Prélude : la question-thème du colloque
(Présentation originale du colloque)
Nous pensons nécessaire d’ouvrir ce volume avec le texte de présentation par lequel nous avions amorcé tout le processus du colloque, et qui figurait dans l’opuscule d’accompagnement distribué aux participants : certaines des contributions qu’on lira ici tentent, en effet, de répondre explicitement aux questions qu’il soulevait et y font directement allusion.
Le colloque qui va nous occuper ces deux prochains jours est orienté autour d’un problème extrêmement important et complexe, de nature aussi bien philosophique que musicologique : celui de l’expérience du temps et de l’espace en musique, et de ce fait de la problématique de la construction d’une “connaissance” en musique, c’est-à-dire de l’éclairage spécial que l’on peut apporter au verbe comprendre lorsqu’il s’agit d’une forme musicale. Cela signifie aussi bien un approfondissement des notions de temps et d’espace appréhendées dans et par l’expérience musicale (y a-t-il un enrichissement de ces concepts ou une spécificité lorsqu’on les induit dans l’expérience de la musique ?) que l’examen du temps et de l’espace en tant que concepts fondateurs de la connaissance musicale (dans quelle mesure comprenons-nous quelque chose de différent de ce que l’on peut nommer l’essence du temps lui-même, lorsque réussit une expérience musicale ?).
En 1990, à propos des techniques de mesure de la quantité d’information, le mathématicien David Ruelle écrivait : « On peut mesurer des quantités d’information de la même manière que l’on mesure des quantités d’entropie ou de courant électrique. Non seulement cela a des applications pratiques, mais cela nous donne aussi certaines vues intéressantes sur l’art. Évidemment, on aimerait poser des questions plus ambitieuses, mais il est clair le plus souvent que ces questions plus ambitieuses dépassent nos facultés d’analyse. Que l’on songe aux mélodies musicales, voilà des messages que nous pensons comprendre profondément, mais nous sommes bien incapables d’expliquer ce qu’ils signifient. L’existence de la musique est un scandale intellectuel permanent, mais ce n’est qu’un scandale parmi bien d’autres. Les scientifiques savent combien il est difficile d’analyser des phénomènes physiques simples comme l’ébullition de l’eau, ou sa congélation, et ils ne s’étonnent pas trop de voir que beaucoup de questions relatives à l’esprit humain (ou au fonctionnement du cerveau) dépassent pour l’instant notre entendement » (Ruelle, p. 178).
D. Ruelle est loin d’être le seul scientifique à s’interroger sur la question de la connaissance artistique, et musicale en particulier. Il va de soi que nous avons cherché à mettre à profit dans ce contexte une diversité d’approches et de points de vue susceptibles d’engendrer de nouvelles intuitions et par là de nous aider à mieux comprendre cette connaissance. Cela explique pourquoi il nous paraît important de nous adresser à un philosophe des sciences, à un mathématicien, à un physicien, à un psychologue ou à un épistémologue, non pas pour que chacun nous éclaire sur sa conception de la connaissance musicale, mais pour qu’il affine des outils indispensables pour appréhender et développer le sens et la portée de certains des concepts-clefs dont nous avons besoin : ainsi en va-t-il de celui d’“espace” (et de ses corollaires : magnitude, étendue, géométrie, profondeur, etc.), et de temps (et de devenir, de causalité, de permanence, d’identité, etc.), ou même d’information (à confronter avec les notions antinomiques de codage et de signification). Ainsi en va-t-il des nouvelles approches utilisées en psychologie pour décrire les mécanismes de codage et de traitement de la mémoire et pour introduire la temporalité dans la description de l’expérience comme unité de sens, – j’allais dire : tenter de l’écrire comme une partition musicale plutôt que comme un paramètre abstraitement codé.
Chacun des participants, quel que soit son domaine de travail, a été presque nécessairement entraîné à un moment donné à croiser dans sa réflexion celle de l’épistémologie musicale, et à s’interroger sur le sens que nous donnons au mot sens lorsque nous disons comprendre une œuvre musicale. Il en appert que les exposés auxquels nous allons assister, en nous communiquant la trame des pensées qui ont conduit à cette interrogation, contribueront d’une façon spectaculaire à développer nos connaissances en ce domaine, et qu’ainsi ils contribueront à l’épanouissement d’une discipline qui, pour bien d’entre eux, est étrangère, la musicologie.
Nous avons essayé d’arranger l’ordre des séances selon un double profil “rhétorique” et thématique. Nous avons tenu compte de l’extension des sujets abordés dans leur capacité à introduire ou à éclairer globalement un thème : ainsi la séance d’ouverture revêtira-t-elle une allure de brillant exorde en introduisant des réflexions fondamentales sur le concept de temps et de sa fécondité dans la génération de formes (R. Fivaz), et sur la première (et donc fondatrice) expérience que peut en avoir l’enfant à sa naissance (D. Stern). Nous tenterons ensuite de développer un point de vue technique ou philosophique : temps et forme (J.-P. Boon/I. Prigogine, B. Barry, B. Boccadoro), temps et nombre (E. Darbellay), qu’est-ce que la musique tant du point de vue ontologique que dans son rapport à la cognition ou à la communication (P. Marion, J. Molino). Enfin, nous nous pencherons sur des modèles “musicaux” particuliers de formes de temps, “circulaire”, “vertical”, ainsi que sur la possibilité d’user d’outils exogènes à la musicologie “standard” pour analyser la forme musicale (T. de Smedt, J. Kramer). Nous conclurons avec un personnage qui, bien que constamment présent en filigrane dans toute discussion sur le temps, demeure à la fois modèle et “pièce rapportée”, sans pour autant perdre son primordial éclat : l’espace.