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La fin du poème

Giorgio AGAMBEN

Université de Vérone

Mon propos, tel qu’il est résumé par le titre que vous avez devant les yeux, consiste à définir une institution poétique qui, jusqu’à présent, est restée sans identité : la fin du poème.

Pour ce faire, je serai obligé de partir d’une thèse qui, sans être triviale, me paraît évidente : que la poésie ne vit que dans la tension et l’écart (et donc, également, dans l’interférence virtuelle) entre le son et le sens, entre la série sémiotique et la série sémantique. Cela signifie que j’essayerai de préciser, dans certains aspects techniques, la définition de Valéry que Jakobson glose dans ses Questions de poétique : « le poème, hésitation prolongée entre le son et le sens ». Qu’est-ce qu’une hésitation, si on la retranche de toute dimension psychologique ?

Vous savez que la conscience de l’importance de cette opposition entre la segmentation métrique et la segmentation sémantique a conduit certains chercheurs à énoncer une thèse – que d’ailleurs je partage – selon laquelle la possibilité de l’enjambement est le seul critère distinctif entre la prose et la poésie. La prose est un discours où l’on ne peut pas faire d’enjambement. On peut tout faire en prose, sauf un enjambement. Or, qu’est-ce qu’un enjambement, si ce n’est une opposition entre une limite sémiotique et une limite syntactique, entre une pause métrique et une pause sémantique ? On appellera, par conséquent, « poésie » le discours dans lequel cette opposition est, au moins virtuellement, possible, et « prose » celui dans lequel elle ne peut avoir lieu.

Les auteurs anciens semblent avoir une parfaite conscience du rang éminent de cette opposition, même s’il faut attendre Nicolo Tibino, au quatorzième siècle, pour avoir une claire définition de l’enjambement : « multociens enim accidit quod, finita consonantia, adhuc sensus orationis non est finitus », « il arrive, en effet, que la rime ayant été réalisée, la signification du discours ne soit pas encore achevée ».

Toutes les institutions poétiques, me semble-t-il, participent de cet écart entre le son et le sens. La césure, aussi bien que la rime. Car, qu’est-ce que la rime, sinon un décollement entre un événement sémiotique, l’homophonie, et un événement sémantique, qui fait que l’esprit cherche une analogie de sens là où il ne peut trouver qu’une correspondance sonore ?

Le vers est l’être qui se tient dans cet écart, être « clos et fermés de murs et de paliz », comme le disait Brunetto Latini, ou « être de suspens », selon les termes mêmes de Mallarmé. Le poème est ainsi un organisme qui se fonde sur la perception des limites et des terminaisons dans lesquelles se jouent toujours une opposition et une tension entre unité sonore et unité sémantique.

Dante en est parfaitement conscient puisque, dans le De vulgari eloquentia (II, ix, 2-3), au moment de définir la chanson par ses éléments constitutifs, il oppose la cantio en tant qu’unité de sens, sententia, à la stantia comme unité purement métrique (ars) :

Et circa hoc sciendum est quod hoc vocabulum per solius artis respectum inventum est, videlicet ut in quo tota cantionis ars esset contenta, illud diceretur stantia, hoc est mansio capax sive receptaculum totius artis. Nam quemadmodum cantio est gremium totius sententie, sic stantia totam artem ingremiat ; nec licet aliquid artis sequentibus arrogare, sed solam artem antecedentis induere.

Dante conçoit ainsi la structure de la cantio comme fondée sur la relation entre une unité globale, essentiellement sémantique (gremium totius sententie), et des unités essentiellement métriques (totam artem ingremiat).

Une première conséquence de cette situation du poème à l’intérieur d’une opposition essentielle entre le son et le sens (marquée par la possibilité de l’enjambement), est l’importance capitale de la fin du vers. On peut, bien sûr, compter les syllabes et les accents d’un vers et ainsi en distinguer les différents types. Mais le vers est en soi une unité qui trouve son principium individuationis à la fin uniquement ; qui ne se définit vraiment que là où il finit.

J’ai proposé, ailleurs, d’appeler versura (du terme latin qui indique le point où la charrue fait demi-tour au bout du sillon), cette structure essentielle du poème, qui, peut-être parce qu’elle est trop évidente, est restée sans nom chez les modernes. Là aussi, les traités du Moyen Age n’ont pas manqué d’en remarquer l’importance. Ainsi, le quatrième Livre du Laborintus d’Evrard l’Allemand dénombre trois éléments essentiels du vers : la « membrorum distinctio » (la séparation de ses membres), la « syllabarum numeratio » (le compte des syllabes) et la « finalis terminatio » (la clausule finale). Et l’auteur de l’Ars de Munich ne confond pas la fin du vers – qu’il appelle « pausatio » – avec la rime, mais la définit plutôt comme la condition de possibilité et la source de la rime : « est autem pausatio fons consonantiae » (la terminaison est la source de la rime).

C’est uniquement dans cette perspective qu’on peut comprendre l’importance décisive pour les poètes du Moyen Age de cette institution poétique très particulière qu’est la rime sans correspondance dans la strophe même, que les Italiens appellent « rima irrelata », les Leys d’Amors « rim’ estrampa » et Dante « clavis » – et que certains troubadours, si l’hypothèse que j’ai développée ailleurs est juste, appelaient « corn ». Si la rime marque une opposition entre son et sens en vertu de la non-correspondance entre une homophonie et une signification, ici, la rime, en s’absentant de là où on l’attendait, laisse pour un instant les deux séries interférer dans le semblant d’une coïncidence. Je dis semblant, car, s’il est vrai qu’ici le giron de l’ars semble briser sa clôture métrique pour faire signe vers le gremium sententie, le giron du sens, il est tout aussi vrai que la rime sans correspondance, la rim’ estrampa, renvoie à un « rhyme fellow », comme disait Hopkins, dans l’unité strophique suivante. Elle ne fait ainsi que déplacer la structure métrique à un niveau métastrophique. Voilà pourquoi, aux mains d’Arnaut Daniel, elle évolue presque naturellement en mot-rimes pour agencer le merveilleux mécanisme de la sextine. Car le mot-rime est avant tout un point d’indécidabilité entre un élément par excellence asémantique, l’homophonie, et un élément par excellence sémantique, le mot. La sextine est cette forme poétique qui fait de la rim’ estrampa le suprême canon pour la composition du poème. Elle cherche, pour ainsi dire, à incorporer l’élément du son au noyau même du sens.

Mais il est temps d’en venir à présent au thème annoncé dans l’intitulé de cette étude et d’essayer de définir cette institution poétique qui semble se dérober jusqu’ici à l’attention des chercheurs : la fin du poème, en tant que dernière structure formelle perceptible dans un texte poétique. Vous savez qu’il y a des travaux sur les incipit, peut-être pas autant qu’il serait désirable, mais il n’y en a presque pas, à ma connaissance, sur la fin du poème.

Nous avons vu que le poème se soutient dans la tension et l’écart entre le son et le sens, dans la relation-opposition d’une série métrique et d’une série syntactique. Mais que se passe-t-il au moment où le poème finit ? Il est aisé de voir qu’ici, à la fin du poème, l’opposition entre une limite métrique et une limite sémantique n’est plus possible. Ce qui se constate par le simple fait qu’on ne peut pas faire d’enjambement au dernier vers d’un poème. C’est un fait banal mais qui a toutefois une conséquence d’autant plus embarrassante qu’elle est inévitable. Car si, d’après notre thèse, le vers se définissait justement par la possibilité d’un enjambement, cela implique que le dernier vers d’un poème n’est pas un vers.

Cela veut-il dire que le dernier vers d’un poème soit de la prose ? Laissons pour l’instant cette question en suspens. Mais je voudrais au moins attirer l’attention sur la signification toute nouvelle qu’acquiert, dans cette perspective, le « No sai que s’es » de Raimbaut d’Orange. Ici, la fin de chaque strophe est marquée par l’irruption inattendue de la prose, comme si le poème finissant laissait apparaître un indécidable entre prose et poésie.

Du coup, l’on comprend aussi la nécessité de ces institutions poétiques comme la tornada ou les envois, qui semblent uniquement destinées à marquer la fin du poème, à le ressaisir au moment même où il s’achève. Comme si la fin impliquait pour le poème une catastrophe ou une perte d’identité qui exigent le déploiement de moyens métriques et sémantiques particuliers.

Ce n’est pas mon propos de dénombrer ici ces moyens, ni même d’amorcer une phénoménologie de la fin du poème. (Je pense par exemple, au-delà de la tornada, à l’attention que Dante met à finir chaque chant de la Comédie par le mot « stelle ». Ou à un autre grand poète italien, Leopardi, qui, dans certains de ses vers « sciolti », dissolus, se sert de la rime uniquement, justement, à la fin du poème. L’essentiel, dans tous les cas, est que le poète semble conscient qu’il y a ici, pour le poème, quelque chose comme un point de crise décisif, une véritable crise de vers où se joue la consistance même du poème).

D’où, également, l’aspect souvent minable, oui, presque abject de la fin du poème. Qu’il suffise de penser aux observations pertinentes de Proust à propos du dernier vers de certains poèmes des Fleurs du mal, qui paraissent juste à la fin gauchir et perdre leur souffle. « Il semble – écrit Proust – qu’il y a là quelque chose d’écourté, un manque de souffle […] le poème tourne court, tombe presque à plat ». Proust cite Le Cygne, ce poème si héroïque, si tendu, qui se termine par ce vers incongru :

Aux captifs, aux vaincus, à bien d’autres encor…

A propos d’un autre poème de Baudelaire, Walter Benjamin observait à son tour qu’il « s’interrompt brusquement, ce qui produit l’impression, doublement surprenante pour un sonnet, de quelque chose de fragmentaire ». Mon hypothèse est que le gauchissement du dernier vers n’est pas un hasard, mais un fait de structure, indice de l’importance décisive de l’événement que j’ai appelé « fin du poème ». Tout se passe comme si le poème – tout en étant, en tant que structure formelle, sous l’invocation constante de sa fin – ne savait pas, ne pouvait pas finir. Comme si la possibilité même de la fin lui manquait, car elle impliquerait cette impossibilité poétique qu’est la coïncidence exacte du son et du sens. Ainsi, au moment où le son est en train d’échouer dans l’abîme du sens, le poème essaie de s’en tirer en mobilisant toutes ses ressources dans une sorte de déclaration d’état d’urgence poétique.

C’est à la lumière de ces considérations que je voudrais maintenant analyser un passage du De vulgari eloquentia où Dante semble justement se poser le problème de la fin du poème. Le passage se trouve dans le deuxième Livre, alors que le poète traite de la disposition des rimes dans la chanson (xiii, 7-8). Après avoir défini la rim’ estrampa que, selon lui, Gottus Mantuanus appelle clavis, Dante dit tout à coup : « pulcerrime tamen se habent ultimorum carminum desinentie si cum rithimo in silentium cadant » (les plus belles sont les terminaisons des derniers vers lorsqu’elles tombent avec la rime dans le silence). Qu’est-ce que cette chute du poème dans le silence ? Qu’est-ce qu’une beauté qui tombe ? Et que reste-t-il du poème après une telle chute ?

Si le poème, ainsi que nous l’avons montré, ne vivait que dans la tension inassouvie entre la série sémiotique et la série sémantique, que se passe-t-il au moment de la fin, lorsque l’opposition n’est plus possible ? Y a-t-il ici, enfin, un point de coïncidence entre les deux séries, ou le poème, en tant que gremium, que « giron du sens entier », se soude à son élément métrique et passe ainsi définitivement dans la prose ? Les noces mystiques du son et du sens auront-elles enfin eu lieu ?

Ou bien, au contraire, le son et le sens sont-ils, désormais, à jamais séparés, sans contact possible, chacun éternellement de son côté, comme les deux sexes dans le poème de Vigny ? Dans ce cas, le passage du poème ne laisserait derrière lui qu’un espace vide, où, en vérité, selon les mots mêmes de Mallarmé, « rien n’aura eu lieu que le lieu ».

Tout se complique du fait qu’il n’y a pas, à proprement parler, dans le poème, deux séries ou deux lignes parallèles, mais une seule, parcourue par le courant sémantique et le courant sémiotique en même temps. Avec, entre les deux flux, ce décalage que la machinerie poétique s’emploie à maintenir. Le son et le sens ne sont pas deux substances, mais plutôt deux intensités – les stoïciens auraient dit deux tànoi – de l’unique substance de la langue. Et le poème est vraiment comme le catéchon de la seconde lettre de saint Paul aux Thessaloniciens (II, 7-8) : quelque chose dont le but est de retarder et de freiner l’arrivée du Messie, c’est-à-dire de celui qui, en accomplissant le temps et unifiant les deux eons, détruirait toute la machinerie poétique en la précipitant dans le silence. Mais quel est, au juste, le but de cette conspiration théologique sur le langage ? Pourquoi cette obstination à maintenir à tout prix un écart qui ne garantit l’espace du poème qu’en lui dérobant toute possibilité d’un accord véritable entre le son et le sens ?

Relisons d’abord ce que Dante nous dit de la plus belle façon de finir pour un poème : lorsque le dernier vers tombe, en rimant, dans le silence. On sait que, chez Dante, c’est presque la règle. Que l’on songe, à titre d’exemple, à la tornada de la petrosa « Cosi nel mio parlar voglio esser aspro ». Le premier vers s’achève sur une rime absolument sans relation, qui coïncide, et ce n’est certainement pas un hasard, avec le mot qui nomme l’objet suprême du poème : « donna ». Cette rime sans relation, qui semble donc anticiper une coïncidence entre le son et le sens, est suivie de quatre vers liés deux par deux par une rime dite « plate » en français, mais que la tradition métrique italienne appelle au contraire, avec un adjectif très significatif, « baciata » (embrassée).

Canzon, vattene dritto a quella donna

che m’ha ferito il core e che m’invola

quello ond’io ho più gola,

e dalle per lor cor d’una saetta ;

ché bell’onor s’acquista in far vendetta.

Tout se passe comme si le vers qui, à la fin du poème, était en train d’échouer irréductiblement dans le sens, se liait étroitement à son « rhyme fellow » et ainsi, enlacé à lui, choisissait de sombrer dans le silence.

Ce qui veut dire que le poème tombe dans le silence en marquant encore une fois l’opposition du métrique et du sémantique, si bien que le son semble ainsi rendu pour toujours au son et le sens rendu pour toujours au sens. La double intensité qui anime la langue ne se satisfait pas dans une compréhension dernière mais tombe, pour ainsi dire, dans le silence, dans une chute sans fin. C’est peut-être ainsi que le poème dévoile le but de sa stratégie – cette stratégie si tenace, si orgueilleuse : que la langue parvienne enfin à se communiquer elle-même sans demeurer oubliée et non dite dans ce qu’elle nous dit de ce qu’elle nous donne à entendre.

C’est ici que mon propos s’achève, ce propos dont, comme Raimbaut d’Orange, je pourrais dire que je ne sais pas trop ce qu’il était. Wittgenstein a écrit une fois que « la philosophie, on devrait seulement, à proprement parler, la composer poétiquement » : « Philosophie dürfte man eigentlich nur dichten ». C’est peut-être que la prose philosophique, en tant qu’elle fait comme si le son et le sens coïncidaient dans son discours, risque de tomber dans la platitude, risque, autrement dit, de manquer de pensée. Quant au poème, on pourrait dire au contraire qu’il est menacé par un excès de tension et de pensée. Voilà pourquoi, pour finir, je dirais, en paraphrasant Wittgenstein, que « Dichtung dürfte man eigentlich nur philosophieren » : la poésie, on devrait seulement, à proprement parler, la philosopher.