen ne pouvait que « rendre meilleurs » les jeunes gens qui les écoutaient et que ces « fêtes de l’intelligence » auxquelles ils les conviaient lors des séances publiques œuvraient dans le sens de la civilisation. Il n’en reste pas moins que la vertu ne s’enseigne pas sans qu’intervienne une modification intérieure, bref sans une certaine qualité de l’âme, qui ait le goût et l’exigence du vrai comme le dégoût de sa suffisance et de ses ignorances, autrement dit qui ait, quelque part, fait l’épreuve d’un désir. Sans la reconnaissance de ce manque au plus intime de soi, le progrès moral se réduira à la recherche de ses intérêts et d’un succès pratique.

Cette pauvreté essentielle à l’amour, où se fonde toute possibilité d’œuvrer dans le sens de la beauté (la sublimation), est, comme on sait, établie dans le Banquet, à l’occasion précisément d’une discussion autour « des choses de l’amour » (grec, s’entend). Loin de corrompre la jeunesse, la voie socratique est une purification, une purgation ou catharsis, selon le modèle d’une médecine des corps appliquée à l’âme : évacuer les obstacles internes avant de tirer profit d’une nouvelle nourriture (Sophiste, 230 c), débarrasser la psychè des opinions qui barrent la route à l’enseignement ou mathèsis, pour la ramener à cet état de pureté où elle sait combien peu elle sait. Cet art de réfuter, qui fait honte de soi-même au patient soumis à l’épreuve et ouvre son esprit à ce dont il n’avait pas même l’idée, relève de l’art de trier, ou diacritique, c’est-à-dire de séparer le bon du mauvais, et mérite seul le nom « d’authentique et vraiment noble sophistique » (231 b). La « cathartique » est à la fois une « médecine » de l’âme qui en combat la méchanceté, entendue comme une discorde interne de désirs et d’opinions, et une « gymnastique » de l’âme, qui en élimine la laideur, c’est-à-dire la difformité qu’y introduit l’ignorance. La « didascalique », ou art d’enseigner, qui comprend la « paideutique », ou formation intellectuelle, laquelle repose sur les méthodes de réfutation, est donc une branche de la cathartique, comme d’un art de faire le tri et d’éliminer ce qui fait obstacle et entrave. Cette véritable paideia (229 d) s’oppose alors à ce qui n’est, aux yeux de Socrate, chez les sophistes, que paidia, c’est-à-dire un jeu (234 a) où on parle de tout et de rien, dans un faux-semblant de science universelle, puisqu’on se fait fort d’apprendre en tout l’art de contredire. Cet art de la poudre aux yeux ou art du simulacre (phantasma) reçoit le nom de mimétique (234 b).

C’est le point où nous pourrions prétendre, non sans irrévérence, que la définition du sophiste selon Platon intéresse celle du psychanalyste quant au savoir qu’on lui suppose. Il vaut la peine de noter que la traduction donnée en 1950 par Léon Robin dans la Pléiade pour les Œuvres complètes de Platon introduit entre guillemets à propos de la mimétique et de ses deux branches, celle de l’image en miroir (« icône ») et celle de ce qui s’imagine (« fantasme »), le terme de « semblant », dont l’emploi était vieilli et peu fréquent (cf. Balzac : « Le semblant coûte aussi cher que le réel », cité dans le Grand Robert). L’art du « semblant » rapprocherait-il l’analyste du sophiste ? A l’imposture du sophiste, soit de se faire passer pour ce qu’on n’est pas, s’ajoute « l’escroquerie » de celui qui, au passage, emporte le morceau à son profit. Dans son séminaire du 26 février 1977, Jacques Lacan tournait ainsi en dérision la psychanalyse :

L’Inconscient est un sédiment de langage. Le réel est à l’opposé extrême de notre pratique : c’est une idée, une idée limite de ce qui n’a pas de sens. Le sens est ce par quoi nous opérons dans notre pratique : l’interprétation. Le réel est ce point de fuite […], c’est l’objet de la science. Notre pratique est une escroquerie, du moins considérée à partir du moment où nous partons de ce point de fuite : bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué – à savoir ce que Joyce désignait par ces mots plus ou moins gonflés. (d’après nos notes)

Et encore, le 15 mars 1977 :

J’ai parlé de la psychanalyse comme pouvant être une escroquerie. C’est ce sur quoi j’insistais en faisant tourner mes lettres et en vous parlant du S1 qui paraît promettre un S2. (Ornicar ?, n° 17/18, p. 8)

Escroquerie que J. Lacan identifie dans ce même séminaire du 26 février 1977 avec le « proton pseudos » (« escroquerie et proton pseudos, c’est la même chose »), soit avec ce qu’il avait introduit dans son Séminaire sur L’Ethique (où apparaît, p. 350, l’escroquerie psychanalytique !), en le mettant en relation, à la suite de Freud, avec l’hystérie (cf. p. 90). Jacques-Alain Miller en a donné le commentaire suivant, lors des XIèmes Journées du Champ freudien :

Le faux soutient l’être même du sujet, et, pour cela nous considérons l’hystérie comme l’état fondamental du sujet. Dans la psychanalyse, le refoulement même, comme concept clinique, signifie […] que le sujet ne dit pas la vérité […]. Parler, c’est mentir. Le sujet ment. De telle sorte que le plus vrai qu’il puisse dire, c’est Je mens, méritant alors d’obtenir la réponse Tu dis la vérité. Dans la parole réside le mensonge fondamental. La parole est le proton pseudos. (« Le vrai, le faux et le reste », La Cause freudienne, n° 28, p. 11)

Et Jacques-Alain Miller d’enchaîner aussitôt sur le Sophiste de Platon, qui témoigne de ce qui a tourmenté les philosophes, à savoir « le fait que la parole permette de dire ce qu’il n’y a pas et, le disant, le fasse exister. Sans cette propriété du langage de créer à partir de ce qu’il n’y a pas, les aventures du phallus maternel ne pourraient exister. Le rien entre dans le monde par la voie du langage et, ainsi, commence la dialectique » (ibid.).

Qu’il y ait un mentir inaugural, inhérent à la parole même, et que le sophiste vienne, dans sa pratique, à l’incarner et en tirer prestige montre l’ambivalence du personnage – du nom (onoma) et de la chose (pragma) – dans ce dialogue platonicien. Car il fascine les interlocuteurs, occupés à le définir et, quelque part, continue à leur échapper. Comme à la chasse, il fait l’objet d’une traque, où le raisonnement ne laisse rien au hasard et comptabilise soigneusement tous ses aspects. Mais l’animal se révèle être tout à l’inverse le plus habile des chasseurs. Première ironie du dialogue.

Survolons-en brièvement la première partie.

Toute « technè » se résume sous deux formes, art de produire (poiétique) ou bien art d’acquérir (ktétique). Ce dernier se réalise selon l’échange ou bien par capture, laquelle, à son tour, se subdivise en agonistique et en théreutique, ce dont on se saisit pouvant l’être, en effet, soit ouvertement, en luttant, soit par ruse, en chassant. Si la chasse vise les vivants et, parmi eux, l’être humain, on devra distinguer entre la manière violente et la persuasive et, là encore, en public ou en particulier. Dans ce deuxième cas, on peut se gagner l’attention de quelqu’un en lui prodiguant des cadeaux, comme dans l’érotique ou chasse amoureuse, ou en se faisant payer par lui : le sophiste est celui qui, sous couleur d’enseigner la vertu, s’est lancé à la chasse des jeunes gens riches. On relèvera, en se souvenant du Banquet, cette première opposition entre l’érotique et la sophistique. Platon introduit toujours un point de bascule où s’indique l’endroit de ce dont le sophiste est l’envers.

Mais repartons dans l’autre direction qui caractérise l’art d’acquérir. C’est l’occasion de trois nouvelles définitions, d’un comique féroce à l’encontre du sophiste. L’échange se fait dans le troc ou par le commerce, qu’il s’agisse d’une vente directe par le fabricant ou qu’on recoure à un intermédiaire, petit détaillant ou gros négociant. Ce qui se vend, en l’espèce, n’est pas seulement de l’ordre des biens matériels, mais concerne aussi ce qui meuble ou distrait l’esprit : amuseurs et forains, par exemple, ou alors professionnels de l’enseignement, en matière de techniques ou en fait de vertu. Voilà donc notre sophiste en « gros négociant de sciences à l’usage de l’âme », vendant une technè particulière qui a trait à la vertu, à moins qu’il n’en fît commerce de détail ou qu’il en fût de surcroît le fabricant.

Mais ce n’est là qu’un intermède pour se moquer, car l’Etranger reprend plutôt l’autre branche de la capture, la lutte ouverte, qui est combat physique ou bien intellectuel, par arguments opposés qu’on appelle « antilogies », ce qui mérite, quand on le fait avec art sur des notions générales comme le juste ou l’injuste, le nom d’éristique, et encore de sophistique, quand le métier devient lucratif. D’une certaine façon, le sophiste est un athlète de la parole qui monnaie sa force.

Nous voici en possession de cinq définitions, mais l’Etranger, soucieux d’épuiser tous les aspects possibles de l’ondoyant personnage, nous engage soudainement sur une autre piste, en invoquant dans la liste des travaux domestiques l’art de trier. On l’a vu plus haut, de diacritique en cathartique on aboutit ainsi à une méthode de confrontation des opinions contradictoires et de réfutation (elenchos) qui nettoie l’esprit des confusions qui l’encombrent. Mais justement cette catharsis relève-t-elle vraiment du sophiste ou, au contraire, de la véritable dialectique socratique ? Autre point de bascule qui permet à l’Etranger, récapitulant les six définitions obtenues, de revenir maintenant sur l’art de porter la contradiction par arguments opposés ou antilogies (dont dérivait la sous-branche de l’éristique). Après le détour par la cathartique, qui laissait entrevoir un plus noble emploi des ressources argumentatives, ce retour en arrière marque le grand tournant du dialogue.

Etre, en effet, prêt, en toutes circonstances, à réfuter tout ce qu’on pourra dire, équivaudrait à tout savoir, ce qui relève du prodige ou d’une condition divine. Se peut-il qu’un homme sache toute chose ? L’objet du dialogue s’infléchit un instant : à vouloir débusquer l’insaisissable animal (226 a), le monstre polycéphale (240 c), et ressaisir l’unité de cette multiplicité d’aspects (232 a), on éprouve pour finir de l’étonnement devant pareil prodige (236 d) et toute la question est désormais de savoir ce qui peut donner à la sophistique une si prestigieuse puissance (dynamis, 233 a). D’où tire-t-elle la fascination qu’elle exerce ?

De l’art de produire des simulacres, c’est-à-dire de paraître et de sembler sans être, de dire quelque chose sans pourtant dire vrai, répond l’Etranger, autrement dit de faire être ce qui n’est pas, ce qui revient aussi à faire que ce qui est ne soit pas. C’est l’occasion d’une huitième et dernière définition qui repart de la première alternative présentée dans le tableau des techniques : si ce n’est l’art d’acquérir, alors c’est l’art de produire, qui amène d’un non-être antérieur quelque chose à l’être (219 b) et qui a une double face, divine (créant les réalités aussi bien que leurs ombres) et humaine, qu’il s’agisse de choses effectivement produites, utiles à notre entretien ou à notre confort, ou bien d’imitations de réalités. Qui prétend tout pouvoir faire n’en produit que l’illusion. Ceci vaut dans l’ordre de la parole comme dans celui des représentations. Loin d’atteindre à la vérité des choses, le sophiste ne produira que des « fictions parlées » (mot-à-mot : des images parlées, des « idoles », eidôla legomena), donnant ainsi l’illusion de tout savoir et de tout pouvoir. Son art ressortit au genre de la mimétique, d’où on fait dériver par bifurcations successives la création d’images (« idoles »), non pas copies (« icônes »), mais simulacres (« fantasmes »), soit le genre fantastique dans lequel se spécifie la mimétique. Ainsi verse-t-il dans les oreilles des jeunes encore éloignés de la vérité la magie de ses paroles. Il agit en sorcier, en faiseur de sortilèges, c’est le sens du verbe goèteuein en grec (234 c). Cet art d’imiter, de feindre la chose par son image ou sa semblance se distingue de l’art de copier qui reproduit la réalité à l’identique, à quoi, dans le langage de Platon, se reconnaît l’icône. Trouver, au contraire, le moyen d’en donner l’illusion en substituant, eu égard à la perspective, d’autres proportions que celles, exactes, du modèle, pour mieux le rendre grâce à cette infidélité même, relève de l’art du simulacre, mot par lequel on traduit le grec phantasma. Le sophiste, en magicien du verbe, fait donc œuvre de tromperie. Expert dans l’art de la contradiction, ou « discours opposés », il imite, au cours de réunions privées, le sage, sophos, dont il approche seulement le nom en s’appelant sophiste, alors que son art relève de l’opinion, non de la vraie science, la science dialectique (235 d), celle du philosophe.

Mais cette saisie finale de l’être véritable du sophiste n’a été possible qu’au prix d’une longue digression où l’Etranger s’est vu contraint par le sophiste qu’il pourchasse de reconnaître, contre le grand Parménide, un certain être au non-être, ainsi que la présence du faux dans le discours et dans l’opinion. En quoi il apparaît que le sophiste tient, dans le dialogue de Platon, la fonction même de ce non-être, sans lequel les propriétés de vérité du discours ne pourraient être fondées, ni le sophiste être reconnu, « réellement et véritablement » menteur (cf. 263 d). L’alliance de mots permet aussi d’entendre que le Vrai ment, puisque le faux, grâce au sophiste, existerait vraiment.

Prenons, en effet, la collection des plus grands genres. Les trois qui s’imposent à l’esprit sont l’être, le repos et le mouvement. Il est aisé de montrer que l’être est commun aux deux autres, sans que ceux-ci puissent se mêler l’un à l’autre. Chacun des trois « étant autre que les deux qui restent et même que soi » (254 d), deux termes supplémentaires sont requis pour compléter la série : le même et l’autre. Seul de ces cinq termes, l’être se mêle à tous les autres et se répand dans toute la série, tandis que l’autre et le même, le mouvement et le repos, ne peuvent rien avoir de commun entre eux. Cependant, quand l’être se pose comme être, il est bien autre que les autres, c’est-à-dire qu’il pose comme ses autres tous les termes qu’il n’est pas. Ainsi se génère un « n’être pas » de l’être lui-même par rapport à ses autres et de ceux-ci par rapport à l’être. Dans le décompte des genres, le non-être permet d’isoler le terme décompté comme ce que l’être n’est pas, mais aussi bien efface tous les termes comme tous ces autres qui ne sont pas :

Autant sont les autres, autant de fois l’être n’est pas ; lui, en effet, n’est pas eux, mais son unique soi, et, dans toute l’infinité de leur nombre, à leur tour les autres ne sont pas. (257 a)

Dans ce cycle où le non-être s’énumère, Jean-Claude Milner, lors d’une intervention célèbre au Séminaire de Jacques Lacan, le 2 juin 1965, a identifié « l’ordre ignoré du signifiant dont l’être et le non-être reprendraient les traits, eux qui, par leur couplage même, assurent la vérité et autorisent le discours […]. Un système formel est constitué […]. Comment ne pas lire, dans leur double dépendance, l’être comme ordre du signifiant, registre radical de tous les computs, ensemble de toutes les chaînes, et aussi ‘un’ du signifiant, unité de la computation, élément de la chaîne ; le non-être comme le signifiant du sujet, réapparaissant chaque fois que le discours, se perpétuant, surmonte un fléchissement où se confirme son caractère discret, et reprise du pouvoir spécifique du sujet d’annuler toute chaîne signifiante ? » (Cahiers pour l’analyse, 3, « Sur l’objet de la psychanalyse », mai 1966, pp. 77-78).

« Mais, à peine entr’ouvert, le registre du signifiant se referme » (ibid., p. 81), car Platon, ignorant la structure du zéro, finit, au terme de son dialogue, par effacer le non-être lui-même dans le discours, puisque, à ses yeux, dire ce qui n’est pas (soit la possibilité d’un discours faux) suppose de le dire sur ce qui est, le discours ne pouvant qu’être discours sur quelque chose : « Théétète vole », le nom auquel est attribué ce prédicat erroné s’est ici fixé en nom propre, lequel « désignant le sujet comme irremplaçable, comme pouvant dès lors venir à manquer, le repère précisément aussi comme ne manquant pas » (ibid., p. 81). D’où suit que, par la vertu de cette plénitude du nom propre, « non-être du non-être », « le discours s’installe comme règne d’un savoir imperturbable. ».

C’est aussi pourquoi Xavier Audouard, dans une précédente intervention au même Séminaire, avait dénoncé l’Etranger, dont le sophisme est d’avoir « la science à la place de ceux qui disent qu’ils ne l’ont pas » et de vouloir être « le sujet de tout savoir » (ibid., p. 71), comme « l’âme obsessionnelle qui hante tous les lieux de l’analyse ». Car le simulacre (phantasma) crée un écart qui le différencie autant de la copie de la réalité que de la réalité même. Il est seul, de ce fait, à instituer le sujet, puisqu’il l’incorpore comme cet écart même : « Le sophiste pense que l’homme est la mesure de toutes choses, de tout ce qui est et de tout ce qui n’est pas ». La barre du sujet comme non-être, nécessaire au discours pour que le discours comme assertion de vérité soit possible, affecte ainsi tout autant l’Autre, garant des vérités éternelles au ciel des Idées et le rend inconsistant. A ce titre, ajoutons-nous, la question du nom propre est cruciale pour rendre à la littérature ses pouvoirs, pour libérer « la vie de la lettre », sa dynamis propre, de la fixation référentielle qui caractérise l’histoire littéraire centrée sur « l’homme et l’œuvre ». Le génie de Roger Dragonetti, son apport décisif à l’étude de la littérature est d’avoir restitué « la fiction du sujet » et porté son attaque sur les noms mêmes d’un « Chrétien de Troyes » ou d’un « François Villon ». C’était rendre l’attribution des noms d’auteur au jeu des pratiques purement rhétoriques de l’écriture :

Le sujet de l’énonciation, soustrait à toute possibilité d’identification, disparaît sous la fiction d’un personnage en position de conteur ou de chanteur lyrique […]. C’est donc l’œuvre qui produit son personnage de conteur ou de chanteur, dont le nom éventuel, recouvrant l’anonymat de l’écrivain, fait partie des effets de signifiance de cette écriture. (Le mirage des sources, Paris, Seuil, 1987, p. 22)

Ultime ironie du sophiste qui prendrait ainsi sa revanche sur Platon ? Ce serait oublier la puissance de cette « fiction parlée » à laquelle s’identifie justement le dialogue platonicien lui-même. L’art de Platon, qui est un art de bien dire (to eu legein), fait seul exister le sophiste comme la cause absente dont l’efficace se ressent d’un bout à l’autre de l’entretien. Constamment traqué, c’est pourtant lui qui est à l’affût, chasse et fascine. Que l’Eléate ait cru bon d’illustrer sa méthode en partant de la pêche à la ligne a valeur de paradigme. Celui qui hameçonne tout le discours et cause notre désir est, par un simple renversement, celui dont on voulait se saisir. Il existe, à vrai dire, d’autant mieux qu’il n’est pas. Sa force d’attraction lui vient de sa mise en retrait. Situerait-on dans son silence la place où attend l’analyste ? Mais comment faire se rejoindre la mise en scène de l’homme du simulacre dans le Sophiste et la mise en jeu des choses de l’amour selon le Banquet ? Erotique et sophistique, avons-nous vu, partaient d’un même embranchement. Qu’il suffise, sans conclure, d’utiliser la ressource d’un jeu de mots rendu célèbre par le latin chrétien d’Isidore de Séville qui fait dériver le mot d’amor de hamor. Autrement dit, l’amour doit son nom au fait d’être bel et bien hameçonné.