Revue d’histoire du protestantisme

Comptes rendus

CR

Pierre Bost, André Chamson, Jean Prévost, Génération 1919. Dépositions d’écrivains en devenir / André Chamson, Jean Guéhenno, Correspondance, 1927-1961

Textes réunis et présentés par Emmanuel Bluteau et François Ouellet, [Le Raincy] : La Thébaïde, 2024 / Édition établie, présentée et annotée par Micheline Cellier et Guy Sat, préface de Jean-Kely Paulhan, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2024, 189 p.

Patrick CABANEL

André Chamson nous a quittés il y a plus de quarante ans ; son œuvre a connu, comme celle de l’immense majorité des écrivains, une période de purgatoire, liée tout simplement à sa non réédition. Mais elle est en train d’en sortir, notamment grâce aux efforts de la dynamique association Les Amis d’André Chamson, emmenée par ses petits-enfants (les Velle) et sa biographe, Micheline Cellier. Le très riche fonds Chamson a été donné par sa fille Frédérique Hébrard à la Bibliothèque municipale de Nîmes Carré d’Art, où son inventaire, préparatoire à des publications et des colloques, est en cours. Des rééditions ont commencé à surgir, en particulier grâce à l’éditeur nîmois Yann Cruvellier (maison Alcide). C’est le cas de deux romans de jeunesse, fondateurs, Les Hommes de la route et Roux le Bandit, qui a cent ans en 2025, repris dans l’élégante et colorée petite collection d’Alcide. Mais aussi, dans la même maison, de La Superbe (sur les galériens pour la foi) et de L’Auberge de l’abîme.

Un autre éditeur valeureux, La Thébaïde, n’a pas craint de rééditer un texte de jeunesse, peu connu, La révolution de 19 : il ne s’agit pas ici de fiction, mais de réflexion sur une génération qui n’a pas eu, de justesse, à connaître la mobilisation ; il l’a accompagné de deux autres textes du même type, Fabrice à Waterloo, du romancier protestant Pierre Bost, et Dix-huitième année, de Jean Prévost. Trois écrivains, notons-le, dont Jean-Paul Sartre jugera avec une sévérité bien injuste, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la sérénité et la mesure humanistes. Celles que l’on trouve par exemple dans ces lignes de La révolution de 19, qui expriment remarquablement l’univers du premier Chamson, celui des romans ruraux des années 1920 (et du reste de l’œuvre…) :

Alors, ce fut l’homme le plus exactement soumis aux antiques nécessités qui devint notre exemple. L’homme au labeur, l’homme au milieu de ses proches ; à la maison et dans les communautés les plus étroites, l’homme le plus indifférent aux conquêtes, soumis à son destin, et soucieux seulement de pousser sa propre liberté aux plus extrêmes limites, là même où elle touche, sans les heurter, les nécessités fondamentales de la vie.

Alors, toutes les vieilles demeures, témoins de siècles de vie et d’efforts au milieu des activités nourricières de l’homme, prirent pour nous une valeur symbolique et enseignante. Je traversai, pour ma part, une époque marquée par un retour constant aux exemples de la vie rurale, de la vie en contact avec la nature et pareille à la nature. Alors, une ferme longue et basse, avec une grange muette et blanche en équerre était pour moi un aussi véridique témoin de la grandeur de l’homme que la cathédrale de Chartres ou que l’horizon d’escaliers, de terrasses, de hautes fenêtres et de frontons qui domine les eaux et les arbres de Versailles (p. 77-78).

La correspondance entre Chamson et Guéhenno apporte un document de premier ordre à la connaissance de la vie intellectuelle et politique dans l’entre-deux-guerres (passons sur quelques lettres tardives, de 1957 à 1961, relatives à la candidature de Guéhenno à l’Académie française). Le Breton est bien fait du même bois que le Cévenol (ses origines sont toutefois nettement plus modestes). « Le protestant et le protestataire », écrit Jean-Kely Paulhan dans sa préface, tandis que Micheline Cellier et Guy Sat citent en exergue de leur très utile introduction une lettre de Malraux à Chamson : « Au fond, tu as été marié avec Guéhenno. Tu as fait avec lui Vendredi ». Les deux écrivains, l’aîné et le cadet (dix ans les séparent), se sont rencontrés chez Daniel Halévy ou dans les bureaux de Grasset ; ils commencent à correspondre en juin 1927, se tutoient à partir de mai 1928. Guéhenno est directeur de l’importante revue Europe, Chamson bâtit son œuvre de romancier. Sa longue lettre d’août 1929, depuis un hôtel dans l’Aigoual, dit des choses importantes sur son rapport au monde paysan (cf. ci-dessus). « Je n’ai jamais cru comme tu dis l’avoir fait, à la vertu des champs, mais à leur dure humanité (faut-il que je cite Le Crime des justes) ».

C’est par la suite, à partir de 1935, l’aventure de l’hebdomadaire Vendredi : la correspondance touche ici à rien moins qu’à l’histoire de la gauche, de l’antifascisme, du Front populaire, de la France tout court. Chamson réfléchit en juillet 1935 à la composition d’un comité resserré, qui comprendrait, outre les deux correspondants, Pierre Bost, à nouveau, Jean Cassou, Andrée Viollis. « Ce que je veux, écrit-il le mois suivant, c’est un organe qui soit d’abord littéraire, mais où les écrivains seront des hommes ». « Si nous ratons ça [Vendredi], nous aurons manqué à une partie des devoirs qui nous incombent » (septembre). On voit Chamson faire une conférence à la Bourse du Travail de Grenoble, début 1936 : journaux, affiches, 2 heures de discours, quelques abonnements obtenus. En août de cette même année, c’est l’émotion face au début de la guerre d’Espagne ; Vendredi expédie aux républicains espagnols un camion chargé de denrées.

Un apport intéressant de ces lettres est l’attitude des deux hommes face à Giono, le pacifiste ardent : elle est très méfiante, voire hostile. « D’après ce que m’a dit Viollis, Giono serait prêt à collaborer à condition que nous lui laissions dire toutes les sottises qu’il a dans la tête. Je crois, quant à moi, qu’il vaut mieux ne pas s’exposer à quelque démission retentissante du patriarche de Manosque », écrit Chamson. Guéhenno est plus mesuré face au « prophète paysan », et estime que Vendredi « sent le renfermé » (sic), est administré « un peu chichement », alors qu’il devrait s’ouvrir à Giono, à Malraux, à d’autres. « Le Manosquin » réapparaît dans la correspondance en octobre 1939, alors qu’il est en prison à Marseille pour avoir arraché des affiches appelant à la mobilisation. Son sort est indifférent à Chamson, note sèchement ce dernier qui, lui, est à l’armée. Il salue des soldats venus des Pyrénées. « Le paysan, Jean, c’est vraiment ce qu’il y a de mieux dans notre pays. Ça fabrique de tout, des ouvriers, des intellectuels et, dans les grands malheurs, c’est lui qui tient le coup, qui empêche la bourrasque d’enlever la toiture ». C’est alors la « drôle de guerre », avec un Chamson qui fait son devoir militaire, dans la solitude (un mot qu’il réemploie en 1943), et qui vient d’obtenir la croix de guerre : « J’ai trop vu, lors de mon passage à Paris, ce qu’étaient les copains pour ne pas le prendre [ce ruban] avec orgueil. Quand je pense aux [Cassou ?] et autres héros, je me dis que je peux bien prendre ce petit insigne » (16 mars 1940). Il ajoute que les confrères littéraires ne lui écrivent plus, sauf Paulhan et Martin du Gard.

Est-il besoin de dire combien nous vérifions ici, une fois de plus, tout ce que les correspondances, au temps du papier, apportent à l’histoire de la littérature, et à l’histoire tout court ?