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Expérience et connaissance de la musique à l’âge des neurosciences

Jean MOLINO

Faculté des lettres, Université de Lausanne

Je voudrais m’interroger sur la possibilité d’une “science de la musique” dans les circonstances actuelles. Quelle est, en simplifiant beaucoup, la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les diverses disciplines qui s’intéressent à la musique ? Il y a d’un côté un savoir analytique très développé portant sur les partitions de la musique tonale occidentale. Ce savoir, qui s’est progressivement constitué à partir des connaissances techniques des compositeurs et a donné naissance, au cours du XIXe et du XXe siècles, à une discipline autonome, l’analyse, s’est fondé sur deux exclusions lourdes de conséquences : exclusion d’abord des autres musiques, c’est-à-dire aussi bien des musiques appartenant à d’autres mondes culturels que de la musique d’en bas, de toutes les productions qui ne relèvent pas de la “grande musique”, de la musique dite “classique”. Il faut évidemment faire entrer dans ces autres musiques toutes les formes de musiques post-tonales, de la musique sérielle à la musique électronique. Le résultat de cette première exclusion est que l’analyste ressemble souvent à l’anatomiste d’une Leçon d’anatomie de Rembrandt : la musique que nous analysons est une musique morte et ce que nous disséquons, ce sont des cadavres. Je ne veux pas dire par là que cette musique ne nous intéresse plus, n’a pas de valeur pour nous, mais je veux insister sur un fait indiscutable : la musique pour laquelle nos instruments d’analyse sont les plus adéquats parce qu’ils ont été élaborés à partir d’elle et pour elle n’est pas la musique que font les compositeurs d’aujourd’hui – application, si l’on veut, de l’adage hégélien selon lequel la chouette du savoir ne prend son vol qu’à la tombée du jour. La deuxième exclusion porte sur tout ce qui existe en dehors de la partition, ce que j’appellerai l’activité musicale, qui concerne aussi bien la façon dont la musique est produite que la façon dont elle est reçue et écoutée.

En face de cette analyse au sens habituel du mot se dresse une discipline beaucoup plus jeune, née à la fin du siècle dernier, l’ethnomusicologie, dont le champ n’est pas toujours bien délimité et qui s’intéresse avant tout aux musiques des peuples de tradition orale. Elle a mis au point un certain nombre de méthodes spécifiques d’analyse, inspirées en particulier des procédures de la linguistique structurale (méthode paradigmatique), mais s’est surtout tournée vers l’étude du contexte, des pratiques musicales et de leurs relations avec la société, ce qui conduit à la mise en évidence des fonctions et des significations de la musique plutôt que de ses structures internes. C’est la même méthode d’analyse que l’on applique aux musiques “d’en bas”, à toutes les productions qui, dans nos sociétés, échappent à la grande musique : musique de variété, chanson, musique d’atmosphère, etc. Comme on les juge sans intérêt du point de vue technique et artistique, on considère que leur explication ne peut venir que de leur fonction ; c’est pourquoi leur étude relève le plus souvent de la sociologie de la musique et non de la musicologie proprement dite.

Il y a ainsi d’un côté un savoir technique complexe, hautement spécialisé, qui porte sur une branche morte de la musique et de l’autre, toutes les formes de musique vivante – je laisse de côté les musiques contemporaines “d’en haut”, qui constituent une espèce de no man’s land, puisqu’il n’y a guère de méthode interne pour les analyser – pour lesquelles on ne s’intéresse guère qu’au contexte. Il y a donc quelque chose que l’on oublie, qui reste en dehors de nos préoccupations, c’est la musique comme activité, une activité de construction d’objet étroitement liée à celui qui le construit. Ce qui me semble caractéristique de la situation dans la recherche musicale d’aujourd’hui, c’est cette dissociation entre le savoir de l’analyse et la réduction au contexte de l’expérience musicale vivante. Une seule direction de recherche échappe à cette dangereuse dissociation, c’est la voie suivie par la psychologie de la musique, lorsqu’elle tente de rendre compte des stratégies du sujet qui écoute de la musique. Cependant, ces recherches mêmes me semblent participer du Grand Partage que j’ai évoqué tout à l’heure, qui sépare la musique d’en haut et la musique d’en bas, car les études de psychologie expérimentale portent à peu près exclusivement sur des œuvres appartenant au répertoire classique.

Nous sommes sans doute à la veille de la naissance d’une nouvelle “science de la musique”, mais celle-ci ne se développera que si elle parvient à unir de façon plus étroite l’étude de l’objet musical et l’étude du sujet et de ses conduites.

1) Objets et conduites

La séparation entre l’analyse immanente des partitions de la “Grande Musique” et l’étude contextuelle des autres repose en fait sur une opposition plus profonde qui traverse toute l’histoire de la culture occidentale, avec d’un côté la tradition pythagoricienne de la musique comme objet et de l’autre la tradition subjectiviste qui met la musique en relation avec les affects qu’elle produit dans le sujet. Lorsque Pythagore découvre que les intervalles musicaux peuvent être ramenés à des rapports numériques simples portant sur les longueurs relatives de cordes vibrantes, ce qui constitue la première loi de physique mathématique, il pose les fondements d’une théorie objectiviste de la musique : l’essence de celle-ci, comme de tout ce qui existe, consiste dans le nombre. C’est cette cosmologie numérique qui conduit à la séparation entre la musique comme savoir – musica theorica – et la musique comme pratique – musica practica –, qui va se maintenir jusqu’à l’époque baroque. Il est vrai que, déjà chez les pythagoriciens, la musique entretient un rapport étroit avec l’être humain : puisque la musique reflète l’ordre du monde, elle influe directement sur l’âme humaine et sur le caractère. Cet aspect subjectif se maintiendra aussi dans la tradition européenne jusqu’à l’Affektenlehre baroque, mais l’évolution tendra à séparer de plus en plus les deux aspects. Pour Leibniz, fidèle à la conception mathématique, la musique est « exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi » (l’exercice secret d’arithmétique d’un esprit qui ne sait pas qu’il compte) : la perception même de la musique est soumise à l’organisation mathématique de l’objet. Avec le romantisme se produit une réaction vigoureuse contre ce rattachement de la musique aux mathématiques. Wackenroder s’étonne du paradoxe qui est à la source de la musique en se demandant comment une si éclatante production spirituelle peut reposer sur « un misérable réseau de proportions arithmétiques » ; c’est que l’essentiel réside dans les sentiments que fait naître la musique, ce qui lui donne la valeur d’une révélation mystique :

Mais je tiens la musique pour la plus merveilleuse de ces inventions, parce qu’elle dépeint des sentiments humains d’une façon supra-humaine […], parce qu’elle parle un langage que nous ne connaissons pas dans la vie courante, que nous avons appris nous ne savons ni où ni comment et que seul on pourrait tenir pour le langage des anges (Wackenroder, pp. 331 et 335).

Une des formulations les plus explicites de cette conception purement affective de la musique se trouve dans l’œuvre de Schopenhauer qui, reprenant pour la corriger la formule de Leibniz, écrit : « Musica est exercitium metaphysices occultum nescientis se philosophari animi » (la musique est un exercice inconscient de métaphysique d’un esprit qui ne sait pas qu’il fait de la philosophie). La musique nous parle de l’être, « elle exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde, en un mot, ce que nous concevons sous le concept de volonté ». Car il ne s’agit pas de l’être mathématique du monde, mais de notre être le plus profond :

Il y a dans la musique quelque chose d’ineffable et d’intime ; aussi passe-t-elle près de nous semblable à l’image d’un paradis familier quoique éternellement inaccessible ; elle est pour nous à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable ; cela tient à ce qu’elle nous montre tous les mouvements de notre être, même les plus cachés, délivrés désormais de la réalité et de ses tourments. (Schopenhauer, III, § 52, pp. 329 et 337).

Ces deux conceptions opposées de la musique ont en commun le même refus d’une dialectique constructive entre le sujet et l’objet, entre l’affectif et le rationnel. On retrouve la même situation dans le domaine de la temporalité, où les deux conceptions opposent deux types d’organisation temporelle irréductibles et qu’il est impossible de concilier. Du côté de la musique objective, fondée sur des rapports arithmétiques simples, apparaît un temps absolu, le temps newtonien mathématisé, compris comme sensorium Dei : les événements prennent place dans un milieu homogène et isotrope, puisque les équations de la mécanique sont réversibles. Du côté de la musique affective figure le temps qualitatif de l’expérience psychique, un temps bergsonien, la durée de la subjectivité fondatrice. Au lieu d’en rester à la confrontation de ces deux temporalités, je crois qu’il vaut mieux plaider pour un temps stratifié et démultiplié. Il n’y a pas d’un côté un temps objectif et de l’autre une durée subjective, tous deux absolus, mais, comme j’essaierai de le montrer tout à l’heure, une combinaison complexe de schémas temporels distincts créés par l’interaction du monde des événements et du monde vivant du sujet.

Pour pouvoir construire une nouvelle science de la musique fondée sur une synthèse réelle entre sujet et objet, il faut prendre conscience des obstacles qui se dressent sur le chemin : le principal est que, jusqu’à aujourd’hui, la science de la musique s’est située du côté de l’objet. C’est déjà le cas des traditions antique et médiévale, où la musique théorique figure, en tant que science, dans le quadrivium, alors que la musique pratique échappe à l’ordre scientifique. A l’âge baroque, on distingue trois disciplines musicales, la musica theorica, la musica poetica et la musica practica : tandis que la première s’inscrit dans la tradition antique et médiévale, la seconde correspond à la composition et la troisième à l’exécution musicale ; c’est pourtant la première qui, dans son ambition encyclopédique, donne son sens à la musique. Avec le XIXe siècle, la musique poétique et la musique pratique, précédemment laissées à l’apprentissage et à l’initiative personnelle, sont progressivement insérées dans un cadre institutionnel, les conservatoires. Mais le trait essentiel de l’évolution est la distance qui s’agrandit entre des méthodes de plus en plus systématiques et une musique vivante qui s’oppose à la musique enseignée : le terme de ce développement est le passage des cours de composition aux cours d’analyse. Le changement de nom est profondément significatif : ce n’est plus à la production musicale qu’on s’intéresse, mais à l’étude formelle des structures envisagées dans leur histoire. Le développement des diverses méthodes qui se constituent depuis la deuxième moitié du XIXe siècle et qui portent sur les différentes dimensions de la musique – théories harmoniques, théories de la forme, phraséologie, etc. – aboutissent, en passant par les théories de Schenker, à l’analyse d’ambition scientifique qui triomphe après la deuxième guerre mondiale. L’analyse n’a plus de rapport direct avec la composition, mais entend devenir une science de l’objet pur. Et nous retrouvons ainsi la situation que nous avons décrite pour commencer : à la science formelle d’un objet pur dont on étudie les structures comme combinaisons d’unités discrètes s’oppose une ethnomusicologie qui n’envisage que le contexte et les significations de la musique ou, si l’on veut, à la syntaxe s’opposent la sémantique et la pragmatique musicales. L’histoire récente de l’analyse musicale fait immédiatement penser à celle de la linguistique, passée elle aussi de la syntaxe pure à la sémantique puis à la pragmatique.

Il faut dès lors, pour sortir de la situation actuelle, en revenir à ce que j’ai appelé l’activité musicale, qui met en évidence les liens qui unissent l’objet musical aux diverses pratiques humaines. Une des premières tentatives dans ce sens est celle de Helmholtz qui, dans son ouvrage de 1863, Die Lehre von den Tonempfindungen, a tenté d’opérer une synthèse entre un point de départ physique, la physiologie de l’audition et les œuvres musicales, synthèse fondée sur des principes esthétiques partiellement arbitraires. La musique ne peut être étudiée et comprise que dans le cadre de ce que j’ai appelé la tripartition sémiologique (Molino 1975) : l’œuvre musicale est en même temps production, objet produit et réception.

2) Phénoménologie et ontologie du monde sonore

Je voudrais maintenant me tourner vers les caractères spécifiques du monde sonore et je prends comme point de départ les fameuses analyses des éthologues du début du siècle. Von Uexsküll s’était intéressé à ce qu’il appelait l’Umwelt des animaux, c’est-à-dire les formes particulières sous lesquelles le monde leur apparaît. Imaginons le monde de la tique : suspendue à un buisson ou à un arbre, elle n’est sensible qu’à une seule chose, l’odeur unique associée au chien ; lorsque cette odeur se présente, elle se laisse tomber sur le chien qui passe et dont elle deviendra le parasite. Essayons de transposer la situation et de nous demander quel peut être l’environnement d’un individu qui vivrait dans un monde exclusivement sonore. Car il existe un monde sonore, aux propriétés duquel on s’est beaucoup moins intéressé qu’à celles du monde visuel : on connaît depuis longtemps la grande variété des illusions visuelles, mais on sait encore fort peu de choses dans le domaine des illusions sonores. Cette relative ignorance a des raisons à la fois théoriques et pratiques : d’une part la vue semble bien avoir un rôle dominant dans notre développement intellectuel, et cela plus encore sans doute dans notre culture que dans les autres ; d’autre part on ne disposait pas, jusqu’à une époque récente, des instruments qui permettent aujourd’hui de soumettre la perception auditive à une approche véritablement expérimentale.

Essayons d’imaginer le monde sonore d’un anthropoïde, d’un enfant ou d’un adulte humain. Il s’agit, si l’on veut, d’un exercice de métaphysique virtuelle, rendu difficile par le fait que nous concevons le monde surtout à partir de nos expériences visuelles. Si nous nous posons la question métaphysique « qu’est-ce qui existe ? », nous sommes aussitôt tentés de répondre à l’aide des caractéristiques du monde visuel : il y a un paysage ontologique fait d’objets définis par leur forme, leur couleur, leur pleine solidité dont nous assure le toucher. A quoi ressemblerait donc le monde si nous n’avions à notre disposition ni la vue ni le toucher et que nous soyons obligés de nous contenter de l’ouïe ?

Le monde sonore a une première propriété, qui l’oppose directement aux propriétés du monde visuel et tactile : quand on entend un bruit, on ne peut s’empêcher d’en chercher la source. Si j’entends une voix à la radio ou un chant d’oiseau, je me demande qui parle ou qui chante : je ne peux en rester à ce que j’entends. Lorsque je vois, lorsque je touche, je pose aussitôt l’existence d’un objet : la forme, la couleur sont là et constituent, pour employer un langage aristotélicien, les attributs d’une substance. La chaise, la table sont bien là, avec des propriétés qui s’attachent à elles, qui en font partie et qui me permettent de reconnaître ces objets dans leur spécificité ; je n’ai pas besoin d’aller plus loin. En revanche, quand il s’agit d’un son, je vais toujours au-delà de l’expérience auditive et je me demande d’où il vient. C’est que le son, je le reçois comme un produit et non comme un objet autonome : il ne peut exister tout seul, il est le résultat d’un acte de production, il vient d’ici ou de là, de quelqu’un ou de quelque chose. Ainsi s’explique le caractère “spirituel” ou, si l’on veut, désincarné de la musique, sur lequel ont souvent insisté philosophes et musiciens : son “corps”, c’est-à-dire sa source, est ailleurs.

Rapprochons ce trait particulier du sonore d’une propriété plus banale, sa linéarité. C’est Lessing qui, dans son Laokoon (1766), a clairement dégagé les différences caractéristiques entre le sonore et le visuel : alors que le visuel et le tactile sont biet tridimensionnels, le sonore est unidimensionnel. Le langage et la musique s’opposent ainsi aux arts plastiques, contrairement à la tradition qui, s’appuyant – à tort d’ailleurs – sur l’adage d’Horace « Ut pictura poesis », voulait voir dans la poésie une peinture sans couleurs et dans la peinture une poésie muette. La peinture représente des objets qui existent ensemble à un même instant, hommes et choses présents dans l’espace et l’espace, selon la formule de Leibniz, est l’ordre des coexistences. La poésie, en revanche, rapporte des actions et des événements qui se situent dans le temps, et le temps est, selon Leibniz encore, l’ordre des successions. Il y a ainsi un clair parallélisme entre les actions humaines et les sons, entre le langage et la musique : l’action n’existe pas séparée de l’homme qui l’exécute, le son n’existe pas séparé de la source qui le produit ; le son est, lui aussi, action ou événement. On voit comment on pourrait trouver dans cette ressemblance une justification des théories analytiques qui s’intéressent à la narrativité de la musique.

On se rend alors compte de ce que l’ontologie du monde sonore est bien différente de l’ontologie du monde visuel. L’ontologie traditionnelle de l’Occident est fondée sur l’expérience du monde visuel : c’est une ontologie d’êtres stables, bien définis, qui sont là, devant moi, et se suffisent à eux-mêmes. C’est l’intuition commune aux métaphysiques de Platon, d’Aristote ou de Descartes. Si en revanche on essaye d’édifier une métaphysique à partir de notre expérience auditive, on aboutit à une ontologie non d’objets, d’êtres, mais d’actions et d’événements. Les sons ne sont pas des objets, contrairement à ce que suggère le titre de l’ouvrage célèbre de Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux (1966), ou alors – ce qui revient au même – correspondent à une autre espèce d’objets que ceux qui meublent notre monde visuel et tactile : ce sont en réalité des événements. Peu de philosophes ont tenté de construire une métaphysique fondée sur des processus et non sur des objets et l’on ne peut guère citer dans cette voie que l’œuvre de Whitehead (1861-1947), dont on a récemment traduit plusieurs œuvres en français. La nature, selon lui, est :

une structure de processus en évolution. La réalité est le processus. Il est absurde de demander si la couleur rouge est réelle. La couleur rouge est un ingrédient du processus de réalisation. Les réalités dans la nature sont les préhensions dans la nature, c’est-à-dire les événements dans la nature. (Whitehead, p. 93).

Toute chose est un champ qui s’étend dans l’espace et dans le temps et chaque objet est constitué de processus ou d’événements. On aboutit donc à un renversement complet par rapport aux métaphysiques essentialistes traditionnelles : alors que pour celles-ci, les événements ne sont que des accidents des substances, pour Whitehead les substances et leurs propriétés essentielles ne sont en réalité, comme le “rouge” mentionné tout à l’heure, que des processus. On pourrait dire que l’on a ainsi affaire à deux types de métaphysiques en relation de dualité avec d’un côté les ontologies d’objets stables et de l’autre les ontologies d’événements.

Il y a là, je crois, de nouvelles possibilités pour donner un autre sens à la musique, pour la fonder et la comprendre sur de nouvelles bases. Une ontologie d’événements peut intégrer de façon beaucoup plus satisfaisante les musiques électroacoustiques ou aléatoires, devant lesquelles l’analyste se trouve désarmé parce qu’il ne retrouve pas les entités dont il a l’habitude. Les musiques électroacoustiques sont des musiques constituées d’événements, où, pour employer le langage courant, il se passe des choses. C’est pourquoi il me semble que le Traité de Schaeffer et toutes les tentatives pour élaborer une typologie des “objets” sonores reposent sur un fondement erroné. Quel que soit l’intérêt des critères proposés et leur utilité descriptive, ils ne rendent pas justice à la musique “concrète” parce que l’entreprise se situe dans le cadre implicite d’une métaphysique essentialiste ; il serait certainement plus efficace de les reprendre dans la perspective d’une ontologie de processus et d’événements. Mais il ne s’agit pas seulement de musiques électroacoustiques, car la conception et l’analyse même des musiques classiques sortiraient transformées de la conversion métaphysique faisant passer des objets aux événements.

C’est pourquoi il convient de s’interroger sur une dernière propriété du monde sonore, que je présenterai sous forme d’un dilemme : le sonore est-il discret ou continu ? Il est clair qu’il y a dans le monde sonore du discret et du continu, mais l’important est de prendre conscience des différences qui existent pour la position du problème discret/continu dans le sonore et dans le visuel, à cause précisément des propriétés spécifiques du sonore que nous avons dégagées précédemment. Dans l’espace à trois dimensions, l’enfant opère très tôt ce que Cassirer a appelé « la construction du monde des objets » (Cassirer, 1933) : la discrétisation du continu se fait selon l’organisation d’entités connues, pour lesquelles existe un nom, propre ou commun, qui garantit son identité et son autonomie ; mais cette discrétisation est d’ordre qualitatif.

En revanche, pour le sonore, nous n’avons plus ce monde plein, découpé en objets bien définis, mais un continuum linéaire, sur lequel se détachent plus ou moins clairement des événements. C’est le caractère linéaire du sonore qui en permet la discrétisation. Nous ne savons pas quelles étaient les premières formes de chant et de langage, mais il est probable qu’il n’y avait pas, à l’origine, de hauteurs stables. C’est sans doute une des premières conquêtes de l’espèce humaine que d’être passé du “glissando” aux degrés d’une échelle. Cette découverte, qui est en même temps une construction, s’est faite à partir des bruits du monde qui correspondaient à des hauteurs fixes et à partir aussi des instruments qui permettaient de stabiliser les sons en leur donnant une existence indépendante de la production par le chanteur. Le processus de discrétisation s’est poursuivi pour donner naissance à des ensembles d’unités discrètes, tétracorde grec ou échelles plus ou moins larges. Il a reçu une confirmation éclatante grâce à la mise en relation de ces unités sonores discrètes avec les propriétés physiques du monde : c’est à peu près à la même époque que les Chinois grâce aux tuyaux et les Grecs grâce aux cordes vibrantes ont montré que l’organisation des hauteurs en degrés avait un fondement “naturel”. Ce premier théorème de physique, tout en favorisant le développement des diverses formes de pythagorisme musical, a scellé le triomphe du discret sur le continu dans la musique.

C’est justement la raison pour laquelle il faut revenir à l’ontologie d’événements dont je parlais tout à l’heure. Parler d’événements en musique doit nous rappeler que la discrétisation, qui nous semble si naturelle, n’est qu’une construction humaine, un artefact culturel. Lorsqu’on apprend, lorsqu’on analyse et théorise la musique à partir d’unités discrètes que l’on combine, on laisse de côté tout ce qui est irréductible au discret mesuré et ramené à des unités bien définies et qui, à certains égards, constitue peut-être l’essentiel de la musique, c’est-à-dire son mouvement. Je n’en prendrai qu’un exemple : comment rendre compte d’une mélodie à partir de la combinaison de “notes” ? Son profil échappe à la construction combinatoire et il en est de même pour les autres dimensions d’une œuvre musicale. Il convient donc de réintroduire le continu – processus, profils, événements – dans la théorie et l’analyse musicale.

Il faut aussi dépasser l’idée d’un sonore pur, défini par des caractéristiques strictement physiques, si l’on entend par là les lois de l’acoustique. Nos découpages isolent des phénomènes que nous considérons comme purs parce qu’ils semblent relever d’une discipline scientifique donnée. Mais il ne faut pas oublier que d’une part ces découpages sont, en partie au moins, des artefacts culturels et que d’autre part la musique humaine se situe au point de rencontre entre le monde des sons et le sujet produisant et percevant des sons. La musique, ce n’est pas seulement du sonore, c’est du sonore transformé par l’expérience humaine. Ou, pour le dire autrement, la musique, ce n’est pas seulement du sonore. C’est nous qui, poussés à la fois par la présence d’un fundamentum in re qui nous garantit l’existence au moins partiellement isolée du sonore, avons érigé ces frontières en barrières. Dès ses premières formes, la musique humaine intègre le sonore dans les différentes dimensions de notre expérience et je crois qu’il est utile de faire ici appel à une notion qu’utilisaient beaucoup les psychologues du début du siècle et qui peut d’ailleurs se prévaloir de ses origines kantiennes, le schème. Pour Kant en effet, le schème est la « représentation d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image » (Kant, II, p. 886), il constitue le seul lien possible entre le sensible et l’intelligible. La musique ne se fonde pas sur des notes, des échelles ou des règles de succession harmonique mais sur des schèmes qui mêlent au sonore le perceptif, le moteur, l’affectif : ce sont, si l’on veut et si l’on me pardonne cette formulation barbare, des schèmes perceptifs/moteurs/affectifs qui associent à une figure sonore un ensemble de réactions spécifiques qui assurent son identité. Citons, parmi bien d’autres, le schème tension/détente, présent dans les premières conduites de l’enfant mais qui joue aussi un rôle fondamental dans la construction de la musique tonale : ce que Leonard Meyer appelle « implicative relationships » (Meyer, 1973) repose bien en dernier ressort sur l’idée d’une relation d’attente entre “question” et “réponse”, entre tension et détente. J’ai fait tout à l’heure allusion à la mélodie et il n’est pas étonnant que Leonard Meyer s’appuie d’abord sur l’analyse de la mélodie : celle-ci, en même temps que contour, est dynamisme, force orientée qui échappe par définition aux méthodes traditionnelles d’analyse.

Revenons au schème kantien pour rappeler qu’il ne peut opérer la médiation entre sensible et intelligible que parce qu’il relève du temps :

Or, une détermination transcendantale du temps est homogène à la catégorie (qui en constitue l’unité) en tant qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une règle a priori. Mais, d’un autre côté, elle est homogène au phénomène, en tant que le temps est contenu dans chaque représentation empirique du divers. Une application de la catégorie aux phénomènes sera donc possible, au moyen de la détermination transcendantale du temps, qui comme schème des concepts de l’entendement médiatise la subsomption des phénomènes sous les catégories. (Kant, p. 885).

En trahissant évidemment à la fois la lettre et l’esprit de l’analyse de Kant, je voudrais seulement en retenir une intuition : les schèmes dynamiques qui sous-tendent la musique sont de nature temporelle. Nous sommes ainsi conduits à une nouvelle conception du temps musical : il ne s’agit pas d’un temps vide et abstrait, fait de mesures et de rythmes, mais d’une multiplicité de temporalités concrètes, orientées, liées aux schèmes qui organisent le discours musical. On voit qu’il faut abandonner l’idée structuraliste d’une organisation hiérarchique unique de la musique : le discours musical est stratifié mais les diverses couches ne se correspondent pas comme dans un millefeuille et ressemblent davantage aux coupes géologiques où les diverses strates se mêlent, s’inversent et s’interrompent. Le temps musical est complexe, fait de divers schèmes qui font intervenir les dimensions multiples de l’objet – le son – et du sujet.

3) Pour une histoire naturelle de la musique

Pour édifier une science de la musique à partir d’une phénoménologie et d’une ontologie du monde sonore, il faut encore vaincre un grand obstacle, celui que présente le relativisme culturel. On sait en effet que, depuis un siècle, en gros à partir de l’ethnologie et de l’anthropologie telles que les concevaient Boas et ses continuateurs, il est entendu que les considérations évolutionnistes n’ont plus droit de cité dans les sciences humaines : au lieu de situer, comme au XIXe siècle, les différentes cultures sur un axe orienté qui conduirait de la barbarie à la civilisation, il convient de voir dans chaque culture une totalité unique, incomparable, et qu’il est à la fois impossible et interdit de ranger selon les étapes d’une évolution. Ce tabou repose en fait sur une confusion, qu’une juste conception de la théorie biologique de l’évolution dissiperait aussitôt : pas plus que l’évolution des espèces l’histoire humaine n’implique un progrès moral et culturel, mais on s’interdit d’avancer beaucoup dans la compréhension de la musique ou des autres produits de la culture si l’on ne se place pas dans un cadre évolutionniste. Il faut donc reconnaître que la musique a évolué et qu’elle est allée de formes simples à des formes plus complexes sans que cela implique un jugement de valeur sur les résultats. On dirait qu’il y a quelque chose d’obscène ou de sacrilège dans la recherche des premières conduites musicales.

Or, ces premières formes de musique, dans la phylogenèse comme dans l’ontogenèse, seraient susceptibles de nous donner une idée plus exacte des fonctions de la musique, y compris dans notre propre tradition et à notre époque. Mais il faudrait pour cela, et je reviens à un thème abordé au début de cet exposé, que l’on rende la place qui leur convient aux musiques d’en bas, musiques de chant et de danse, rap et disco, qui sont plus près des racines anthropologiques de la musique que la musique tonale d’en haut. Il faudrait donc s’intéresser de plus près aux protoformes de la musique, chez les enfants, chez les anthropoïdes et les premiers hommes, chez les animaux, comme on s’intéresse aux protoformes du langage (Bickerton 1990 et Pinker 1994). Sans entrer dans les détails du programme de recherches proposé par la biomusicologie1, je voudrais me borner à souligner l’importance d’une forme élémentaire de construction musicale, que j’appellerai, dans le sens technique du mot tel qu’il est utilisé dans l’étude de la poésie orale, la formule (Lord, 1960). Dans la poésie orale, il s’agit d’une séquence qui coïncide avec une unité métrique, l’hémistiche par exemple, et qui exprime une idée quelconque grâce à un ensemble de variations lexicales qui conservent à la fois l’idée et les régularités métriques. C’est donc une séquence en même temps variable et soumise à des contraintes qui lui assurent une certaine stabilité. Je crois qu’il en est de même en musique : celle-ci n’a pas commencé par des unités abstraites – notes, tétracordes ou échelles –, mais par des unités concrètes du genre des formules de la poésie orale2 (et n’oublions pas que, jusqu’à une époque récente, toute poésie était chantée et toute musique, ou presque, était vocale). Dans l’ouvrage fascinant qu’il a consacré à la musique, Max Weber écrit :

Mais la différenciation de séries de sons déterminées s’est développée comme produit de la réflexion théorique, toujours sans doute en liaison avec ces formules sonores typiques qu’ont possédées presque toutes les musiques à partir d’un stade déterminé de développement de la culture (Weber, p. 80).

La formule est proche de ce que j’ai appelé tout à l’heure schèmes musicaux : elle ne peut pas s’analyser en unités discrètes, ses éléments peuvent varier mais elle conserve quelque chose comme un dynamisme, un profil spécifique. On retrouve encore l’équivalent de ces formules dans les musiques orales d’aujourd’hui lorsque par exemple Simha Arom parle de modèle, c’est-à-dire de matrice qui sert de référence, matérialisée ou non, à toute exécution d’une figure rythmique (Arom, 1985, p. 434).

C’est à partir de ces formules que s’élaborent peu à peu le vocabulaire et la syntaxe des théories musicales dans les cultures dotées de l’écriture. Ce qui m’intéresse à partir de ce moment là, c’est de mettre en évidence la dialectique complexe qui gouverne l’évolution et donc l’histoire de la musique. On n’a affaire ni à l’arbitraire total auquel se tiennent les culturalistes ni à une nécessité imposée par la nature des choses. Il y a d’un côté la réalité physique des bruits et des sons, il y a de l’autre les capacités perceptives, motrices et symboliques de l’espèce humaine et entre les deux, de l’interaction des deux naît un processus constructif, à la fois libre et contraint, qui constitue l’histoire naturelle de la musique. L’humanité explore le monde sonore et en découvre peu à peu les richesses. Je voudrais donner un exemple de ce processus en rappelant l’hypothèse de J. Chailley selon laquelle :

tout se passe, en histoire de la musique, comme si l’évolution du langage était commandée par une progression continue et constante dans l’assimilation instinctive de ce tableau [c’est-à-dire le tableau des harmoniques], chacune des tranches s’ajoutant progressivement aux précédentes pour former avec elles une consonance de base (Chailley, p. 20).

On peut évidemment faire toutes sortes de réserves sur l’hypothèse et en particulier sur le rôle attribué aux harmoniques. Ce qui me frappe cependant, c’est le parallélisme entre cette hypothèse et celle qui a été proposée, dans le domaine non de la musique mais des noms de couleur, il y a une trentaine d’années. Selon B. Berlin et P. Kay (1989), il convient d’abandonner la conception relativiste, pour laquelle les noms de couleur, comme toutes les distinctions sémantiques inscrites dans le vocabulaire des différentes langues du monde, seraient arbitraires. En effet, ils ont montré qu’il existe onze points focaux dans le continuum des couleurs et il y a, pour au moins six d’entre eux, une hiérarchie naturelle qui détermine leur lexicalisation dans une langue quelconque ; c’est-à-dire que pour des langues qui possèdent deux, trois, quatre termes de base pour les couleurs, ceux-ci intègrent les couleurs nouvelles selon un ordre défini : noir et blanc, puis rouge, puis vert ou jaune, etc… L’extension du champ lexical des couleurs ne se fait donc pas au hasard, mais suivant un ordre qui correspond à des propriétés objectives du monde et de l’organisme humain. L’hypothèse de J. Chailley me semble relever de la même perspective : l’évolution culturelle ne se fait pas au hasard mais dans le cadre que définissent les propriétés de l’objet. L’histoire de la musique semble bien être, en partie au moins, orientée par l’extension des échelles : il y a exploration de l’espace sonore par l’espèce humaine, qui découvre successivement les possibilités offertes par le pentatonisme puis l’heptatonisme et élargit le champ des consonances, passant de la quinte et de la quarte à la tierce, à la septième, à la neuvième, etc… La variation culturelle se détache ainsi, dans une histoire véritablement naturelle, sur le fond du triple jeu de contraintes qu’imposent le monde dans lequel nous vivons, nos capacités psychophysiologiques et enfin notre société et notre culture.

Mais il ne faut pas oublier que la musique n’est pas une chose simple, un domaine pur et bien délimité à partir duquel se dérouleraient les étapes inévitables d’une histoire prévisible. Comme tous les produits culturels de l’humanité, la musique est un mixte : elle ne répond pas à une faculté unique mais met enjeu des domaines et des capacités multiples. C’est une réalité hétérogène, faite d’éléments d’origines diverses, aussi bien dans le monde qui nous entoure que dans notre appareil perceptif. Je prendrai comme témoignage de cette hétérogénéité du musical l’analyse que propose la neuropsychologie des processus de reconnaissance des phénomènes sonores (Peretz, 1994). Il semble bien en effet qu’il existe trois mécanismes distincts de traitement du sonore : l’un qui concerne les sons du langage, l’autre les sons musicaux, un dernier enfin qui concerne les bruits de l’environnement. Il y a donc pour nous trois sous-univers dans l’univers sonore, pour lesquels notre montage neurologique est, en partie au moins, distinct. On retrouve sans doute la même hétérogénéité à l’intérieur de ces trois systèmes, puisqu’il faudrait reconnaître, pour la reconnaissance des sons musicaux, des composantes multiples : une composante mélodique et une composante temporelle, elles-mêmes éclatées en sous-systèmes – contour, intervalles et tonalité d’un côté, rythme et métrique de l’autre. Il n’y a donc pas de musica simplex comparable à l’aqua simplex des vieux codex médicaux mais une extraordinaire complexité qui correspond bien à ce que François Jacob a appelé le bricolage de l’évolution. Mère Nature, comme n’hésitent pas à l’appeler philosophes et biologistes anglophones, procède comme une bonne cuisinière, qui connaît l’art d’accommoder les restes : elle bricole et mélange tout, câblant dans notre cerveau les capacités diverses de manière brouillonne, avec des montages que n’oserait pas proposer l’ingénieur ou le technicien le moins compétent. J’ai parlé tout à l’heure du caractère mixte des schèmes d’organisation musicale : nous retrouvons la même hétérogénéité dans le domaine neurologique. La morale que je tire de cette organisation, c’est la nécessité de ne pas prendre à la lettre les découpages qu’impose notre tradition analytique : ni le son ni le timbre ni la hauteur ne sont des choses simples et l’on pourrait en dire autant de toutes les notions que nous acceptons comme allant de soi. Tout est mélangé et c’est une leçon que notre âge postmoderne devrait être prêt à entendre. Cette nécessité de déconstruire les concepts les mieux établis afin de pouvoir les reconstruire de façon plus adéquate touche jusqu’aux notions les plus fondamentales. Je n’en veux pour preuve que le résultat de travaux menés récemment par Simha Arom et ses collaborateurs. Rien ne semble plus solide que la notion de hauteur pour définir les échelles musicales. Or les travaux poursuivis en Centrafrique montrent que dans certains cas des paramètres comme le contour, le timbre ou la “rugosité” sont plus importants que la hauteur (Arom [et al.], 1991). Ni le degré ni l’échelle ne sont des objets simples, définis par une pertinence globale : il faut accepter le mixte et la complexité.

Références

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Arom, Simha [et al.] (1991), « Analyse et expérimentation. En hommage à Simha Arom et à son équipe », Analyse musicale. No 23 (Avril 1991).

Berlin, Brent and Kay, Paul (1969), Basic Color Terms. Their Universality and Evolution. Berkeley, University of California Press.

Bickerton, Derek (1990), Language and Species. Chicago, University of Chicago Press.

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Chailley, Jacques (1977), Traité historique d’analyse harmonique. Paris, Leduc.

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Molino, Jean (1975), « Lait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu. No 17, 37-62 [Trad. anglaise avec un “afterthought” (June 1990), Music Analysis. 9/2, 113-156].

Peretz, I. (1994), « Les agnosies auditives », in Neuropsychologie humaine. Éds. X. Seron et M. Jeannerod, Liège, Mardaga, 205-216.

Pinker, Steven (1994), The Language Instinct. London, Penguin.

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Schopenhauer, Arthur (1818), Die Welt als Wille und Vorstellung. [Le monde comme volonté et comme représentation. Trad. A. Burdeau (1966), Paris, Presses Universitaires de France].

Wackenroder, Wilhelm Heinrich (1797-9), Phantasien über die Kunst. [Trad. fr. (1945) Fantaisies sur l’art. Paris, Aubier].

Weber, Max (1998), Sociologie de la musique. Trad., intr. et notes J. Molino et E. Pedler, Paris, Éd. Métailié.

Whitehead, Alfred North (1929), Science and the modem world. Cambridge, Cambridge University Press. [La science et le monde moderne. Trad. P. Couturiau (1994), Monaco, éd. du Rocher].

Discussion après la conférence de Jean Molino

Question (Brenno Boccadoro) Ce que vous dites concernant la qualité mixte du son soi-disant simple est confirmé par l’histoire de la musique antique. Les premières gammes dont on possède des traces considèrent les notes comme des mixtes mâles et femelles.

Question (Philippe Marion) Vous avez parlé du “bricolage” et ça m’a fait penser à La pensée sauvage de Levi-Strauss dans le discours, je ne sais pas si vous l’entendez dans ce sens ?

Réponse Oui, je l’entends dans le sens le plus banal du terme. Maintenant ce terme semble être courant chez les spécialistes de biologie et de neurosciences à la suite de l’emploi qui en a été fait par François Jacob, qui parle du bricolage de l’évolution… Un travail sur l’écriture, La neurologie de l’écriture, vient de paraître en français : c’est extraordinaire où cette capacité va se promener ! Il n’y a aucune raison pour qu’elle aille se nicher là. Si on avait été raisonnable, ça n’est pas là qu’on l’aurait mise ! On a l’impression que tout se mélange… Depuis un siècle et demi, nous avons le problème des études de localisation : les globalistes s’opposent aux localisationnistes et finalement on s’aperçoit que les deux ont raison ! C’est-à-dire que des micro-systèmes qui sont relativement autonomes coexistent avec des choses dont on dit « mais où est-il allé chercher cela ? ». C’est l’idée qu’un système se construit – je dirais sans rime ni raison – et je crois que c’est très important parce que c’est un des éléments de ce qu’on peut nommer la solidité du système. Le système n’est pas fait pour accomplir une seule chose ; pendant qu’il l’accomplit, il réalise simultanément énormément d’autres choses, ce qui permet une stabilité, une solidité de l’objet, particulière.

Question (Étienne Darbellay) C’est rassurant pour nous, on ne peut jamais rater complètement une vérité de cette manière.

Question (Jean-Pierre Boon) J’ai été très heureux d’entendre la remarque que vous faisiez à propos de la notion de hauteur en vous référant aux études de Simha Arom. Sans vouloir faire figure de pythagoricien bon teint, il faudrait tout de même ajouter que, conjointement à cette constatation tout à fait intéressante qui postule que dans la réception de la hauteur intervient cet impondérable qu’est la rugosité, il apparaît également, quand Arom fait son analyse avec son synthétiseur trafiqué chez les Pygmées, que ces derniers ont une notion extraordinairement intuitive des nombres, et que les hauteurs selon lesquelles ils accordent leurs instruments sont basées sur des rapports bien définis. Donc, je crois qu’il faut donner les deux types d’information.

Réponse Vous avez tout à fait raison. Si j’ai opposé de manière un peu caricaturale les deux traditions et insisté sur cet aspect d’hétérogénéité, c’est pour montrer que ce phénomène n’est pas aussi élémentaire que la simple présence du nombre. Mais cela n’interdit pas, au contraire, l’existence de ces rapports sans lesquels il n’y aurait pas de musique, d’une certaine façon ! Je crois que l’idée qu’il doit y avoir quelque chose de pur à la racine est peut-être erronée. Si le rapport simple existe, cela n’implique pas que c’est ce rapport qui est le guide ou le fondement unique. C’est simplement une nuance de perspective pour éviter ce qui me semble être le saut pythagoricien selon lequel, si ces rapports simples existent, alors ils produisent de la musique. Je ne le crois pas. Je pense que, ni perceptivement, ni constructivement, je ne peux réduire au rapport simple. Par exemple, ce qui se passe dans notre oreille interne pour évaluer la hauteur doit bien avoir un rapport avec les propriétés du monde acoustique, mais je ne pense pas que ce soit l’équivalent d’une correspondance immédiate entre les deux systèmes.

Question (J.-P. B.) Je crois pourtant qu’elle est là, et c’est un des aspects que notre rationalisme, notre goût de la formalisation nous permet d’appréhender le mieux. Mieux en tout cas que ces impondérables qui sont infailliblement là et dont il faut effectivement rendre compte. Réponse Tout à fait.

Question (Brenno Boccadoro) C’est très amusant de constater que le conflit entre les pythagoriciens et les soit-disant aristoxéniens – comme on les a appelés dans la théorie musicale de l’Antiquité, c’est-à-dire les partisans du sensus contre ceux de la ratio – est finalement une dichotomie de la raison, de la ratio, de la raison de l’oreille, du calcul, de la perception sensible qui rentre dans les quantités continues. Cette dichotomie qui s’installe maintenant entre nous est très intéressante à analyser, parce qu’elle montre l’intérêt d’une “paléontologie de la musique”. La théorie que j’ai mentionnée tout à l’heure [cf. Forme et matière dans la théorie musicale de l’Antiquité grecque], selon laquelle la note est un mélange, est une théorie phytagoricienne. Le pythagorisme antique estime que les unités respirent, qu’elles ont une dimension spatiale. La première unité qui a donné naissance au monde était simultanément mâle et femelle et ce sont les pythagoriciens eux-mêmes qui écrivent un système de rapports. Nous analysons ces rapports en tant que rapports exacts. Pour nous l’unité n’a pas de dimension, mais c’est une idée tardive. Les pythagoriciens d’avant le Ve siècle considèrent que le nombre se déploie dans l’espace parce qu’il a une dimension spatiale et il a un sexe. Par exemple, dans la série 12 : 9 : 8 : 6, qui génère la gamme mi-la-si-mi, la note 6 est androgyne car elle est pairement impaire (2x3) : divisée en deux, elle se réduit à trois ; la note 8 est féminine car elle est pairement paire (2x4) et la note 9 est masculine car elle est impairement impaire (3x3). Il semblerait que les chiffres déterminant les hauteurs disponibles dans la gamme et qui “discrétisent” l’espace musical soient eux-mêmes des éléments complexes. Nous avons l’habitude de considérer ces gammes comme des rapports exacts. Les gammes grecques des pythagoriciens étaient probablement justes, contrairement à celles des Pygmées. Mais je pense que le discours que les pythagoriciens tenaient sur ces gammes allait dans le sens d’une conception matérialiste du monde au sein de laquelle l’oreille fait bon ménage avec la ratio. […] Les gammes pythagoriciennes mêlent le fini à l’infini, la consonance à la dissonance, les notes fixes et justes aux notes mobiles et non-déterminées. Ce n’est pas contradictoire. D’ailleurs historiquement, l’opposition entre ratio et sensus remonte à Platon.

[…]

Question Je trouve que vous avez apporté un côté de relativité anthropologique par rapport à ce que l’on considère comme la seule musique, la musique classique, l’analyse etc., et par rapport à d’autres types de musiques du monde entier. Actuellement il se passe quelque chose de très important dans la musique qui en train de changer complètement, et je pense que nous serons obligés de changer notre vision, notre façon de travailler la musique et je vous remercie de votre exposé que j’ai trouvé très riche.

Réponse Je pense que certaines formes de musique contemporaine marquent un retour à certains de ces thèmes anthropologiques profonds. Je crois qu’une des voies de la musique contemporaine est un retour à des gestes de proto-musique. C’est ce qui, par rapport à certaines musiques, produit une sorte d’exotisme ou de distance.

Question (Jean-Jacques Eigeldinger) Vous avez admirablement mis les pieds dans la fourmilière musicologique – et nous vous en remercions ! – à travers un discours au début entièrement dichotomique : nous sommes ici au Conservatoire et nous sommes des musicologues d’ordre pratique et théorique. A un moment donné, si j’ai bien suivi votre discours, vous disiez que, dans cette dichotomie, il y avait d’un côté l’objet, de l’autre la pratique, et que la solution se trouvait dans des types d’activités musicales. Comment entrevoyez-vous ces activités musicales par rapport à un présent assez typé sur le plan des technologies, émission/réception, etc. ? C’est un problème dont nous nous soucions ici évidemment, puisque nous sommes dans un conservatoire, et qui peut susciter de notre part une réflexion. Quelle est la place de l’activité musicale, de la part créative que vous avez revendiquée énormément, dans un art qui demande une technicité considérable pour survivre et être entendu, dans un monde où l’on déverse les produits que l’on connaît, sous forme de CD etc. que l’on consomme ou non ?

Réponse Il y a des diagnostics sur une situation, mais pas de prévisions. Je me demande s’il ne faut pas malgré tout reconnaître – c’est ce que je suggérais par mes dichotomies brutales et sans pudeur – que la dichotomie du high/low est catastrophique. Je crois que si l’on ne parvient pas, par un moyen ou par un autre, à la faire disparaître, on en restera toujours à la situation de ces chiens de faïence. Des travaux ont été réalisés : recherches en sociologie de la musique, livres sur le domaine musical, etc. On peut penser tout ce qu’on veut des présupposés : quelqu’un se défendait tout à l’heure d’être un partisan exclusif de la musique tonale ; je trouve que cette séparation est catastrophique. A l’époque classique, une communication musicale entre connaisseurs amateurs et musiciens existait malgré tout. Je définirais la musique classique d’une manière très simple et très banale : c’est une musique dans laquelle les distances entre le monde des connaisseurs amateurs et celui des musiciens sont réduites par l’intermédiaire des connaisseurs grâce à une sorte de “communication musicale”. C’est-à-dire que les capacités des uns correspondaient à l’image que s’en faisaient les autres ou, en tout cas, cette image pouvait être en relation à peu près convenable avec ce que faisait le compositeur, par exemple dans le cas des symphonies de Haydn en Angleterre. Le fait est qu’aujourd’hui cette communication est interrompue. Et ce n’est que dans la mesure où un nouveau mixte, un entre-deux, se crée, avec tout ce qu’il peut avoir de fruste, de grossier et à certains égards de primitif que la communication se rétablira. Mais sans cet entre-deux, je pense que ce monde va toujours rester un peu fermé. Et dans cette situation, justement, comme vous disiez, cette musique restera de la “musique de supermarché”. En parlant de musique, je parle aussi de littérature, donc ce que j’affirme n’est pas dirigé uniquement contre les musicologues. La situation de la grande et de la basse culture est identique dans tous les domaines. Il y a quelque chose qui me frappe, c’est l’architecture du Conservatoire ici. C’est une question de style. Dès que je suis entré, j’ai été intimidé par ces colonnes, ces dorures. Est-ce que je vais pouvoir y raconter des salades ? Je vais me faire mal voir… Il est vrai que la tradition analytique de la musique rend ce saut très difficile, et que, malgré tout, la musique revêt de l’importance pour les jeunes générations. Mais ce n’est pas notre musique qu’ils écoutent. Et rien ne changera tant que le problème aura été, non pas résolu, mais pris à bras-le-corps. Je crains sinon que la situation reste dichotomique.

Question (Brenno Boccadoro) Est-ce que les mixtes sont possibles sans dichotomie et est-ce que la dichotomie n’est pas une constante de l’histoire de la musique occidentale, parce que si l’on réfléchit à ce qu’elle a produit avant Rousseau et Rameau, à la querelle entre les anciens et les modernes, il s’agit du même phénomène. Alors est-ce que ce n’est pas une constante produite par le système lui-même, c’est-à-dire par le conflit entre une perception qui entre dans les quantités continues et une ratio qui essaie de discrétiser ?

Réponse Pour cette deuxième question, je ne suis pas sûr que la dichotomie existe toujours : je crois que, très souvent, on s’aperçoit qu’on peut aller très loin dans un sens. C’est le cas à la naissance de l’opéra : à ce moment, des musiciens ont composé une musique que certainement les gens de l’époque trouvaient ridiculement simplette. Qui se serait amusé à faire cette musique complètement ridicule qui n’avait rien à voir avec la vraie musique ? Je crois qu’il y a plutôt une alternance sinusoïdale : des moments dans lesquels aucune communication n’est possible et puis il y a d’autres moments pendant lesquels des terrains d’entente plus ou moins boiteux se reconstituent.

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1 Je fais allusion au First Florentine Workshop in Biomusicology, (May 29 – June 2, 1997) organisé par The Foundation for Biomusicology, Mid-Sweden University, Östersund, Sweden.

2 Voir à ce sujet l’enseignement de St. Augustin (contribution de Charles Méla dans ce volume). Note d’E.D.