Book Title

L’or à gueule de la lituraterre

Jacques-Alain MILLER

Paris

Je fais un peu supplément dans un colloque qui mériterait de s’achever par l’intervention que nous venons d’entendre. Mais, enfin, faire supplément comme psychanalyste dans un colloque littéraire est une position.

« L’or à gueule de/et la lituraterre ». Ce titre fait-il énigme ? Nulle part sans doute moins qu’ici. Qui n’entend que s’y répercute et s’y réfracte ce que Roger Dragonetti a proféré à notre usage : son superbe et sonore « Orgueil de la littérature », dont il a fait une bannière claquant au vent à nous rassembler aujourd’hui autour de lui. Mon titre s’entend. Mais cet entendre est seulement un ouïr. C’est « languaige barbare », comme dit Rabelais en son chapitre des « parolles gelées »1. Comment ne pas relever qu’entre celles-ci, les premières que Pantagruel trouva sont, dans l’ordre du texte, « des motz de gueule » (ibid.) ? Ce « gueule », sinon exactement sa valeur de blason, est dans mon titre.

Ayant donné au son, ne faut-il pas que je donne maintenant au sens ? Car, qu’est une conférence si elle ne confère sens ? Le mental veut de la « compréhension » – c’est dans Mallarmé – imaginative, « imaginative compréhension », précise-t-il, et c’est – je le cite – « dans l’espoir de s’y mirer »2. Comprendre et se reconnaître, c’est, du symbole, choir au stade du miroir – « stade du miroir » : Lacan. Là on s’y retrouve.

Je sais ce qu’on attend de moi. On attend Lacan. On attend que je mette Lacan dans le coup. Et comment n’y serait-il pas, Lacan, dans le coup, quand Dragonetti, déjà, était auprès de lui il y a trente ans à son séminaire ? Pour le comprendre, pour comprendre comment Lacan pouvait être dans le coup aujourd’hui, je me le suis fait dire par un autre, un autre de miroir auprès de qui je me suis enquis du thème que je pourrais ici broder devant vous. « Lituraterre », me répondit Alain Grosrichard. Je ne sais pas si « lituraterre » vous dit quelque chose ; entre nous, c’est un mot de passe. Ce mot fait le titre d’un article de Lacan3, qui garde bien de ses énigmes encore, mais non pas celle de son titre. Il y a par en-dessous l’équivoque que proposait James Joyce de : a letter, a liter. D’une lettre à une ordure : ce que rend le latin litura (l’ordure, la rature). C’est litura de « lituraterre ».

« Lituraterre » modifiant « littérature » – vocable qui figure dans le titre de notre journée – incitait à ne pas laisser intact « orgueil » dans sa superbe, mais à le soumettre à son tour à quelques jeux sur le son et le sens. Aussi bien est-ce l’ordure nommée en latin dans « lituraterre » qui m’a fait détacher l’« or » d’« orgueil » (et, du même coup, en souligner la fonction de blason, la « gueule » désignant le rouge en héraldique). Et qui me fait donc opposer l’or et l’ordure de litura. Litura n’épuise pas en effet ce qu’il en est de l’objet. Celui-ci est aussi bien agalma. Là, nous passons au grec : l’objet brillant, précieux, qui s’incarne au mieux, classiquement, dans la statuette merveilleuse que cache le laid Silène. Vous savez qu’Alcibiade, au Banquet, en fait métaphore de ce qu’il attend de Socrate. C’est agalma qu’il attend de trouver au cœur de Socrate et qui le retient auprès de lui. Rabelais l’évoque aussi bien au Prologue de son Gargantua. Et Lacan y trouva jadis, dans cet agalma, le ressort proprement libidinal du transfert (là, je me suis dit que j’aurais eu besoin d’une note en bas de page, mais je vous l’éviterai pour l’instant). L’« or » est donc ici pour rappeler l’agalma qu’est l’objet avant de virer à l’ordure, au moins dans le décours d’une analyse et à son terme. L’objet précieux, qui est le principe de ce qui retient l’analysant auprès de l’analyste, cet objet vire à l’ordure et c’est de lui qu’on se détache en quittant son analyste. Au moins s’il faut en croire Lacan, qui en trouvait le fin mot dans celui de palea, « fumier », prononcé par saint Thomas au terme de sa vie pour qualifier son œuvre même. Ce n’était plus pour lui que fumier, cette œuvre qui était, non pas littéraire, mais théologique.

Si l’on rêvait par extraordinaire de comparer l’histoire de la littérature à la trajectoire d’une analyse – et le thème, au moins, de la disparition et de la fin de la littérature hante aujourd’hui la littérature – si l’on comparait par extraordinaire l’histoire de la littérature à la trajectoire d’une analyse, ce serait Samuel Beckett et ses personnages éloquents dans leur poubelle qui en figureraient la conclusion. Lacan se contente de dire qu’en avouant avoir la poubelle pour partage, Beckett – je cite Lacan – sauve l’honneur de la littérature, à défaut de son orgueil, parce qu’il en révèle la vérité dans un objet qui est déchet4.

L’or, à cette place, est riche d’autres résonances encore et je serais inexcusable de ne pas évoquer ici en présence de Roger Dragonetti, qui sut si bien l’épeler pour nous, La Musique et les Lettres de Mallarmé. Ce titre, on le sait, est ambigu : il est à la fois celui de la conférence donnée par Mallarmé à Oxford et Cambridge en 1894 – et il fut déçu, parce qu’il n’y eut que soixante personnes pour l’entendre, c’est-à-dire moins qu’ici – mais ce titre est aussi celui de l’opuscule où elle fut publiée l’année suivante, mais non pas seule : jointe à un texte intitulé Déplacement avantageux paru en partie dans Le Figaro la même année que la conférence et ce, sous le titre Le fonds littéraire. Donc, quand on parle de La Musique et des Lettres, on parle de deux choses à la fois : on parle de la conférence même qui s’intitule ainsi, et de l’opuscule qui inclut cette conférence et une sorte de supplément dont l’édition Mondor suppose qu’il y fut joint non sans quelque arbitraire5. (Mais nous avons entendu ce matin une conférence – celle de M. Nichols – qui nous avertissait de l’attention qu’il fallait porter à ces jointures et à ces ordres). Puis-je m’aventurer alors à dire qu’il est difficile de croire que ce texte sur « Le fonds littéraire » ait été joint par arbitraire à La Musique et les Lettres, quand il s’agit du moyen de restituer à la littérature, au moins à l’institution littéraire, partie des revenus des œuvres qui, tombées dans le domaine public, enrichissent le corps des éditeurs sans profit pour les littérateurs. Ne voit-on pas que le projet de cette taxe constituante d’un fonds littéraire, c’est le désir avoué en toutes lettres de récupérer l’objet perdu de la littérature. Et qu’il consonne exactement avec ce qu’évoque La Musique et les Lettres de la notion d’un objet échappant qui fait défaut. Par quoi, me semble-t-il, Mallarmé désigne la création ou la quasi-création littéraire. Oui, pour citer encore Mallarmé, « la trouvaille est curieuse de cet or miroitant, près la main, ainsi que la richesse comprimée à leurs tranches par le sommeil des livres »6.

Je reviens une dernière fois à mon titre. Pour faire « gueule », sans doute y a-t-il pour le motiver ou pour raisonner les « motz de gueule » de Rabelais – ce dont il serait « follie » de « faire réserve » parce que, de cela, « jamais l’on n’a faulte et que tousjours on a en main […] entre tous bons et joyeulx Pantagruelistes »7. Et il ne me déplaît pas d’associer ainsi Rabelais à Mallarmé pour croire avoir déduit de Roger Dragonetti et de son Moyen Age dans la modernité – le maître utilise lui-même le mot de « modernité », donc je suppose que c’est autorisé – ce qui apparente le champion de l’idée, Mallarmé, à celui qui ne recule pas à se faire chantre de l’ordure, Rabelais. Mais de l’or juxtaposé à « gueule » s’évoque non moins la pratique que je sers : la psychanalytique. Celle où, d’accueillir seulement bouche qui parle, on la flatte silencieusement d’un « tu parles d’or » qui se réalise dans un numéraire dont l’accumulation rend peu pensable l’idée d’un fonds psychanalytique analogue à celui que, très sérieusement, prônait Mallarmé pour la littérature. A moins qu’on ne suppose – ça m’est venu après – que si les psychanalystes se groupent en associations, en écoles, en sociétés, au fond, c’est pour se taxer un peu eux-mêmes, c’est pour faire une sorte de fonds psychanalytique à travers leur groupe. Certes, le numéraire n’est pas or, par « manque d’éblouissement » dit Mallarmé dans Grands faits divers8. Son confinement au numéraire – je cite Mallarmé – « à l’ombre des coffres en fer » (ibid.) – qui disent quelque chose ici à Genève – évoque plutôt l’ordure et sa poubelle. La place de l’économie politique dans l’intérêt de Mallarmé est avéré. Et Roger Dragonetti, du reste, rappelle que, pour Mallarmé, les deux grandes enquêtes sont l’esthétique et l’économie politique9.

Ai-je assez fait comprendre la pertinence de mon titre ? Je le supposerais au moins pour en venir à « lituraterre », ce mot qui m’a été soufflé par Alain Grosrichard. C’est le mot par quoi Lacan essaie de dire ce qu’est, à son sens, la littérature. C’est une réponse à un « qu’est-ce que la littérature ? ». A ce qu’elle est non pas d’essence mais d’être. Chamboulant, pour ce faire, les lettres du mot « littérature ». Y faisant apparaître litura, le « déchet » : comme si, depuis toujours, cachée en son intérieur, ou plutôt à sa surface même. Ne faut-il pas reconnaître ici l’opération, la même, qui s’étale sur le tableau dit des Ambassadeurs de Holbein, que Lacan, en en ayant reçu l’amorce de Baltrušaïtis, a porté au paradigme10. Dans l’image somptueuse où s’amoncellent l’or et les savoirs, en sortant de la pièce où s’expose la toile, et par la bonne porte, vous vous retournez pour en prendre une dernière vision, la tête de mort soudain surgit pour vous prendre aux yeux. C’est-à-dire qu’elle vous regarde. Et sans doute devait-elle déjà, avant, vous regarder sous les espèces de cette forme allongée aux contours peu distinguables où Lacan voit un fantôme phallique. La peinture est prodigue de telles surprises criantes. Elles sont peut-être un peu plus étouffées dans la littérature, mais non moins actives. Bref, « lituraterre » est anamorphose. Voici ce que j’avance. C’est l’équivalent scriptural d’une anamorphose. Et l’anamorphose, n’est-elle pas l’opération « Lacan » par excellence, où un angle suffit, si c’est le bon, pour dissiper les semblants et cerner, voire heurter, le dur réel renfermé dans la modalité de l’impossible.

Cette opération, l’opération « Lacan », est démonstration, si l’on veut bien motamorphoser, si je puis dire, motamorphoser ce mot aussi bien pour faire entendre, comme Roger Dragonetti l’a su pointer dans Mallarmé, le monstre qui par cet office se montre, le monstre qui est caché dans le mot dé-monstration11. Que sa « gueule » soit de « Chimère » – le mot est dans Mallarmé et pointé par Dragonetti12 – ne l’empêche pas de hanter le rêve. Aussi bien, « lituraterre » n’est pas « littérature ». Elle est ce que « littérature » voile. La littérature voile, habille, dissimule ; mais aussi parfois exhibe, et alors elle vire à « lituraterre ». Nous pourrions la mettre, tel Hercule, devant deux voies qui seraient, l’une celle des idéaux, l’autre celle du déchet. D’un côté, le culte du bon usage, la faveur, l’admiration des maîtres de la langue, l’identification maîtresse aux personnages – on traite souvent la littérature en termes d’identification aux personnages, et on le fait souvent au nom de la psychanalyse, d’ailleurs – l’identification maîtresse aux personnages comme aux grands écrivains, le classique, c’est-à-dire la permanence de ce qui s’enseigne : qui est ce qui reste comme le déchet, mais au sens de ce qui perdure sur le mode des idéalités. Ça serait une voie. L’autre voie, c’est l’aveu du rebut comme objet monstre de la littérature. Et c’est là que Lacan, je l’ai dit, situe son honneur. Trop simple binaire, car les mixtes sont permis et même le mixte est nécessaire et l’objet est toujours là sous les voiles qui chatoient. Je prends mon exemple chez Roger Dragonetti. « Les écrivains latins et romans du moyen âge, nous rappelle-t-il, n’avaient cessé de pratiquer le culte orphique des Lettres, mais ce culte, dit-il, ne se pratiquait que sous la caution de l’allégorisation chrétienne »13. Nous avons bien là un rapport, au fond, de voile, de dissimulation. Il y a une activité qui est proprement des lettres, mais qui ne peut se faire que sous le voile idéal de l’allégorie chrétienne. Et c’est ce voile que Mallarmé démontre quand il profère la phrase que Dragonetti aime à citer : « Oui, que la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout »14. « Exagération », annonce Mallarmé, et son « si l’on veut » le rappelle, mais qui n’est rien d’insignifiant puisqu’il suffit d’entendre qu’ainsi la littérature ex-iste au tout pour que l’autonomie de la création poétique, comme dit Roger Dragonetti, découvre l’être de reste dont elle s’appuie.

Quelque chose sans doute, avec Mallarmé, s’est dénudé de la littérature et s’est dénudé sous la forme de l’essence pure comme autonomie de la création. Mallarmé, au fond, a volatilisé les semblants, les prétextes, les rites qui entouraient l’être de la littérature. Et c’est en cela que « la destruction fut ma Béatrice », peut-il donc dire. Mais, aussi bien, dans ce culte de l’idée gît le semblant ultime qui voile ce qu’est l’être de la littérature. L’idée mallarméenne, ne faut-il pas l’avouer pour un leurre, que perce Dragonetti en la réduisant à son être de lettre ? Je le cite : « L’idée, en tant qu’assemblage de lettres, s’apparente ainsi à la famille des iridées » ; et il renvoie à la Prose pour des Esseintes, commenté dans le « Malaise divin de la critique »15. C’est dire, ici, que l’idée comme essence, c’est le voile dernier de l’objet.

Cet objet, l’objet littéraire, la litura de la littérature, quel est-il ? Il est temps de le dire après ce moment d’apprivoisement auquel j’ai soumis votre auditoire. Cet objet, c’est la lettre, à entendre à la lettre, telle que la batterie s’en donne dans ses vingt-quatre lettres qui se sont fixées en une langue, comme dit Mallarmé16. C’est l’écrit dans sa matérialité asémantique, comme telle, sans transfiguration. Celle qui saute aux yeux, par exemple, dans la calligraphie japonaise, à laquelle, précisément, Lacan recourt dans son « Lituraterre ». Autrement dit, pas de bavardage : c’est la calligraphie de signes écrits, matériels. Et à mesure que le littéraire accueille l’écrit, il se ferme davantage aux significations que véhicule le discours commun. Sans doute fallut-il, pour que l’écrit se révélât dans son être d’objet, qu’un homme advienne – je reprends là la formule de Mallarmé17 : James Joyce, qui fut assez ennemi de la langue, la sienne.

James Joyce, il en avait une de langue, mais il était assez ennemi de la langue qui était, en fait, celle de l’autre opprimant son peuple, la langue des Anglais, pour la travailler, la corrompre, la traverser d’autres, et ainsi déchirer le voile de l’idée et nous apporter son fruit, le monstre de l’écrit, ce Finnegan’s Wake, sur lequel le psychanalyste Lacan a passé une ou deux années de la fin de sa vie. Ce n’est pas qu’alors le monstre de l’écrit n’ait plus de sens. Au contraire. Il n’a pas sens commun, mais un sens qui se multiplie, qui s’infinitise, qui gicle, déborde, envahit tout : c’est un sens qui ne se laisse pas prendre aux rets de la métaphore et de la métonymie, dénoncés par là dans leur être de semblant. La distinction de la métaphore et de la métonymie, ça ne fonctionne pas sur le texte de James Joyce et, par là-même, le réel de cet écrit dénonce le semblant de ces effets de signifiant. Lacan, pour avoir symbolisé par la lettre les deux effets de signifiants isolés par Jakobson, la métaphore et la métonymie, a prêté à la confusion de faire de la lettre un signifiant, voire même à affecter la lettre d’une primarité au regard du signifiant, telle que celle qu’il lui assignait au regard du signifié.

« Lituraterre » – après tout, ce texte n’est pas assez connu : il est connu de vous, mais il n’est pas assez connu – est, là-dessus, fait pour redresser « L’instance de la lettre »18 d’un apologue qui veut démontrer d’une démonstration littéraire la production de la lettre comme conséquence du langage, le statut de l’écriture comme un artefact n’habitant que le langage. Cet apologue, il faut le lire, mais rien n’interdit que je le résume en ces termes. C’est la petite historiette qu’invente Lacan pour se faire comprendre littérairement : une petite genèse de la lettre, une genèse justement non pas mécanique comme la métaphore et la métonymie, mais une genèse météorologique. Il place le signifiant où ? Dans les nuages, dans les nuées, lieu du semblant par excellence, lieu des phénomènes et des météores. Que le signifiant soit, par excellence, du semblant, c’est par ces mots, par ce rappel que Charles Méla a ouvert ce colloque en évoquant la sophistique. Que, précisément, par le langage, dans le jeu du signifiant, le semblant est tout de suite là à portée de la main. C’est pourquoi Lacan – le Lacan de « Lituraterre » – met le signifiant dans les nuages du semblant, dans les nuées ou bien les météores, les phénomènes d’illusion, l’arc-en-ciel, etc. Et c’est de la rupture du nuage qu’il pleut du signifié ; et alors la terre se ravine. Et l’écriture est ce ravinement même que laisse dans la terre cette pluie du signifié creusant alors un vide qui peut faire accueil à la jouissance – je laisse ça de côté. Cette météorologie de la lettre ainsi réduite, n’est-ce pas assez, sans que je l’explique davantage, pour que se mesure ainsi la distance où parvint Lacan de sa propre instance de la lettre ? Sans entrer dans les arcanes d’une doctrine dont le dernier état ne s’est pas fixé dans des formules simplifiées, à l’instar de « L’instance de la lettre ».

Il ne me paraît pas insurmontable de faire apercevoir la conséquence qu’emporte le fait de situer l’écrit comme un objet chu du langage. C’est qu’en tout cas il n’a pas structure de langage, cet objet, si la structure du langage se définit du signifiant et de son effet le signifié – termes qu’après les avoir empruntés à la linguistique saussurienne, d’ailleurs Lacan lui abandonnera. L’important est ceci : que l’objet n’a pas la structure qui est celle de l’inconscient. Et c’est pourquoi il n’y a pas, à la lettre, d’interprétation analytique de l’écrit littéraire. On n’en trouvera pas chez Lacan. Ce qu’on trouvera, oui, ce sont des emprunts, des prélèvements, des morceaux de littérature utilisés à des fins qui ne sont pas d’interprétation mais d’illustration, d’apologue, de paradigme. Et je n’oublie pas, en disant ce mot, que le paradigme du paradigme, Platon l’emprunte aux lettres de son alphabet. Ce sont autant de matériaux asservis à une démonstration : celle que requiert à tel moment l’élaboration d’une doctrine qui concerne la psychanalyse et sa pratique. Il n’en est que plus saisissant de vérifier que les démonstrations littéraires de Lacan convergent sur un thème unique, qui est la fonction de l’objet en psychanalyse.

Je ne puis ici me livrer à une démonstration érudite à travers l’enseignement de Lacan, mais un survol sera assez indicatif, au moins pour ceux qui ne sont pas vierges à l’endroit de l’enseignement de Lacan. La Lettre volée, pour l’évoquer d’abord, qui sert d’apologue au pouvoir du signifiant, ne démontre-t-elle pas aussi bien la disjonction du message et de la lettre ? Puisque, délestée de son message, donc du signifiant comme du signifié qu’elle emporte, la lettre comme missive n’en continue pas moins sa circulation et ses péripéties. Qu’est-elle, alors qu’un objet reste ?19 Autre exemple, l’étude sur André Gide, qui prend son point de départ d’une psychobiographie. Point de départ obligé à l’époque, mais qui conduit Lacan à l’épisode qui est majeur à son gré et qui est narré, non pas par Delay, mais par Schlumberger : la destraction par Madeleine, la femme de Gide, de toute la correspondance que son mari avait entretenue avec elle jusqu’en 1918 et qui était, dit-elle, ce qu’elle avait de plus précieux. Si elle se révèle ici digne de m’aider, cette Madeleine, ces lettres, qui n’avaient pas de double – bien que Gide leur accordât le plus grand prix, il n’avait pas fait de double de ces lettres et il a donc pleuré leur perte comme on pleure la perte d’un enfant – ces lettres qui n’avaient pas de double et qui sont donc perdues à jamais démontrent ainsi, dit Lacan, leur nature d’objet fétiche pour Gide20. Quand nous parlons de la lettre, nous parlons de cette matérialité. Oui, la lettre circule ; oui, la lettre passe ; oui, la lettre se froisse ; oui, la lettre se brûle ; la lettre se jette. Dans tous les cas, elle se conforme à son destin d’objet, de déchet. Et même quand on l’encadre, comme il m’est arrivé de le faire d’une lettre de Jacques Lacan. En cela, une lettre arrive toujours à destination – si on sait ne pas confondre la lettre et le signifiant. Savoir que le destin de la lettre comme objet monstre, c’est, en effet, la poubelle21. L’usage par Lacan de Hamlet tourne autour d’Ophélie comme objet22. Comme son analyse du Ravissement de Lol V Stein de Marguerite Duras, qui joue tout entière sur la place de l’objet du regard23. Et de Dante, que lui apportait Dragonetti, que retient Lacan dans Télévision ? Il retient le battement de paupières de Béatrice et le déchet exquis qui en résulte24. C’est l’objet regard d’où surgit la notion de l’Autre divin qui, lui, saurait combler une femme. Cette liste abrégée suffit-elle à preuve de ma thèse : que ce n’est jamais que litura que Lacan a cherché dans la littérature ? Litura, dans ses incarnations diverses dont j’ai retenu ici, d’abord, la lettre et le regard. Mais Antigone est aussi une incarnation de litura, à la fin de la pièce25.

D’avoir rencontré par deux fois le registre de la vision à propos de l’anamorphose littérale et de nouveau avec l’objet-regard, ne nous permettrait-il pas d’amorcer la perspective qui s’en impose ? Je veux dire la schize de l’œil et du regard, dont Lacan a démontré la pertinence pour la peinture dans son Séminaire XI26. Cette schize de l’œil et du regard, n’a-t-elle pas son répondant en littérature ? Et n’est-ce pas cela même qui s’indique dans le virage de « littérature » à « lituraterre » ? L’hypothèse est à former d’une schize interne au champ littéraire entre l’écrit et sa lecture. On pourrait peut-être commencer à l’appareiller, à le percevoir, de ce qui s’accomplit pour moi mystérieusement de Rabelais à Montaigne. Si on lit d’un côté le Prologue du Gargantua, qui reprend cet exemple du Silène et de l’agalma et qui nous promet des interprétations, des couches d’interprétations comme à l’infini, de ce Prologue du Gargantua au chapitre XIII du troisième Livre, qui est le dernier des Essais et où, au contraire, Montaigne prend toutes ses distances, me semble-t-il, avec l’interprétation à l’infini. Chez Rabelais, on voit qu’on jouit de l’interprétation ; alors que chez Montaigne déjà, au fond, se profile, me semble-t-il, une littérature qui va glisser à une certaine parenté avec la conversation : celle-là même dont, par exemple, fait l’éloge et se fait le théoricien Marc Fumaroli. Là, entre Rabelais et Montaigne, il y a comme deux pôles du fait littéraire et comme une schize. Cette schize entre l’écrit et sa lecture est rendue lisible chez Mallarmé, où l’écrit se défend de la lecture ; où la lecture, quand elle a lieu, est assimilée volontiers à un viol (c’est ce que rappelle Dragonetti)27. Cette schize partage, mais d’une division qui n’est pas disjonctive. D’un côté, l’écrit fait pour être lu. Et de l’autre, l’écrit comme pas à lire – ce qui fait de la lecture « une pratique désespérée »28. C’est pourquoi Lacan pouvait dire que publier était, en fait, comme mettre à la poubelle. Et son néologisme, la « poubellication », répond exactement à « lituraterre ».

Qu’il faille disjoindre la lettre et la lecture, l’apprentissage même de la lecture en témoigne. C’est un exemple que Lacan prend quelque part : l’apprentissage même de la lecture montre cette disjonction, puisque qu’est-ce qu’on apprend en fait ? On apprend que la même lettre de l’alphabet ne se lit pas de la même façon selon le mot où elle est combinée à d’autres. L’écrit est bien plutôt, pour la parole, de l’ordre de la référence. « Comment l’écrivez-vous ? » C’est là que l’écriture est pierre de touche. C’est pourquoi, dans son « Lituraterre », la langue japonaise retient Lacan. Car là, l’écriture autorise une double lecture et se prononce d’une manière ou d’une autre selon que le caractère se prononce comme tel, et dans l’autre prononciation s’énonce le signifié. C’est donc là l’exemple non fictif d’un effet d’écriture qui revient travailler la langue à l’intérieur, et qui lui permet ainsi de véhiculer sa propre référence, comme si elle récupérait l’objet perdu du langage, comme si elle comportait une traduction intérieure et qu’ainsi elle se traduisait elle-même. D’où sa parenté, qu’on peut apercevoir, avec ce qu’invente James Joyce dans Finnegan’s Wake : à savoir une langue qui s’auto-détruit et qui, par là, ne peut pas être interprétée. C’est pourquoi Lacan disait les Japonais inanalysables. Et qu’il disait de Joyce qu’il était, dans son œuvre, « désabonné à l’inconscient »29. Cela se reporte sur la littérature. L’artiste littéraire, loin d’être soumis à l’interprétation de l’analyste, lui montre la voie. C’est déjà ce que disait Freud. C’est pourquoi Lacan pouvait dire de Joyce et de son œuvre qu’on ne peut rien attendre de mieux qu’une psychanalyse à sa fin. Et même là, notons-le en passant, où « le beau » ne veut plus rien dire, dans l’espace où est Joyce, l’orgueil survit. Et c’est pourquoi je trouve une divination merveilleuse que Roger Dragonetti ait fait de l’orgueil la fête littéraire, la fête de l’auteur aussi bien comme tel. C’est ainsi l’objet qui permet à l’être parlant de se soustraire à l’inconscient et à ses artifices.

Oui, les artifices de l’inconscient. Au regard de l’objet, l’inconscient structuré comme un langage, articulé par métaphore et métonymie, l’inconscient est artifice et semblant. C’est du côté de l’inconscient qu’on a « le vrai qui ment » qu’évoquait Charles Méla ; c’est du côté des paradoxes de l’inconscient que nous avons le signifiant comme semblant. Tandis que la littérature comme « lituraterre », en tant que « lituraterre », elle est du côté du réel. Ce réel, c’est celui sans doute que nous approchons par l’opération scientifique. Mais aussi bien chaque fois qu’il y a de l’impossible, y compris de l’impossible à supporter, c’est-à-dire du réel clinique. Et chaque fois que se rencontre ce qui ne se laisse pas résorber par « sophistiquerie », par les méthodes du « vrai ment ». L’inconscient, et là je crois appuyer cette thèse qui peut paraître surprenante, l’inconscient, Lacan, du coup, le définit, au contraire de l’écrit, comme ce qui est à lire.

D’un côté, l’écrit comme pas à lire ; de l’autre, l’inconscient comme ce qui se lit avant tout et qu’il y a lieu d’interpréter. Mais comment ? Et bien je soutiens, sans pouvoir vraiment le démontrer, que l’inconscient est à interpréter, là où c’est le lieu, c’est-à-dire dans la pratique de la psychanalyse, dans la ligne de « lituraterre » : en direction de l’objet. C’est une pratique de l’interprétation, au moins une présentation, qui a quelque chose de nouveau et dont j’ai surpris mes collègues analystes. En leur disant seulement que l’âge de l’interprétation est derrière nous.

Qu’est-ce que l’inconscient, quand on le rapporte à la fonction de la parole dans le champ du langage ? L’inconscient tient tout entier dans le décalage. Comme si le signifiant déviait la trajectoire programmée du signifié, comme si le signifiant interprétait à sa manière ce que je veux dire. C’est dans ce décalage que Freud a situé l’inconscient, comme si, à ce « vouloir dire » qui est mien, se substituait un autre « vouloir dire » qui serait celui du signifiant lui-même et que Lacan, jadis, a désigné comme le désir de l’autre.

Pourquoi la conclusion de ces dits a-t-elle tardé à paraître au jour ? A savoir que l’interprétation analytique n’est pas autre chose que l’inconscient, que l’interprétation est l’inconscient même. J’ai donc posé une équivalence de l’inconscient et de l’interprétation et ce pour dénoncer la fascination extraordinaire des analystes pour leur acte d’interpréter. Or, j’y vois leur narcissisme. L’interprétation est primordialement celle de l’inconscient au sens subjectif du génitif. C’est l’inconscient qui interprète. L’interprétation analytique vient en second, et elle n’est pas stratifiée par rapport à lui, elle n’est pas d’un autre ordre. Quand l’analyste en prend le relais, il ne fait pas autre chose que l’inconscient : il s’inscrit à sa suite. Comme il se rend compte, au fond, que ça ne va pas tout à fait ainsi, il se tait et c’est pourquoi la phrase de l’analysant, aujourd’hui, dans le registre de l’interprétation, c’est : « vous ne dites rien ». Et sans doute l’analyste ne dit rien, ou peu, car ici se taire est un moindre mal dans la mesure où interpréter, l’inconscient n’a jamais fait que ça. Si l’analyste se tait, c’est que l’inconscient interprète. Et pourtant l’inconscient aussi bien veut être interprété. J’ai donc essayé de dire ce que cette interprétation pouvait être. D’abord, elle ne sera jamais plus ce qu’elle était. L’âge où Freud bouleversait le discours universel par l’interprétation est clos. Et alors, j’ai inventé, j’ai proposé qu’on pourrait interpréter au-delà du principe du plaisir et qu’il ne s’agirait plus alors tant de l’interprétation que de quelque chose comme son envers, qui est ici « lituraterre ». Autrement dit, pour conclure par quelque chose et plutôt par quelque chose qui ne va pas tout à fait, je dirai que le bien dire, l’injonction rhétorique qui fait, dit Lacan, la substance même de l’éthique de la psychanalyse, le bien dire ne se conclut, dans une analyse, qu’à tomber dans « lituraterre ».

____________

1 François Rabelais, Le Quart Livre, chap. LVI, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1955, p. 692.

2 Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres, in Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1945, p. 648 (toutes les références à Mallarmé seront tirées de cette édition).

3 Jacques Lacan, « Lituraterre », Littérature, 3, 1971, pp. 3-10.

4 Ibid., p. 3.

5 In Mallarmé, Œuvres complètes, op. cit., p. 1610.

6 Mallarmé, La Musique et les Lettres, op. cit., p. 639.

7 Rabelais, Le Quart Livre, chap. LVI, op. cit., pp. 693-694.

8 Mallarmé, Or (Grands faits divers, in Variations sur un sujet), op. cit., p. 398.

9 « […] il n’existe d’ouvert à la recherche mentale que deux voies, en tout, où bifurque notre besoin, à savoir l’esthétique d’une part et aussi l’économie politique […] » (Mallarmé, Magie, (Grands faits divers, in Variations sur un sujet), op. cit., p. 399). Cf. R. Dragonetti, « Le moyen âge dans la modernité de Mallarmé », Littérales, 1990, repris dans Etudes sur Mallarmé, Romanica Gandensia, XXII, 1992, p. 217.

10 Cf. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.

11 R. Dragonetti, « Mallarmé ou le Malaise divin de la critique », Problèmes actuels de la lecture, sous la direction de L. Dällenbach et J. Ricardou, Paris, 1982, repris dans Etudes sur Mallarmé, op. cit., p. 191.

12 Mallarmé, Crayonné au théâtre, op. cit., p. 294. Cf. R. Dragonetti, « Le sens de l’‘oubli’ dans l’œuvre de Mallarmé », in Aux frontières du langage poétique (Etudes sur Dante, Mallarmé, Valéry), Romanica Gandensia, IX, 1961, repris dans Etudes sur Mallarmé, op. cit., p. 38, et « Métaphysique et poétique dans l’œuvre de Mallarmé (Hérodiade, Igitur, Le Coup de dés) », Revue de métaphysique et de morale, 84, 1979, repris également dans Etudes sur Mallarmé, op. cit., p. 142.

13 R. Dragonetti, « Le moyen âge dans la modernité de Mallarmé », op. cit., p. 220.

14 Mallarmé, La Musique et les Lettres, op. cit., p. 646.

15 R. Dragonetti, « Mallarmé ou le Malaise divin de la critique », op. cit., p. 189. Cf. Mallarmé, Prose pour des Esseintes, op. cit., p. 56.

16 Cf. Mallarmé, La littérature (Dyptique), op. cit., p. 850.

17 « Un homme peut advenir, en tout oubli […] » (Mallarmé, La Musique et les Lettres, op. cit., p. 646).

18 Cf. J. Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 493-528.

19 Cf. J. Lacan, « Le séminaire sur La Lettre volée », Ecrits, op. cit., pp. 11-61.

20 Cf. J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir. Sur un livre de Jean Delay et un autre de Jean Schlumberger », Ecrits, op. cit., pp. 739-764.

21 Cf. Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, Paris, Circé, 1995.

22 Cf. J. Lacan, Séminaire, Livre VI encore à paraître.

23 Cf. J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Cahiers Renaud-Barrault, décembre 1965.

24 Cf. J. Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1974, pp. 40-41.

25 Sur Antigone, cf. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Ethique de la Psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, pp. 283-333.

26 Cf. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, op. cit., pp. 65-74.

27 Cf. R. Dragonetti, « Mallarmé ou le Malaise divin de la critique », op. cit., p. 190.

28 Mallarmé, La Musique et les Lettres, op. cit., p. 647.

29 Cf. J. Lacan, « Joyce le symptôme I », in Joyce avec Lacan, sous la direction de Jacques Aubert, Paris, Navarin, 1987, p. 24.