Revue d’histoire du protestantisme

Comptes rendus

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Mélanie Fabre, Hussardes noires : des enseignantes à l’avant-garde des luttes. De l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre

Marseille : Agones, Mémoires sociales, 2024, 431 p.

Gabrielle CADIER-REY

À la fin du xixe siècle, le niveau scolaire des filles augmente. Faire des études poussées n’est plus réservé à une minorité sociale, même si en nombre et en qualification elles restent inférieures aux garçons. Leurs études confortent ces jeunes filles et jeunes femmes dans leur désir d’intervenir dans la vie publique et d’exprimer leurs idées. Leur profession, l’affaire Dreyfus, la création des universités populaires leur en donnent l’occasion. Ce livre met quatre de ces femmes à l’honneur en les suivant dans leur carrière et leurs écrits : Pauline Kergomard (1838-1925), première femme à bénéficier du titre d’inspectrice générale à partir de 1881, considérée comme la créatrice de l’école maternelle française ; Jeanne Desparmet-Ruello (1847-1937), licenciée ès sciences, première directrice d’un lycée public de jeunes filles (Montpellier puis Lyon), fondatrice et présidente de l’Université populaire lyonnaise ; Albertine Eidenschenk (1864-1942), directrice d’école normale, elle devient progressivement porte-parole des enseignantes, élue au Conseil supérieur de l’Instruction publique ; Marie Baertschi (1868-1942), qui fit ses études à l’école de Fontenay, y enseigna, fut reçue première à l’agrégation de lettres en 1899 et enseigna au Collège Sévigné ; elle fut active dans les milieux d’avant-garde républicaine. De ces quatre, la plus connue est Pauline Kergomard. À ces quatre femmes, l’auteur ajoute Mathilde Salomon (1837-1909), directrice du Collège Sévigné, établissement libre fondé en 1880 et qui a pu servir de modèle aux lycées de filles en voie de création. D’autres seront citées au cours de cette étude qui contribue à brosser le portrait d’intellectuelles féminines et féministes qui brisent les tabous (« la modestie qui sied à leur sexe ») en portant une parole publique et politique.

Le plus grand nombre de ces femmes sont enseignantes, l’enseignement étant encore pratiquement la seule profession non manuelle ouverte aux femmes ; les autres (médecine, barreau, assistance) étant dans les limbes. On peut les qualifier d’intellectuelles puisqu’elles se définissent par leur « engagement civique et politique sur des bases intellectuelles et scientifiques », comme le souligne Vincent Duclert (L’Affaire Dreyfus. Quand la justice éclaire la République, Toulouse : Privat, 2010). D’un point de vue religieux, ces quatre femmes ont évolué depuis leur milieu d’origine pour se retrouver agnostiques et laïques. Pauline Kergomard disait « je ne suis plus protestante, mais je suis une vieille huguenote ». Ces quatre femmes se sont mariées, autour de la trentaine, Pauline à 25 ans.

L’Affaire Dreyfus a joué un grand rôle dans leur parcours. Ces enseignantes trouvent leur administration trop frileuse et elles donnent au concept de laïcité un sens plus large, refusant de le confondre avec une simple neutralité. L’école républicaine doit être combattante en face d’un enseignement catholique anti-dreyfusard et donc anti-républicain. Ce combat qu’elles souhaitent les mène souvent au socialisme, à être actives dans les Universités populaires, à défendre leurs idées dans des revues pédagogiques ou dans La Fronde. Parmi les sujets de leurs vives revendications, l’égalité entre l’enseignement des garçons et celui des filles, dont les lycées ne mèneront au baccalauréat qu’à partir de 1924. Elles défendent aussi des réformes pédagogiques très neuves et concrètes, surtout pour l’école élémentaire, préconisant la coéducation, l’hygiénisme et l’éducation sexuelle. Leur engagement et leur militantisme leur valent parfois des difficultés avec l’administration scolaire dont elles dépendent, mais leur forte personnalité et leur parcours leur ont fait tisser des liens en haut lieu. Ainsi font-elles appel aussi bien à Ferdinand Buisson et à Francis de Pressensé qu’à Gabriel Monod ou à Édouard Herriot pour les soutenir. Cependant, certaines se sentent frustrées d’être exclues de la vie politique et leur activisme est, en quelque sorte, une compensation.

On touche là un des paradoxes de la politique scolaire républicaine : avoir fait des femmes des agentes du républicanisme sans leur avoir reconnu le droit d’être pleinement citoyennes. Mélanie Fabre a voulu montrer, en sortant de l’oubli ces beaux portraits de femmes, que cette élite enseignante a débordé le cadre que les républicains des années 1880 avaient conçu pour elles.