Les masques du temps
Pour définir un tempo, il ne suffit pas de mettre en relation une séquence d’événements avec une unité de temps : si c’était le cas, nous pourrions parler de tempo à propos du nombre d’images par seconde requis pour figurer un mouvement dans le cas du cinématographe. De 18 à 24 images par secondes forment un seuil constant minimum de défilement des images individuelles pour créer l’illusion d’un mouvement continu. Or si l’on pense au cinéma, c’est à propos du geste, du mouvement figuré, que l’on évoquera le tempo : on dira qu’une série de gestes comme ceux des bras d’un boxeur en action, se déroulent à un tempo rapide, alors que la marche accompagnant le cercueil dudit boxeur, à la fin du match, obéit à un tempo lent.
Il est clair toutefois qu’en variant le taux d’images par seconde, on pourra accélérer ou ralentir, et donc modifier le “tempo”, de cette séquence de gestes. En deça de certains seuils, on peut même imaginer de compenser par une fluctuation de ce taux les variations de tempo de la séquence, de façon à rendre uniforme l’apparence du mouvement.
Et si l’on pousse un peu plus loin, on peut se dire que chaque image instantanée est elle-même, à une échelle bien inférieure, la manifestation d’une stabilisation à l’intérieur d’une durée seuil, des nombreux systèmes périodiques, indépendants à leur niveau, du rayonnement électromagnétique constituant la lumière. Ces ondes lumineuses sont comme les archets du temps jouant sur la composition chimique du corps réfléchissant. Ces combinaisons d’ondes sont quantifiables et discrètes : reçues par notre œil qui les évaluent, elles devient des qualités, ou encore, dans notre point de vue un peu insolite, des “nombres stabilisés”. On peut en effet établir une équivalence entre la multiplication périodique régulière d’une micro-expérience et son absorption, à un niveau plus élevé, dans une appréciation globale unitaire ignorant la nature numérique discrète et quantifiable de l’expérience au profit d’un jugement de valeur intégratif, qui affirme l’existence d’une “qualité”. Le “rouge” est une fréquence déterminée dans le spectre électromagnétique : il est “résumé” dans un jugement qualitatif, déclarant la “rougeur”.
Il en va de même en musique, si l’on prend soin de faire un bond gigantesque du côté de l’infiniment grand, c’est-à-dire vers les échelles qui mesurent de quelques vibrations à quelques milliers de vibrations par seconde. On quitte donc les fréquences électromagnétiques du monde visible pour nous intéresser aux fréquences mécaniques du monde audible, mettant l’air en vibration. La forme des processus est, en fait, la même : c’est celle d’une redondance de cycles périodiques et isomorphes qui franchit un seuil quelconque pour stabiliser, dans notre perception, une forme en quelque sorte immobilisée, gelée dans la durée, et donc disponible au traitement parce qu’identifiable. Une “note” est une sorte de “qualité”, en ce sens qu’au-delà d’un seuil de durée de 16 à 20 cycles par seconde, on conclut à une régime stabilisé de fréquence qu’on appelle “hauteur”. En deça de ce seuil, on parlera de rythme…
Toutefois il y aura au moins une remarquable différence sur laquelle je voudrais d’emblée attirer l’attention : si la “rougeur” en soi n’a guère de sens – je vois une pomme rouge –, la hauteur d’un son n’est pas perçue comme qualité au sens d’attribut : j’entends un SOL, et non une corde de violon qui vibre.
Si l’on se confine étroitement dans la gamme de fréquences sonores évoquée, on peut encore faire de très curieuses constatations, à commencer par le phénomène bien connu du basculement de sens déjà mentionné, entre durées et hauteurs. Si l’on accélère une pulsation régulière neutre et incolore au-delà de 16 battements par seconde, on résorbe notre analyse du phénomène rythmique dans une perception sonore globale, de type j’allais dire “statistique”, en ce sens qu’il faut un nombre minimum de battements comme seuil pour passer d’un “état” à l’autre de la perception. Un peu à la façon d’une coexistence de phases entre deux états d’un même système, différenciés par leur structure (ou phase) et demeurant en équilibre de part et d’autre d’une frontière invariante, comme l’eau et la glace par exemple1. Le seuil passé, on ne compte plus en unités de temps par cycles (par ex. 1 seconde par blanche) mais en cycles par unité de temps (440 cycles par seconde, ou Hertz). La notion de départ, la pulsation qui était l’objet observé, est reléguée au niveau d’une pure composante de la nouvelle réalité. En accélérant toujours cette même fréquence, on parvient à un nouveau seuil où les hauteurs deviennent indiscernables comme qualités étalonnées pour rejoindre un nouvel état (toujours du point de vue de notre perception), celui de composante d’un spectre sonore donné, ou d’harmonique. On s’en rend compte au moment où l’on devient incapables de situer cette hauteur dans une échelle qui la compare à une autre selon un rapport simple.
En revenant de ce voyage dans l’aigu, on peut explorer maintenant le monde des durées. De semblables phénomènes peuvent y être observés. C’est le domaine que j’appelle l’épaisseur de présent, et que certains psychologues de la perception ont appelé l’horizon d’actualité2. Dans cette frange du temps, il existe une zone caractérisée dans laquelle nous sommes capables de comparer et d’évaluer des durées. Là-dessus, tout le monde est d’accord. Mais il convient toutefois de faire une importante distinction. Si l’on considère que les psychologues admettent (pour le “sensory register”) une durée oscillant entre 6 à 8 secondes et jusqu’à 20 secondes, on se situe déjà et d’emblée dans un champ temporel qui exclut presque complètement une évaluation capitale pour le sens musical, celle de la durée considérée non comme quantité mais comme NOMBRE. En effet, il est pratiquement exclu, au-delà de deux secondes, de comparer deux durées successives comme nombre, c’est-à-dire en faisant intervenir comme critère décisif du jugement la valeur numérique en terme de laquelle un module de temps évalue l’autre.3
C’est pourtant exactement ce qui se passe lorsque je compare deux ou trois durées entre elles afin de les évaluer comme composantes d’une unité temporelle globale (une “Gestalt” de temps) qui les inclut comme parties en fonction de leur valeur numérique. Les trois croches égales, associées pour former une noire pointée, peuvent alors être mises en rapport avec une figure noire-croche, tenue pour équivalente en raison de sa partition numérique – soit virtuelle (pour la noire) – soit actuelle (pour la croche). Le SENS musical extrait de l’opération est exclusivement tributaire, dans ce cas, de la possibilité d’établir ce rapport précis (plutôt que tout autre) entre la durée composée par synthèse et les valeurs de composition qui lui donnent sens. En d’autres mots, une succession rythmique est, à cette seule condition, génératrice d’un horizon qui lui donne sens et en permet une hiérarchisation qui la rend susceptible d’être passéifiée. De plus, pour ne pas apparaître chaotique, une succession rythmique doit être évaluée comme intégrable dans une dimension qui l’“harmonise” au sens original du terme.
On réalise bien alors que cette opération n’a que peu de choses en commun avec celle qui consiste à rapporter une durée en cours à une durée passée dans le but d’émettre un jugement de type qualitatif tel que « cette durée (ou ce qui la compose) est plus brève (ou plus longue) que ce que j’ai pu associer comme bloc de temps dans une durée immédiatement passée ». C’est pourtant sur ce type d’évaluation que, me semble-t-il, tous les efforts des chercheurs se sont portés. Bien que pertinente aussi pour le fonctionnement du temps musical, cette évaluation n’est absolument pas comparable à celle du sens par le nombre. Elle ne présuppose pas le même étalon, ou alors elle l’assujettit à une fonction radicalement différente.
Afin d’établir clairement la différence qu’entraîne au niveau de l’étalonnage l’existence de ces deux variantes du jugement de durée, revenons maintenant au régime des hauteurs. J’ai rappelé qu’un seuil minimum existe aux environs de 16 à 20 pulsations par seconde, et qu’aux environs de 4000 hertz on franchit un autre seuil qui nous situe dans une région relevant plus des harmoniques dérivées d’un son qu’elles colorent que des fondamentales situant des hauteurs dans une échelle. Or, d’un point de vue formel a priori, qui dit seuils dit aussi crête : entre deux seuils marquant un minimum et un maximum, il doit exister une zone privilégiée où l’opération apparaît comme quasiment naturelle. Entre 16 cycles et 4096 cycles, on trouve 8 octaves. Cherchons pour simplifier cette zone à mi-chemin, à distance de 4 octaves de chacun des seuils, c’est-à-dire aux environ de 256 hertz : c’est à peu près la fréquence du do3 central du piano. C’est exactement la zone dans laquelle on compare le plus aisément des fondamentales, par exemple en évaluant des intervalles harmoniques ou mélodiques. C’est aussi dans ces quatre octaves centrales (entre 128 Hz et 2 048 Hz) qu’on accordera le plus facilement un instrument, donc, en d’autres mots, qu’on identifiera le mieux les premières harmoniques créant entre elles les battements-repères des tempéraments4. Il y a donc bien une crête entre les seuils, et cela à mi-distance de chacun.
Pour la symétrie, reportons l’opération dans le champ des durées, et en postulant également un champ de l’étendue de 8 octaves calculées à partir du seuil des 16 Hz. On trouve, 4 octaves plus loin, la seconde, et évidemment encore 4 octaves plus bas, 16 secondes. Nous sommes alors dans le registre que les psychologues ont identifiés comme le seuil maximum du “registre sensoriel” dans lequel l’information agglutinée sans codage est immédiatement disponible au traitement perceptif. De fait, le musicien notera avec intérêt et non sans surprise que ces 16 secondes (très approximativement) représentent vraisemblablement la durée maximum jamais notée entre deux barres de mesure (en particulier chez Beethoven où se recrutent probablement les cas les plus extrêmes).
Le 16e de seconde est, à l’autre extrême, la vitesse vraisemblablement la plus élevée que puisse atteindre un instrumentiste virtuose, au seuil de la confusion. C’est l’allure de la triple-croche si l’on prend une noire à 120 au métronome.
La seconde enfin doit dès lors, ici aussi, constituer une crête : c’est en effet la durée-étalon clé la plus plébiscitée par tous les théoriciens depuis qu’ils s’occupent de tempo en musique pour qualifier ce qu’on nommera le “tempo ordinario”5. C’est-à-dire, pourrait-on traduire, l’allure à laquelle des événements successifs se succéderont en attirant le moins l’attention sur leur taux de succession comme tel et le plus sur leur nature proprement dite, ou leur identité. C’est l’allure à laquelle il faut progresser si l’on veut faire précisément oublier que l’on progresse, ou encore l’incognito de la dynamique psychologique.
Il est évident par conséquent que cette valeur constitue une clef essentielle du fonctionnement musical, même si les psychologues ne l’ont pas tenue pour telle : car c’est en fait, précisément, la véritable épaisseur de présent, c’est-à-dire ce que j’ai tendance à nommer la crête d’énergie6 du temps musical, la durée au sein de laquelle nous pouvons le mieux situer, organiser, harmoniquement articuler des durées plus brèves, ou encore en termes de laquelle nous pouvons le mieux calculer des durées plus vastes comme multiples. On peut très facilement vérifier cette donnée par une expérience simple : soit une blanche à MM 60, monnayée en deux noires. On transformera sans problème ces deux noires en un triolet de noires. En prenant en revanche une valeur de MM 30 (deux secondes pour la blanche), il sera presque impossible de former une proportion 3/2 sans approximation destructrice. Du côté rapide, on perd avec l’augmentation du “tempo” la capacité à diviser correctement des durées brèves car elles apparaîtront de plus en plus elles-mêmes comme des divisions.
C’est donc grâce à cette crête d’énergie salvatrice que nous pouvons dégager le sens numérique du rythme, c’est-à-dire sa valeur comme redondance hiérarchique organisant en véritables “Gestalt” de temps des configurations de durées-sujettes, sans recours, évidemment, à aucune forme de retour en arrière de la mémoire7. C’est notre façon de parvenir à moduler des échéances, à demeurer en équilibre instable, tendu par l’imminence vers un “avenir” déjà existant sous la forme de temps que lui prête cette énergie, un avenir déjà présent dans l’extension du présent épaissi vers lui. De fait, c’est l’expression la plus explicite du présent animé par un statut d’état dynamique acquis et déterminé. C’est la façon de percevoir le présent comme véritable interface de solidarité temporelle, reliant par la cohérence de sa position d’ordre dans la courbe dynamique de l’expérience l’état dynamique antérieur à l’horizon d’actualité.
En corollaire on peut d’ailleurs attirer l’attention sur l’usage implicite que font de ces seuils les musiciens dans le répertoire : une musique dont le sens requiert une claire identification de rapports de hauteurs précis, telle que la majorité du répertoire du XVIIIe siècle ou mieux encore l’âge d’or du stile osservato8 par exemple, se meut à l’intérieur de 4 octaves environ, de part et d’autre des 256 Hz. Lorsqu’à l’époque romantique on veut en revanche suggérer le mystère ou des éclairages surnaturels, donc moins intelligibles, on explorera les extrêmes graves et aigus du registre (début du Rheingold et début de Lohengrin par ex.). De même lorsque le tempo n’est tenu que comme une condition de transmission correcte, ou un taux de transmission optimisé du message – il s’agit alors du “tempo ordinario”, on oscille de part et d’autre de la seconde ; si au contraire on veut user du tempo comme modulateur de sens du message, on usera d’indications extrêmes qualifiant le taux d’événements par unité de temps, comme “prestissimo appassionato”, et l’on se situera à l’extrême du seuil critique de “dédoublement”.
A ce point, faisons un rapide bilan : 1) nous avons mis en évidence deux de ces “masques” du temps musical, et 2) nous sommes à même de définir le tempo (ce qui n’est généralement pas tenu pour une sinécure).
Relativement au premier point, on notera la curieuse symétrie numérique sur laquelle nous débouchons : notre champ temporel d’activité musicale s’étend sur 16 octaves de temps, des 16 secondes au 4096e de seconde, articulées en deux paires de 8 octaves chacune, l’une pour les expériences de durée et l’autre pour celles de hauteurs. Chacune de ces paires constitue une courbe dynamique entre deux seuils culminant symétriquement en son centre sur un étalon, 1 seconde et un 256e de seconde9.
Quant au second point, le tempo, nous sommes à même de préciser qu’il ne s’agit pas seulement du “taux d’événements par unité de temps”. Ce taux représente bien pour le sens commun l’idée du tempo, de la “vitesse” de l’exécution. Toutefois, comme on le voit dans ma comparaison initiale avec le cinéma, il y a une allure de base constante du défilement des événements qui a pour fonction d’en permettre la transmission “mécanique” pure. Cette allure ne doit pas attirer l’attention sur elle ; elle ne doit pas intervenir dans le sens du message. Elle joue en quelque sorte le rôle d’“onde porteuse” d’une seconde allure, qui elle se relie le plus souvent au sens du message, au point qu’elle lui sert d’étiquette : allegro, largo assai, etc. Cette allure, le véritable tempo, s’articule comme une modulation de l’étalon de durée que nous avons mis en évidence, l’épaisseur de présent. Elle exprime le décalage vers le rapide ou le lent de la valeur de cet étalon, 60-70 MM, dans la projection temporelle des événements musicaux. Elle a évidemment un lien étroit avec la densité et le degré de corrélation entre ces événements, qui vont conditionner notre capacité à traiter le message en temps réel10.
Il existe un rapport étroit entre cette répartition de notre champ temporel en octaves (donc en répliques fondées sur la plus grande possibilité de fonctionner en phases communes) et la nature discrète, discontinue, des échelles musicales : dans les arts du visible par exemple, les peintres ne disposent pas même d’une octave de couleurs entre le rouge et le violet (entre env. 0, 4 et 0, 8 microns de longueur d’onde) et l’harmonisation de couleurs se fonde par conséquent sur d’autres critères, greffés sur des associations qualitatives plus que sur ce que j’appellerai des clés de décodage par redondance de phases. En effet, supposons que notre perception identifie une quinte sur une fondamentale : tous les trois cycles, il y aura un point de rencontre de phases communes. Nous pouvons donc plus facilement décoder une hauteur en termes de l’autre. Les recherches sur la perception visuelle dérivées des thèses de Marr – une “ligne” est une différence d’intensité lumineuse – postulent l’existence de différents réseaux spécialisés pour décoder différentes fréquences spatiales, du schéma grossier aux détails plus fins : si le cerveau peut interpréter la coïncidence d’analyse entre cellules sensibles aux écarts grossiers et celles qui le sont aux détails fins, il conclut à une modification physique de l’image, telle qu’une arête sur un cube ; à l’inverse, il conclut dans le cas contraire à une autre cause physique11. Dans notre cas, ces fantastiques redondances dans la hiérarchie des fréquences de temps musical constituent clairement un réservoir inépuisable de clés d’encodage et de lecture de l’information à toutes les étapes. Tout comme les sons naturels génèrent des sons dérivés secondaires selon des multiples de leur phase fondamentale, et préparent ainsi des échelles à l’audition, ou si l’on préfère, parmi toutes les hauteurs possibles indéterminées, des hauteurs privilégiées par la simplicité de leurs rapports de fréquence à la fondamentale de départ, de même la possibilité dont nous disposons d’organiser les durées selon un système de phases régulières appelé métrique forme ce qu’on pourrait appeler une “géodésie” de l’épaisseur de présent, privilégiant certaines échéances selon leur communauté de phase avec la fondamentale métrique qu’est la mesure. C’est, en fait, exactement le même mécanisme qui fonctionne ici à deux niveaux très différents : les rythmes de durées et les échelles de hauteurs. Tout son musical entraîne avec lui l’existence d’une constellation hautement hiérarchisée de sons et de durées potentiels, dérivables selon leur parenté harmonique avec l’origine. Il me semble que ce fait doit certainement jouer un rôle important – et qui n’a pas encore été mis en évidence – en particulier au plan des mécanismes neurologiques fabriquant nos perceptions : nous pouvons nous considérer en fait comme des tables de résonance perfectionnées dont les réseaux de cellules spécialisées peuvent se corréler entre eux (il faudrait dire : pondérer leur connexions) selon ces combinaisons complexes de phases. Si, bien entendu, on tient pour pertinente l’application du modèle des réseaux PDP12 à la simulation de cet aspect du fonctionnement du cerveau…
Avant même tout traitement musical, un son musical identifiable contient donc dans sa réalité physique même, toute une constellation de sons virtuels parents. En quelque sorte, il “marque le territoire” de la perception et ébranle en nous toute une panoplie de systèmes de contrôle, en particulier l’identification d’une hauteur par la redondance du signal, la hiérarchisation d’un bloc de durée strié en échéances, et ce que j’appelle l’imminence, à savoir la tension créée par un son qui dure manifestant sa résistance à sa propre disparition13. Le langage musical va, par la suite, naturellement emboîter le pas aux invitations de ce mécanisme et greffer plusieurs de ses principes sur ce modèle. Tout d’abord l’existence des échelles (des gammes) constitue une redondance hiérarchisant l’univers sonore selon une réduction, dans l’intervalle de l’octave, des fréquences dérivées les plus voisines possibles, selon une suite (n + 1) / n (2/1, 3/2, 4/3, 5/4, etc…) Ensuite, les règles du jeu qui se dégageront de l’évolution historique dans notre musique occidentale vont, au plan du traitement polyphonique, converger elles aussi vers les mêmes points d’appuis, mais à des niveaux hiérarchiques plus élevés : les fonctions tonales par exemple opèrent selon les même “attractions” ou parentés à tous les niveaux de l’élaboration temporelle de l’œuvre : on retrouvera quelque chose qui rappelle la forme fractale dans la présence d’un enchaînement tonal quelconque (I-V-I par ex.) aussi bien dans une série de divisions métriques de la mesure, que dans une série de mesures successives, ou dans l’organisation d’une série de “prolongations” de plusieurs mesures, articulées chacune sur une fonction tonale, et cela jusqu’à l’articulation la plus vaste de la forme intégrale. Cela, tout musicien le sait. Dans tous les cas, ces principes constituent par leur redondance systématique une force d’organisation de premier plan pour l’intégration de la durée comme forme solidaire dans la conscience : les “prolongations” prennent le relais de l’épaisseur de présent dès que le matériau à encoder déborde par rapport aux étalons actifs. Le principe de la “passéification” de blocs de temps, si remarquablement décrit entre autres par B. Barry (1990), fonctionne en particulier selon ces clés d’encodage.
A ces fonctions tonales, il faut relier évidemment celles de l’organisation métrico-rythmique qui représente une extension du principe des étalons de durée à des blocs de temps plus importants, dont le fonctionnement est étudié avec infiniment de pertinence par Jonathan Kramer (1988). Loin de moi l’idée de prétendre que toute musique doive, pour être crédible et intelligible, obéir fidèlement à ces mécanismes : il est toujours possible et intéressant d’explorer des domaines extérieurs, que ce soit en recourant à des fractions d’intervalles, à une anarchie du rythme dépourvu de tout contrôle local par le mètre ou par son appartenance à un geste musical qui en assume la courbe intégrale, à un traitement des hauteurs refusant les apparentements des sons dans la courbe dynamique d’une mélodie qui les assujettit, etc. Mais ce qu’il faut constater, c’est que le cerveau, lorsqu’il est privé d’un minimum de redondance (de hiérarchie), atomise le temps, désolidarise les instants dès lors enchaînés par leur seule succession, et n’a de cesse qu’il retrouve ailleurs les appuis et corrélations dont la spécificité de cette expérience “para-musicale” le prive en partie.
Je ne souhaite pas développer ici l’examen de ce mécanisme, déjà assez bien connu des musiciens, mais seulement, et en conclusion, attirer l’attention sur certaines des conséquences épistémologiques qu’il entraîne.
Par nature toute expérience implique une forme de temps, donc une courbe d’évolution dynamique. C’est une condition inéluctable de l’unité de l’expérience14. Sans elle, impossible de parler d’UNE expérience : on en est réduit à ne découvrir comme principe d’ordre unificateur que la pure succession incodable (donc inintelligible) d’instantanés vides de sens parce que dépourvus de tout contexte. Une expérience consolide la durée (pour reprendre une expression heureuse de Bachelard15). L’expérience ainsi induit ce que nous pouvons convenir d’appeler des états dynamiques, c’est-à-dire des adresses qualifiées dans une courbe de devenir, reliant leur succession chronologique à l’intensité de l’état vers lequel elles pointent. C’est ainsi un ordre spécifique qui est révélé, celui de la “forme” du temps.
L’expérience d’un son musical (si bien décrite et discutée par Zuckerkandl) est, à cet égard, unique. On peut dire que l’expérience musicale est la mesure d’un état dynamique acquis à un moment donné, orienté (aimanté) selon sa double appartenance à l’origine dans une succession et vers un horizon-échéance dans une durée. Elle recoupe toujours une totalité de l’expérience : dissemblable en cela à l’expérience d’une couleur qui reste toujours attachée à une partie (par exemple aux limites d’un lieu, d’un objet), le son musical s’approprie tout le temps et tout l’espace de l’expérience. Le faible volume (Nota Bene : volume indique l’espace) d’un son pp occupe toute l’étendue de l’espace qui lui sert d’horizon, au même titre qu’un ff. Il est indépendant de sa source et de l’instrument qui le produit : je n’écoute pas le LA d’une flûte mais un LA tout court. Dans un accord de trois sons par exemple, je n’ai pas un mélange superposé qui dégage une qualité triadique remplaçant celle de chacun des sons, mais bien trois sons qui ont conservé leur acte d’origine et toutes leurs propriétés. (Dans l’expérience visuelle en revanche, j’aurais une couleur résultante.) Il est faux de penser que l’écoute musicale tire sa cohérence dynamique du fait qu’elle interprète le présent par un traitement des données récemment acquises dans le passé de l’œuvre, traitement qui lui offre un champ spécifique d’anticipation orientant l’avenir immédiat en termes de prévisions. Si ce mécanisme existe bel et bien, ce n’est qu’en tant que corollaire à l’expérience proprement dite, et de fait inconsciemment. Autrement, arrivé au terme de la série d’accords tonique-dominante qui achèvent une symphonie beethovenienne, nous n’aurions que faire d’entendre le dernier accord, celui qui résout toute l’œuvre. Sa présence, quoique totalement prévisible et attendue, ne le dispense pas de donner par son actualisation un sens à la forme dynamique creusée dans l’avenir par le mécanisme des échéances. Le présent est toujours totalement présent, et c’est la qualité dynamique de l’expérience qui en mesure la plénitude. Tout le passé de l’œuvre est déterminant par la qualité dynamique qu’il a produite à chaque instant de son écoulement, et non pas par l’information qu’il nous a fournie et qui nous permettrait maintenant d’élaborer l’expérience présente. La forme de l’œuvre est un présent renouvelé, une confrontation permanente avec l’opacité temporelle.
Outre la cohérence dynamique de l’expérience, le mécanisme des étalons discontinus révèle un autre aspect, théorique mais fort suggestif, du fonctionnement de la connaissance musicale : il engendre comme une série de masques de lecture des blocs de durées à plusieurs niveaux d’extensions différenciés et avec, parallèlement, des sens différenciés. On pourrait en effet supposer qu’un mécanisme donné engendre les mêmes effets à tous les niveaux auxquels il peut être observé (de même qu’on voulait assimiler le modèle “planétaire” de satellites orbitant autour d’un astre central à la relation entre électrons et noyau dans l’atome). Or l’expérience musicale nous montre au contraire que le sens que nous prêtons à un même processus varie passablement, parfois totalement, avec les différentes magnitudes auxquelles il se manifeste, et que j’ai nommées des “masques du temps”. On peut comparer cela au fonctionnement d’un procédé de transformation contrapuntique appliqué fréquemment aux XVe et XVIe siècles, qu’on appelle la diminution ou l’augmentation : la même séquence (rythme et mélodie) est présentée dans plusieurs couches polyphoniques d’une œuvre, soit simultanément soit en succession, mais à des échelles métriques (ou de hauteurs) différentes. Dans un cas, on l’entendra comme thème (sujet) ; dans un autre elle jouera le rôle fondamental d’un cantus fïrmus ; dans un autre, elle tiendra lieu d’ornement mélodique à une progression attirant l’attention, etc. Il en va de même pour le rôle que joue dans l’alchimie hiérarchique du son la constante de l’étalon de durée : à haute fréquence, un cycle répété est interprété comme hauteur, voire comme timbre ; à basse fréquence, il devient échéance perceptible – il “strie” le temps, comme dit Boulez (1963, p. 100), trahissant la succession des “vides” et des “pleins” dans la durée amorphe qu’il hiérarchise. Ce faisant, il constitue l’ingrédient de base de la fabrication d’un mètre. Le mètre peut alors, à une échelle temporelle beaucoup plus vaste, constituer un guide précieux dans l’évaluation de “prolongations”, d’unités de sens étendues. Et ainsi de suite. En l’absence de mètre, ou doublant ce mètre s’il est présent, des constantes de hauteurs, obéissant entre elles aux même relations numériques que celles qui forment les harmoniques, interviennent aussi pour produire des “couloirs” de lecture du temps : tant que la coloration dominante d’un passage ne contredit pas les contraintes imposées par cette hauteur-clé, ce passage peut être tenu pour unité d’expérience pertinente. Il y a à ce moment “datation” d’un passage, qui trouve dans cette hauteur de réduction une clé d’insertion appropriée dans l’ordre dynamique en cours. Et c’est à tous les niveaux le tempo qui sert de “points de fuite” à l’élaboration de cette dynamique du présent : il conditionne tous les changements d’échelles à partir desquels nous construisons le sens.
Dans tous les cas, il y a à la base discontinuité, fragmentation et distribution d’événements dont la pertinence fonctionnelle est tributaire de leur appartenance à des échelles. Bateson (1984, chap. II § 9) rappelle avec son incomparable perspicacité que le nombre n’est pas la quantité : le nombre s’obtient par comptage, et la quantité par mesure. Le nombre est toujours précis, mais la quantité approximative. La quantité ne peut engendrer de structure : la structure implique le nombre. Or l’échelle est une forme d’ordre selon le nombre ; puisque ses éléments constitutifs sont saisis comme nombre plutôt que comme quantité, elle permet la construction d’une relation structurelle entre événements (temporels) indépendants, et les relie de façon à en permettre un encodage intelligible. Le nombre, cependant, engendre aussi la quantité : la répétition innombrable d’une période, saisie comme quantité, débouche pour nous sur une “qualité”, la hauteur. Et comme cette hauteur est qualifiée par son appartenance à l’échelle, c’est donc une quantité qui, appréhendée comme totalité, engendre à nouveau le nombre lorsqu’elle est comparée : l’intervalle. Du côté de la durée, il en va de même : l’épaisseur de présent est nombre ; elle devient quantité lorsqu’elle n’est plus nombrable, et relève de l’évaluation globale, quasi statistique, en terme de durées appréciées. L’étude de l’alchimie épistémologique musicale est riche d’enseignements si l’on s’intéresse aux relations existant entre nombre et quantité, puis entre ces derniers et qualité : la qualité ignore le nombre ; elle apparaît normalement comme une quantité “appréciée”, tenue pour attribut d’une substance. Tout ceci relève de la fonction structurante du temps musical. Il reste enfin à rappeler le plus important, ce qui donne à l’art (musical en particulier) toute sa raison d’être et sa force, tout ce qui le fait échapper une fois pour toute à toute forme de déterminisme causal, de tautologie pure : l’instabilité fondamentale d’une forme événementielle dont tout le sens, toute l’évidence et tout l’éclat viennent de sa situation en équilibre critique sur le présent. La musique se révèle, phénoménologiquement, comme la plus intriguante manifestation d’une forme de “chaos déterministe” : elle creuse des ornières d’évidence qu’elle joue (“passe son temps”) à éviter.
Références
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Quantz, Johann J. (1752), Versuch einer Anweisung die Flöte traversiere zu spielen. Berlin, Joh. Fr. Voss. [On Playing the Flute. Trad. annotée par E. R. Reilly (1966), Londres, Faber and Faber].
Rosenfield, Israel (1988), The Invention of Memory. A New View of the Brain. New York, Basic Books [L’invention de la mémoire. Le cerveau, nouvelles donnes. Trad. S. Cismaresco (1994), Paris, Flammarion].
Stockhausen, Karlheinz (1957), « … Wie die Zeit vergeht… », Die Reihe, 3 [« … comment passe le temps… », Contrechamps (1988). Genève, L’Âge d’Homme, no 9, 26-65].
Zuckerkandl, Victor (1956), Sound and Symbol. Music and the External World. Trad. W. R. Trask, New York, Panthéon Books, Bollingen Series, xliv.
Discussion après la conférence d’Étienne Darbellay
Question Vous avez parlé à plusieurs reprises de l’opacité temporelle. Est-ce que vous pouvez en dire un peu plus ?
Réponse C’est à titre plutôt métaphorique. L’opacité temporelle représente le temps évalué comme indistinct, au sens où Bachelard en parle quand le temps n’est pas consolidé dans une durée qui lui donne un sens. De la même manière, je parlerais de l’opacité matérielle qui précède le travail d’un artiste dans l’espace : d’un sculpteur ou d’un peintre par exemple. Pour moi, ce mot est connoté par la notion de puissance aristotélicienne.
Question (Brenno Boccadoro) Et du côté des apories de Polycarpe, l’aporie du temps humain ?
Réponse Je ne sais pas, je ne l’ai pas vraiment en tête.
Question (B. B.) On pourrait imaginer que le temps musical est un effort de transparence.
Réponse Oui. Ce qui me frappe est justement basé sur ces aspects numériques qui relèvent de l’évaluation du nombre. J’ai toujours en arrière-pensée le modèle d’un réseau. Je m’imagine toujours comme une table de résonance, un univers de vibrations au sein duquel, par superpositions et reconnaissance de phases, on arrive à démêler des choses aussi compliquées que le phénomène musical qui est un défi à l’entendement. Il suffit d’essayer de simuler physiquement le phénomène pour en saisir toute la complexité : nous devons aussi être “précâblés” pour cela. Il serait intéressant que les psychologues, en neurologie, fassent des études sur le fonctionnement de ces unités de temps.
Question (B. B.) Le pythagoricien qui somnole en la personne que je représente – sans vouloir être “conservateur” à tout prix – est très flatté d’entendre tout ce que je viens d’entendre. Est-ce que l’on peut affirmer en même temps la qualité “ignoble” d’un nombre et soutenir que la perception s’opère sur des rapports simples ? Et est-ce que la fonction d’un rapport simple consiste en une qualité pour soi, est-ce que qualité et quantité ne sont pas confondues ?
Réponse A partir du moment où ce rapport simple donne naissance à un certain jugement de valeur qui s’insère dans un contexte de vérification, de sens, en quelque sorte “détaché” de la valeur numérique de ce rapport, il peut devenir effectivement une qualité et agir comme tel. Mais ce n’est pas dans le même sens que j’affirme qu’une pomme est rouge : j’ai utilisé un sens plus matériel.
Question (B. B.) C’est cela, dans un sens de qualité “discrète” plutôt que continue, non-quantifiable, est-ce, dans ce sens, une qualité indépendante ?
Réponse Oui, plus ou moins. Ce sens serait plutôt à chercher du côté du continu ou des données statistiques évaluables en bloc et qui justement, de par ce fait, ne peuvent donner lieu à un jugement fondé sur des relations numériques, sur la discontinuité qui est le propre de la musique.
Question (B. B.) Des catégories séparées, indépendantes.
Réponse Oui. Ce sont des qualités qui font songer aux constats statistiques en thermodynamique.
Question (B. B.) Cela me fait penser à la théorie de Zuckerkandl selon laquelle le son est une vitesse d’énergie de propagation. Comment voyez-vous cela ?
Réponse Le livre de Zuckerkandl est très beau et très ancien ; il a beaucoup de charme et d’intérêt. Zuckerkandl ne se situait pas à un niveau physique de vitesse de propagation. C’est un plaidoyer pour l’objectivité de l’expérience musicale et la réalité d’une expérience privilégiée du temps, non pas au plan d’une reconstruction subjective cognitiviste quelle qu’elle soit, mais au plan d’une réalité ontologique. C’est ce qu’il veut défendre dans son livre qui n’est pas un livre sur la musique mais sur la philosophie du temps et de l’espace à travers l’expérience musicale. Donc, il s’intéresse effectivement à un certain nombre de données factuelles particulières. Quand il parle d’“énergie”, on songe en fait à une image ; mais lui ne pense pas que se soit une image, il pense qu’il existe vraiment quelque chose d’objectif.
Question (B. B.) Le temps, en fait. Si on lit Aristoxène, on trouve une théorie analogue qui définit le son, la direction du son comme le mouvement qui altère le son, qui augmente la vitesse des fréquences et ainsi causent l’élévation du son. Il définit la note comme une stase du mouvement sonore, c’est-à-dire que le mouvement qui altère le son se transforme, au moment où il détermine la hauteur, en une vitesse de propagation : il appelle cela tonos, c’est-à-dire une tension qui se dégage dans le temps et qui devient ainsi une qualité dans la perception psychique. Est-ce que c’est ce que dit Zuckerkandl ?
Réponse Ce n’est pas ce qu’il dit précisément, si je m’en souviens bien, mais c’est très proche.
Question (Jean Molino) Si dans la musique, il y a d’une part une évaluation quantitative globale et d’autre part une évaluation numérique, je dirais donc que l’évaluation numérique peut être explicite et consciente ou qu’elle peut être un calcul inconscient. Je n’envisage pas le côté du calcul inconscient, puisqu’à ce moment, c’est tout un montage neuronal ou neurophysiologique qui en rendrait compte. Nous sommes donc ramenés au cas où le décompte numérique est explicite, cela semble être ce que vous suggériez. Alors, je me pose la question suivante : quelqu’un qui ne sait pas compter n’est-il pas musicien ? Je pense aux cas des acalculies en neuropsychologie, dont il existe deux types, semble-t-il, car ce sont des domaines, aussi bien pour la musique que pour le nombre, où l’on commence à peine à s’interroger sur les fondements neurophysiologiques des capacités que l’on croyait jusqu’à présent très concrètes, et dont on pensait que l’on ne pouvait pas les étudier en tant que telles. Or, il semble bien qu’il y ait deux types d’acalculies. Par exemple, un patient qui a subi une lésion gauche du cerveau évalue les nombres d’une façon tout à fait curieuse. Il est incapable de dire si 7 et 11 sont plus grands ou plus petits, mais il sait que 7 et 8 sont un peu pareils et que 7 et 7 7 sont très différents. Il ne sait pas compter, il évalue les nombres eux-mêmes de manière globale, quantitative. Alors la question que je pose est : est-ce qu’un enfant qui ne sait pas compter n’est pas musicien ? Est-ce qu’un malade qui ne sait pas compter n’est pas musicien ?
Réponse Non, je crois qu’il faut introduire une distinction. Si l’on considère que le nombre équivaut au fait de compter, ce que vous dite est juste. Mais je ne pense pas que cela soit vrai, parce que les nombres sont des nombres en musique quand ils sont petits – ça sonne un peu comme du Bateson – et c’est très important ; c’est lié à ce que vous dites : 7 et 11 c’est déjà beaucoup. Je pense qu’il faut demander à Daniel Stem quel est le nombre d’unités présentes simultanément qui peuvent faire l’objet d’une évaluation numérique globale. Il est pertinent que ce soit 5 ou 4 ou 3, comme il y a quatre pétales à un trèfle “à 4”. 5, 4 ou 3, c’est ce qui fait la différence : c’est une différence parfaitement numérique, où le sens de la différence tient dans le nombre et où ce nombre n’est pas compté. Parce que le nombre compté, dénombrable, à terme, comme le disait Roland Fivaz hier, devient finalement des quantités ; celles-ci, bien qu’elles restent toujours des nombres, nous entraînent comme telles dans un nouveau registre. C’est un peu un effet de ces étalons. Alors je ne suis pas d’accord de dire que quelqu’un qui ne sait pas compter n’est pas musicien simplement à cause de cela. Je dirai que quelqu’un qui n’est pas à même de disposer d’une épaisseur de présent lui permettant d’évaluer selon un critère numérique, c’est-à-dire en faisant intervenir pour fin de sa décision le fait que le nombre soit rencontré, que ce quelqu’un donc qui ne puisse pas “évaluer un nombre” à ce moment a certainement, selon moi, des problèmes avec la musique. Mais cela ne veut pas dire que nous, nous sommes en train de compter. Je ne vais pas “jouir” d’un triolet parce que je le dénombre. Je vais justement jouir d’un triolet parce qu’il s’inscrit dans mon épaisseur de présent d’une façon globale comme trois pétales d’un trèfle normal. En revanche, si je dois parcourir à vélo la Plaine de Plainpalais pour deviner qu’elle représente dans sa macro-structure un trèfle, à ce moment, je suis dans le domaine de la quantité et ce n’est plus la même chose.
Question (J. M.) Est-ce que, dans ce cas, 2, 3 et 4 ne sont pas des pures qualités ?
Réponse Non, je ne suis pas d’accord de dire que ce sont des qualités. Elles agissent en tant que telles parce qu’elles résorbent un moment dynamique précis de l’expérience. C’est un peu difficile de faire ces distinctions parce que cela dépend un peu du sens que l’on donne aux mots. Mais une qualité qui fait intervenir du plus et du moins, et la comparaison de situations comme celle-là qui ne fait pas intervenir du plus et du moins comme quantités comparées, sont deux choses différentes. 4 est effectivement plus grand que 3 ; mais 4 est 4 non pas simplement parce qu’il est plus grand que 3 ; ce n’est pas 3, un point c’est tout, et ce n’est pas une qualité. Mais si vous dites 13 est plus grand que 12, alors dans ce cas, oui, parce que ce sont des quantités qui sont corrélées entre elles d’une autre façon. On ne dispose pas, si vous voulez, des instruments instantanés pour les apprécier dans leur rapport numérique immédiat. La musique, à mon avis, construit des effets de perspective temporelle justement sur ces paramètres, en jouant sur l’augmentation, la diminution des nombres, en changeant d’échelle, en allant au microscope dans une durée, en étudiant le spectre sonore d’une note isolée, par exemple une Klangfarbenmelodie. C’est une alchimie qui tire son sens des chevauchements de phases ou des phases communes, grâce à la discontinuité foncière du phénomène musical qui entraîne de subtiles différenciations dans les jugements que nous portons intuitivement sur le phénomène selon la magnitude à laquelle on l’observe. En même temps on écoute telle note, telle position harmonique (une tonique, une dominante, peu importe), tel accord, telle composition du son, et on sait que ce son s’inscrit dans une perspective, etc. C’est ce que je disais tout à l’heure : il y a des structures tout à fait fractales observables dans certaines formes musicales, jusqu’à la macro-structure. Beethoven en fournit des quantités d’exemples et c’est très intéressant de ce point de vue, mais il y a justement des jugements qui sont différenciés suivant le niveau d’observation. C’est de cette façon que je me défendrais pour cette histoire de qualité.
Question (Brenno Boccadoro) Je pense que vous avez répondu à la question. Il faut introduire une différence. Je pense que la qualité naît au niveau de la relation entre les nombres : 4 et 3 comme 4 à 3. Mais 4 en soi peut former une qualité, toutefois plus difficilement. […] Quand on parle de qualité, je pense qu’il faut parler de limites ; quelqu’un a parlé de crête dans le continu. Est-ce que ce sont des limites mathématiques ?
Réponse Non, je veux dire qu’il y a des seuils. Il y a en fait deux courbes, une courbe de durée et une courbe de hauteur, qui sont des crêtes.
Question (B. B.) Donc quelqu’un qui ne sait pas compter peut comprendre la musique dans la mesure où il peut évaluer à peu près des étendues.
Réponse Oui, absolument.
Question (B. B.) C’est une question de langage. Quand on parle de nombre, la division mathématique du nombre pourrait éventuellement être précisée.
Réponse Il y a des étalons qui sont justement tout à fait désignés pour explorer certains niveaux. Il y a des niveaux qui sont conditionnellement assujettis à la compréhension d’un autre niveau puisqu’il y a hiérarchie. Sans redondance, il n’y a pas de sens en musique. Ces redondances structurelles sont fondées suivant les niveaux où elles sont observées, sur des étalons qui fonctionnent soit comme évaluations qualitatives globales, soit comme évaluations quantitatives. On peut imaginer même une musique de geste complètement développée sans aucune strie de temps ; une telle musique pourrait être imaginable, mais si on l’examine au microscope, on y trouvera tout de même une onde porteuse qui organise la durée ; faute de quoi, j’ai des doutes sur la possibilité de fonctionnement et sur l’intelligibilité de cette musique : on pourrait bien tomber dans l’effet de sirène.
Question (B. B.) On peut mesurer et comprendre une pièce de Froberger ou un récitatif d’opéra italien en se passant des nombres entiers.
Réponse Absolument, je pensais à des musiques de ce genre en disant qu’elles n’ont pas besoin d’être assujetties à une métrique stricte.
Question (Jean-Claude Pont) J’aimerais apporter une petite information qui éclaire l’ambiguïté de la discussion de tout à l’heure. Je crois que, quand on parle d’un nombre, bien qu’ordinairement on ne le distingue pas, qu’il y a lieu de distinguer soigneusement entre le côté ordinal du nombre et le côté cardinal du nombre. Quand on dit 4, certains voient 4 comme ordinal, c’est le résultat d’une succession ; mais il y a aussi le nombre qui est écrit d’une manière cardinale. Les animaux saisissent très bien la cardinalité : 1, 2, 3, 4 ; ils ne saisissent peut-être pas l’ordinalité. Il me semble que les difficultés de votre discussion sont liées à cette ambiguïté. La question du nombre reste floue, si on considère ce dernier indifféremment sous sa forme ordinale ou cardinale. La forme cardinale est une propriété d’un ensemble ; la forme ordinale nécessite une relation d’ordre.
RÉPONSE Mais cette qualité, disons le moment où j’évalue la propriété d’ensemble de ce nombre, c’est quand même en raison d’une valeur ordinale de ce nombre, c’est-à-dire d’une possibilité d’insertion dans une série, une succession que de cette façon il parvient à hiérarchiser ; c’est le sens que je donnais à la chose. C’est pour cela qu’il y a effectivement une ambiguïté.
Question (J.-C. P.) Il me semblait avoir compris votre réponse d’une manière cardinale.
Réponse Oui, c’est pour cette raison que je n’étais pas tout à fait d’accord.
Question (J.-C. P.) Dans les ensembles finis, le cardinal et l’ordinal représentent la même chose ; c’est dans les ensembles infinis que l’on s’est rendu compte qu’il s’agit en réalité de deux propriétés complètement différentes. Mais je ne veux pas insister là-dessus… Je ne suis ni musicien, ni psychologue, mais il y a une question que je voulais poser et qui est un peu provocatrice. Dans tout votre discours vous avez fait comme si il y avait hors de nous un temps qui coulait, majestueux, incorruptible, le temps newtonien. Mais il me semble que lorsque la conscience n’est pas traversée par des événements, le temps disparaît assez vite. Autrement dit, est-ce qu’il ne faut pas – c’est une pure clarification terminologique que je demande – est-ce qu’il ne faut pas dire le contraire : ce sont les événements sonores qui créent le temps, ils ne viennent pas strier un temps qui existerait préalablement. Et ce qui me gêne au plan purement épistémologique – il est tout à fait évident que dans la discussion courante cela n’induit pas une difficulté – ce qui me gêne c’est l’utilisation de ce mot temps, et le temps a un passé si vous me permettez cette plaisanterie ! A ce simple mot est attaché tout un passé qui contribue à obscurcir le débat. Je dirais plutôt que les événements sonores sont paramétrisés par une grandeur physique. Que ce paramètre physique soit ordinairement appelé le temps ne me gêne pas ; mais au plan épistémologique il y a là une gêne profonde pour moi, parce que cela signifierait l’existence d’un temps newtonien indépendant de la conscience humaine.
Réponse Il est tout à fait juste de le rappeler. Je ne voudrais effectivement pas imaginer qu’il existe cette sorte de temps absolu, mais bien que ce sont les événements musicaux qui qualifient ce qu’on appelle le temps et qui le créent. Dans la musique, nous expérimentons le temps comme une forme de jonglerie avec ce qui dans l’événement crée l’illusion d’une existence préalable qui lui confère une forme de « résistance » et de « solidité », une expérience qui est vraiment différente de toutes les autres. Il n’y a pas de qualité préexistante, et tout se crée à ce moment-là. C’est comme si on appréciait une œuvre plastique, une sculpture par exemple, dans son intégralité, pour tout, et jusqu’à son plus infime petit grain de matière caché à l’intérieur, au même titre que dans sa totalité.
Question (Thierry De Smet) Je me demandais dans quelle mesure ces deux centrages, d’une part sur une tonalité, une hauteur optimale de discrimination de référence aisée et d’autre part la même chose au niveau de la durée ou du rythme, ne pouvaient pas être susceptibles d’une différence selon que l’on considère les âges de la vie ? Il y a un certain nombre d’expériences assez intuitives qui font que l’on pourrait dire qu’un enfant est métronomé plus rapidement, que le temps pour lui semblerait s’écouler plus vite, c’est-à-dire que notre temps pour lui serait un temps infiniment lent – et cela peut s’observer à différentes occasions. Par exemple dans des épisodes de théâtre pour enfants, on se rend compte que les séquences doivent être relativement rapides.
Question (Georges Starobinski) Ou aussi les interprétations d’une même œuvre par un chef d’orchestre à différents âges, qui ralentissent en général.
Question Dans le cinéma pour enfants on se rend compte que les unités de traitement doivent être relativement courtes aussi. On constate d’autres choses, peut-être plus étonnantes encore, lorsque des voix d’enfants sont ralenties au magnétophone […], à tel point que je me demande parfois si le temps n’aurait pas un certain rapport avec la masse ou avec un échange d’énergie qui serait d’une quantité différente chez l’enfant et chez l’adulte. Mais alors évidemment, comment expliquer le phénomène de la vieillesse où éventuellement le temps se ralentira encore davantage ? Est-ce que vous avez des éléments ou est-ce que vous accepteriez cette idée, qu’autour d’une espèce de valeur centrale que l’on pourrait établir comme vous venez de le faire, on pourrait aussi imaginer qu’il existe des temps subjectifs, et que ceux-ci seraient propres à certains groupes sociaux ?
Reponse Il est certain qu’il doit y avoir beaucoup de temps différenciés. De toute façon, une fois de plus, il n’y a pas de temps absolu. Le temps de la mouche par exemple est très différent du nôtre. Si un être humain tente de l’attraper, la mouche doit voir comme une vague qui avance tout lentement : elle a tout le temps de choisir et de s’envoler quand bon lui semble. Nous avons des limites communes qui sont observées et mises en évidence. La première partie de la question concerne ces courbes : elles sont étudiées par les psychologues, on les connaît, mais elles restent à peu près globalement ce que j’ai décrit, pour autant qu’on ait pu le vérifier, à tous les âges. Il est clair que dans le registre médian du piano, on va évaluer une quinte très facilement, qu’on ait 80 ans ou 7 ans. Tandis que si on prend les deux extrêmes, on aura beaucoup plus de peine à mettre ces deux valeurs en relation d’intervalle : on va plutôt examiner la valeur supérieure comme une composition chimique de la note inférieure. Il y a des courbes qui évidemment ne répondent pas de la même façon à tous les âges. En ce qui concerne la perception du temps lui-même, on constate effectivement que les musiciens accélèrent en vieillissant. Un vieux chef d’orchestre dirige plus rapidement qu’un jeune chef d’orchestre.
Question (Georges Starobinski) Plus lentement, vous pouvez écouter les derniers enregistrements de Karajan, je crois que c’est plus lentement.
Réponse Je pense que non. Je ne sais pas si des statistiques, des vérifications ont été faites.
Question On peut imaginer un processus d’intériorisation musicale qui semblerait le faire jouer plus lentement et un processus d’adaptation sociale qui, l’ayant amené à constater qu’il s’agit de faire un effort, de dynamiser, évidemment pourrait l’entraîner à jouer plus vite.
Question (Jean-Pierre Boon) Je vais faire un petit retour en arrière, relatif aux commentaires qui ont été faits à la suite de votre intervention. Je me demande dans quelle mesure le type d’approche comparative entre un accord de trois sons et une pomme rouge n’est pas dangereux. En particulier par le fait que l’accord de trois sons appartient – je suppose que c’est dans ce sens que vous l’entendez – à une suite d’autres accords qui s’inscrivent dans un cadre ; du moins c’est de cette façon que je voudrais le présenter, pour montrer la prudence dont il faut s’armer par rapport à cet aspect comparatif vis-à-vis des couleurs et vis-à-vis de la perception visuelle. Pour revenir à ce que vous avez dit, le temps et la structure ont partie intimement liée et l’expression musicale se déroule comme un tout où cette structure et ce temps sont absolument indissociables. C’est-à-dire qu’il nous est fourni indépendamment de ce que nous en faisons ultérieurement. La couleur rouge dans un tableau ne nous fournit aucune indication temporelle : c’est nous qui allons créer un parcours pour lire ce tableau ; pour “lire” la musique que nous recevons, le temps nous est fourni. Et c’est dans ce sens que je dirais que les dimensionnalités des deux objets artistiques sont totalement différentes. La dimension d’un tableau ou d’une sculpture est supérieure à celle de la musique et du coup beaucoup plus difficile à appréhender. Une sculpture est quelque chose d’extraordinairement compliqué.
Réponse Il faudrait accélérer terriblement les œuvres musicales pour vérifier quels points de vue on pourrait découvrir…
Question (J.-P. B.) Dans ce sens-là, il me semble qu’il faut s’armer de prudence quand on joue sur des registres extrêmement différents.
Réponse C’est juste parce qu’on joue sur des registres différents. Je ne voulais pas développer cette idée car cela aurait pris trop de temps. Mais il y a quand même quelque chose, précisément dans la nature du jugement et la satisfaction retirée au plan esthétique, qui différencie les deux arts, quelque chose qui tient à ce que j’ai mentionné tout à l’heure, c’est-à-dire l’évaluation numérique, au sens où elle a été décrite, des relations créées par la musique, que ce soit au niveau des hauteurs ou des durées. Tandis que dans les arts visuels, les relations ne sont pas données comme telles, mais elles sont tributaires du rapport des parties entre elles.
Question (J.-P. B.) Vous ne pouvez pas dissocier le temps non plus.
Réponse On ne peut pas ; mais dans ce sens, je me situe à un niveau plus abstrait du temps et de l’espace, un niveau où l’on essaie de savoir quel est la racine qui reste, la racine cognitive fondamentale et le squelette de sens qu’il peut y avoir derrière. C’est un peu à cela que je pense.
Question (J.-P. B.) Je crois que dans les deux cas il existe un espace-temps, mais qui s’inscrit dans un espace dimensionnel différent, lequel est beaucoup plus difficile à appréhender dans le cas des arts plastiques.
Réponse A supposer que des jugements tels que ceux-ci soient possible, ce qui n’est pas le cas étant donné les dimensions, ils ne seraient pas pertinents dans l’évaluation d’une œuvre plastique, parce qu’il y a toute une série de critères différents qui n’entrent pas en ligne de compte dans l’évaluation musicale. Celle-ci est vraiment quelque chose de très strié, de très étalonné, tandis que l’évaluation de l’espace et des œuvres dans l’espace est beaucoup plus globale. De plus, ces œuvres sont tributaires de toute une série d’autres critères qui peuvent émerger en cours de parcours. D’ailleurs les musiciens jouent avec ce phénomène lorsqu’ils font ce qu’on appelle des “musiques d’espace”, comme la fin de la Walkyrie par exemple, où l’œuvre se prolonge, se multiplie par elle-même, comme pour nous donner le temps d’en parcourir les dimensions qui sont données d’emblée, dès l’origine. Tout y est, mais ensuite il y a une sorte de temps de contemplation qui est donné, où l’on est ramené à un registre de temps “spatial”, si je puis dire, ou de regard sur une œuvre dans l’espace.
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1 On songe ici à la situation d’équilibre dite coexistence de phases par laquelle s’opère une régulation de type statistique (chaotique, non-déterministe) entre les phases (ou structures différentes) d’un même système dynamique. Cette régulation fonctionne grâce au déplacement d’une frontière invariante sous la “pression” d’une conversion d’éléments entre les phases du système, phases qui demeurent en contact et ainsi se solidarisent. Le phénomène est exploré de façon lucide et fascinante par Fivaz (1989, 91-94). On peut encore rapprocher cet équilibre dynamique de celui que nous évoquions à propos du processus d’identification de forme dans une situation esthétique complexe, voir Darbellay (1995-1, en particulier 307-321).
2 La durée à l’intérieur de laquelle les données – ou stimuli – sont disponibles au traitement sans recours à la mémoire : je puis la diviser arithmétiquement en aliquotes sans l’aide d’un monnayage-balise (Darbellay 1991, 25 ; ibid. 1996, 199-201, et Macar 1980, 60-61). Macar nomme cet horizon l’intervalle d’indifférence. La question est curieusement éludée in Barry (1990) et Kramer (1988).
3 Je ne résiste pas ici au plaisir d’évoquer une définition de la musique due au chanoine Angelo Berardi de Bologne, qui semble approcher de près cette notion de durée-nombre typiquement aristotélicienne malgré sa couleur pythagoricienne. Après avoir établi une équivalence entre mouvement (“moto in quanto move l’udito”) et son musical (suono) stipulant que tout ce qui appartient au son se retrouve dans le mouvement, Berardi poursuit : « All’hora il numero sonoro sarà obietto adequato, e totale nella Musica, quando per il numero s’intenderà il numero numerato de moti, non essendo la Musica cosi subalternata aU’Aritmetica, & alla Geometria, corne alcuni si pensano, mà solo si serve di queste Scienze corne instrumenti, per numerare le varie ragioni de moti. » (Berardi 1689, 44-45). La définition du temps selon Aristote était bien en effet « le nombre du mouvement par l’avant et par l’après » (numerus motus per prius ac posterius) ; ici nous retrouvons, dans une définition de la musique quasi calquée sur la définition aristotélicienne du temps, l’idée de fonder le sens de l’opération non dans l’anamnèse platonicienne d’un nombre pur, abstrait et formel, qui servirait d’assise et de légitimation à son incarnation musicale, mais bien dans l’acte de dénombrer, ou de compter le mouvement. Ou mieux encore, du résultat de l’opération, le sens : celui-ci ne peut apparaître qu’au terme d’une démarche inductive, plongeant dans l’expérience de la durée pour la “discrétiser” selon les contours du nombre qu’elle fait apparaître, la hiérarchiser en contraignant les événements à se révéler comme formes harmoniques.
4 Pour accorder une tierce do-mi par exemple, on se guide sur les battements intervenant entre la quatrième harmonique mi, 2 octaves et une tierce plus haut que le do, et la première harmonique mi, à l’octave supérieure du mi.
5 Parmi les références les plus suggestives à ce tempo de base, on peut mentionner celles qui touchent au problème du tactus mensuraliste des XVe et XVIe siècles (Bank 1972 et Darbellay 1989), mais aussi aux équivalences “métronomiques” données au XVIIIe siècle entre valeurs de notes et indications de caractère (Allegro assai, Adagio, etc.). A titre d’exemple du premier groupe, évoquons ici la description amusante et colorée qu’en donne Hermann Finck, qui compare le mouvement d’horloge du tactus au bruit des coups de couteaux des ménagères qui coupaient les choux :… so wirt eine minima einen gemeinen Krauthackerischen Schlag gelten (Finck 1556, De prolatione, Kv). Quant au second groupe, l’une des discussions les plus détaillées en est offerte par le flûtiste et compositeur Johann Joachim Quantz (1752, Section VII, § 31-60 [1966, 278-194]).
6 Je ne puis manquer d’évoquer ici la très curieuse et fascinante conception que se fait Zuckerkandl du temps musical : pour lui, il n’est pas à opposer comme un temps subjectif au temps physique objectif, mais doit demeurer dans le même champ objectif que le temps physique. Si je puis le paraphraser, il montre que ce temps musical agit comme une force active susceptible d’engendrer des effets, comme un tout naturel en quelque sorte présent dans toutes ses parties, dont chacune est “consciente” de lui appartenir ; ce temps est comme un “champ ” ou une région dans laquelle une force est active selon un ordre défini qui diffère en chaque point de ce champ. (Zuckerkandl 1956, 169-247 et plus specifiquement 204-205).
7 La redondance de l’information qui, dans une hiérarchie, passe du statut de nouveauté (information) à celui de relais (récapitulation codée) en provoquant un changement de “niveau”, est inconditionnellement nécessaire à l’intelligibilité du sens. Une séquence dont chaque élément est totalement nouveau, inconnu, tant dans son entité que dans le lien qui l’attache aux autres est tenue pour chaotique. La faculté d’organisation inhérente à la périodicité de cette crête temporelle, qu’on peut comparer à un champ au sens de Zuckerkandl, est bien l’étalon de base grâce auquel nous pouvons “changer de niveau” dans l’évaluation des stimuli musicaux, les regrouper pour les passéifier. On retrouve, on le voit, le même principe de redondance dans tous les phénomènes périodiques générateurs d’échelles en musique, tels que fréquence pour fixer une hauteur, spectre harmonique pour qualifier un timbre, ou pulsation pour fixer un mètre (Darbellay 1988, 156-8 et 160-3).
8 C’est le répertoire de la polyphonie du XVIe siècle régi par un contrepoint strict, comme celui de Pier-Luigi da Palestrina, dans lequel la liberté d’action du compositeur est très limitée entre des seuils serrés de contraintes tant rythmiques que mélodiques. A l’image de l’horizon des hauteurs, l’horizon temporel métrico-rythmique actif envisagé n’y dépasse guère les deux secondes.
9 Stockhausen est l’un des premiers à ma connaissance à avoir repris, au XXe siècle, cette image quadriviale généralisée du temps musical, lorsqu’il se proposait dans un article célèbre d’y puiser les fondements d’un système sériel intégral. (Stockhausen 1957 [1988], Darbellay 1988).
10 Sur les corrélations existant entre la densité – positive ou négative – d’événements par unité de temps et le traitement auxquelles elles donnent lieu dans la perception du temps, voir en particulier Barry (1990, chap. IV, 119-162).
11 Rosenfield donne un exposé limpide de ces mécanismes de reconnaissance de formes limitrophes entre intelligence artificielle et psychologie de la perception (Rosenfield 1994, en particulier 140-1).
12 “Parallel Distributed Processing”. Il s’agit d’une modélisation informatique des réseaux neuronaux connexionnistes développée par McClelland et Rumelhart en 1988 (Bechtel-Abrahamsen 1993, 7ss).
13 J’emprunte l’image à Zuckerkandl qui décrit l’expérience d’une première note de musique (début de l’Ouverture Coriolan de Beethoven), qui, tout en apparaissant comme un phénomène stationnaire, induit une courbe dynamique intense ressemblant à une résistance à une contre-force, au maintien sur place du son malgré lui (Zuckerkandl 1956, 249).
14 Unité qui est à la base des recherches de Daniel Stem. Cf. sa contribution au présent volume.
15 Bachelard (1950), chap. V : « La consolidation temporelle ».