Nécrologie
NECRO
In memoriam Willem Frijhoff
(1942-2024)
Historien néerlandais de réputation internationale, Willem Frijhoff fut titulaire pendant de nombreuses années de la chaire d’histoire culturelle et d’histoire des mentalités à l’université de Rotterdam, puis à l’université libre d’Amsterdam. Son œuvre considérable a marqué le vaste champ de sa discipline, qui englobait l’anthropologie religieuse de l’Europe moderne, l’histoire culturelle, l’histoire des universités et de l’éducation. Mais Willem Frijhoff fut aussi, tout au long de sa vie, un intermédiaire très actif entre nos deux pays, un intermédiaire scientifique engagé dans de nombreuses collaborations, et un ami resté lié par des attaches très fortes à ses collègues de la première heure, en particulier Dominique Julia, Jacques Revel et Roger Chartier. Bien connu du monde protestant par ses travaux, notamment sur les formes de coexistence religieuse et les processus de confessionnalisation, il avait publié à plusieurs reprises dans la Revue d’histoire du protestantisme. On lui doit ainsi un important article de réflexion théorique et méthodologique paru en 2018 : « Confessionnalisations transatlantiques. Les destins contrastés de Bastiaen Jansz Krol, d’Evert Willemsz Bogaert et de Govert Loockermans », puis l’année suivante, la publication d’une conférence qu’il avait prononcée à la SHPF : « La communauté des négociants néerlandais à Rouen face aux divisions religieuses » (2019/2), et un article consacré au Synode de Dordrecht, dont on célébrait alors le quatrième centenaire : « Le synode de Dordrecht (1618-1619) : théologie et confessionnalisation » (2019/3).
Né le 31 mai 1942 à Zutphen (Pays-Bas), Willem Frijhoff avait commencé ses études de philosophie et de théologie au séminaire théologique d’Utrecht, en 1960-1966. Puis il vint en France préparer un master en histoire à la Sorbonne (1970), et un DEA en anthropologie historique à l’EHESS (1972), au sein du groupe d’Alphonse Dupront. Dans le même temps (1977-1981), il fut chargé de recherches à l’Institut National de la Recherche Pédagogique (INRP). Sa thèse en histoire sociale soutenue en 1981 à l’Université de Tilburg parut en français sous le titre : La société néerlandaise et ses gradués, 1575-1814. Une recherche sérielle sur le statut des intellectuels à partir des registres universitaires (Amsterdam/Maarssen : APA, 1981). De retour aux Pays-Bas, il occupa, de 1983 à 1997, la chaire nouvellement créée d’histoire culturelle et d’histoire des mentalités dans les sociétés pré-industrielles, à l’Université Érasme de Rotterdam, puis, à partir de 1997, celle d’histoire moderne à l’Université libre d’Amsterdam, où il enseigna jusqu’à son départ à la retraite, en 2007. Membre de l’Académie royale néerlandaise des Arts et des Sciences (KNAW) à partir de 1990, il fit partie du bureau de l’Académie, de 1999 à 2008, puis assura la présidence du département des sciences humaines et sociales de 2005 à 2008.
En parallèle avec ses charges d’enseignement, ses multiples responsabilités, et ses nombreuses invitations à l’étranger, Willem Frijhoff a mené une carrière de chercheur remarquablement féconde, comme en témoignent le nombre et la diversité de ses publications. Il est difficile de rendre compte ici d’une production aussi riche, rédigée en néerlandais, français, anglais et allemand et touchant à des domaines d’une grande variété mais voisins les uns des autres : histoire des pratiques culturelles et des représentations ; lieux de mémoire ; histoire sociale du langage ; culture populaire, magie et sorcellerie ; transmission de l’expérience religieuse ; stratégies de survie des minorités religieuses ; formes de coexistence confessionnelle dans les territoires d’outre-mer, notamment en Nouvelle Néerlande (New York). Pour s’en tenir à ses principaux livres, en français et en anglais, on citera (outre sa thèse, mentionnée plus haut) :
École et société dans la France d’Ancien Régime, avec Dominique Julia (Paris : A. Colin, 1975).
Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas aux xviie et xviiie siècles, avec Robert Muchembled et Marie-Sylvie Dupont-Bouchat (Paris : Hachette-Littérature, 1978).
Erasmus of Rotterdam, the Man and the Scholar, co-édité avec J. Sperna Weiland, (Leiden: Brill, 1988).
Lieux de mémoire et identités nationales, co-édité avec Pim den Boer (Amsterdam : AUP, 1993).
Un ensemble d’essais, en français et en anglais, que Willem Frijhoff avait consacrés à l’histoire religieuse, a été réuni et publié en anglais sous le titre : Embodied belief. Ten essays on religious culture in Dutch history (Hilversum : Verloren, 2002).
En 2004, la traduction en anglais de sa grande synthèse sur la culture néerlandaise du siècle d’or (1650. Bevochten eendracht, avec M. Spies, W. van Bunge, et N. Veldhorst, La Haye, 1999) est parue sous le titre : 1650. Hard-Won Unity (Assen: Royal van Gorcum / Basingstoke: Palgrave Macmillan).
En 2016, lorsque je l’avais invité à contribuer au Dictionnaire des Pays-Bas au Siècle d’or que je préparais, il m’avait non seulement fourni un grand nombre de notices, mais aussi soutenue et encouragée lorsque la tâche me paraissait un peu démesurée. Par la suite, son concours avait été très précieux au moment de la publication en néerlandais du Dictionnaire (De Gouden Eeuw in 500 portretten, taferelen & analyses, Uitgeverij Van Wijnen, 2022).
Mais l’œuvre qui, de son propre aveu, lui tenait le plus à cœur était la monographie qu’il avait consacrée à son « petit orphelin » du xviie siècle, comme il se plaisait à le dire : Evert Willemsz (Wegen van Evert Willemsz. Een Hollands weeskind op zoek naar zichzelf 1607-1647, [« Evert Willemsz : un orphelin néerlandais à la recherche de son identité »], Nimègue : SUN, 1995). Monumentale biographie de 928 pages, souvent considérée comme l’opus magnum de Willem Frijhoff, celle-ci retraçait l’étonnant destin d’un petit apprenti tailleur, âgé de 15 ans qui, en 1622-1623, à la suite de sa « conversion » et d’une expérience mystique, était devenu pasteur réformé et avait pu réaliser sa vocation dix ans plus tard à la Nouvelle Amsterdam (future New York), sous le nom latinisé d’Everardus Bogardus, au service de la Compagnie des Indes Occidentales créée dans ces mêmes années. Traduite en anglais en 2007 (Fulfilling God’s Mission. The Two Worlds of Dominie Everardus Bogardus 1607-1647, Leiden & Boston : Brill, 2007), cette étude illustrait en outre une certaine forme de micro-histoire chère à Willem Frijhoff, c’est-à-dire privilégiant l’histoire des représentations et des mentalités collectives en partant de la base du corps social, des communautés elles-mêmes, plutôt que des visions dominantes imposées d’en haut.
Historien d’une inépuisable érudition, esprit généreux et enthousiaste, Willem Frijhoff a formé et marqué toute une génération de chercheurs. Il laisse une œuvre qui a renouvelé en profondeur sa discipline.
Il s’est éteint le 5 avril 2024 à Rotterdam.