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Postlude

Jean MOLINO

[Prélude : écoute de l’Ouverture du Matrimonio segreto de Cimarosa, musique “prémoderne” ! ]

Pourquoi ? Cette ouverture est l’image même de la gaieté. Ainsi, je voudrais mettre les quelques mots que je vais dire sous le signe de la grâce, de la chasse au bonheur stendhalienne et de l’ethos de la gaieté.

D’abord, j’ai remarqué que dans sa toute puissante sagesse, Étienne Darbellay était pythagoricien. Nous avons été dix à parler ; or, qu’est-ce que dix, sinon la tétrade pythagoricienne : 1 + 2 + 3 + 4 = 10 ? Tout ce colloque a été pythagoricien ! Il y a eu un joker (mon intervention), deux physiciens, trois musicologues et quatre spécialistes de ce que j’appellerais les genèses et les communications. Ce qui explique pourquoi tout le monde a pu s’entendre, malgré les difficultés de communication. J’ai été frappé par le fait que les questions qui ont été posées étaient en règle générale extrêmement pertinentes et les réponses qui leur ont été faites n’étaient pas des réponses de politesse. Malgré la différence immense de “background” (si vous me permettez du fransuisse – pardon du franglais !), tout le monde est arrivé à s’enrichir de manière extraordinaire, précisément à cause de la diversité des approches. Cette distribution pythagoricienne montre que, au fond, tant dans la physique que dans les sciences humaines, la différence entre l’interne et l’externe disparaît. En effet, les sciences humaines mettent en correspondance de manière passionnante et profonde les temporalités internes à la musique et les temporalités externes, ce qu’a d’ailleurs aussi montré l’analyse de M. Kramer lorsqu’il y a dans la musique des citations, des utilisations de séquences musicales qui ont une signification patriotique ou qui font appel à toute la sensibilité et à toutes les connaissances d’un individu. Les renvois au monde social et à l’expérience individuelle font partie de cette temporalité multiple. C’est là le premier point : les analystes de la musique qui s’intéressent à la temporalité voient précisément leurs travaux se prolonger et s’enrichir au contact d’une temporalité physique et d’une temporalité sociale.

La grande idée d’Étienne Darbellay, que tout le monde a mise en évidence d’une manière ou d’une autre, est la nécessité de la démultiplication de la temporalité. Nous sommes tous convaincus qu’il faut abandonner la belle simplicité du sensorium Dei, du temps newtonien unique qui serait celui du mouvement qui fait défiler les notes sur la portée. Cette multiplicité des temporalités existe partout : on aurait pu faire allusion de manière explicite à l’existence de ces logiques temporelles auxquelles on s’est intéressé dans le cadre offert par les logiques modales, où l’on s’aperçoit que l’on peut avoir des temps circulaires, des temps continus, des temps discontinus, fermés, finis, infinis… Il y a maintenant, même dans la boîte à outils du logicien qui pourtant devrait être quelqu’un de sérieux, une infinité de logiques temporelles, auxquelles philosophes et logiciens ont contribué de manière extrêmement enrichissante1. C’est donc dans tous les domaines que l’on voit éclater la temporalité et je crois que c’est une caractéristique de la postmodernité que la reconnaissance de la multiplicité ; non que cette multiplicité n’existât pas avant – mais c’est maintenant qu’est venu le moment de sa reconnaissance, celle de cet éclatement, je dirais de ces éclats.

Une des questions qui se pose, est celle de la diversité des statuts de ces temporalités multiples. Dans sa contribution, M. Kramer a montré qu’il y a des temporalités multiples du côté du récepteur et du côté du producteur. Ce qui est frappant c’est que c’est maintenant non seulement des trois côtés de la tripartition qui m’est chère2, mais aussi à l’intérieur de l’œuvre elle-même que cette temporalité éclate. Mais est-ce que ces temporalités diverses sont perçues par tout le monde ? Est-ce qu’elles sont voulues ? Et quelle est leur place dans l’objet ? Je crois qu’ici il y a certainement matière à prolonger les réflexions qui ont été présentées pour étudier comment s’imbriquent ces différentes strates, depuis la temporalité physique que l’on essaie de saisir par des mesures, jusqu’à ces temporalités beaucoup plus fluctuantes et floues, qui sont celles des sensibilités individuelles et de leur culture.

Enfin, on a vu comment il pouvait y avoir des formes extrêmement rigoureuses d’organisation de ces temporalités, celles qui s’inscrivent dans les traditions pythagoricienne ou platonicienne, mais qu’il y en a d’autres qui viennent “rôder”, s’imbriquer avec les précédentes, et qui donnent cette espèce de “chaos de temporalité” – je dis cela, bien sûr, métaphoriquement – dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Sans aucun doute, les contributions futures d’un colloque qui s’appellerait “Temps et forme II” – s’intéressant alors bien évidemment à l’entrecroisement des diverses “séries temporelles” ! – permettraient d’éclaircir ces problèmes.

Il ne me reste qu’à “nous” remercier et à “nous” féliciter de la qualité de ce colloque, de celle de ces échanges merveilleux qui ont permis de nous entendre.

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1 Je pense, entre bien d’autres, au livre de Nicholas Rescher et Alasdair Urquhart, Temporal Logic. Wien, New York, Springer-Verlag, 1971.

2 Je fais évidemment allusion à la distinction des niveaux neutre, esthésique et poïétique.