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“L’homme musical” : Augustin musicien

Charles MÉLA

Faculté des Lettres, Université de Genève

« De la musique avant toute chose »

Le De Musica de saint Augustin ne manque de surprendre : s’il parle de musique, ce n’est pas au sens attendu. Au demeurant, l’œuvre n’est pas complète. Six livres ont été composés sur le rythme, alors que l’auteur en prévoyait six de plus consacrés à la mélodie pour couvrir le sujet. Il écrit son traité lors de son séjour en Italie, de l’hiver 386 à l’automne 388, date à laquelle il revient en Afrique. Le sixième livre aurait été revu par lui durant son épiscopat, vers 408-409.

Dans sa pensée, saint Augustin est toujours à la recherche de ce qu’il y a de plus intime et en même temps de ce qui conduit à la plus haute transcendance. Si l’on part de ces deux idées on trouve peut-être un fil conducteur pour comprendre le propos de cette œuvre étonnante pour un esprit moderne. Pourquoi un dialogue sur la musique traite-t-il pour l’essentiel de versification latine ? Mais un passage du Lachès de Platon (188 d) peut nous y introduire, où l’on déclare que le meilleur musicien est celui qui accorde non pas sa lyre, mais sa vie : « Le musicien idéal est celui qui ne se contente pas de mettre la plus belle harmonie dans sa lyre ou dans quelque instrument frivole, mais qui, dans la réalité de sa vie, met d’accord ses paroles et ses actes ». Et Lachès d’ajouter qu’il doit le faire selon le mode dorien, qui est le mode viril et grave, et non pas selon le mode ionien qui passe pour être efféminé, encore bien moins phrygien, qui est passionné, ou lydien, qui est gracieux. Cette citation de Platon pose d’entrée une dimension éthique, essentielle à tout art comme à toute science et à tout savoir. C’est là une constante, non seulement de la pensée de saint Augustin, mais également de toute l’activité artistique et littéraire du Moyen Âge, notamment aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Ce que nous allons chercher dans la musique, c’est aussi quelque chose qui aura des effets dans la vie et sur la façon dont les hommes se comportent.

A l’autre bout de cette réflexion se présente une vision grandiose, cosmique, reprise de Pythagore et qui se retrouve encore au troisième livre des Étymologies du grand évêque de Séville, saint Isidore, dans un passage consacré à la musique (III, 23, 2). Celle-ci est en effet censée régir l’univers tout entier. Nous reconnaissons donc, d’une part, dans la musique, l’exigence d’une harmonie intérieure, nécessaire à la vie et à la conduite de l’homme, et nous l’identifions, de l’autre, avec le principe qui gouverne profondément l’univers : « le rapport harmonique (ratio) produit dans l’univers par la rotation des sphères » (chaque planète se plaçant sur une sphère, le mouvement même des sphères produisant une musique, les intervalles entre les sphères correspondant à ceux de la gamme), « exerce aussi un tel pouvoir sur le microcosme » (à savoir l’homme, par opposition au macrocosme, qui est l’univers), « en dehors même de la musique vocale, que, s’il y est imparfait (sine ipsius perfectione), l’homme privé d’accords (homo sinfoniis carens) ne saurait subsister (non constet) » (trad. J. Fontaine). De cette façon un rapport musical est établi entre le macrocosme et le microcosme. Sans ce rapport harmonique qui règle le monde, l’homme lui-même ne pourrait tout simplement pas être.

Ainsi la dimension éthique inhérente à la question de la musique se double-t-elle d’une dimension philosophique. Cette double approche, éthique et philosophique, a nourri toute la réflexion sur la musique comme sur la littérature et sur l’art au Moyen Âge. Toutes les grandes pensées de l’Antiquité, aussi bien païennes que chrétiennes, convergent dans le passage cité d’Isidore de Séville. Elles révèlent une appréhension multiforme de l’harmonie universelle dans laquelle l’être lui-même se trouve enraciné. Il fallait y reconnaître, selon les pythagoriciens, l’omniprésence du nombre, selon les platoniciens, le reflet de l’intelligible, c’est-à-dire de l’Idée, mais c’était aussi aux yeux des stoïciens la révélation de la bonté providentielle qui régit le monde et ceux-ci en transmirent la conception à l’exégèse judéo-chrétienne issue de Philon d’Alexandrie. On ne saurait trop insister sur cette affirmation que « le monde lui-même est une certaine composition harmonieuse de sons et que le ciel lui-même dépend dans sa révolution d’une modulation harmonique » (Étymologies, III, 17, 1). Le ciel obéit donc à une harmonie réglée (sub harmoniae modulatione revolvi). La révolution céleste s’accomplit sous la dépendance de cette modulation harmonique. Isidore introduit sa définition de façon assez abrupte, mais justement saisissante : « Sans la musique aucune discipline ne peut être parfaite. » Par discipline il entend les art libéraux qui comprennent à côté des arts concernant les lettres, grammaire, rhétorique et dialectique, les arts du nombre, à savoir l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie. Il ajoute même : « nihil enim sine illa » : rien ne peut exister sans la musique. Ainsi se mesure l’ampleur de cette question de la musique chez saint Augustin.

Mais comment définir la musique ? Nous touchons ici ce qui fait toute la différence entre la conception moderne et celle de saint Augustin. Il convient d’abord de redonner sa pleine extension à ce concept de “musique”, qui constitue le legs le plus profond de la tradition augustinienne à la pensée médiévale. Augustin reprend dans son traité une tradition issue de Varron et de certains encyclopédistes de l’Antiquité comme Cassiodore. L’œuvre de saint Augustin n’est pas, en effet, créée de rien, elle témoigne de l’étendue des connaissances et de la remarquable familiarité du rhéteur qu’était saint Augustin avec toute la science de la grammaire, de la versification et de la musique qui marquait l’Antiquité. Rien, dans cette réflexion propre au De Musica, ne correspond à ce qui à la même époque se développait autour de saint Ambroise, dans l’hymnodie, au titre des premières manifestations de l’art musical sacré qui influencera ensuite toute la période médiévale. Nous sommes à la confluence de deux cultures et saint Augustin assume entièrement la tradition antique. Mais c’est précisément l’idée qu’il se fait de la musique qui éclaire la conception que les auteurs médiévaux se sont forgée, aux XIIe et XIIIe siècles, sur l’art d’écrire. Si rien n’existe sans la musique, il faut en conclure que la littérature elle-même ressortit en dernière analyse à la musique et que le nombre opère sous la lettre. La pensée de saint Augustin n’est plus dès lors sur ce point le dernier écho de la tradition antique, mais elle nourrit très profondément et de façon très féconde l’activité littéraire et artistique de l’époque médiévale.

Revenons à la définition de la musique : celle-ci ne se réduit pas pour saint Augustin à l’exécution habile d’œuvres que les artistes rendent avec art. Il ne considère pas non plus le plaisir esthétique du profane qui se plaît à entendre ces exécutions. Il professe bien plutôt à son sujet une philosophie du nombre. Il s’agit en fait du jugement intellectuel qu’on peut se former sur le plaisir qui consiste à découvrir dans les mouvements le nombre. A partir de ces considérations l’esprit peut s’élever vers une vérité supérieure et s’arracher peu à peu aux réalités sensibles pour remonter de façon très platonicienne jusqu’aux réalités intelligibles. Le De Musica de saint Augustin suppose la perception de l’inaudible, de quelque chose d’une autre durée, d’une autre ampleur que les simples cadences ou rythmes que nous pouvons percevoir et qui correspond plus profondément à cette musique des sphères dont parlent les pythagoriciens et que l’on n’entend pas, celle qui fut révélée à Scipion dans le fameux Songe dans la République de Cicéron que commenta Macrobe : Scipion, transporté dans son songe jusqu’à la Voie lactée avait alors perçu la musique de l’univers et reçu la révélation du terme de sa vie et de la destinée de l’être humain.

L’essentiel de la pensée antique se resserre sur ce point. Nous retrouvons les noms de Macrobe et de Martianus Capella, du côté païen, comme ceux de Boèce ou de saint Augustin, du côté chrétien. Cette philosophie du nombre conçue comme une façon de percevoir l’inaudible correspond à la volonté de saint Augustin de couper la musique de toutes les manifestations sensibles qu’en présentent les histrions, les joueurs de flûte ou de cithare. La musique est d’un ordre tout autre et le maître parvient, par la façon dont il s’adresse à son disciple, selon la dialectique des dialogues platoniciens, à provoquer une rupture avec tout ce qui pourrait contaminer, pervertir ou avilir la haute idée qu’il se fait de la musique.

La musique est donc à la fois une science qui s’enseigne, l’un des arts libéraux, et une technique empirique. La définition que saint Augustin en donne est empruntée à Varron : la musique est la science qui consiste à savoir bien régler la mesure, scientia bene modulandi, c’est-à-dire l’art de moduler comme il convient, de régler les mouvements, y compris l’inflexion de la voix. La définition est très générale, elle suppose la connaissance de tout ce qui est mouvement dans l’art et non pas seulement l’emploi artistique des modes musicaux. Cette science de la musique reprend les trois objets que les Grecs assignaient à la musique, dans toute l’extension du concept : la poésie (carmina), le chant (cantus) et la danse. La musique couvre les trois domaines. La définition est même encore plus ambitieuse si on prend l’un des premiers textes d’Isidore de Séville, à savoir les Différences (2, 39, 151), dans lequel il avait conçu l’art musical comme englobant la science des sons du point de vue de la mélodie et du rythme, soit la musique proprement dite comme théorie des nombres qui se trouvent dans les sons, mais aussi la métrique et même le rythme oratoire, puisque celui-ci est fait de sons, de paroles et de nombres. La parole elle-même relève ainsi de la musique, l’art de la parole est musical et le discours de l’orateur obéit à une ratio, une raison numérique, une proportion jouant sur les mots. Le jeu de mots, d’ailleurs, que permet le latin entre oratio et ratio pourrait se prolonger en français, ce dont on ne s’est pas fait faute à l’époque médiévale. Ainsi dirait-on que dans le discours le nom est secrètement une affaire de nombre ou que le nom n’est que l’ombre du nombre. Les conséquences en sont considérables pour apprécier la poétique médiévale. C’est là un jeu que nous retrouverons par exemple dans les homophonies auxquelles prête le mot conte. Le conte, c’est-à-dire le récit qu’on fait provient de la même racine que le mot compte. Un rapport très profond s’établit donc entre l’utilisation des mots de la langue et la proportion numérique, le nombre qui règle le mouvement. Un joli texte du XIIIe siècle, écrit par Jean Renart, qui s’appelle Le lai de l’ombre se termine sur cette adresse aux auditeurs : « à vous maintenant de conter, vous qui savez de nombre ». Il faut comprendre : « vous qui en savez bon nombre, de ces histoires », mais aussi bien : « vous qui pouvez en faire le compte et encore prendre en compte ce qui se dit ». Il y a là une constante qui se déplace du texte de saint Augustin jusqu’au texte médiéval lui-même.

Harmonique, rythmique, métrique

Même sans donner au concept de musique l’extension maximale accordée par Isidore, la division du domaine musical chez saint Augustin continue de surprendre par sa généralisation. Dans Les noces de Mercure et de Philologie, l’ouvrage de Martianus Capella dont hérite la période médiévale, après les deux premiers livres consacrés à la mise en place du décor mythique, les sept suivants détaillent les arts libéraux et vont servir, au Moyen Âge, à définir la nature du savoir propre à chacun d’entre eux. L’histoire célèbre le mariage de l’Esprit avec le Savoir. Mercure, le fils de Jupiter, porte en lui la science divine et Philologie le savoir humain. L’époux va offrir en cadeau de noces à sa jeune épouse, préalablement devenue immortelle, les sept arts libéraux, les sept livres consacrés aux arts. Or, Martianus Capella choisit comme le dernier art, destiné à couronner l’ensemble de son œuvre, l’harmonia, laquelle comporte trois domaines : le premier a pour objet la mélodie, ce qu’on appelle l’harmonique, (quae ad melos pertinet, harmonica dicitur), soit tout ce qui concerne les sons et s’occupe de la distinction entre les aigus et les graves. C’est une science des intervalles et des accords suivant les trois gammes : diatonique avec les cinq tons et les deux demi-tons ; chromatique, par demi-tons, et enharmonique, qu’il faut comprendre, dans la conception ancienne, comme une succession mélodique par quart de tons.

Le deuxième domaine concerne les nombres et ce qu’on appelle la rythmique ou mesure des temps (quae ad numeros, rythmica), soit tout ce qui relève de la quantité, de la durée des longues et des brèves dans le mouvement. Le De Musica, au long de cinq livres, se présente comme un traité du rythme. Celui-ci était, dans la musique antique, le facteur principal. Le rythme est le principe mâle et la mélodie, le principe féminin, ce qui fait la supériorité du premier. Il ne s’agit pas dans la question du rythme des temps forts et faibles selon l’intensité que vient marquer l’ictus, mais selon la durée ou quantité des syllabes à laquelle correspondaient, chez les Grecs, le levé et le posé du pied dans la danse et, chez les Latins, la main levée et baissée du chef d’orchestre (pour ces derniers, le temps fort est donc dans le posé, tandis qu’il est chez les Grecs dans le levé). Chez saint Augustin, seule importe pour son propos, dans la langue, la question des syllabes longues ou brèves, sans référence à leur intensité. La rythmique s’occupe du rapport entre longues et brèves et toute une série numérique va pouvoir s’en dégager.

Le troisième domaine de la musique est, selon Martianus, celui qui concerne les mots, c’est la métrique (quae ad verba, metrica). La conception de la musique englobe donc à la fois l’harmonique, la rythmique et la métrique. Comment, dès lors, s’étonner si saint Augustin consacre entièrement la partie achevée de son De Musica aux questions de rythme et de mètre, c’est-à-dire à tout ce qui relève dans la parole de la quantité des voyelles qu’étudie la prosodie, de la quantité des syllabes, des pieds et de la différence qu’il y a entre le rythme, le mètre et le vers. Le rythme est une suite indéterminée de pieds qui s’unissent harmonieusement, le mètre est un rythme qui possède en outre une fin marquée et le vers est un mètre qui est divisé régulièrement en deux membres. Saint Augustin indique, dans une lettre qu’il adresse en 405 à l’évêque Memorius, qu’on aura de la difficulté à lire le De Musica si on ne dispose pas d’un maître capable de nous faire sentir oralement comment il faut rendre dans la prononciation la durée des syllabes de façon à ce que l’oreille perçoive les différentes sortes de rythme. La question est d’autant plus délicate que, dans certains cas, s’introduisent des intervalles mesurés de silence. Il fallait non seulement avoir respecté la durée des syllabes, le rapport entre les longues et les brèves, qui apparemment donnait une intense jubilation au connaisseur de Virgile, mais être également capable d’introduire et de compter les silences. L’affaire est si complexe que même les spécialistes se sont demandé d’où saint Augustin tirait cette théorie.

Lorsqu’au VIIe siècle, Isidore de Séville reprend la question, il va garder cette distinction, mais en lui ajoutant une autre, l’activité physiologique du musicien, qui nous rapproche davantage de ce que nous entendons par musique. Le musicien use de sa voix : dans ce cas l’harmonique sera essentiellement l’étude de la musique vocale. Il peut se servir de son souffle : le domaine est alors celui de l’organique, de la musique des instruments à vents. Il peut encore utiliser la main : ce sera la rythmique, qui concerne la musique des instruments à corde ou à percussion. (Ex voce, ce qui vient de la voix, ex flatu, ce qui vient du souffle et ex pulsu, l’impulsion de la main.) Dans le traité de saint Augustin les cinq livres consacrés au rythme s’occupent de versification latine (prosodie et métrique). Son traité de musique est donc une poétique. Il faut souligner l’admiration qu’il ressent pour Virgile et pour le premier vers de l’Énéide : arma virumque cano Troiae qui primus ab oris. Ce vers a accompagné toute la pensée médiévale depuis l’École de Chartres au XIIe siècle, où l’on relevait que ce premier vers résumait l’essentiel du poème : arma, c’est la force du héros, la fortitudo d’Énée, son courage ; virum, c’est vir, l’homme accompli qui a atteint la sagesse. Dans arma virumque je chante à la fois fortitudo et sapientia, le courage et la sagesse, c’est-à-dire exactement ce qu’on retrouve au début de la Chanson de Roland dans le diptyque : Roland est preux et Olivier est sage. Puis on ajoute primus, celui qui est le premier entre tous, et qui exilé des rivages de Troie a gagné l’Italie. Primus c’est princeps, c’est le prince, le premier, le souverain, ce qui amène la question de la royauté : il y a la force, la sagesse et ce qui couronne le tout, cristallisant le destin de tout héros : devenir roi, mais par la grâce d’une femme comme le roman médiéval s’emploiera à le dire avec Chrétien de Troyes. Ainsi toute une réflexion s’organise autour de ce premier vers de l’Énéide qui apparaît dès le deuxième livre du De Musica pour être repris au cinquième livre et faire l’objet d’une nouvelle scansion tout à fait étonnante, non plus par dactyle et spondée, comme il est d’usage, mais par anapeste et trochée.

Ce vers a beaucoup intéressé les théoriciens de la poétique médiévale. Comment, en effet, commencer un récit ? Le problème est posé par exemple dans la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf. Doit-on commencer par le début naturel, par le milieu (medias res) ou bien par la fin ? Selon la façon de procéder on aura un exorde naturel ou “artificiel” (ce qui veut dire : composé avec art). Dans l’Énéide, Virgile n’a pas choisi de commencer par le début, c’est-à-dire le désastre de Troie. Il nous montre au contraire un homme naufragé par la tempête sur les rivages africains, invité peu après à faire le récit rétrospectif de ce qui fut la ruine de Troie. Nous commençons donc par le milieu. Or, disent les philosophes du XIIe siècle, parler des malheurs de l’homme accablé par le destin (ainsi commence l’Énéide), n’est-ce pas ce qui peut donner la plus juste idée de la condition humaine, de cette psychomachie, du combat à l’intérieur de l’âme qui se mène tout au long de la vie contre les forces acharnées à la détruire ? Ce début qui n’est pas naturel, puisque l’histoire commence par le milieu, n’est-il pas, pourtant, d’un point de vue philosophique, ce qu’il y a de plus naturel ? Tout commence par un naufrage et, comme le dit Bernard de Chartres : « La naissance n’est-elle pas le premier naufrage de l’homme, qui le jette dans les tribulations de la vie et de l’existence qui sera la sienne ? » Ce n’est ici qu’un simple exemple de ce travail sans fin du commentaire médiéval, des Pères de l’Église jusqu’aux écrivains en langue vulgaire, autour de ce seul et premier vers de Virgile. Que dire lorsque le lecteur en viendra à la descente aux Enfers et à la Sibylle ?

Mais revenons au projet de saint Augustin tel qu’il l’expose dans une lettre adressée plus tard à l’évêque Memorius :

De tous les mouvements, c’est la parole qui permet le mieux d’observer la valeur des nombres et cette étude s’élève par une sorte d’ascension régulière vers les cimes les plus secrètes de la Vérité. Sur ces chemins la Sagesse se présente l’air joyeux ; veillant à tout elle accourt au-devant de ceux qui l’aiment. Aussi, au début de nos loisirs, quand notre esprit n’avait pas de soucis plus graves et plus nécessaires, j’ai voulu m’essayer au moyen des écrits que tu nous as réclamés : alors j’ai rédigé six livres sur la seule question du rythme et je me disposais à en composer d’autres, probablement six, je l’avoue, sur la mélodie ; j’espérais en avoir le loisir. Mais une fois que le fardeau des affaires de l’Église fut jeté sur mes épaules, toutes ces douceurs s’échappèrent de mes mains, à tel point que j’ai eu peine maintenant à retrouver l’ouvrage même. Pourtant je ne puis mépriser tes volontés : ce n’est pas une demande, c’est un ordre pour moi. Sans doute, si je puis t’envoyer ce travail, je ne me repentirai pas de t’avoir obéi, c’est toi qui regretteras d’avoir fait tant d’instances. Il est fort malaisé, en effet, de comprendre les cinq premiers livres, s’il n’y a personne non seulement pour distinguer les interlocuteurs, mais encore, pour donner dans la prononciation leur durée aux syllabes, de manière à rendre et à faire sentir à l’oreille les diverses sortes de rythmes, d’autant plus que dans certains il s’introduit des intervalles mesurés de silences, qui ne peuvent nullement être sentis sans une déclamation qui en donne l’impression à l’auditeur. Quant au sixième livre, que j’ai trouvé corrigé, il contient tout le fruit des autres livres et je ne diffère pas de l’envoyer à ta Charité. Peut-être ne craindra-t-il pas trop ta gravité ; car les précédents, à peine notre fils et collègue de diaconat, Julien, – déjà il lutte à nos côtés – jugera-t-il bon de les lire et de les connaître.

On trouve dans ce texte le projet complet de ce qu’aurait dû être le De Musica : six livres sur la mélodie auraient fait pendant aux six livres que nous possédons sur le rythme. Harmonique et rythmique sont les deux aspects de la théorie musicale de l’Antiquité. Le sixième livre se distingue cependant des cinq premiers. Saint Augustin y pose la question de savoir comment à partir des nombres corporels, voire même spirituels, mais qui sont encore changeants, on peut parvenir aux nombres immuables qui appartiennent quant à eux à l’immuable Vérité. Il faut se rappeler que le mot numerus, nombre, a plusieurs sens. Il a le sens mathématique de nombre, mais il désigne aussi le rythme, tant musical que poétique, et encore l’harmonie entre dans les diverses parties des mouvements dans le monde, ainsi qu’entre les diverses activités sensibles, intellectuelles ou morales. Le quatrième sens consiste à saisir le nombre en Dieu, dans la plénitude de l’Unité. Le numerus, comme rythme, harmonie, proportion, est ce à quoi s’attache saint Augustin dans son traité. On constate dans les harmonies qu’il évoque une sorte de mouvement ascendant : on part des harmonies corporelles, celles du son et des paroles qui tiennent au corps, pour parvenir aux harmonies de l’âme. Se déploie alors toute une gamme d’harmonies dans les sensations, dans la mémoire, dans la raison. Puis, au-dessus de l’âme, règne une harmonie éternelle qui règle cette fois les lois immuables des nombres qui ne subsistent qu’en Dieu. Il faut se rappeler ce qu’écrivait Boèce à la veille de sa mort dans La consolation de philosophie, un ouvrage qui a également fortement imprégné la pensée médiévale. Boèce oppose l’ordonnance parfaite et immuable des révolutions célestes qu’il contemple dans le ciel, bref l’ordre du monde, aux tribulations de l’homme agité de passions et soumis au règne de Fortune en ce bas monde. Il distingue ainsi ce qui relève d’un ordre de ce qu’il assimile au multiple, à l’avilissement et à la perte de l’homme. Le mouvement de Philosophie consiste à s’élever, à quitter le monde corporel soumis à la Fortune pour ne reprendre force et consistance que dans ce qui ne tient qu’à soi. On note là un trait de stoïcisme au sein du christianisme, qui conduit de Sénèque à saint Augustin. La seule chose sur laquelle la Fortune n’a pas prise, c’est la vertu qu’on a en soi et qui est de l’ordre de la raison, grâce à quoi l’homme est fait à l’image de Dieu. Cette part est donc ce qui, en soi, est plus que soi-même, elle est divine et l’esprit est la seule image qu’on puisse avoir de Dieu, à proprement parler, irreprésentable. L’homme doit opérer ce mouvement de remontée, qui est aussi bien un approfondissement de sa vraie nature, un mouvement intérieur en direction d’une harmonie qu’il doit retrouver, à travers la musique, au fond de soi. Ainsi l’homme rencontre-t-il en soi ce qui le renvoie hors de lui, à Dieu, c’est-à-dire au principe qui gouverne et régit l’ensemble du monde.

Comment passer des choses corporelles aux réalités incorporelles ? C’est la question que pose le sixième livre. Mais saint Augustin part, cette fois, d’un vers qu’il n’emprunte pas à Virgile : « Deus creator omnium », Dieu, Créateur de toutes choses.

Grammaire de la musique

Deus creator omnium, Dieu Créateur de toutes choses : quatre ïambes composent ce vers – brève-longue quatre fois. La réflexion d’Augustin s’enchaîne à partir de là : le nombre mathématique est quelque chose qui reste encore corporel, parce qu’il est lié à la quantité et au lieu. Le rythme garde donc des rapports étroits avec les corps, ou du moins avec les réalités sensibles. Dans la danse, le rythme ne se conçoit pas sans un corps ; dans la musique, il acquiert quelque chose de plus aérien et dans la poésie – notons le mouvement ascendant – le balancement sonore s’unit au balancement des images et des idées qui nous introduit dans le monde plus spirituel de l’harmonie. La poésie est donc placée un degré plus haut que la simple musique. La musique est au cœur de la poésie, mais la poésie est encore plus abstraite, plus élevée. Il faut bien comprendre ce mouvement d’abstraction, de sortie du corps, de la prison du corps auquel fait implicitement allusion saint Augustin. Une remarquable correspondance s’établit à partir de la série des nombres que l’arithmétique nous permet de concevoir. Le rythme poétique d’abord. C’est lui qu’étudie saint Augustin, à savoir les rapports qui distinguent les pieds entre eux dans leurs divisions. Rapports d’égalité, par exemple, si on prend une mesure à deux temps, le pyrrhique – deux brèves – ou bien une mesure à quatre temps, le spondée – deux longues –, le dactyle – une longue et deux brèves – l’anapeste – deux brèves et une longue –, le procéleusmatique – quatre brèves. Dans ces mesures, en effet, le pied se partage en deux parties égales, le rythme est égal, de un à un. Mais il y a aussi des mesures à trois temps, l’ïambe – une brève, une longue –, le trochée, qui est l’inverse – une longue, une brève – le tribraque – trois brèves – : on l’appellera un rythme double, une partie valant deux fois l’autre. C’est un rapport de deux à un. Il y a aussi des mesures à cinq temps, comme le crétique – longue, brève, longue –, le bacchée et l’antibacchée – brève, longue, longue ou longue, longue, brève –, le péon – longue, trois brèves. Une partie vaut, dans ce cas, une fois et demie l’autre, le rapport est de trois à deux. L’épitrite, enfin, est une mesure à sept temps, selon un rapport de quatre à trois.

Or, ces proportions ainsi établies dans le rythme poétique, liées au mètre et au vers, se retrouvent dans les intervalles musicaux, ces fameux intervalles dont, selon la légende, Pythagore avait eu l’idée en écoutant des forgerons faire résonner leurs marteaux. Il les avait alors mesurés à l’aide de cordes de même grosseur et de même tension, mais de longueur différente : le rapport était ainsi de deux à un, de trois à deux, de quatre à trois, soit respectivement l’octave, l’hémiole (la quinte), l’épitrite (la quarte). L’étude de cinq cordes consonantes permettait de définir cinq accords : quarte, quinte, octave, octave et quinte, double octave. Mais Pythagore décelait encore ces proportions dans les intervalles séparant les sept planètes, lesquels correspondent à leur tour à des tons ou à des demi-tons. Ainsi l’univers se construit-il musicalement, ce qui est aussi vrai de l’âme du monde. Selon le Timée de Platon, la construction de l’âme du monde obéit à une proportion numérique identique à l’harmonie céleste. Celle-ci atteint quatre fois l’octave et la quinte, c’est-à-dire vingt-sept tons et demi.

Ainsi se découvre une correspondance étonnante entre les questions que rendent sensibles la métrique et la versification, d’une part, les théories musicales de l’harmonie, de l’autre, à partir des intervalles et des accords et, enfin, les conceptions astronomiques de l’Antiquité sur les rapports entre les planètes. Nous touchons de la sorte la raison de l’univers, c’est-à-dire les signifiants qui ordonnent celui-ci et qui font qu’il y a un savoir dans le réel, ce qu’on appelle Dieu.

Il faudrait, pour sentir plus concrètement ce que cherche à dire saint Augustin, étudier la façon dont il va conduire son interlocuteur, le jeune disciple qui est en face de lui, et comment, dans la succession des questions et des réponses, dans la virtuosité, la subtilité dialectique du propos, il essaie de lui faire entendre quelque chose. Tout commence en fait d’une façon abrupte et qui n’a l’air de rien. Le maître s’adresse au disciple, en lui posant la question suivante : « Modus qui pes est ? » Modus est le mot latin qui veut dire mesure. « Quel est ce pied ? ». Modus étant fait de deux brèves, le disciple répond qu’il s’agit d’un pyrrhique. Le maître : « combien fait-il de temps ? ». Le disciple : « deux ». Le maître va prendre un autre mot : « Bonus, quel est ce pied ? ». Le disciple répond que c’est la même chose que modus. Le maître : « Modus équivaut donc à bonus ? – Non ! – Pourquoi donc est-ce la même chose ? – Si le son est le même le sens diffère. – Ainsi tu reconnais que nous émettons le même son, en disant modus et bonus ». Le disciple : « Le son des lettres varie, je le vois bien, mais tout le reste ressemble ».

Pour une introduction à la musique un tel début surprend, mais il faut remarquer que saint Augustin a utilisé l’exemple de deux mots qui sont en fait les mots clés de toute sa réflexion. Modus, puisqu’il s’agit essentiellement de la mesure, est le concept clé de toute cette théorie de la musique, comprise comme l’art de moduler, de régler la mesure, d’assurer la juste mesure. Bonus n’est pas là non plus par hasard, puisque la musique est la science de bien moduler : “bien”, cela veut dire selon les règles de l’art, mais aussi à bon escient, à propos, conformément à ce qui est bon et convenable, bref selon le bien. La perspective éthique est ici présente. Qu’il y ait de la mesure en toute chose est, d’autre part, une formule très générale qui peut s’appliquer à la musique mais qui devrait tout aussi bien gouverner la vie humaine et l’ensemble de ses activités. La définition morale s’impose à la fois dans le sens de la mesure et dans le mot qui, du point de vue du rythme, est à dessein rapproché de modus, à savoir bonus.

On appréciera comme il se doit cet art extraordinaire du dialogue grâce auquel, d’entrée de jeu, les mots importants sont déjà introduits. Le lecteur comme le disciple est engagé dans la bonne direction avant même qu’il ait compris toute la portée du dialogue. Il sait qu’il sera question de mesure, de bonté et de bien. Le mot de mesure est très important : nous le retrouverons jusque dans la poésie des troubadours. Dans la conception de la lyrique d’oc au XIIe siècle, les valeurs essentielles à côté du Joi, de la joie, sont la jeunesse et la mesure, mezura. Cette dernière est une constante de toute la pensée antique et médiévale.

Après ce début, surprenant, répétons-le, puisque nous traitons de mots seuls et qu’il faudrait quand même arriver à en faire émerger la question de la musique, si tant est que définir une suite de brèves ou de longues (ou comme ici de deux brèves conformément au pied appelé pyrrhique), est l’affaire du grammairien, saint Augustin prend un autre exemple, celui de frapper un tambour :

Si je frappais deux fois un tambour ou une corde d’un geste aussi rapide et prompt que la prononciation des mots modus ou bonus, y reconnaîtrais-tu aussi les mêmes temps, oui ou non ? – Bien sûr. – Tu appellerais donc cela un pyrrhique ? – Oui. – Qui t’a enseigné le nom de ce pied, sinon le grammairien ? – C’est vrai. – Au grammairien donc de juger tous ces sons là, ou plutôt, n’as-tu pas appris de toi-même ces battements, tandis que le grammairien t’a enseigné le nom à leur donner ? – C’est cela.

L’intention de saint Augustin apparaît très clairement. En donnant, en dehors de la grammaire, un autre exemple où nous retrouvons le même rapport de durée, non plus dans les mots mais dans un son différent de celui de la voix, en l’espèce la percussion d’un tambour, il fait émerger des différents objets sensibles qui l’incarnent un concept de la mesure que le grammairien nous a certes appris à nommer du nom de pyrrhique, sans qu’il appartienne pour autant à la seule grammaire. Il faut donc l’en détacher. Ce sont là des sons différents, mais dans lesquels on peut noter des mesures fixes. Cette façon de noter des mesures fixes dans des sons différents ne relève pas de la seule grammaire, mais appartient à la musique. Bien sûr la grammaire y est intéressée quand les sons sont des mots, mais, justement, tous les sons ne sont pas des mots. D’où suit que la science de la musique est la science qui comprend tout ce qui, comme dans les mots, est l’œuvre du nombre et de l’art. Saint Augustin en donne d’emblée et de façon très serrée la définition, reprise de Varron : Musica est scientia bene modulandi.

La musique est donc la science qui apprend à bien moduler, à régler, comme il se doit, le mouvement, à bien concevoir la mesure. C’est le mot de modulation qui est employé. Modulari vient de modus. Le mot de modulation qui est davantage lié à la musique vient donc quand même de modus dont l’extension, beaucoup plus large, est d’ordre moral et philosophique. Il faut savoir garder en tout la mesure. Cet art de la mesure, la modulation, appartient à la musique seule, même si la mesure, d’où le mot de modulation dérive, se retrouve également ailleurs. Seulement, ajoute saint Augustin qui nous fait faire un pas de plus dans la réflexion, en utilisant des mots qui n’ont pas la même étymologie, mais qui sont proches et s’appellent presque d’eux-mêmes, à quoi s’applique le modus, la mesure ? La mesure s’applique aux choses qui sont en mouvement : in motu. Modus, d’un côté et, de l’autre, ce que nous avons comme motus, movere, le mouvement. D’où la définition exacte de la modulation d’être ce par quoi un objet se meut bien. Dans toute œuvre bien faite, il y a cet art de la mesure. A cet égard on pourrait dire que tout devient l’œuvre de la musique. Tout ce qui relève du mouvement appartient à la musique et, dans toute œuvre, la musique est à son affaire.

Il y a tout de même une différence, que le maître, de façon très socratique, fait apparaître à son disciple en lui disant : « Où en sommes-nous si tout cela devient l’œuvre de la musique ? Pourtant le terme de modulation s’emploie plutôt pour les instruments de musique, non sans raison. » Il vient, en effet, d’expliquer pourquoi la modulation appartient à la musique seule, alors que tout apparemment est œuvre de musique. « Voyons ! Autre chose est pour toi, je pense, un objet fait au tour, qu’il soit en bois, en argent ou en une autre matière ; autre chose, le mouvement même de l’artisan qui les tourne. – Oui, répond le disciple, il y a une grosse différence. » La différence, selon le maître, est la suivante : c’est de savoir, quand il y a mouvement, si le mouvement est recherché pour lui-même ou bien s’il est utilisé pour quelque chose. Si je fais un mouvement, même harmonieux, tel le geste du tourneur qui a une élégance et témoigne d’un savoir faire, celui-ci, pour peu qu’il soit destiné à produire un objet en terre, en bois ou en argent, est subordonné à l’objet qu’on doit produire. La différence d’avec la musique tient à ce que dans la musique le mouvement est recherché pour lui-même et qu’il n’est pas pour autre chose. Ce qui est pour soi est supérieur à ce qui est pour l’autre, pour autre chose. La musique, comme art de la modulation, s’applique précisément au mouvement qui est recherché pour lui-même. C’est, dira-t-on dans ce cas, un mouvement libre et l’homme libre est supérieur à l’esclave, c’est-à-dire à celui qui se voit assigner une tâche pour quelque chose ou quelqu’un d’autre. Le mouvement libre, et non pas le mouvement serf ou esclave, c’est le mouvement supérieur, celui auquel s’attache la musique. Saint Augustin, à partir de là, aboutit à l’idée que l’art de la musique consiste à régler des mouvements qui sont recherchés pour eux-mêmes et qui plaisent par eux-mêmes.

Définition incomplète, cependant, répétons-le. Saint Augustin ajoute, en effet, un autre élément. Il n’a pas dit simplement que la musique était la science de moduler, scientia modulandi, mais qu’elle était la science de bien moduler, bene modulandi. Que signifie bene ici ? Le mot est riche d’une tradition qui remonte à Cicéron, la tradition de l’orateur : la beauté relève de la convenance. Il faut que les choses soient à propos, viennent à leur place, qu’il y ait adéquation entre ce qui est présenté et le moment, le lieu, le temps où ceci se produit. La musique, dit saint Augustin, pourrait être mal employée. Si la musique est la science de bien se mouvoir, alors tout ce qui se meut en cadence va provoquer un plaisir ; seulement il ne faudrait pas que ce fût le cas quand il n’y a pas lieu que cela se fasse. Ce serait inepte :

Supposons, dit le maître, qu’un chanteur à la voix très suave, à la danse agréable veuille susciter la gaieté juste alors que la situation réclame la gravité : la modulation est à coup sûr bien mesurée, mais il ne s’en sert pas bien. Si le mouvement est bon en tant que mesuré, on peut accuser l’artiste de l’employer mal, c’est-à-dire hors de propos. Aussi autre chose est de moduler, autre chose est de moduler bien.

On sent ici la volonté d’introduire l’éthique au cœur de la musique. Tout l’effort de saint Augustin en ce début du De Musica consiste justement à arracher la musique à ce qui, venant du corps, pourrait la contaminer, c’est-à-dire d’une certaine façon, au plaisir des sens, au sensible, à ce qui peut-être en elle s’enclôt de jouissance du corps, de fantasmes agitant le corps par le truchement de ces histrions, de ces joueuses de flûte ou de cithare, de tous ces jeux du cirque propres à l’empire romain. C’est là ce qu’il condamne. Ce qu’il y a de très beau dans le De Musica tient à ce paradoxe d’atteindre aux secrets de l’univers en partant des activités musicales les plus vilipendées, les plus compromettantes, les plus contaminées, les plus perverses, celles qui sont liées à la foule, aux réjouissances publiques, aux jouissances diverses. Comment s’en détacher ? Saint Augustin entend forger un concept de la musique qui la sauve de son immersion dans un monde sensible déjà profondément marqué par le péché.

Il s’agit de prendre dans la musique ce qui, relevant de l’esprit, la sublime, de l’apprécier pour elle-même et non pas de l’avilir dans le commerce de la foule. Au fond, l’histrion ne connaît pas la valeur de la musique, de toute façon il n’a pas la science, mais seulement un savoir faire, une habileté dans l’exécution. En aucun cas il n’a la science que le philosophe de la musique peut avoir. S’il l’avait et qu’il sût la valeur de la musique, il ne la jetterait pas comme on jette ici des perles aux pourceaux, il s’orienterait non pas vers la foule et les réjouissances publiques, mais vers la contemplation de l’Un, celle que Plotin déjà avait su traduire avec des accents inoubliables dans ses Ennéades, où se construit une des traditions qui marquent en profondeur la pensée chrétienne, dans la convergence de celle-ci avec la pensée néoplatonicienne. Apprécier la musique pour elle-même, c’est remonter à la science du nombre. Il faut que la musique nous rende au pur désir, au mouvement de l’âme qui se sent appelée à Dieu et qui remonte sans jamais être satisfaite par aucun bien ni objet sensibles vers quelque chose qui est au-delà, toujours hors de prise, étranger aux apparences fallacieuses qui laissent un goût amer. Il faut que la musique nous renvoie au mouvement indestructible du désir et non pas qu’elle induise un effet de jouissance. Présenter en ces termes la conception de saint Augustin lui donne, si on y réfléchit bien, une résonance étonnamment moderne.

Eurydice avec Augustin

Henri-Irénée Marrou, qui a été une immense figure des études augustiniennes, membre de l’Institut, professeur de l’histoire du christianisme en Sorbonne et qui est mort en 1977, avait écrit en 1942 un très beau petit ouvrage intitulé Traité de la musique selon l’esprit de saint Augustin. Comme toutes ses œuvres de musicologue, il le présentait sous le pseudonyme d’Henri Davenson. Il était un augustinien convaincu, mais il a tout de même fait grief à celui qu’il appelle son maître de réduire dans le De Musica la musique à la mathématique. Il lui reproche en somme un excès de pythagorisme dont la raison tenait à sa volonté de condamner le charnel et le sensible. Saint Augustin, nous dit-il, sacrifie en définitive le musical au nombre, il implique seulement le jugement, l’intelligence des vérités mathématiques, en bref il substitue à la musique l’acoustique.

Marrou reste toutefois autant augustinien que musicien. Il adopte, donc, à son tour la définition de son maître, en disant que la musique est un mouvement sonore dont la valeur réside dans sa perfection propre et non pas dans ce qu’elle serait censée exprimer à la manière d’un vulgaire système de signes, lequel ne vaut que par la chose qu’il signifie. « La musique n’exprime rien, ne signifie rien, ne conduit à rien d’autre qu’elle même. » C’est en ce sens que la définition augustinienne de la musique comme l’art de bien moduler, de se mouvoir à travers les temps et l’échelle sonore, est reprise et maintenue par Marrou. C’est un art de se mouvoir, d’un mouvement qui s’accomplit pour lui même et qui ne vise qu’à sa propre perfection

Le second point à retenir dans le traité de Marrou se résume ainsi : la musique est imitation, mais non pas au sens où nous l’entendons. Ce n’est pas l’imitation d’une expérience sensible. Avec les moyens qui lui sont propres, tels l’harmonie et le rythme, elle imite un modèle qui n’est pas de l’ordre du sensible. Celui-ci lui vient d’ailleurs, de plus loin ou de plus haut, pour reprendre les formules de Marrou, qui cite Platon. Marrou est, en effet, avec Augustin, platonicien. Il soutient que la musique que l’on compose ou interprète est à l’image d’une musique intérieure, de quelque chose qui n’existe que dans l’actualisation qu’on en fait, mais qui néanmoins, sans cesse, dépasse cette actualisation, la corrige, la reprend, l’ouvre à une autre exigence. Quand je la trouve ou que je l’entends, toujours, quelque part, je la reconnais. Nous connaissons la lettre de Baudelaire à Wagner du 17 février 1860, où il disait : « D’abord il m’a semblé que je connaissais cette musique et, plus tard, en y réfléchissant, j’ai compris d’où venait ce mirage : il me semblait que cette musique était la mienne et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer. »

Mais, selon Marrou, le christianisme de saint Augustin corrige chez lui la réminiscence au sens de Platon. Celle-ci serait, en effet, le souvenir d’une existence antérieure avant la chute ou l’exil et nous retrouverions, en fait, grâce à cette première vie, le souvenir de ce qui, maintenant, un instant nous attire. Du point de vue chrétien, les choses sont différentes. La reconnaissance désigne simplement une certaine façon par laquelle, à travers la musique, l’âme se trouve rendue à elle-même. Ce qui compte serait le caractère spirituel de la musique. On pourrait, dans ce sens, dire que la musique existe d’abord dans le silence que réveille la musique que j’entends. Toute musique est silence et elle est mémoire. Peut-être l’esprit saisit-il dans la musique cette parenté immédiate avec ce qu’il porte en lui de plus intime et qui le commande. C’est cela même qui est perçu dans la composition musicale. Pour le dire dans le langage de Lacan, si notre âme n’était pas régie par la signifiance, comment pourrait-elle se retrouver dans une pure suite signifiante qui s’articule à partir des lois du nombre seul.

Ce qui est vrai de la musique pourrait aussi se dire de l’œuvre littéraire, si on prête, cette fois, attention à la lettre du texte, au régime de la lettre elle-même, à la construction du texte, à tout ce qui gouverne notre écoute derrière les significations que nous pouvons en recueillir et auxquelles on s’attache parfois trop vite. Comme si, derrière ce qui se dit, une charge de désir rouvrait constamment, indéfiniment, le processus de la lettre qui se lit toujours autrement que ce qu’elle dit. Ainsi ce que nous disons de la musique serait-il aussi vrai de la littérature : nous avons, dans les deux cas, affaire à un système signifiant. Les grands romanciers du Moyen Âge, qui sont tous d’authentiques augustiniens, le savaient très bien. Si la musique est langage et langage sonore, c’est qu’au fond elle ne dit rien, ou plutôt rien d’autre qu’elle même. Ce qui compte, en effet, tient à ce qu’accroche, à ce qu’ouvre de désir comme faille ou manque irréductible éprouvé dans le corps lui-même ce langage qu’elle constitue. Elle nous découvre ce fait qu’il y a dans le langage, secrètement, une non-référence absolue.

La position que je développe ici en l’appliquant à la littérature est celle-là même qu’adopte Marrou, en lisant saint Augustin, en refaisant un traité de la musique d’après ce dernier. S’il entend, en effet, situer, comme lui, la musique à l’intérieur de l’âme, il veille soigneusement à ne pas la confondre avec les affects, les émotions qu’elle suscite. Ce flot psychique n’est pas la musique. En ce sens Augustin a raison : la musique participe d’une autre rigueur, d’une loi plus haute, d’une science si exigeante que Marrou allait jusqu’à affirmer que n’est musicien que celui qui joue, qui apprend la musique, pas seulement l’amateur. Le phénomène auquel Augustin nous rend attentif et sur lequel revient Marrou, peut se reformuler ainsi : la musique met en œuvre une ressouvenance essentielle, grâce à quoi l’être se découvre régi au plus vif du corps par le fait même du langage. On ne confond donc pas la musique avec l’ensemble des émotions qu’elle suscite, mais on évite aussi bien le second écueil qui consiste, comme l’ont fait les pythagoriciens selon Marrou, à la dissoudre dans une pure idéalité intelligible. Marrou soupçonne saint Augustin d’avoir un peu trop cédé à la conception pythagoricienne et il lui en fait le reproche, parce que le son ne peut pas être économisé dans cette affaire. C’est dans le son matériel que le nombre se décèle, c’est au niveau déjà de la perception sensible, charnelle, que la musique s’avère comme phénomène spirituel. Cette pensée de Marrou rejoint ce qu’on pourrait appeler la fécondité artistique du christianisme qui jaillit du dogme de l’Incarnation. La déité, comme on disait au Moyen Âge, existe incarnée. La conséquence en est la rupture avec la tradition de la pensée païenne qui faisait du corps la prison de l’âme selon la fameuse formule du sôma/sêma : « le corps est ici ce tombeau de l’âme. » Ainsi le concevait la sagesse antique. D’où s’ensuit que l’âme devait parvenir à s’arracher à ce corps, à sortir de « l’antre du monde » qui était lui-même voué au devenir et à la multiplicité, afin de rejoindre l’Un immuable et éternel au-delà de la Voie lactée, en passant, dans son périple initiatique, par les deux portes du Cancer et du Capricorne qui servaient d’accès à cet au-delà du monde.

Selon la tradition chrétienne propre à saint Augustin, nous ne pourrions pas dire que le corps est la prison de l’âme, même si Augustin, également nourri des conceptions de l’Antiquité est parfois proche de cette formulation dans le De Musica. Le corps est bien plutôt ce que l’âme transfigure, à la condition de ne pas servir le corps ni de regarder vers le bas, mais de s’élever, au contraire, vers ce qui est plus haut, vers le supérieur, vers une autre lumière. Il convient que l’âme, au lieu de s’éprendre du corps, apprenne à s’ouvrir à ce qui est en elle plus qu’elle. Rien n’est plus strict dans la pensée de saint Augustin, ce qu’il appelle « le maître intérieur ». Tout son effort consiste à faire reconnaître par l’homme le paradoxe d’une transcendance à l’intérieur de soi, l’oxymore d’une extériorité intime, nommée le Dieu intérieur. L’apport du christianisme, ce n’est pas la question de l’âme : le christianisme n’a rien à voir avec l’âme, il révèle la résurrection des corps, non pas l’évasion de l’âme, fût-ce par la Voie lactée. De nos jours, il est vrai, on évite de trop insister sur un dogme aussi réfractaire à toute raison. Il suffit pourtant de relire les Pères de l’église comme les textes fondateurs de saint Paul. La résurrection des corps est, avec le Dieu fait homme, le trait distinctif du christianisme.

On sait, pour suivre plus avant cette voie, que l’alchimie, issue de la tradition grecque et arabe, transmise au Moyen Âge occidental dès le milieu du XIIe siècle pour se développer largement aux XIIIe et XIVe siècles, présente la venue d’un nouvel homme qui s’accompagne d’une terre et d’un ciel nouveaux. La matière elle-même est régénérée, non pas seulement l’homme. Or cette conception selon laquelle le nouvel homme qui serait forgé, recréé, réinventé, ne peut s’accomplir que dans le même mouvement qui rendrait à la matière sa pureté perdue, est exprimée à la fin de l’Apocalypse, lorsque Jean voit descendre du ciel la Cité de Dieu, qui va donner son titre à l’œuvre maîtresse de saint Augustin. Nous pouvons lire ceci dans les derniers versets : « Et vidi caelum novum et terrain novam » (et j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle), « primum enim caelum et prima terra abiit », (le premier ciel, le ciel qui existait et la terre qui existait s’en sont allés), « et mare iam non est » (et la mer n’est plus), « et ego Johannes vidi » (et moi Jean j’ai vu), « sanctam civitatem Ierusalem novam descendentem de caelo a Deo » (la Sainte Cité de la nouvelle Jérusalem qui descendait du ciel, de chez Dieu), « paratam sicut sponsam ornatam viro suo » (toute parée comme une épouse qui est ornée pour la venue de son mari). Cette révélation fait écho au texte d’Isaïe dans l’Ancien Testament (Is. 65,17) : « Ecce enim ego creo caelos novos et terram novam » (moi je crée maintenant des ciels nouveaux et une terre nouvelle). A vrai dire, ce texte fondamental nous livre une dimension essentielle de l’art et de la littérature des XIIe et XIIIe siècles. Il faut y revenir sans cesse et repartir, pour le comprendre, de l’admirable synthèse du christianisme et de la pensée païenne accomplie, dans la période de l’Antiquité finissante, par l’œuvre de saint Augustin.

Qu’est-ce, en effet, que cette Cité de Dieu ? C’est un mariage, à l’instar des noces du Cantique des Cantiques : Paratam sicut sponsam ornatam viro suo. L’épouse est ornée et l’ornement, notons-le au passage, n’est pas chose accessoire. Dans les Poetriae médiévales, l’ornement, comme figure rhétorique, est ce qui vient couronner la beauté. Il manifeste la souveraineté, il confère la grâce suprême à l’action qui est entreprise. Ainsi la métaphore utilisée ici pour évoquer cette descente de la Jérusalem Céleste, en tant qu’elle réunit le ciel et la terre, en livre-t-elle le sens profond qu’il faut entendre comme le mariage de l’homme et de la femme. Inversement le mariage de l’homme et de la femme doit être lui-même perçu selon la même perspective d’une régénération promise à la terre unie au ciel comme à l’humanité unie à la déité.

Si on prend Érec et Énide, le premier roman arthurien médiéval, composé dans les années 1170 par le grand romancier du XIIe siècle, Chrétien de Troyes, on découvre un “roman nuptial”. L’aventure aboutit au mariage, mais celui-ci s’accompagne pour le héros de son avènement à la royauté. Le modèle en était déjà donné par cet autre grand roman médiéval, tiré cette fois de Virgile, le roman d’Eneas. Énée est contraint de renoncer à Didon, la reine de Carthage, dont l’attraction est trompeuse et l’amour, coupable, car Didon, même si elle est veuve, reste la femme d’un autre. Il lui faut s’arracher à cet amour, afin de reconnaître, au delà, celle qui lui était promise, Lavinie, la fille du roi du Latium. Ce mariage ne s’accomplira qu’après sa propre descente aux Enfers, pour retrouver son père dans une vision de l’avenir, celle de la puissance et de la gloire de Rome que fondera sa descendance. Qui plus est, son périple l’aura reconduit à la terre de ses ancêtres, de Dardanos, dont sont issus les Troyens. Le retour à la terre ancestrale devient ainsi le départ d’une royale lignée qui scelle le sort du monde. Dans Érec et Énide, l’amplification n’est plus historique, mais cosmique. Le héros, lorsqu’il devient roi, après avoir épousé Énide et surmonté les épreuves, revêt, en effet, une robe dont la description occupe toute la fin du récit. Ce roman qui se présentait dans le droit fil des traditions narratives d’origine celtique (à travers l’histoire de la chasse au blanc cerf) acquiert soudain une autre dimension qu’il doit à Macrobe et à Martianus Capella : la robe royale porte en effet la représentation de la totalité de l’univers. On peut y contempler les figures allégoriques des quatre arts du Quadrivium, toutes occupées à mesurer et à découvrir le cosmos. Le mariage d’Érec et Énide est un mariage qui convoque l’univers tout entier, qui ouvre à l’homme régénéré le chant du monde, comme si la faille introduite dans le monde par son péché se trouvait désormais effacée pour faire place à la seule contemplation de la perfection des nombres de l’univers.

Nous pourrions aussi bien repartir de la légende d’Orphée chez Boèce, qui nous livre le mythe fondateur de la musique. Dans La consolation de philosophie, l’auteur évoque l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. Le passage, qui se lit au troisième livre, correspond à un bel envol poétique :

Heureux qui a pu contempler du bien la source lumineuse, heureux qui a pu détacher ses lourdes chaînes terrestres. Jadis un poète de la Thrace pleurait la mort de son épouse. Ses tristes mélodies avaient fait accourir les forêts émues par ses chants, s’arrêter net les cours d’eau ; la biche s’allongea sans frayeur aux côtés de lions féroces, le lièvre regarda sans crainte le chien calmé par le chant. Comme un feu plus ardent lui ravageait le cœur, que ses chants vainqueurs de l’univers n’en avaient pas charmé le maître, il déplora l’insensibilité du Ciel et se rendit dans les demeures infernales. Là, il accompagne des vibrations de sa lyre ses chants enjôleurs et, les larmes puisées aux principales sources de la déesse sa mère, nées de sa peine impuissante, de son amour qui redoublait sa peine, il les répand, il émeut le Ténare et d’une douce prière demande grâce aux seigneurs des ombres. A ce chant inouï le gardien aux trois têtes s’immobilise ; terreur des coupables, les déesses vengeresses fondent en larmes. La roue rapide d’Ixion n’entraîne plus sa tête et, malgré la soif, Tantale détourne les yeux de l’eau. Le vautour, rassasié par les mélodies, ne déchire plus le foie de Tityos. Enfin : « Nous sommes vaincus », dit le juge des ombres, apitoyé ; « Nous accordons à cet homme de ramener son épouse : tel est le prix de son chant, mais notre cadeau à ses limites : jusqu’au franchissement du Tartare, interdiction de tourner les yeux ! » Mais qui imposerait sa loi aux amants ? L’amour ne connaît que sa propre loi. Hélas ! A deux pas des portes de la nuit, Orphée son Eurydice vit et perdit à jamais. Oui, cette histoire vous concerne, vous qui, dans la lumière céleste, cherchez à conduire votre âme. Car si on laisse son regard se tourner vers l’antre du Tartare, ce qu’on a de précieux avec soi, on le perd en regardant en dessous de nous. (Trad. C. Lazam, p. 146-148).

Ce texte allégorise l’histoire d’Orphée et d’Eurydice et pose la question de savoir qui est Eurydice. Ce n’est pas simplement Orphée qui s’est retourné pour regarder la bien-aimée, mais c’est la fable elle-même qui se retourne vers nous, respicit, parce qu’elle nous regarde. Qui est donc Eurydice ? Elle est l’âme humaine dans sa part noétique, divine : mens, l’esprit. Elle est cette part intime que tout homme a la charge de reconduire du fond de l’abîme jusqu’au soleil de la vraie vie, hors de cet antre du Tartare, qui est aussi « l’antre du monde » (Porphyre). Seulement l’âme ne remonte à la vie supérieure qu’à la condition que le regard soit capable de porter ailleurs, de se maintenir toujours fixé sur la clarté qui est en haut, sans jamais défaillir ni revenir en arrière, comme l’a fait Orphée, sans jamais regarder vers le bas, autrement dit céder à l’attrait des choses sensibles, à tout ce qui nous enchaîne à ce bas monde. Pour le christianisme, le pire des péchés, celui dont nous parle Cassien dans ses Institutions cénobitiques, c’est l’avarice, parce qu’elle signifie que nous restons attachés au monde, sans pouvoir nous en séparer, ce qui nous ferme à une autre lumière. En ce sens, l’avarice est la racine des péchés.

Revenons à Orphée, dont le mythe fut réélaboré au Moyen Âge. Eurydice deux fois perdue, c’est, pour qui sait l’entendre grâce à Boèce, la vraie vie, le temps retrouvé. Un des pères de l’Église, un des commentateurs du Xe siècle, Rémi d’Auxerre, qui avait aussi glosé Martianus Capella, va reprendre cette fable d’Orphée et d’Eurydice, à la suite des Mythologies de Fulgence au VIe siècle. La passion étymologique des auteurs médiévaux y fait, à l’occasion, merveille. Le nom d’Orphée se laisse quelque peu travailler comme s’il contractait deux mots à l’origine : ôraia phonè, c’est-à-dire pulchra vox, la belle voix, la voix charmante. A moins qu’il ne faille déchiffrer un aurea phanès ou aureum lumen, la lumière dorée. Orphée, c’est donc la beauté de la voix, mais qui est Eurydice ? Il suffit d’entendre dans son nom les mots d’eur dikè, le jugement vaste, la règle profonde. Eurydice incarne dès lors les lois profondes de la musique et de l’harmonie. C’est dit en toutes lettres : « Eurydice, c’est l’inventio profunda, l’invention profonde, ipsa ars musica, l’art musical lui-même », dont Orphée, son époux, est l’expression et la voix. Saint Augustin avait adopté un point de vue très proche dans le De Musica : la ratio, la raison qui est l’art du nombre se trouve à la racine de la musique, même si dans cet ouvrage il n’a pu étudier que la partie qui concerne le rythme. Eurydice est donc cette capacité de l’art qu’Orphée va chercher au plus secret des ténèbres, au plus profond d’une discipline et qui ne cesse jamais de lui échapper, parce que cette ratio ne peut apparaître ni dans les mots, ni dans la voix. C’est pourquoi Orphée ne peut ressaisir Eurydice. Le mouvement fondamental consisterait dans l’effort pour retrouver cette raison elle-même et la faire affleurer au jour. Si nous prenons ensemble tous ces textes, de Boèce d’un côté, de Fulgence et de Rémi d’Auxerre de l’autre, c’est du même mouvement que l’on va chercher à ramener à la lumière éternelle qu’implique la lumière du jour, tel un soleil à la sortie de la nuit des enfers, l’esprit, d’une part, qui symbolise en nous la faculté divine exilée, égarée dans ce monde et, d’autre part, la raison de l’art, le nombre musical, qui se cache dans les profondeurs mais commande en même temps l’expression artistique.

Cantique, arithmétique et traité des passions

A travers Eurydice, la musique, l’âme (l’âme noétique : la pensée), la femme ne font qu’une dans l’attente d’un renouvellement et d’une régénération de notre vie. Une fabuleuse interprétation du mythe d’Orphée va en sortir dans les allégorisations médiévales des Métamorphoses d’Ovide, connues sous le nom de l’Ovide moralisé, une œuvre extraordinaire du début du XIVe siècle, qui reprend une tradition très antérieure à l’époque médiévale. Le mythe d’Orphée permet de donner un nouveau sens à un mot clé de toute la poétique médiévale, repris d’ailleurs de l’Art poétique d’Horace, à savoir la “conjointure” (iunctura) ou la façon de joindre, d’ajuster, d’articuler les mots. Dans les gloses qui correspondent au dixième livre des Métamorphoses, l’auteur de l’Ovide moralisé rappelle qu’il y eut un premier mariage voulu par Dieu, celui qui fut contracté entre notre humanité et sa déité. Dieu a fait jointure du corps et de l’âme et marié l’homme à la femme, mais cette réunion du corps et de l’âme comme de l’homme et de la femme n’en a pas moins été brisée par la “pointure” ou piqûre du serpent au paradis terrestre. Relevons au passage, à la faveur de cette pointe, la confusion délibérée avec Eurydice, piquée par un serpent et précipitée aux enfers. Cette trahison eut pour résultat d’empêcher l’âme d’accomplir sa destinée qui était d’être épousée par Dieu. Dieu intervint alors dans l’histoire humaine pour faire « assemblée et jointure de son fils à notre nature dans les entrailles de la vierge » (v. 2602-2604), prenant ainsi, par un mouvement inversé, notre humanité. Faute que l’humanité ait pu s’allier à la déité, c’est la déité qui venait s’unir à l’humanité. Lui qui avait jadis marié l’humanité à sa divinité allait maintenant en sens contraire, grâce à l’Incarnation, s’unir à l’homme. Du même coup Il contractait la mort pour venir, tel Orphée aux enfers, délivrer l’âme captive et ramener à lui son épouse. Ainsi le Moyen Âge chrétien a-t-il interprété le mythe d’Orphée.

On n’insistera jamais assez sur ce formidable travail herméneutique accompli au Moyen Âge, grâce auquel a été sauvée la culture antique. Les œuvres païennes, en effet, furent reçues au titre de fables sous le voile desquelles une vérité autre, supérieure, qui leur échappait même, pouvait être entendue. Clément d’Alexandrie le disait déjà et Saint Augustin l’a répété. Ainsi la culture antique a-t-elle pu nourrir la pensée chrétienne tout au long du Moyen Âge et être assimilée par elle. La plupart des manuscrits qui nous ont transmis l’héritage de l’Antiquité ont été copiés au Moyen Âge, ce qui suppose qu’une valeur immense était reconnue à ces textes. Cicéron, aussi bien qu’Ovide ou Virgile disaient déjà l’histoire du Christ, Virgile avec la Sibylle, dans la fameuse Quatrième Bucolique et avec l’Énéide. Les interprétations d’Ovide montrent en quel sens on pouvait le lire et avec quelle ingéniosité, pour repérer structuralement entre deux descentes aux enfers quelque chose de commun qui supposait le même “forçage” d’un monde interdit, suivi d’une remontée à la lumière.

Orphée est musicien comme David est musicien, comme Dieu est musicien. Orphée et David, en tant que musiciens, n’ont d’autre objet dans leur démarche que de réunir l’homme à lui-même. Le mariage de l’humanité à la déité peut s’interpréter dans les termes qui étaient ceux de Macrobe commentant le Songe de Scipion de Cicéron : « Sache que tu es Dieu » (Deum te igitur scito esse, Comm. 2, 12, 1). Cette réunion peut être également comprise comme celle qui relie l’homme à ce qu’il doit faire advenir au cœur de lui-même, pour être enfin. Une réflexion très profonde s’est donc là poursuivie autour de la légende d’Orphée, comme à la racine même de l’histoire mythique de la musique. Elle se retrouve d’ailleurs dans deux secteurs clés de la littérature médiévale, les romans de Tristan, d’une part, les romans du Graal, de l’autre. Il s’agit, dans le premier cas, de l’épisode où Tristan entreprend de reconquérir Yseut qui vient d’être enlevée par un musicien charmeur, un baron irlandais du nom de Gandin. Celui-ci a si bien joué de la harpe que le roi Marc lui a accordé tout ce qu’il voudrait, don imprudent qui lui vaut cette réplique de Gandin : « Tu m’as donné Yseut ». Parce que Tristan saura à son tour, sur sa propre harpe, la “rote” celtique, jouer merveilleusement et, l’espace d’un moment, fasciner Gandin, il lui sera donné de faire revenir Yseut. L’épisode peut se lire dans Tristan et Yseut de Gottfried de Strasbourg, poème du début du XIIIe siècle, qui reprend la tradition du Tristan en langue française de Thomas d’Angleterre. Cette tradition montre comment la légende d’Orphée est venue marquer celle de Tristan, dont l’histoire, constamment reprise dans le roman médiéval, s’enrichit dès lors de toutes les harmoniques de celle de l’enchanteur thrace. Mais Orphée apparaît aussi au point le plus énigmatique du grand roman en prose du XIIIe siècle, le Lancelot-Graal. Il y est question, en effet, au tome V de l’édition d’A. Micha (Droz, Genève, 1980, p. 266), d’un certain Orphée l’enchanteur, comme on parle d’un Merlin l’enchanteur : au château du Graal, au cœur de ce vaste édifice proustien que représente le Lancelot en prose, cette « Lhassa souterraine » (le mot est de Klossowski sur Proust), qui devait en plein Moyen Âge ébranler les fondements de toute notre psyché, parmi les merveilles de tous les mystères de “Corbénic”, l’un des personnages, Bohort, le pur, entend un joueur de harpe qui est en train d’exécuter un lai, c’est-à-dire une composition musicale, tout en pleurant. Ce lai du pleur évoque un improbable débat entre Joseph d’Arimathie, le disciple secret qui reçut précisément du Christ la relique de la Passion contenant le Précieux Sang, c’est-à-dire le saint vase, le Graal lui-même, et Orphée l’enchanteur, qui aurait fondé dans la marche d’Écosse le château des enchantements. C’est un passage énigmatique, essentiel pour l’interprétation globale du roman et qu’on ne peut aborder qu’en tenant compte de l’ensemble du Lancelot en prose, mais il suffit pour notre propos qu’il introduise, dans les arcanes de la légende du Graal, l’histoire d’Orphée, en contrepoint de la Passion et de la Rédemption. Orphée, Tristan, Lancelot, le roman, la lyrique, la philosophie médiévale, tout converge en un point central, que le De Musica de saint Augustin découvre au fondement de la musique.

Il apparaît alors, à la lumière de saint Augustin, que dans la littérature médiévale tout roman d’amour, tout chant d’amour doit aussi s’entendre comme la réalisation des noces à la fois spirituelles et chamelles du Cantique des Cantiques. C’est bien là le sens, pour reprendre l’Ovide moralisé, que les allégories qui prolongent l’histoire d’Orphée selon Ovide, donnent à la harpe d’Orphée. Celle-ci, comme la harpe de David, est l’heptacorde, l’instrument aux sept cordes. Que signifie la harpe ? C’est la foi, nous dit-on. Son bois, fait d’espérance, est obtenu par belle charité ; l’archet, c’est la bouche précieuse du Christ qui nous parle dans l’Évangile et c’est aussi langue des docteurs et des prêcheurs qui ont illuminé l’Église. Les sept cordes de la harpe représentent les sept vertus. Les deux chevilles, qui à chaque fois servent à tendre chacune des cordes, symbolisent les sept événements de la vie de Jésus ainsi que les sept sacrements qui y correspondent : ainsi Nativité et mariage enserrent la première corde de Chasteté, Circoncision et prêtrise, la seconde de Charité etc. Le doigt qui touche chacune des cordes renvoie à l’un des sept dons du Saint Esprit dans la confirmation. C’est une allégorie qui nous vient de saint Ambroise. La première corde, par exemple, qui s’intitule chasteté, est touchée par le doigt qui signifie la sagesse. Mais revenons sur la première cheville qui désigne la Nativité. Pour la première corde, la seconde cheville qui sert à la tendre se nomme le mariage. Ce qui correspond donc à la Nativité, c’est-à-dire au mystère de l’Incarnation du Dieu fait homme, c’est le mariage. Le sacrement du mariage vient en regard de l’Incarnation, c’est-à-dire de la virginale jointure qui a présidé à celle-ci. A l’exemple de l’Incarnation ainsi comprise, « l’Église établit et commande à faire le mariage d’homme et de femme charnellement » (v. 2613-2616). Le mariage charnel de l’homme et de la femme transpose mystiquement les retrouvailles de la Terre et du Ciel, de l’âme et de Dieu, du corps et de l’âme.

Quand la harpe commence à être accordée, elle entre en consonance avec le mouvement de l’univers et elle trouve résonance en notre cœur comme dans sa table d’harmonie. Isidore de Séville en donne l’explication (Étymologies, III, 22, 3-6) : la cithare ou la lyre, à l’origine, avaient la forme de la poitrine humaine, parce que le chant s’exhalait de la lyre comme la voix s’exhale de la poitrine. L’heptacorde entre donc en concordance avec les sept mouvements du ciel (toujours les sept planètes). Les cordes elles-mêmes tirent leur nom du cœur, par l’un de ces tours étymologiques qu’affectionne Isidore : Chordas a corde. Le mot chorda vient du mot cœur, puisque le cœur bat au fond de notre poitrine exactement comme les cordes vibrent au sein de la cithare. Ainsi par la vertu d’un jeu de mots se répand au plus profond de l’homme l’harmonie du Ciel. C’est exactement ce que saint Augustin essayait déjà de nous faire entendre.

Peut-être sommes-nous ainsi mieux en mesure de défendre le maître contre Marrou lui-même, non qu’il faille se montrer plus augustinien que ce dernier ne l’était, mais parce qu’il est quelque peu injuste de reprocher ici à saint Augustin un excès de pythagorisme. Il est vrai que le premier livre aboutit à des considérations sur le fait que tout est nombre dans l’harmonie des mouvements musicaux (I, 11, 18 ss). Le maître, pour le démontrer, va engendrer une série numérique, et le passage est aussi beau que du Gottlob Frege dans les Fondements de l’arithmétique. Saint Augustin expose quelle est la suite des nombres, laquelle n’a rien de quelconque. Il part d’abord d’une simple opposition de durée. Il y a ce qui dure longtemps et ce qui dure moins longtemps. Supposons une durée qui serait le double d’une autre, comme la longue vaut deux brèves. On obtiendra un rapport de deux à un et ainsi de suite (rapport de trois à un, de trois à deux etc.). Dans ces séries ce qui compte, ce sont avant tout des rapports d’égalité et des proportions définies selon lesquelles par exemple nous aurions des rapports numériques de deux à un, de trois à deux ou de quatre à trois, où le plus grand égale le plus petit plus un demi, plus un tiers etc. La formulation plus rigoureuse serait de dire que nous posons deux nombres tels que l’un et l’autre soient un multiple de leur différence. On voit que nous sommes en pleine arithmétique, mais saint Augustin ne s’en tient pas seulement là. Nous venons de constater dit-il, la marche infinie du nombre (comme suite infinie). Or, les hommes ont marqué par les jalons du chiffre cette marche infinie du nombre et de telle façon qu’on part de l’unité qui est le principe du nombre pour aller jusqu’à dix et revenir à l’unité. Pourquoi a-t-on cette séquence qui fait qu’après dix on recommence la série ? Pour l’établir, le cheminement se présente comme suit : partons de ce que nous appelons principe. Il ne peut l’être que de quelque chose qui est à la fin, mais pour aller du début à la fin, il faut passer par un milieu. Il y a donc un début, un milieu et une fin, cela fait trois : c’est le premier nombre auquel s’arrête saint Augustin. Trois, voilà un nombre parfait. Tout à l’affaire de nous découvrir la suite des nombres à propos de la musique, il met d’abord en évidence dans cette rythmique la perfection du trois, c’est-à-dire de la Trinité. Ce n’est pas un hasard si le De Musica s’ouvre ainsi sur un nombre parfait qui répond au mystère de la Trinité.

Poursuivons. Trois est le premier nombre impair qui forme un tout. Il faudra donc proposer aussi un nombre pair qui soit à son tour parfait, formant un tout avec début, milieu et fin : quatre est ce nombre (le milieu étant une quantité placée entre deux autres valeurs égales qui constituent le début et la fin). Le un, quant à lui, n’a ni milieu ni fin, puisque le un n’est que commencement. Quant au deux il n’a pas non plus de milieu ni de fin, mais il dérive du un, lequel n’a pas d’origine et produit le deux (un et un donnent deux). Ces deux nombres sont des nombres principes, à savoir que tous les nombres dérivent du un, mais qu’ils sont formés par l’addition et par la multiplication, opérations dont l’origine est attribuée au deux. Donc un est le premier principe d’où dérivent tous les nombres, deux est le second principe par lequel tous les nombres se forment. Or, deux et un font trois. L’union des deux principes des nombres donne précisément le nombre total parfait de trois qui correspond à la Trinité. Mais si nous prenons maintenant deux et trois, nous obtenons cinq. Le cinq ne suit pas immédiatement le trois, c’est quatre qui suivrait trois. De même si nous prenons trois et quatre, nous avons sept, l’intervalle ne va donc cesser de s’accroître. Augustin en tire comme conclusion que seuls les nombres un, deux et trois s’engendrent l’un de l’autre sans intervalle possible entre eux. Un et deux donnent trois sans intervalle, à la différence de deux et trois qui font cinq, laissant l’intervalle de quatre. Quelle concordia, quelle merveilleuse harmonie, constate alors Augustin à propos de cette singularité des trois premiers nombres.

Si maintenant nous prenons un, deux et trois, deux est inférieur à trois autant que un est inférieur à deux. Augustin établit cette fois une proportion. En disant cela, constate-t-il, j’ai nommé un une fois, trois une fois et deux deux fois. Pour établir une proportion il faut en effet quatre termes. Autrement dit ce que je génère avec la proportion, c’est le quatre. Les trois nombres admirables, un, deux, trois, n’ont pu être comparés entre eux que grâce au quatre qui permet la proportion. La connexion, l’amitié des nombres c’est donc un, deux, trois, quatre, et il est inutile de compter au-delà. De plus, dans un, deux et trois, nous nous apercevons que les deux extrêmes, un et trois, font quatre, et le milieu de cette série, le deux, multiplié par lui-même ou ajouté à lui-même donne quatre. Donc le milieu est égal à la somme des extrêmes. On peut procéder de même avec la suite des nombres. Si on prend deux, trois et quatre, deux et quatre font six, trois multiplié par deux donne six, mais nous aurons toujours un intervalle de plus en plus grand à la différence de ce qui se passait le première fois. Saint Augustin vient d’isoler la série des nombres un, deux, trois et quatre pour conclure que si le premier jalon donné à la série numérique est dix, c’est tout simplement parce qu’en additionnant un plus deux, plus trois, plus quatre, on obtient dix, soit la définition même de la fameuse tétractys de Pythagore, formée par la somme des quatre premiers nombres. Dix non plus n’est là par hasard, puisqu’aussi bien sont évoquées les dix paroles de Dieu dans les commandements, tandis que le trois rappelait la Trinité. Voilà ce que l’arithmétique nous apprend, dit saint Augustin. Mais la musique ?

La musique va s’occuper des mouvements, soit l’alternance des temps simples et doubles qui peuvent se laisser percevoir par nos sens. Que s’écoule en effet un trop long espace de temps, il n’est alors plus possible de suivre. Le rythme suppose à la fois cette netteté et cette rapidité. Mais il faut ici nuancer ce que disait Marrou. Cette beauté de la mesure, où saint Augustin la saisit-il, sinon justement dans les sons de la langue, avec le plaisir de l’oreille, lorsqu’il souligne la beauté des sénaires, à l’aide une fois encore de ce premier vers de l’Énéide :

arma vi/rum que ca/no Tro/iae qui/primus ab/oris

et qu’il propose une autre scansion possible, non plus par spondées et dactyles, mais par spondées et anapestes :

ar/ma virum/que cano/ Troiae/ qui pri/mus ab o/ris

N’y a-t-il pas là une sensibilité profonde au rythme de la langue, un plaisir pris à l’écoute sensible du vers ? Il en va de même lorsqu’il revient vers la fin du De Musica à ces quatre ïambes dont se compose le Deus/ crea/tor om/nium, Dieu créateur de toutes choses. Saint Augustin était charnellement réceptif à la langue, à sa musique et à sa beauté. On ne peut donc penser que le De Musica traduit simplement une sorte d’idéalité mathématique oublieuse du plaisir qui s’est incarné dans la langue, dans son énergie intime, dans les mots animés par ce rythme. Mais s’il est capable d’un tel sentiment à propos de la langue, il l’éprouve a fortiori tout autant à l’égard de la musique. Il nous le dit dans un passage magnifique des Confessions, au livre X, lorsqu’il aborde la question de la concupiscence de l’ouïe :

Les plaisirs de l’ouïe m’avaient captivé, subjugué plus tenacement, mais vous avez dénoué leurs liens et m’en avez délivré » (c’est à Dieu qu’il s’adresse ici). « Aujourd’hui encore, je l’avoue, j’écoute avec une certaine complaisance les mélodies qui vivifient vos paroles » (Il s’agit là des sons, in sonis, qu’animent les paroles de Dieu), « lorsque c’est une voix agréable et bien conduite qui les chante ; cependant je ne m’y laisse pas enchaîner au point de ne plus pouvoir me lever, quand je le veux. Admises en moi, avec les pensées mêmes grâce auxquelles elles vivent, elles réclament dans mon cœur une place qui ne soit pas indigne d’elles ; mais j’ai peine à ne leur réserver que celle qui convient. Il me semble que, quelquefois, je leur accorde plus d’honneur qu’il ne faudrait : je sens bien que ces paroles saintes, quand elles sont ainsi chantées, me pénètrent d’une plus religieuse, d’une plus ardente flamme de piété que si elles ne l’étaient point. C’est que tous les sentiments infiniment variés de l’âme retrouvent chacun leur note propre dans la voix, dans le chant, et je ne sais quelle mystérieuse affinité qui les stimule (quorum nescio qua occulta familiaritate excitentur). Mais la délectation des sens (delectatio carnis meae), à laquelle il ne faut pas permettre d’énerver l’âme, m’abuse souvent, quand la sensation ne veut plus, en accompagnant la raison, passer modestement derrière elle, et, alors qu’elle ne doit qu’à celle-ci d’être accueillie, prétend la précéder et la conduire. C’est là que je pèche, sans m’en apercevoir : je ne m’en rends compte qu’après coup. Parfois aussi je mets quelque excès à me garer de ces surprises, et je pèche par trop de sévérité : il est des moments où je voudrais à toute force écarter de mes oreilles, et de l’Église même, la mélodie de ces douces cantilènes dont on accompagne d’habitude les psaumes de David. Il me paraît plus sûr de s’en tenir à la méthode qui était, m’a-t-on dit souvent, celle d’Athanase, l’évêque d’Alexandrie, qui les faisait réciter avec des modulations de voix si peu marquées qu’on eût dit une déclamation plutôt qu’un chant. Et pourtant quand je me souviens des larmes que me tiraient les chants d’Église aux premiers temps de ma foi reconquise, et qu’aujourd’hui même je suis ému moins encore du chant que des paroles chantées, quand elles le sont par une voix pure, et modulées comme il convient, je reconnais de nouveau toute l’utilité de cette institution. Ainsi je flotte entre le péril du plaisir sensuel et l’évidence constatée des effets salutaires qu’elle produit. Et, sans porter une sentence irrévocable, j’incline à approuver l’usage du chant dans l’Église, afin que les oreilles charmées aident l’âme, trop faible encore, à s’élever vers une tendre piété. Au surplus, quand il m’arrive d’être plus ému du chant que des paroles chantées, c’est, je l’avoue, une faute qui mérite pénitence et j’aimerais mieux alors ne pas entendre chanter. Voilà où j’en suis ! (trad. Labriolle, X, XXIII, 49).

Ce magnifique texte des Confessions confirme, bien qu’il ait été écrit longtemps après, le sens de l’étonnant sixième livre qui vient clore et couronner le De Musica. Ce dernier livre contient, en effet, un formidable traité des passions et des rapports de l’âme et du corps, alors que son titre nous reporte à Dieu comme étant la source des harmonies et le lieu des nombres éternels : Deus numerorum aeternorum fons et locus. Il s’agit en réalité d’une étude psychologique extrêmement fine qui traite des passions et de la position respective de l’âme et du corps au regard de celles-ci. Mais c’est en même temps une théorie du nombre et des nombres en tant qu’ils sont immuables et non-changeants et, en tant que tels, ils sont la preuve qu’Augustin donne de l’existence de Dieu. L’égalité des nombres : aequalitas, pour dire leur caractère immuable, est un mot qui a une résonance particulière, un mot propre à Sénèque, renvoyant à cette égalité de l’âme qu’aucune passion ne vient tourmenter. Cette égalité des nombres qui sont non-changeants et immuables, puisque personne ne peut modifier quoi que ce soit à la loi des nombres, leur éternité, en un mot, ne peut être communiquée à l’âme que par Dieu, qui seul est éternel et immuable. Nous tenons la vraie portée du De Musica : par la musique, en tant qu’elle ressortit au nombre, saint Augustin prouve l’existence de Dieu. Il a écrit une œuvre apologétique de la foi chrétienne. Mais également, par la musique, en tant que la musique engage les sens en même temps que l’âme et la raison, il faut apprendre, saint Augustin y revient avec insistance, à reconnaître ce qui peut, d’une part, nous leurrer, nous abuser, nous retenir et trahir notre faiblesse, qui tient à la complaisance que nous avons pour nous-mêmes, et ce qui, d’autre part, nous permettrait au contraire de nous élever, d’atteindre à plus de perfection dans la reconnaissance des lois de l’harmonie. Telle est la raison pour laquelle saint Augustin condamne l’élément sensible de la musique : ou bien l’âme cède au corps et aux puissances de l’illusion qu’on appelle les puissances trompeuses, ou bien l’âme reconnaît la vérité. Le sixième livre nous présente alors les cinq harmonies de l’âme : la sensation par laquelle l’âme réagit au choc subi par le corps, en quoi la sensation n’est pas du corps, mais de l’âme en tant qu’elle est ébranlée par quelque chose qui s’est transmis au corps ; l’action, qui est le fait de se mouvoir vers le corps ; la mémoire, qui est de retenir les effets produits dans l’âme par ces mouvements ; le premier jugement, qui consiste à accueillir avec plaisir ou au contraire repousser ces mouvements, soit lors de leur entrée, soit dans le souvenir ; enfin, un jugement supérieur, le raisonnement, qui va apprécier la rectitude ou non de ces plaisirs. L’essentiel, comme le rappelait Augustin dans le passage cité plus haut, tient à cette capacité de pouvoir toujours se détacher d’un instant de plaisir sans se laisser prendre par lui. Ne pas se laisser fasciner, c’est être toujours capable de se porter plus loin, ailleurs, au-delà. Tel est le point précis qu’a visé saint Augustin dans son De Musica : libérer d’un fond pulsionnel de jouissance un ordre souverain de signifiance.

Références

Nous donnons ici les textes de référence auxquels renvoie explicitement ou implicitement la présente communication.

Saint Augustin, « De Musica libri sex », in Œuvres de saint Augustin. 1re série : Opuscules, vol. VII. Dialogues philosophiques IV : La Musique (1947), Desclée, De Brouwer, Bibliothèque augustinienne.

Ibid., Confessions. Éd. et trad. Pierre de Labriolle (1947), Paris, Les Belles Lettres, 2 vols.

Boèce, La consolation de la Philosophie. Trad. Colette Lazam, préf. Marc Fumaroli (1989), Paris, Marseille, Éd. Rivages, Petite Bibliothèque Rivages.

Boezio, Anicio Manlio Severino, La consolazione della filosofia. Trad. e note Ovidio Dallera, introd. Christine Mohrmann (1981), Milano, Rizzoli.

Henri Davenson (= Marrou, Henri-Irénée), (1942), Traité de la musique selon l’esprit de saint Augustin. Neuchâtel, La Baconnière, Collection des Cahiers du Rhône.

San Isidoro de Sevilla, Etimologias. Éd. José Oroz Reta, introd. Manuel Diaz y Diaz (1982), Madrid, Biblioteca de autores cristianos, 2 vols, (III, 23, 2).

Macrobe, Commentarii in Somnium Scipionis. Éd. J. Willis (1970), Leipzig, Teubner, vol. II.

Martianus Capella, De nuptiis Philologiae et Mercurii. Éd. J. Willis (1983), Leipzig, Teubner.

Ovide moralisé. Éd. C. De Boer (1936), Amsterdam, vol. IV [Réimpr. (1967) Wiesbaden, Sändig Reprint Verlag, puis (1986) Vaduz, Liechtenstein],

Platon, « Phèdre », in Œuvres complètes. Éd. et trad. Léon Robin (1947), Paris, Les Belles Lettres, T. IV, 3e partie, (250 a).

Ibid., « Lachès », in O.C. Éd. et trad. Alfred Croiset (1936), T. II, (188 d).

Plotin, Ennéades. Éd. et trad. Emile Bréhier (1967), Paris, Les Belles Lettres, (5, 9, 11).

Porfirio, L’Antro delle Ninfe. Éd. et trad. Laura Simonini (1986), Milano, Adelphi Edizioni.