Concepts postmodernes du Temps musical
Le postmodernisme étant un concept difficile à définir rigoureusement, il est possible de caractériser la musique postmoderne par tout ou partie des traits suivants. Cette musique
(1) n’est pas simplement le rejet ou la continuation du modernisme, mais possède les deux aspects à la fois,
(2) est ironique à certains niveaux,
(3) ne respecte pas les limites entre les sonorités et les procédures du passé et celles du présent,
(4) cherche à détruire les cloisonnements entre styles intellectuels et moins intellectuels
(5) méprise la valeur incontestée de l’unité structurelle,
(6) refuse la distinction entre les valeurs élitistes et populistes,
(7) évite les formes globales (par exemple, une pièce ne sera jamais entièrement tonale, ou sérielle, ou encore fondue dans un moule prescrit),
(8) comporte des citations ou des références à des musiques provenant de diverses traditions et cultures,
(9) contient des contradictions,
(10) se défie des oppositions binaires,
(11) comporte des fragmentations et des discontinuités,
(12) englobe le pluralisme et l’éclectisme,
(13) présente des significations et des temporalités multiples,
(14) fait reposer la signification ainsi que la structure sur les auditeurs plus que sur la partition, les exécutions ou les compositeurs.
Comme certaines de ces caractéristiques ne s’appliquent pas seulement à des compositions contemporaines, mais également à certaines œuvres moins récentes, le postmodernisme ne devrait pas être envisagé uniquement comme une période mais aussi comme une attitude – une attitude d’aujourd’hui qui est pertinente pour la compréhension actuelle de la musique du passé.
Certaines de ces caractéristiques de la musique postmoderne sont particulièrement pertinentes pour appréhender les structures temporelles et la perception de la musique : nous pouvons nous attendre à ce que le temps musical postmoderne soit créé au moins autant par l’auditeur que par le compositeur, à ce qu’il diffère d’un auditeur à l’autre, à ce qu’il soit fragmenté, discontinu, non-linéaire et multiple. La notion de multiplicité du temps musical – le fait que la musique permette aux auditeurs d’expérimenter différents sens directionnels, différentes narrations temporelles, et/ou différentes vitesses de mouvement, le tout simultanément – est effectivement postmoderne.
Ce travail considère le temps musical multiple dans trois œuvres du passé, trois œuvres qui présentent plusieurs des traits postmodernes mentionnés. Le premier mouvement du quatuor à cordes en fa, op. 135 de Beethoven, le final de la septième symphonie de Mahler et Putnam’s Camp de Ives présentent tous trois une structure temporelle reposant à certains niveaux sur l’auditeur. Je ne tente pas de montrer comment est faite cette musique objectivement mais je cherche plutôt à suggérer comment des auditeurs postmodernes peuvent comprendre la temporalité de ces compositions. Bien sûr, je ne prétends pas que la musique n’a pas d’importance pour l’auditeur : les structures qui figurent dans ces pièces suggèrent une écoute à temporalité multiple. Les temporalités que je décris proviennent d’une interaction entre ces structures et une attitude d’écoute postmoderne.
Temps du geste dans l’opus 135 de Beethoven
Le premier mouvement de l’op. 135 de Beethoven utilise le temps musical à la fois comme matériau et à la fois comme contexte. La signification musicale (du moins en ce qui me concerne) dépend d’une linéarité réorganisée, créée non pas par les interprètes, ni même peut-être par le compositeur, mais mentalement par l’auditeur. De telles manipulations temporelles pourraient requérir une sensibilité postmoderne, qui s’articule et se comprenne mieux à la fin du XXe siècle que par le passé. Elles peuvent probablement être comprises et expérimentées de façon postmoderne dans l’âge du postmodernisme uniquement. Ou, pour le dire plus prudemment, le postmodernisme de telles œuvres ne réside pas dans la musique mais dans la façon dont les auditeurs (ainsi que les critiques, les analystes et les interprètes) les comprennent aujourd’hui. Elles sont devenues postmodernes en même temps que nous.
Mon livre The Time of Music (Kramer, chap. 6) analyse la pièce de Beethoven pour montrer de quelle manière la linéarité du temps musical est déconstruite. Il est utile à notre discussion de résumer et de repenser cette analyse du mouvement d’un point de vue postmoderne. Le temps de la pièce (c’est-à-dire la succession normale des événements) est contredit par ce que j’appelle le “temps du geste”, dans lequel la fonction temporelle n’est pas créée par l’ordre des événements mais par leurs profils conventionnels. Par exemple, en termes de temps du geste, je considère une cadence définitive comme finale, qu’elle arrive ou non à la fin du morceau selon le temps de la pièce.
Une telle cadence se produit aux mm. 9-10. Il est possible de comprendre ce geste comme une cadence finale en dépit de son apparition au commencement du continuum temporel du mouvement. Ce geste (voir exemple 1) possède l’impact d’une cadence finale. Il ressemble à une fin, dont il a la forme, et se présente comme une fin. En quelque sorte, il s’agit de la fin. En temps de la pièce, les mm. 1-10 constituent évidemment le commencement. Mais en termes de temps du geste, le mouvement se termine aux mm. 9-10, car la m. 10 est l’endroit où nous entendons ce que nous pouvons reconnaître comme une cadence finale. Par la suite, nous évoluons dans le temps de la pièce pour découvrir le contenu du mouvement qui vient de “se terminer” (en temps du geste).
Le temps de la pièce est diachronique : une pièce se développe note par note, geste par geste, phrase par phrase. Par contre, le temps du geste est synchronique : on reconnaît une cadence finale en tant que telle peu importe sa position dans la pièce. L’excellente analogie de Judy Lochhead concernant la différence entre temps de la pièce et temps du geste vaut la peine d’être citée :
Après s’être levé, on prend en général son petit déjeuner. [Aux États-Unis], ce repas peut se composer de café, d’œufs, de toasts, etc. L’acte de “prendre son petit déjeuner” est normalement associé au matin, mais il est possible de “prendre son petit déjeuner” à n’importe quelle heure. Cette locution possède deux significations. En premier lieu, elle peut signifier prendre un repas le matin [temps de la pièce] ; en second lieu, elle signifie manger les différents aliments associés au repas du matin [temps du geste]. Le genre de signification qui est déterminé par le lieu et le contexte temporel et qui y est strictement associé [… est exemplifié par] “prendre son petit déjeuner” le matin, peu importe ce qui est réellement mangé ; la signification qui peut être séparée de cette définition première et qui peut être redéfinie dans un lieu et contexte temporel qui comporte toujours une part de sa signification originelle… [est exemplifiée par] manger les aliments associés au matin à n’importe quelle heure du jour (Lochhead, p. 4).
La suggestion présentée dans The Time of Music, qui propose de situer la fin de la pièce à la dixième mesure, est une idée postmoderne. Elle postule un continuum temporel multiple, fait de deux successions séparables. Une succession dépend de la séquence littérale des événements musicaux comme ils sont entendus lors de l’exécution, alors que l’autre dépend des gestes conventionnellement définis qui comportent des connotations à fonction temporelle (début, fin, point culminant, transition, etc.), peu importe leur contexte immédiat. De telles conventions sont clairement définies dans la musique tonale (et surtout dans la période classique de la musique tonale – elles forment certains des “sujets” de la sémiotique de la musique classique de Kofi Agawu (1991)).
Mon analyse de l’opus 135 de Beethoven sépare la fonction du geste du placement gestuel. Cette séparation dépend d’une vue absolutiste de la fonction : je nommerai la cadence de la m. 10 “finale”, qu’elle soit placée n’importe où dans la pièce. La signification du geste est en interaction avec les significations contextuelles : la m. 10 est gestuellement une cadence finale mais contextuellement une cadence qui clôt le premier groupe antécédent-conséquent. La m. 10 n’est pas simplement une fin, ni uniquement une fin. La tension et l’ambiguïté de ce début du quatuor résulte de la contradiction entre la fonction inhérente à un geste final et le fait qu’il se produise dans le contexte du début. Le temps utilisé (temps de la pièce, dirigé par la nature inéluctable des successions et la syntaxe de la progression tonale) diffère du temps représenté (temps du geste, suggéré par les fonctions temporelles inhérentes aux gestes). Cette différence est semblable à celle qui se produit dans les films narratifs entre le temps utilisé (la succession littérale des événements image par image) et l’ordre temporel de la progression des événements de l’intrigue.
Mon analyse des temporalités multiples suggère en outre que la m. 9 mène directement à la m. 25 (voir exemple 2). Cette assertion ne contredit pas celle qui prétend que le mouvement se termine (en temps du geste) à la m. 10. Ainsi le premier groupe thématique comporte un paradoxe : un geste final situé vers le commencement est suivi d’une entrée interne.
Comme il se doit, ce mouvement aux directionnalités multiples comporte une seconde continuité entremêlée à celle présentée dans l’exemple 2. Les mm. 10-14 semblent initier une nouvelle section du geste (bien qu’il soit trop tôt pour débuter une nouvelle section en temps de la pièce). L’exemple 3 montre ce passage virtuel en temps du geste.
L’exemple 3 ne suit ni ne précède l’exemple 2. Ces deux exemples représentent des cadres temporels différents, chacun progressant de son propre passé vers son propre futur, sans que l’un des deux précède, succède ou soit simultané avec l’autre1.
Dans The Time of Music, je conclus mon analyse par quelques observations qui montrent essentiellement comment les contradictions entre le temps du geste et le temps de la pièce sont d’un esprit postmoderne. Comme le temps musical se trouve dans l’esprit des auditeurs, d’autres genres de temporalités doivent aussi exister au-delà de la simple succession de moments que j’ai appelée temps de la pièce. Le temps du geste est un de ces genres. Je ne crois évidemment pas que chacun expérimente littéralement le temps du geste. Mais, nous comprenons qu’un geste paraisse anormalement placé selon le temps de la pièce et nous attendons les conséquences de cette anomalie. Finalement, nous pouvons comprendre rétrospectivement que les gestes de la pièce impliquent des continuités virtuelles très différentes de celles entendues en temps de la pièce. Je nomme ces continuités “virtuelles”, car elle n’existent pas objectivement “là-bas” dans la musique, mais elles existent là où existe toute musique entendue : dans l’esprit.
Structures temporelles déphasées : le finale de la septième symphonie de Mahler
Le finale de la septième symphonie de Mahler offre un autre exemple de temporalité multiple postmoderne, dans la musique tonale. Comme le premier mouvement de l’opus 135 de Beethoven, il comporte des gestes (notamment des cadences dominante-tonique, suggérant la fin d’une section) qui ne concordent pas avec les conventions structurelles qu’ils représentent. Et, comme dans le mouvement de Beethoven, c’est une pièce qui a été difficile pour beaucoup d’auditeurs, mais qui commence aujourd’hui à faire largement sens, grâce à la reconnaissance de l’esprit postmoderne en musique.
Mahler a intitulé le mouvement rondo-finale. Et il présente effectivement une structure qui ressemble à un rondo. Dans un rondo plus orthodoxe, les retours thématiques coïncideraient avec un retour à la tonique, qui serait normalement souligné par une articulation cadentielle. Dans le mouvement de Mahler, il y a des retours du matériel thématique du rondo qui débutent ou non avec le premier motif du rondo ; il y a des retours à la tonique, qui coïncident ou non avec des progressions dominante-tonique ; il y a des retours au diatonisme après des passages chromatiques ; il y a des retours à la régularité métrique après des passages où l’hypermètre5 est inégal, et/ou le mètre entendu est en conflit avec le mètre écrit, et/ou les différentes voix contrapuntiques projettent différents mètres simultanément, et/ou les mètres binaire et ternaire alternent.
Dans ce mouvement, ce qui est particulièrement intéressant, troublant et, de mon point de vue, postmoderne est le fait que ces divers retours coïncident rarement. Si une progression qui retourne à la tonique a un pouvoir d’articulation, surtout lorsqu’elle coïncide avec une cadence dominante-tonique, pourquoi est-ce qu’elle ne coïnciderait pas avec une réapparition du thème du rondo ? La raison en est que ce mouvement remet en question la structuration formelle au moyen des retours harmoniques, tonals et thématiques qui coïncident entre eux. Une des principales structures de la forme tonale – la réexposition, renforcée par divers paramètres musicaux – est réduite à néant. Il ne s’agit pas ici de la désintégration totale de la tonalité, telle qu’elle allait bientôt apparaître dans les œuvres de Schoenberg et Webem. Leur invention était moderniste, alors que celle de Mahler était paradoxalement (puisqu’elle se produisit avant) postmoderne. Il n’a pas renoncé aux retours tonals, thématiques ou harmoniques. Il les a utilisés mais en compromettant, en redéfinissant et en déconstruisant leurs significations et fonctions traditionnelles. D’une façon postmoderne, il a utilisé l’histoire pour détruire l’histoire. Il a utilisé la tonalité pour détruire la forme tonale. De ce fait, il a fait de la forme tonale le sujet de ce mouvement et non pas sa structure. Il a créé une narration dans laquelle les personnages sont la tonalité, l’harmonie et le thème (pas des thèmes particuliers mais le concept général de thème musical). La tonalité fonctionne mais sans la composante essentielle qu’est le soutien de la dominante. L’harmonie fonctionne mais les mouvements essentiels des fondamentales ne possèdent pas toujours un véritable impact articulatoire. Et les thèmes existent certainement. En fait, ils abondent. Cependant, le retour thématique est compromis, puisque le thème du rondo commence souvent à un autre endroit que son début. Et puisque certains motifs migrent d’un groupe thématique à l’autre, l’identité thématique est elle aussi remise en question.
Regardons un exemple de structures déphasées. Prenons la reprise du rondo à la m. 120 (exemple 4). Thématiquement, cette mesure semble être une articulation majeure : le thème du rondo réapparaît avec les motifs originaux de la m. 7 présentés au début – bien qu’il y ait certains changements. Ce retour semble plus définitif que le précédent, m. 79, qui ne commence pas avec le matériau initial du rondo mais avec sa seconde phrase. De plus, à la m. 79, on module subitement de la bémol majeur en do majeur, alors qu’aux mm. 84-87, il y a une forte progression cadentielle en do majeur. Le retour tonal (m. 79) n’est pas en phase avec l’arrivée cadentielle (m. 87). Bientôt (mm. 116-20), il se produit une progression encore plus marquée en Do : V/V/V/V/V sur V/V/V/V sur V/V/V sur VI6 (un écart) sur V/V sur V sur I. De plus, le premier temps de la m. 120 coïncide avec un changement du chromatisme au diatonisme. La m. 120 semble donc être une articulation majeure, un fort point d’arrivée. Mais telle n’est pas notre impression, car – malgré la progression harmonique directionnelle sur I en Do – la tonalité ne s’est pas vraiment éloignée de do majeur depuis avant la m. 79, et la cadence V-I aux mm. 119-20 fait simplement écho à celle des mm. 86-87. Il faut noter que l’apparent ré majeur des mm. 106-15 est trop bref et trop clairement un V du V en do majeur pour être entendu comme un contraste tonal. Tonalement, le grand retour se produit à la m. 79, après le passage en la bémol majeur, bien qu’il ne soit pas soutenu par une cadence V-I ; il y a deux cadences V-I (mm. 87 et 120), mais aucune des deux ne marque un retour tonal ; thématiquement le grand retour est à la m. 120. Les retours tonals et thématiques sont donc déphasés, autant entre eux qu’avec les deux cadences V-I. Il en résulte que le sens de l’articulation formelle est compromis, et avec lui la signification de la forme rondo et de la structuration tonale.
L’exemple 4 présente quelques-uns parmi les nombreux exemples de structures temporelles multiples, provoqués par l’indépendance de cinq paramètres structuraux : le retour à la tonique, le retour du thème, le profil cadentiel V-I, le retour au diatonisme après du chromatisme et le retour à la régularité métrique après l’irrégularité. Cependant, il y a certains endroits où ces éléments sont toutefois partiellement en phase, c’est-à-dire que certains d’entre eux se produisent simultanément. Lorsque certains éléments coopèrent, le résultat n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, un premier temps structurel majeur, mais simplement un autre contraste, une autre jonction importante, qui englobe par hasard une certaine coordination entre les éléments. Cela se produit car les cinq paramètres ne fonctionnent jamais complètement ensemble. Certains éléments contredisent toujours les autres, cherchent toujours à détruire toute articulation sectionnelle créée par d’autres. La temporalité de ce mouvement est donc profondément multiple.
Le titre du mouvement crée une expectative de certains types de structures. Celles-ci ne sont pas absentes, mais elles sont radicalement redéfinies, perdant beaucoup de leur signification traditionnelle et gagnant, par ce procédé, de nouvelles significations. Puisque chaque paramètre a une structure quasi-indépendante, la temporalité du mouvement est – de façon caractéristiquement postmoderne – multiple.
Narrations multiples chez Ives
Le postmodernisme reconnaît et consacre l’intertextualité. Certains théoriciens du postmodernisme prétendent que la citation n’est pas uniquement une décision de l’artiste mais un aspect inévitable de la création artistique, puisque toutes les œuvres d’art se rattachent nécessairement à d’autres œuvres d’art. La musique postmoderne récente est en général profondément intertextuelle. Elle a tendance à inclure soit des références à d’autres genres ou d’autres corpus de musique, soit des citations (littérales ou altérées) d’autres pièces spécifiques, soit les deux. Les pièces postmodernes récentes se réfèrent souvent à la tonalité. Même lorsqu’elles ne sont pas vraiment tonales, le semblant de tonalité, dans un contexte plus large qui comporte également de l’atonalité ou de la polytonalité, ou une tonalité déformée, constitue une référence intertextuelle aux procédures, quand ce n’est pas à des compositions spécifiques de la période tonale. La tonalité comporte des connotations historiques, qui – surtout lorsqu’elles sont juxtaposées de façon postmoderne avec une musique moderniste – produisent des associations sous-jacentes à la narration qui contrebalancent les mouvements aux directionnalités différentes – tonals ou non – dans la musique.
Putnam’s Camp de Ives anticipe une telle multiplicité temporelle postmoderne. Cette pièce comporte, par exemple, à la fois des continuités créées par des mouvements de texture, de dynamique, etc. et à la fois des continuités créées par la tonalité elle-même. De plus, il y a des réseaux d’associations où des airs familiers, des gestes et des progressions tonales familières créent des narrations – qui peuvent être différentes d’une personne à l’autre, selon les divers souvenirs (s’il y en a !) évoqués par la musique populaire et patriotique américaine. Ces narrations temporelles évoluent contrapuntiquement, créant une multiplicité de couches de temps musical, qui est plus multi-stratifiée (car elle est moins pure) que ce que le modernisme n’a jamais pu créer, même dans sa stratification la plus dense. Comparées aux multiplicités des lignes de temps et des tempos dans une partition dense de Carter ou de Femeyhough par exemple, celles de Ives sont bien plus variées. Les multiplicités de Carter et Ferneyhough sont très complexes mais chaque strate fonctionne selon le même genre de principes, alors que dans une œuvre postmoderne comme Putnam’s Camp, chaque strate temporelle est indépendante, car elle fonctionne à un niveau totalement différent.
Putnam’s Camp utilise des techniques modernistes et postmodernes comme le collage, une dense dissonance, des tempos simultanés etc. pour créer une œuvre nostalgique de l’Amérique du XIXe siècle et – si l’on tient compte du programme littéraire de Ives – de l’Amérique de la période de la Guerre Révolutionnaire. Cette intertextualité contribue à la multiplicité temporelle de la pièce qui émane de : (1) sa progression en termes du temps de la pièce, réalisée par la texture et la tonalité ; (2) la narration programmatique imaginée par Ives pour cette œuvre et présentée dans la préface de la partition ; (3) le réseau d’associations évoquées pour chaque auditeur par le matériau cité ; et (4) les relations entre cette pièce et de nombreuses autres pièces provenant d’autres époques historiques.
Le temps multiple est suggéré de façon littérale lorsque la musique évolue dans plusieurs tempos simultanément, ce qui se produit à plusieurs endroits. Le passage qui débute à la m. 67 (voir exemple 5) en est typique. Ici, s’opposant à une claire pulsation, le basson, la caisse claire, une partie des altos et le piano entrent à un tempo différent, avec un matériau ressemblant à une marche. L’indépendance temporelle de cette strate instrumentale est encore plus marquée lorsqu’entre la première trompette (m. 70, puis m. 72), jouant deux fragments de la chanson The British Grenadiers, non pas au tempo de la majorité de l’orchestre mais à celui de la pulsation conflictuelle du groupe basson, percussion, altos et piano.
L’auditeur peut réagir de plusieurs manières à cette citation des British Grenadiers. Il peut connaître l’air en tant que chant patriotique américain, ayant ainsi des pensées et des sentiments sur la musique patriotique et sa relation à ce contexte particulier. Ou il peut connaître l’air comme étant anglais, avec des connotations quelque peu différentes. Si l’auditeur connaît les paroles de l’une ou l’autre version (ou des deux), elles peuvent lui revenir à l’esprit lorsqu’il entend l’air ou elles peuvent influencer n’importe quelles connotations émotionnelles prêtées par l’auditeur à la mélodie. Alors que certains auditeurs connaissent l’une ou l’autre version des paroles, beaucoup n’en connaîtront aucune des deux. Certains parmi ceux-ci reconnaîtront néanmoins l’air et en auront des souvenirs personnels et distincts, datant peut-être de leur enfance. D’autres ne connaîtront pas du tout la mélodie et la prendront comme l’archétype d’une chanson populaire ou comme une musique concoctée spécialement par Ives dans un but programmatique. Même sans connaître l’origine de cet air, il est possible de reconnaître la m. 70 comme une déformation par tons et la m. 72 comme une déformation chromatique d’une même source diatonique.
Des auditeurs différents auront donc des réactions très divergentes aux fragments de The British Grenadiers, qui apparaissent pendant quelques mesures dans la section andante animato de Putnam’s Camp (exemple 5). Pour de nombreux auditeurs, leurs propres associations personnelles contribueront à la création dans leurs esprits d’une narration de la musique en devenir. Je ne prétends pas que chaque auditeur entendra Putnam’s Camp comme une narration (bien que les références intertextuelles mènent certainement à une interprétation narratologique) mais je pense que ceux qui l’entendent comme telle peuvent expérimenter des narrations sensiblement différentes, dépendant en partie des connaissances préalables de chaque auditeur et des associations avec le matériau cité (je ne pense pas seulement à cette unique référence de The British Grenadiers mais à de nombreuses autres citations de cette chanson et d’autres chansons).
Mieux vous connaissez The British Grenadiers – sa structure musicale, son (ses) texte(s) et son histoire, notamment son rapport à la version patriotique américaine – mieux vous comprendrez Putnam’s Camp. Mais il me semble que l’auditeur peu familier avec The British Grenadiers peut néanmoins avoir une expérience personnelle chargée de sens de la composition de Ives, même si cette expérience manque quelque peu d’information.
Il n’y a pas si longtemps, lors d’un séminaire d’analyse, j’ai demandé aux étudiants diplômés d’étudier Putnam’s Camp. Plusieurs des participants au séminaire n’étaient pas Américains et connaissaient donc peu la musique populaire et les chants patriotiques américains. J’ai suggéré que ceux qui ne faisaient pas la différence entre matériau cité et matériau original ainsi que ceux qui ne connaissaient rien aux contextes culturels et historiques de la musique citée, avaient une compréhension biaisée de la musique. Plusieurs étudiants objectèrent avec véhémence qu’ils reconnaissaient les idiomes vernaculaires américains en tant que tels et que c’était suffisant. Je ne suis pas tant préoccupé par la validité ou l’exhaustivité de leur compréhension, mais je suis intrigué par la différence fondamentale entre leur compréhension de la pièce et la mienne. Malgré de nombreuses analyses où les perceptions étaient partagées (aspects structuraux tels que irrégularités rythmiques, harmonie, séries de constructions mentales, interaction entre tonalité et atonalité, etc.), chacun au séminaire avait des expériences différentes (ainsi que communes) de la musique. Dans un certain sens, il y avait autant de pièces que de membres au séminaire !
Ives n’est pas le seul à avoir utilisé des références intertextuelles ayant différentes significations pour les auditeurs, selon leurs expériences antérieures avec le matériau cité. Toutefois les références dans Putnam’s Camp sont plus fréquentes que celles qu’on trouve dans une musique que je n’appellerais pas postmoderne. Contrastant avec des musiques plus anciennes comportant des citations, la partition de Ives renferme une multitude de références parmi lesquelles seules quelques-unes sont identifiées dans sa préface. Non seulement plusieurs airs américains sont largement cités, mais il y a également des citations potentielles d’une telle brièveté, qu’il est difficile de décider si elles sont ou non de réelles citations, et il y a également des matériaux apparemment composés par Ives mais dans un style quasi-folklorique. Certaines citations de Ives sont si profondément noyées dans des textures orchestrales denses que seule une interprétation hautement sélective permet de les entendre clairement. Il est donc peu probable qu’un auditeur connaisse, ou même entende, toutes ces références aujourd’hui. Chaque auditeur aura sa propre série de passages reconnus et pour chaque reconnaissance, il y aura sans doute des associations personnelles fort différentes avec les mélodies et/ou leurs textes originaux.
Prenons par exemple la stratification dense de citations qui commence à la m. 27 (voir exemple 6). Des auditeurs différents percevront sans aucun doute ce passage de diverses façons, pour deux types de raisons : (1) les limitations acoustiques de la perception simultanée de plusieurs mélodies et (2) des connaissances, des expériences et des associations différentes avec les airs. Le fait que ce passage soit largement diatonique et assez simplement tonal aide à le rendre moins chaotique que certains passages ultérieurs du mouvement, mais cela rend la musique plutôt homogène et il est peut-être plus difficile de distinguer certains airs. La mesure dans laquelle chaque air peut être perçu dépend largement des décisions d’équilibre sonore du chef d’orchestre et des manipulations de l’ingénieur du son (si l’exécution est enregistrée ou diffusée). Mais, même si l’on prend le cas d’une exécution ayant une transparence maximale, il est peu probable que n’importe quel auditeur perçoive simultanément les cinq ou six fragments, les reconnaisse, les traite mentalement, et évoque des associations avec chacun d’entre eux, notamment parce que la plupart des citations sont très brèves. Vers la m. 30, tous les airs – excepté la mélodie de Putnam’s Camp – se sont dissipés, pour céder la place à de nouvelles citations.
Je pense que la temporalité de Putnam’s Camp est multiple, pas uniquement parce que Ives a utilisé et a évoqué différents cadres temporels et pas uniquement parce que des auditeurs différents construisent et expérimentent des narrations divergentes à l’écoute, mais aussi parce que ces narrations dépendent seulement en partie de la structure musicale. Je peux écouter et regarder les interactions de la régularité et de l’irrégularité métrique, des textures plus ou moins denses, des consonances et des dissonances, de la tonalité et de l’atonalité, pour créer et expérimenter une voie structurelle dans la temporalité de Putnam’s Camp. Si je devais faire une analyse structurelle détaillée, je tâcherais d’élucider cette voie. Quand mon écoute est structurelle, je suis conscient et je réponds à la progression de ces interactions. Mais mon propre temps d’écoute narratif et personnel ne coïncide pas simplement avec cette écoute structurelle, bien qu’il existe des liens entre eux. Puisque ma narration dépend en partie de mes émotions et des souvenirs associés aux différents airs cités (et elle est également associée à d’autres expériences d’écoute de cette composition souvent entendue), elle n’appartient qu’à moi. Je suis sensible au contrepoint entre les différentes voies temporelles : une lecture structurelle quasi-objective, ma propre narration personnelle basée sur mes souvenirs et le programme de Ives. Chacune de ces sources m’offre un chemin pour parcourir la pièce, mais je préfère n’en choisir aucun et les savourer tous ensemble – en alternance ou en contrepoint. D’où la temporalité multiple de Putnam’s Camp et mon appréciation postmoderne de cette œuvre.
J’espère que cette discussion a pu montrer comment les références intertextuelles dans la pièce de Ives se combinent avec des structures internes multiples pour former un contexte riche en perspectives d’écoute multiples. Putnam’s Camp offre des structures et des expériences temporelles particulièrement variées (bien qu’elle ne soit pas la pièce la plus stratifiée de Ives – prenez par exemple le deuxième mouvement de la quatrième symphonie) mais ce n’est pas la seule œuvre à se prêter à une compréhension postmoderne multiple. Toute musique comportant des références externes (le finale de la septième symphonie de Mahler par exemple, se réfère à des marches, des danses et des chansons populaires) et toute musique comportant un degré raisonnable de complexité (comme le début plein d’implications de l’op. 135 de Beethoven) peut évoquer diverses expériences temporelles, pour des auditeurs différents ou pour le même auditeur à diverses occasions. Une compréhension postmoderne de n’importe quelle musique est théoriquement possible, bien que certaines pièces – comme les trois dont j’ai parlé – font tout particulièrement appel à une sensibilité postmoderne.
Références
Agawu, Kofi (1991), Playing with Signs. A Semiotic Interpretation of Classic Music. Princeton (NJ), Princeton University Press.
Kramer, Jonathan D. (1988), The Time of Music. New York, Schirmer.
Lochhead, Judy (1979), « The Temporal in Beethoven’s Opus 135. When Are Ends Beginnings ? », in Theory Only, 4.
Discussion après la conférence de Jonathan Kramer
Question (Jean Molino) Vous dites : « Soit je peux choisir un cheminement en écoutant la pièce de Ives, soit je peux essayer de savourer toutes les temporalités ensembles ». Alors la question indiscrète que je me pose est : « Est-ce qu’on peut vraiment savourer ces temporalités multiples simultanément dans la pièce de Ives ? »
Réponse Pas exactement toutes ensemble, mais en quatre points, comme on écoute une invention de Bach : on entend une première mélodie, une autre mélodie, les relations entre les deux et on fait la transcription, s’il est possible de saisir le sens des deux mélodies.
Question (Barbara Barry) Le premier “mot” du quatuor op. 135 représente une partie dans le contexte de réinterprétation profonde des quatuors de Beethoven ; et cette réinterprétation n’est pas une expérimentation, mais une réinterprétation à plusieurs niveaux : la texture, la forme et une transparence de caractère. Je vois le caractère d’un scherzo dans ce premier mouvement qui est sans doute visionnaire. Ce caractère, si l’on pense aux quatuors tardifs de Beethoven, est une profonde réinterprétation qui n’est pas une expérimentation ; nous constatons que, tout en appartenant bien au premier mouvement du quatuor op. 135, la fugue est plus lente que ce que l’on trouve généralement dans un premier mouvement. A première vue nous pouvons en déduire que c’est aux auditeurs que revient la segmentation de certaines pièces de musiques du XXe siècle ; mais dans un contexte plus profond, on peut entendre ce quatuor comme une réinterprétation de Beethoven par rapport à son époque. C’est un point de vue différent qui n’est pas extrapolé comme vous l’avez fait, mais qui est fondé sur une partie essentielle du savoir concernant les quatuors tardifs de Beethoven.
Réponse Le quatuor op. 135 n’est pas une œuvre postmoderne. Sa temporalité est postmoderne pour moi, mais elle ne l’était pas pour Beethoven. Il y a plusieurs expériences formelles dans les derniers quatuors de Beethoven, on trouve des fragmentations, des discontinuités, etc. Certaines expériences peuvent être comprises aujourd’hui comme postmodernes, d’autres pas. Je ne m’intéresse pas ici aux quatuors tels qu’ils apparaissaient à Beethoven et à ses auditeurs, mais à la sensibilité d’un postmoderne d’aujourd’hui. Je constate que certaines expériences dans les derniers quatuors amènent à une compréhension postmoderne des autres œuvres, et cela me semble faux.
Question (Brenno Boccadoro) Je voudrais poser une question stupide.
Réponse Et vous aurez une réponse stupide…
Question (B. B.) L’utilisation que vous faite du terme postmoderne est semblable à celle que l’on faisait autrefois du terme baroque. Les historiens de l’art utilisaient le terme baroque pour décrire la gigantomachie de l’hôtel de Pergame. L’utilisation que vous faites du terme postmoderne comme catégorie transhistorique est semblable à l’usage que l’on faisait du terme baroque. On parle du baroque grec, de la sculpture grecque. N’y a-t-il pas un danger de confusion entre catégories hétérogènes ? Toute la musique baroque n’est pas baroque. Il y a du classicisme dans le baroque. Est-ce que l’on ne pourrait pas trouver un autre terme ?
Réponse Il y a là une grande difficulté, c’est vrai. On la retrouve avec les termes romantique et classique. Il y a une période de romantisme et une de classicisme, mais on trouve des œuvres classiques à d’autres périodes. Le mot postmodernisme suggère une période ; mais ce qui m’intéresse se rapporte plus à une attitude, que nous pouvons comprendre aujourd’hui et appliquer à certaines œuvres du passé.
Question (Étienne Darbellay) Cela rejoint ce que disait Mme Barry, à savoir si c’est inhérent à la pièce ou s’il s’agit d’un étiquetage, d’une typologie appliquée par la suite.
Question (Brenno Boccadoro) Ça peut produire une confusion comme c’est le cas quand on parle de la notation maniériste, dans la notation musicale du XVe siècle. Ça me dérange et m’énerve un peu.
Question Vous avez pris l’exemple de Beethoven qui, dans les quatuors, est déjà considéré comme un contemporain, si l’on peut dire, et puis celui de Ives. Est-ce que vous pensez que l’on pourrait étendre cette catégorie à toute la musique ? Je pense par exemple à certaines fugues de Bach, comme celle en mi majeur du deuxième livre, où il y a trois coïncidences entre la cadence tonale et les cadences locales dans le thème, un thème qui commence avant l’arrivée de la cadence. Et si l’on se basait sur les voix, on réorganiserait la structure et on segmenterait la pièce à un tout autre moment qu’à la cadence tonale. Si l’on établissait la structure tonale, on segmenterait évidemment à la cadence parfaite. Est-ce que vous pensez que ce que vous appelez le postmodernisme est une catégorie – peu importe le terme, on peut l’appeler n’importe comment – et est-ce que cette catégorie peut être appliquée à tous les genres de musique ?
Réponse Il y a une attitude d’analyse postmoderne mais je ne crois pas que toute la musique soit postmoderne. Des aspects de certaines œuvres peuvent paraître postmodernes pour les gens d’aujourd’hui ; mais pour moi – c’est un avis personnel – Bach, Chopin ou Brahms ne sont pas des compositeurs postmodernes. Dans plusieurs musiques, il y a des éléments qui suggèrent des caractéristiques de musique postmoderne ; mais pour qu’une œuvre soit vraiment postmoderne aujourd’hui, il est nécessaire de trouver dans l’œuvre plusieurs caractéristiques de postmodernisme.
Question (Jean Molino) Vous avez suggéré qu’il existe une différence entre le postmodernisme comme attitude et le postmodernisme comme catégorie chronologique, et, dans le second cas, vous envisagez une stratégie consciente de discontinuité. Est-ce qu’il n’y aurait donc pas de conscience ou de volonté systématiques de discontinuité dans le premier cas ?
Réponse Tout dépend de l’agent. Pour l’auditeur, je pense qu’il y a une attitude consciente par rapport à la discontinuité de toute la musique appartenant à toute période tenue pour postmoderne. Pour le compositeur, c’est le cas uniquement pour des compositeurs contemporains ; je suis certain que Beethoven, Mahler et Ives seraient très surpris d’entendre ce que j’ai dit aujourd’hui…
Question (Jean-Pierre Boon) Puis-je poser une question bien naïve ? Dans vos notes, vous mentionnez quatorze repères caractéristiques de ce que vous appelez la musique postmoderne. Vous avez également évoqué un concept postmoderne. Que sont ces concepts, et pourquoi les appeler “postmodernes” ? Qu’est-ce qui est “postmoderne” ?
Réponse Comme bien des questions naïves, c’est une question profonde. Le terme postmoderne existe depuis une centaine d’années. Il y a 20 ou 30 ans, il a été beaucoup utilisé en architecture et en théorie littéraire. J’ai lu un certain nombre de livres et d’articles, et j’ai tenté de découvrir ce que signifiait le terme postmodernisme pour ces différents auteurs. J’ai ensuite essayé d’appliquer ces idées à la musique : c’est ainsi que sont apparues ces quatorze caractéristiques.
Question (J.-P. B.) A quoi mène cette caractérisation ?
Réponse En envisageant les concepts typiques dont usent ces auteurs pour stigmatiser la discontinuité entre passé et présent ou entre musique “savante” et populaire, j’ai pensé que l’application de ces concepts permettait de déterminer si une œuvre contenait ou non des aspects postmodernes. Je ne pense pas qu’il soit très utile de tenter de classer une œuvre musicale comme postmoderne ou non. Mais après avoir établi les caractéristiques qui, pour moi, font d’une musique une œuvre postmoderne et qui correspondent aux diverses idées des auteurs sur le postmodernisme, j’ai tenté d’envisager la question du temps. Lesquelles de ces caractéristiques peuvent-elles être appliquées avec pertinence au temps ? Est-ce que le temps peut être discontinu ? Comment des citations, différents emprunts musicaux, peuvent-ils affecter l’expérience temporelle d’un auditeur ? De cette manière, j’ai établi les concepts postmodernes de temps musical, non pour prétendre que le temps en soi est postmoderne, mais pour affirmer qu’un auditeur averti de l’attitude postmoderne et qui vit dans un monde postmoderne, peut comprendre ou expérimenter une musique selon ces concepts. Je ne crois pas avoir répondu à la question, mais j’ai essayé…
Question (J.-P. B.) Quel rapport y a-t-il avec le propos du style postmoderne en architecture ?
Réponse Celui de l’inclusion, au sein d’une même œuvre, de différents styles et de références à d’autres esthétiques, à d’autres périodes. Celui de la combinaison d’une pensée populiste avec une pensée savante : les théories architecturales mentionnent le double encodage, qui se rapporte à une combinatoire libre entre styles architecturaux vernaculaires et ésotériques. Je retrouve ces caractéristiques dans une musique que j’appelle postmoderne : chez Mahler et Ives bien sûr, mais pas vraiment chez Beethoven…
Question Pensez-vous que le genre d’art que vous appelez postmoderne est l’expression d’un monde postmoderne ? Y a-t-il un “système du monde postmoderne” […] ?
Réponse Je pense que bien des gens aujourd’hui vivent dans un monde postmoderne, mais bien d’autres ne le font pas. Une partie de la musique actuelle exprime ce monde postmoderne : hier soir, nous avons entendu une pièce de Schnittke qui, par exemple, est postmoderne à certains égards. Beethoven n’a pas vécu dans un monde postmoderne. Pourtant une œuvre telle que son dernier quatuor est chargée de sens pour l’homme d’aujourd’hui. Certains placent peut-être cette signification dans une certaine nostalgie d’un monde plus ordonné. Je pense que d’autres y trouvent matière à réflexion sur leur propre postmodernisme.
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1 Cf. The Time of Music, 154-57, pour une discussion de quelques-unes des décisions qui ont menées à la construction des exemples 1 et 2.
5 Le terme “hypermètre”, utilisé par certains théoriciens du mètre, se réfère à un mètre à grande échelle. Par exemple, la structure métrique d’une phrase typique de quatre mesures est une hypermesure de quatre temps, respectivement les premiers temps de chacune des quatre mesures. Le premier temps de la mesure 1 est le plus fort et il fonctionne comme premier temps de l’hypermesure. Le premier temps de la mesure 3 est le temps fort suivant, qui fonctionne comme le troisième temps d’une vaste mesure lente à 4/4. Les premiers temps des mesures 2 et 4 sont plus faibles, bien qu’ils soient plus fort que n’importe quel temps qui n’est pas un premier temps. Cette structure hypermétrique est typique mais pas exclusive : il en existe de nombreuses variations dans la musique réelle. Pour une discussion plus détaillée de l’hypermètre, cf. The Time of Music, 83-107.