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Modèles musicaux : une exploration de la théorie des formes de Platon

Barbara R. BARRY

Department of Visual and Performing Arts, Clark University, Worcester

Funes est un personnage de Borges (« Funes ou la mémoire », in Fictions, pp. 109-118), qui, suite à un accident, possède une mémoire implacable, qui lui permet de se remémorer éternellement chaque détail de n’importe quel événement. Sans avoir la capacité d’établir des correspondances avec sa catégorie, chaque détail est isolé, distinct et éclate sans référence à aucun autre. (NdT).

Dans La Critique de la Raison Pure (Kant 1790), le philosophe affirme que notre conception du monde se base nécessairement sur les catégories de la perception et qu’elle est également limitée par ces mêmes catégories. Kant décrit les catégories d’une façon admirablement claire : les impressions sensorielles qui se présentent à la conscience forment des données initiales non-triées et notre faculté intellectuelle ordonne ces données selon des critères formels tels que qualité, quantité et relation. En plus de l’agencement analytique abstrait des objets sensoriels, Kant ajoute que nous percevons « une succession d’états dans nos histoires mentales » (Gram, p. 145). Ainsi nous comprenons mieux l’insistance de Kant sur le fait que l’espace et le temps sont a priori des modalités objectives sur lesquelles se basent les catégories et la perception des formes. Kant prétend que si l’espace est la forme extérieure de la sensibilité, alors le temps en est la forme intérieure (A33-B49). Kant délimite ces catégories afin de tracer les limites de la connaissance et de distinguer ce qui peut être connu de ce qui ne peut l’être. C’est en poursuivant logiquement ses propres déductions que Kant nie une quelconque connaissance du monde qui soit métaphysique – un point de vue qui n’exclut pas l’existence de Dieu (au contraire, il envisage Dieu comme la somme totale de toutes possibilités et comme l’idéal de la raison pure (A572-B600)) – mais il prétend que nous pouvons seulement connaître et par conséquent porter des jugements sur ce qui nous est donné par les perceptions sensorielles (Swing, pp. 312-313). La conséquence logique de l’argument de Kant serait de prétendre que nos horizons intellectuels sont limités, selon le jeu de mots de Strawson, par les limites de la sensibilité (Strawson 1966).

A première vue, il s’agit là d’une idée extraordinaire : Kant prétendrait-il que nous sommes pour toujours limités par la “configuration” de nos cerveaux ? qu’il est impossible de créer une nouvelle idée ex nihilo, de construire une nouvelle théorie scientifique qui permette d’expliquer mieux notre monde, d’écrire un roman futuriste ou de composer une nouvelle pièce de musique qui ne dissimule pas d’anciennes formes sous de nouveaux déguisements en les faisant passer pour l’“œuvre d’art du futur” (sans vouloir offenser Wagner) ?

Je ne crois pas un seul instant que telle était l’intention de Kant. Il ne décrivait ni un manque inhérent ni une limite de l’imagination ou de la créativité, que ce soit en se référant à la construction d’une théorie des sciences ou à la composition d’une pièce de musique. Ni l’imagination ni la créativité per se n’étaient les préoccupations fondamentales de la philosophie kantienne. Je pense plutôt que Kant a voulu transmettre une double idée. En premier lieu, il existe une faculté humaine fondamentale qui essaie de comprendre le monde autour de soi (Koestler 1967, 82-3)1. Les enfants explorent le monde par le jeu, découvrant des formes, des couleurs, des textures. Les adultes atteignent le même but au moyen des procédés mentaux de criblage et d’agencement selon différentes catégories et critères. En second lieu, notre compréhension évolutive et nos éclairs de perspicacité se basent tous deux sur des expériences profondes et sur la connaissance des données existantes. Cette connaissance forme la base et le point de départ de nouvelles inventions et découvertes, que ce soit dans la science-fiction ; dans la littérature, par exemple la célèbre histoire de Borges The Garden of Forking Paths ; dans la formulation de nouvelles théories scientifiques telles que la théorie de la relativité d’Einstein ; ou dans nos tentatives de comprendre le phénomène intangible qu’est le temps musical. Chacune de ces activités procède du connu à l’inconnu, comme une reformulation créative des éléments (fictifs, scientifiques, musicaux) pour créer une totalité nouvelle et saisissante. Chacune d’elles utilise, à l’intérieur du contexte de cette reformulation, des règles fixes et des stratégies flexibles. Je pense, comme cela peut paraître clair maintenant, que Kant avait fondamentalement raison.

Mon point de référence pour dégager un sens aux structures musicales est celui des formes géométriques simples proposées par Platon dans le Timée (Nr 35-8 et 47) comme fondement des structures spatiales (Lasserre 1964, Barry 1980 et 1985). La discussion des formes spatiales par Platon est intégrée dans deux perspectives interactives ; la première affirme que les formes spatiales de ce monde sont une réflexion ou une image de l’Idée ou de la Forme divine (comme la relation représentative du microcosme/macrocosme) ; la seconde perspective affirme que c’est au moyen des rapports numériques de petits nombres entiers (rapports qui constituent les proportions sous-jacentes au carré, au rectangle, au triangle et au cercle) que les formes spatiales de ce monde sont “intégrales” à nos expériences – elles procurent du plaisir esthétique, sont équilibrées moralement et spirituellement en étant basées sur des nombres entiers. En outre, les intervalles parfaits de l’unisson et de l’octave et les intervalles d’articulation de la quarte et de la quinte sont formés par les mêmes rapports que les petits nombres entiers. Cette synonymie était vue comme une connexion profonde entre la musique et les mathématiques et par extension, entre les structures musicales et les formes spatiales.

Avant d’entreprendre une discussion plus détaillée de la pertinence des modèles platoniciens appliqués à la structure musicale, il peut être utile de formuler une mise en garde. Il peut paraître surprenant d’utiliser de telles formes “primitives” pour expliquer une conception aussi sophistiquée que celle du temps musical, mais l’humaniste du XXe siècle, Jacob Bronowski (1973, pp. 39-40), nous met en garde contre les jugements de valeur hâtifs et erronés. Il affirme que, si les quatre éléments formant la base de la physiologie et de la psychologie du XVIIe siècle nous semblent primitifs, nos équipements technologiques et nos concepts explicatifs pourront tout aussi bien sembler primitifs aux scientifiques du futur. Il est probable également que la disponibilité et la multiplicité de l’information sur les voies de communication ne nous indiquent rien sur la qualité de l’information diffusée. Il ne faut pas confondre simplicité et primitivisme, parce que des idées prétendument simples, comme la gravité, forment une partie essentielle de notre compréhension et de notre participation au monde.

Alors que les formes spatiales et musicales possèdent quelques analogies proches, l’espace et le temps, dans l’usage et l’expérience du quotidien, sont des modalités différentes ; les objets et événements qui y évoluent sont perçus différemment. Le temps est perçu comme un passage ou une succession, ses métaphores fondamentales sont celle de la flèche ou du cycle (Gould 1987), tandis que l’espace est fondé sur la simultanéité et, par conséquent, sur les surfaces planes, la grandeur et la relation de perspective. En décrivant le temps dans sa signification de tous les jours, deux idées sont probablement implicites : la première est celle du critère d’exclusion – c’est-à-dire excluant les interprétations spécialisées telles que l’“espace-temps” des physiciens ou le “temps courbe” de la science-fiction. La seconde est celle d’une proposition de dialectique : d’une part, le temps est expérimenté en tant que procédé, changement et succession d’événements, qu’ils soient mentaux ou physiques. D’autre part, le temps est ancré par des motifs récurrents, des caractéristiques et des actes reconnaissables. C’est grâce à cette double idée de cadre et de procédé dans l’expérience temporelle quotidienne que nous pouvons identifier des connexions avec la structure temporelle musicale. Néanmoins, en comparaison avec les événements de tous les jours, la structure musicale est souvent bien plus articulée et les groupes ou motifs essentiels sont plus distincts : ceci pour une bonne raison. La musique ne communique pas par la précision réelle ou l’imagerie poétique des mots. Au lieu d’un moyen de communication basé sur les images verbales ou visuelles, la musique possède ses propres normes de discours. Je suggérerai deux procédés compositionnels qui établissent ces normes. Le premier procède par formes structurelles à grande échelle, qui s’apparentent de près aux modèles platoniciens ; le second crée l’identité par le matériau principal (Gestalt) qui forme un important moyen de reconnaissance et de référentialité dans un mouvement ou dans une pièce.

Dans la discussion des formes à grande échelle, chacune des formes platoniciennes peut être envisagée comme une forme abstraite. On peut réinterpréter un mythe et le célébrer à différentes périodes ; ce faisant chaque réalisation devient spécifique au mythe. De la même façon, on peut réaliser chaque forme abstraite – carré, rectangle, triangle, cercle – et la concrétiser par sa manifestation spécifique. Ces différentes manifestations d’une forme fondamentale sont plus qu’un regroupement catégoriel : elles constituent les aspects essentiels, à la fois naturels et artificiels, de notre monde. Par exemple, si la forme abstraite d’un carré est divisée latéralement, cette dimension horizontale offre un point de référence fondamental – l’horizon lui-même – et, par extension, toutes les surfaces planes horizontales, telles que les planchers d’un immeuble d’habitation.

L’aspect le plus important de la division d’une forme platonicienne est la relation dialectique de l’articulation des parties, d’une part (c’est-à-dire, les parties mises en relief ou rendues distinctes l’une de l’autre), et d’autre part la relation des parties (c’est-à-dire, les parties liées l’une à l’autre). Cette dialectique peut être observée dans la division verticale du carré, qui produit une symétrie entre les deux moitiés adjacentes. La relation symétrique de ces deux parties a son analogue le plus proche dans la forme musicale binaire, comme dans les sections répétées d’un mouvement d’une suite de Bach pour clavier. Les deux sections d’une forme binaire montrent clairement la dialectique d’articulation/relation décrite ci-dessus. Chacune des deux parties est définie par les mêmes figures d’ouverture et de clôture. En outre, la trajectoire harmonique totale de la première section est I-V, alors que celle de la deuxième section est V-I, formant une symétrie parfaite. Dans la gigue de la suite française de Bach en sol majeur figure également un aspect logique de symétrie inversée : la figure d’ouverture de la première partie a un contour ascendant, elle est jouée à la main droite seule sur l’arpège de la triade de sol majeur. Le début de la deuxième partie est joué à la main gauche seule, avec un arpège descendant sur la triade de ré majeur. En créant une structure musicale temporelle, la figure principale d’ouverture, avec son profil rythmique et mélodique clairement défini, est à la fois significative et mémorable. C’est la réitération de cette figure principale (légèrement variée, en inversion dans la deuxième partie) qui aide à définir la forme à grande échelle.

La figure principale n’est pas uniquement un moyen d’articuler les sections à large échelle dans un mouvement ou dans une œuvre, comme c’est souvent le cas, dans un mouvement de forme sonate, au début de l’exposition et de la réexposition, ou même du développement, comme dans le premier mouvement de la quatrième symphonie de Brahms. Les caractéristiques marquantes de la figure première, ou motif principal – rythmiques, mélodiques, dynamiques, d’articulation – peuvent être dérivées sélectivement du début comme moyens d’extension et de continuation. Par exemple, le motif célèbre du début de la cinquième symphonie de Beethoven comporte deux paramètres principaux : un motif rythmique fortement articulé (trois croches en levée, suivies d’une blanche sur le temps fort) et un élément mélodique de trois croches répétées qui descendent sur la blanche du temps fort. La composante rythmique est si distincte que Beethoven peut faire varier l’intervalle descendant ; tout en gardant les trois notes répétées, il peut changer l’intervalle en une quinte descendante, ou l’inverser en une sixte ascendante. De plus, la position au premier plan de ce motif, en tant que premier sujet du mouvement est par la suite inversée lorsqu’il devient (avec la nuance piano) l’accompagnement à l’arrière-plan du deuxième sujet en mi bémol majeur. L’idée de rétention partielle/transformation partielle devient en conséquence une partie intrinsèque du processus compositionnel, dans lequel le compositeur, comme Schoenberg le prétendit, sut s’emparer du potentiel du matériau et le réaliser2. Les principes de a) la présentation d’un matériau premier clairement défini, et b) les continuations qui en dérivent selon des moyens délibérés et retraçables peuvent être observés dans de nombreux premiers mouvements de symphonies – par exemple, la symphonie “Jupiter” de Mozart, la quatrième symphonie de Brahms et la dixième de Chostakovitch.

Même dans la musique vocale, où la structure est souvent moins précisément définie que dans la musique instrumentale, le retour d’une idée distincte pendant, et parfois à la fin d’un chant, aide à construire une référentialité, et par conséquence à créer une structure. Dans le Lamento d’Ariane de Monteverdi, le demi-ton plaintif ascendant et descendant du début et du refrain périodique « lasciatemi morire » devient un élément d’articulation expressif et référentiel dans la narration continue du chagrin. Sur le même thème du chagrin et de la perte, on peut citer le chef-d’œuvre de Schumann « Ich hab’ im Traum geweinet » du cycle Dichterliebe. Le début des trois strophes est clarifié par la ligne récurrente du lied, qui commence à chaque fois par le même motif distinct – un si bémol monotone et répété qui monte sur un do bémol pour retourner au si bémol. Le même motif réapparaît au piano à la fin du chant dans un geste de clôture. Le motif est suivi par un silence tendu, abrégé par deux accords secs et se termine dans le silence.

En résumé, ce sont les “points d’ancrage” qui aident à reconnaître une structure musicale par la perception. Il s’agit d’éléments clairement définis d’articulation, de répétition, de transformation reconnaissable et de clôture. En particulier, l’identité de la première idée musicale (clairement définie rythmiquement et/ou mélodiquement) et son retour dans le mouvement ou dans la pièce créent la référentialité, et en conséquence, permettent à l’auditeur de construire activement, pour lui ou elle, la structure de la pièce. (L’usage du terme activement souligne l’interaction essentielle entre la musique en tant que phénomène sonore et les procédés d’organisation de la perception par l’auditeur.) En plus des composantes rythmiques et mélodiques, l’identité est souvent renforcée par la dynamique, le timbre et l’articulation – par exemple, l’ambiance “nocturne” du deuxième mouvement de la Musique pour cordes, percussions et célesta de Bartók ou les sonorités de cloches dans la fin ouverte des Noces de Stravinsky.

Il est temps de revenir aux modèles de Platon par le biais des idées précédentes, en se référant au rectangle et au triangle. La disposition verticale du rectangle est le prototype de tous les gratte-ciel, alors que, s’il est placé horizontalement, le rectangle peut parfois paraître écrasé (comme un ranch), mais il paraît aussi plus élégamment proportionné, comme le Parthénon. En tant que forme abstraite, le rectangle horizontal peut être divisé symétriquement soit en deux moitiés égales, soit en quatre quarts. Sa division asymétrique produit des proportions de 2 : 1 (la section d’or) ou 1 : 2, comme dans un menuet et trio, où la deuxième section dure deux fois plus longtemps que la première.

Si l’on divise un rectangle en trois parties, on obtient une forme ternaire (et par conséquent toutes ses dérivations, comme le menuet et trio ou le scherzo et trio). Par extension, la forme en cinq parties est parfois une extension de la forme ternaire – par exemple le scherzo du quatuor “Razoumovsky”, op. 59 no 2 en mi mineur de Beethoven – et parfois un palindrome, où la première section est également la dernière.

Si nous poursuivons la démarche de Platon et nous étendons l’étude du nombre des formes géométriques simples à la géométrie plane, alors nous pouvons schématiser un triangle superposé à un rectangle qui en forme la base. Une lecture visuelle simple accentuerait la hauteur et mettrait un relief le sommet du triangle. L’équivalent musical de la mise en relief visuelle possède son équivalent musical dans l’intensification – de la texture ou de la dissonance, par exemple. L’équivalence musicale la plus proche d’une structure spatiale telle que la mise en relief peut figurer dans le développement d’un mouvement de sonate – en particulier la dramatisation du développement et ses proportions étendues dans les œuvres de la période centrale, telles que la symphonie “Eroica”, les quatuors “Razoumovsky” et les sonates “Appassionata” et “Waldstein” – des œuvres si importantes et si innovatrices qu’elles nous obligent à reconsidérer notre compréhension du terme développement.

En appliquant la pertinence de ces formes à une compréhension de la forme musicale, je ne prétends pas que toute musique est si régulière qu’elle en devienne prévisible ou géométrique : de loin pas. Dans de nombreux chefs-d’œuvre musicaux, notre attention est maintenue par des déviations chargées de sens ; l’irrégularité se produit là où la régularité était attendue, comme dans l’usage expressif des dissonances pour accentuer un mot ou intensifier une phrase, ou comme l’irrégularité du rythme ou de la structure de la phrase, qui prend au dépourvu nos attentes de régularité et de symétrie. Ces attentes contrariées, que nous pourrions nommer des contradictions chargées de sens plutôt qu’arbitraires, produisent un des aspects importants de l’individualité des grandes œuvres. Carl Schachter affirme : « Je ne crois pas que toutes les irrégularités rythmiques et métriques dans la musique tonale dérivent nécessairement d’une régularité sous-jacente. Mais c’est sans doute le cas de certaines d’entre elles » (Schachter, p. 205). Schachter affirme que nos perceptions de l’irrégularité – qu’elle soit tonale, harmonique, rythmique ou métrique – se fondent sur nos attentes de régularité – sur les conventions de la linguistique musicale. Au moyen de telles conventions, nous pouvons saisir les nuances du discours – ce qui est plus ou moins structuré, plus ou moins dissonant, plus ou moins accentué. Notre perception fondamentale du rythme est enracinée, selon Paul Fraisse, dans le “tic-tac” du cœur et par extension dans l’inspiration et l’expiration, la possibilité de chanter des chants de travail (Fraisse 1956) et de guerre, et la capacité de danser ou celle de marcher – comme Nietzche l’affirme, c’est le danseur qui transcende la médiocrité de la marche, c’est-à-dire l’artiste créatif qui réinterprète les structures de son art (Hollinrake, p. 80-81).

La polarité ou la régularité/irrégularité nous offre un début d’élucidation du problème complexe qu’est la perception du temps en musique, dont la part la moins négligeable est la réalisation d’une structure musicale. Dans un bref résumé, je voudrais vous faire partager quelques-unes des questions et des résultats provisoires décrits dans mon livre Musical Time : The Sense of Order (Barry 1990). Nous pouvons identifier deux aspects principaux et interactifs de la musique. Le premier concerne le tempo et le rythme : notre sens du rythme métrique comporte une composante biologique, j’entends par là que, en tant qu’auditeurs, nous tâchons de nous “enfermer” ou de nous ajuster au tempo et à la pulsation fondamentale de la musique. En bref, ceci forme l’aspect du tempo de ce que j’appelle la théorie “tempo/densité”. Cet aspect du tempo établit la norme du tempo lui-même, ainsi qu’un niveau métrique et un groupement de phrases normatifs. Le second aspect concerne la syntaxe musicale – motif, mélodie, progression harmonique, l’amplification ou le retardement des buts tonals. C’est au moyen de ces normes syntactiques faites de temps que nous pouvons décrire des déviations de dissonances plus ou moins fortes, de texture ou de tout autre aspect qui peut, soit seul, soit en combinaison avec d’autres, constituer la densité.

La littérature sur la perception insiste sur le fait que les déviations de densité – qu’elles soient nettement plus grandes ou plus petites – créent une charge accrue pour les processus mentaux, et par conséquent prennent plus de temps de perception. Ces déviations peuvent affecter le rythme, par exemple, l’élision, la suspension de l’articulation métrique ou l’ambiguïté, – ou tout aspect syntactique, mais particulièrement les dissonances harmoniques ou l’absence de buts prévisibles de clôture. Ces déviations peuvent apparaître dans des contextes à court terme – par exemple dans les accords fortement dissonants et perturbateurs du milieu du premier mouvement de la symphonie “Eroica”, dans le développement – ou dans des contextes à long terme, comme celui de la tonalité étendue de la fin du XIXe siècle.

Il est maintenant possible de prendre en compte les problèmes complexes de quelques œuvres non-tonales du XXe siècle qui sont difficiles à comprendre, comme la symphonie op. 21 de Webern. En écoutant cette musique, il est difficile de sentir un niveau métrique sous-jacent – comme Adorno l’a remarqué avec perspicacité dans The Philosophy of Modem Music, le niveau métrique est réduit à des éléments motiviques individuels « qui sont isolés dans leur propre espace » (Adorno, pp. 109-111 et 117-119). Par conséquent, nous sommes incapables de discerner une composante biologique, notamment parce que la musique est atomisée entre les différents instruments dans différentes tessitures ; et puisque la série dodécaphonique est basée sur le principe d’une série indifférenciée de demi-tons (c’est-à-dire qu’aucune hauteur n’a de prédominance sur une autre), nous ne pouvons pas évaluer la progression ou la suspension des buts à moyen ou long terme, puisque cette musique n’a pas de tels buts. Au contraire, chaque phrase est purement une énonciation de son propre contenu individuel. Lorsque chaque segment devient une entité en et pour elle-même, le temps semble être transformé en espace – c’est-à-dire, nous ne sentons plus le mouvement progressif du temps, ni son sens d’impulsion délibérée, ni son élan de tension/résolution à longue échéance. Nous ne sentons pas non plus la reformulation créative, en partie passionnée, en partie espiègle, qui est une part essentielle de l’art et du langage. Stockhausen affirma un jour qu’il en avait fini avec toutes ces hiérarchies (dans la revue Die Reihe) et qu’il voulait écrire une musique où chaque moment existe pour et par lui-même – une succession ouverte de moments disjoints (Stockhausen, en particulier pp. 69-70). Mais ce n’est pas de cette façon que nous percevons normalement la musique – ou n’importe quoi d’autre. Nos esprits forment incessamment des connexions, en triant l’information selon des catégories basées sur l’apprentissage, l’expérience et la mémoire. Seules les malheureuses victimes d’états de chocs, de maladies mentales ou d’accidents, comme Funes, sont bloquées dans un présent étemel.

J’aimerais suggérer que ce n’est pas la “Momentform” de Stockhausen qui s’apparente au cercle de Platon, la seule forme platonicienne que nous n’avons pas encore prise en considération, car le cercle est la forme la plus difficile et également la plus riche en images – perfection, intégralité, unité, complétude, l’anneau, la sphère, le monde. Je pense que les œuvres musicales qui transmettent le cercle de Platon de la façon la plus incontestable et la plus convaincante sont des œuvres qui elles aussi tendent vers ces images de totalité, tel un monde intelligible et complet en lui-même3. Dans un sens, nous sommes proches de la description de la valeur et de la grandeur par Leonard Meyer dans son livre Music, The Arts and Ideas (Meyer 1967). En général un chef-d’œuvre n’est ni fade, ni libéré de toutes tensions, mais il établit et projette sa propre identité. En parcourant sa propre trajectoire d’action, il atteint un sens à la fois d’achèvement et de complétude, comme si le cercle se refermait. Dans l’acte IV, le finale du Mariage de Figaro, le coup de théâtre provoqué par la comtesse démasquée inverse la situation dramatique et permet au comte de réaliser sa perfidie. En lui demandant pardon (« perdono, perdono »), la réconciliation s’achève sur la musique la plus exquise et la plus émouvante.

Notre incursion dans la théorie platonicienne nous en a appris plus que prévu. Puisque le monde, selon Platon, est une image des Idées pures d’existence, la musique contient et articule une structure des ces Formes de la même manière. Nous cherchons souvent dans l’art et la musique une image de l’Existence, dans laquelle nous pouvons à la fois nous découvrir et nous identifier. Cette image n’est pas, cependant, une réflexion statique, mais elle est formée par la capacité merveilleuse, la beauté et l’ingéniosité compositionnelle, qui réinterprètent créativement et continuellement les formes de notre existence musicale. Peut-être Platon et Kant sentiraient-ils que leurs idées ont été justifiées…

Références

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Swing, Thomas Kaehoe (1969), Kant’s Transcendental Logic. New Haven and London, Yale University Press.

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1 Cf. également Bronowski (1977, 16) : « [les choses vivantes] tentent constamment de créer de l’ordre. Le mot “création” signifie “création d’ordre”, découverte en termes de liens, de ressemblances, de modèles cachés que la chose vivante – plante, animal, esprit humain – prend et arrange. […] La création est la découverte d’un ordre dans ce qui était désordonné, et c’est là une activité caractéristiquement humaine ».

2 « La capacité la plus importante d’un compositeur est de jeter un regard dans le futur le plus lointain de ses thèmes et de ses motifs. Il doit être capable de connaître à l’avance les conséquences qui dérivent des problèmes existant dans son matériau, et d’organiser le tout en conséquence. » Schoenberg (p. 422).

3 Pour une création extraordinaire d’un monde qui se contient soi-même, cf. Peake (1946-1959).